Temps de lecture : 52 minutes Dans le prolongement du livre sur la vie, je m'attelle à nouveau à une tâche impossible mais qui me paraît indispensable au vu des différentes idéologies politiques et des projets de transformation sociale. Il ne s'agit en aucun cas de prétendre à une théorie complète de la socialité humaine, ce qui exigerait de toutes autres dimensions, mais de donner simplement quelques repères principaux du fonctionnement des sociétés humaines au-delà des mythes qu'on s'en fait. Ce minimum d'anthropologie n'est pas, en effet, un problème théorique mais pratique au plus haut point en ce qu'il permet de déterminer, contre les rêves d'un "homme nouveau" fantasmé, ce qu'on peut espérer en politique et les limites de la plasticité humaine, au-delà de la fable d'une nature bonne qui aurait été pervertie ou de l'appel aux valeurs morales aussi bien qu'aux hommes de bonne volonté comme si tous nos problèmes venaient de la méchanceté du coeur des hommes. Le problème, c'est bien plutôt que pour comprendre les sociétés et leur rapport aux individus qui les composent, il faut non seulement adopter un matérialisme historique et dialectique complètement déconsidéré mais intégrer des concepts très controversés comme ceux de totalité sociale, de structure, de système ou de cycle (de macroéconomie), de champ social, de discours ainsi que de rationalité limitée, d'information imparfaite, etc.
La société, ce n'est pas la communauté, pas un peuple, ce n'est pas la famille, ce n'est pas seulement nos rapports ou nos échanges avec les autres, c'est une organisation sociale, des rites et des institutions, des textes fondateurs, un mode de vie et de coexistence sur un territoire, avec en premier lieu les systèmes de production assurant la survie matérielle et la reproduction sociale. Toute une tradition nominaliste a prétendu que la société n'existait pas, ce qui est consternant d'aveuglement, en particulier dans les rapports avec d'autres sociétés, pas seulement la guerre. Ce réductionnisme voudrait tout expliquer par l'auto-organisation des individus ou leurs capacités d'imitation alors que la mobilisation générale vient clairement d'un niveau supérieur sur lequel l'individu a peu de prises. Ce qui n'existe pas, c'est plutôt l'individu autonome, le self made man qui ne doit rien à personne et dont Robinson a créé le mythe fondateur. Il faut reconnaître tout au contraire nos interdépendances et nos appartenances, non seulement une langue commune et toute la culture dont nous héritons, mais aussi bien la coopération productive, la monnaie, les circuits du don et des échanges, l'état des techniques et de la médecine, les infrastructures matérielles et le code de la route qui va avec, etc., existence bien réelle de la société au-dessus de nous. Il faut être aveuglé par l'idéologie pour ne pas reconnaître l'utilité sociale, la sphère publique et les biens communs légitimant l'impôt qui les finance et qui doit être approuvé démocratiquement, domaine privilégié de la politique, mais cette société au-dessus de nous peut faire sentir aussi toute son oppression en écrasant les individus. On va donc essayer d'esquisser quels sont ces individus qui font société alors qu'ils en sont le produit, quels sont les principaux déterminismes sociaux et le système de production auxquels ils participent.
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