L’identité humaine à l’épreuve des chatbots

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Jusqu'à présent, notre capacité à utiliser et comprendre le langage restait une énigme qui nous distinguait radicalement des autres animaux tout autant que des intelligences artificielles précédentes. Du coup, ce mystère constituait un marqueur identitaire nous permettant de nous croire très supérieurs et même d'essence divine. Cependant, comme on l'a vu, les modèles de langage tels que ChatGPT, imitant nos réseaux de neurones, ont révélé de manière très déceptive que leur moteur était simplement la prédiction probabiliste du mot suivant. Ce mécanisme basique est très éloigné en effet de ce qu'on pouvait supposer (d'une causalité génétique, cognitive ou spirituelle), raison pour laquelle le fonctionnement du langage nous échappait, allant jusqu'à imaginer des formes de télépathie ou de panpsychisme. Cette nouvelle compréhension, dissipant ces illusions, change complètement notre conscience de soi, de notre propre pensée, et, plus généralement, notre représentation de l'esprit, la plupart des anciennes conceptions devenant obsolètes.

De quoi opérer une révision radicale de notre identité humaine, qui ne pourra plus se résumer à notre intelligence ni même au langage, mais voudra se redéfinir par notre dimension sociale et nos relations humaines. Il est certainement plus juste - et couramment admis - de se définir comme un être moral et de mettre la moralité au-dessus de l'intelligence, mais cette nouvelle hiérarchisation induit malgré tout de grands bouleversements dans nos représentations, nos idéaux, nos croyances. Les réactions à ces révélations pourraient même être assez violentes, mais ces ruptures idéologiques et cognitives ne sont qu'un aspect des bouleversements qui vont surtout modifier nos pratiques. Ces robots conversationnels accessibles à tous peuvent, en effet, se substituer facilement à des interlocuteurs humains et aux relations sociales, qu'on revendiquait justement pour se distinguer de ces machines sans âme. C'est ce brouillage des identités créé par cette nouvelle avancée des techno-sciences, nous mettant en cause dans notre humanité, qu'on va interroger. En fait, on verra que c'est l'exigence d'une définition de l'identité humaine, et de la place exceptionnelle qu'on veut lui garder, qui s'avère une fois de plus problématique - comme toute identité - figure de l'homme qui "s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable".

Ces nouvelles Intelligences Artificielles nous obligeant à nous dépouiller de notre propre intelligence en l'externalisant ne sont pas, en effet, la première atteinte à notre narcissisme. Nous avons déjà dû renoncer à notre place centrale dans l'Univers avec les révolutions copernicienne, darwinienne et freudienne, auxquelles il faut rajouter le scandale pour la pensée qu'a représenté la physique relativiste et quantique, si éloignée de notre expérience empirique et de nos capacités de compréhension. Cela confirme que les sciences, universelles dans tout l'univers, ne doivent rien à notre humanité, malgré ce qu'on prétend, se détachant radicalement du "monde de la vie". Je m'étais d'ailleurs servi de la figure d'hypothétiques extraterrestres pour détacher l'humanité de sciences universelles mathématisées comme d'une évolution dont elle serait l'aboutissement. Là-dessus le retour des pandémies et de la guerre a rappelé le constat ancien de notre connerie abyssale étalée partout en ces circonstances malgré tant de savoirs accumulés. Cette fois, c'est d'être dépassés par la machine en intelligence et savoir, comme nous l'avions été déjà par ses capacités de calcul et de logique, qui en remet une dernière couche. Ce rabaissement de notre intelligence sera certainement difficile à avaler pour la plupart, et un véritable choc civilisationnel, mais ce n'est pas la première fois et en continuité avec les précédentes avancées des sciences.

Il en est tout autrement de la reproduction de nos capacités langagières par des chatbots de façon beaucoup plus convaincante que les ébauches précédentes et qui toucheront non seulement le travail mais nos vies intimes, mettant en question cette fois le parlêtre que nous sommes, rupture véritablement ontologique et dont les conséquences sont encore plus incertaines que les répercutions cognitives. Il y a bien deux révolutions majeures en cours, une révolution cognitive, qui promet une explosion d'innovations et de progrès faisant reculer l'obscurantisme, doublée d'une révolution existentielle reconfigurant notre être au monde et avec les autres. Cela ne fait sans doute qu'amplifier ce que smartphones et réseaux avaient déjà initié. Ils constituent effectivement l'infrastructure matérielle indispensable où peuvent prendre place ensuite tous ces nouveaux avatars numériques, mais à un certain niveau de perfectionnement et de pratique leur omniprésence peut altérer radicalement notre identité sociale. Evidemment, à cette date, tout cela reste hypothétique, trouble, trop nouveau et, malgré une tendance exponentielle à l'accélération technologique, il est impossible de prévoir à quel point et à quelle vitesse ces conséquences toucheront les populations mondiales connectées.

Nous sommes donc confrontés, d'abord, à la mise en cause de notre rapport à l'intelligence et à l'identification, depuis l'antiquité, de l'homme à son intelligence (mais beaucoup moins les femmes !). Sa qualification d'animal rationnel se justifiait par notre capacité d'argumentation, de se raisonner, d'acquérir des connaissances ou des méthodes de fabrication, etc. Notre gros cerveau, caractérisant physiquement Homo sapiens (et Néandertal), en apportait apparemment une preuve suffisante. Sauf que, chez les animaux et en particulier les singes, les cerveaux les plus volumineux sont avant tout voués aux relations sociales complexes au sein de groupes étendus. On devrait parler plutôt d'intelligence émotionnelle que de cognition mais cela ne nous distinguerait pas tellement des autres animaux. De plus, bien que nos capacités cérébrales soient certes très supérieures à celle des autres primates, le paradoxe, c'est que, depuis le paléolithique supérieur, la révolution culturelle des chasseurs-cueilleurs, sans doute liée au langage narratif, ne s'est pas manifestée seulement par une industrie plus raffinée mais également par l'apparition de mythes, de croyances fantastiques, de fétiches, de sorcelleries, c'est à dire de purs délires au lieu de l'intelligence revendiquée, l'Homo sapiens se révélant tout autant comme Homo demens (qui se croit plus intelligent que tout le monde). Personne n'admet facilement manquer d'intelligence, d'autant plus qu'on n'y connaît rien à colporter les rumeurs les plus absurdes, mais il faut bien s'y résoudre avec le temps devant l'accumulation de nos erreurs passées et présentes.

Ce qui devrait quand même faciliter d'admettre notre part de bêtise, c'est que, dans les faits, hors de l'école ou de la recherche, l'intelligence (des autres) n'est pas du tout autant valorisée qu'on pourrait le croire. Ce qu'on valorise habituellement, il faut bien l'avouer, c'est tout autre chose, et pas toujours joli, en particulier chez les hommes la force et le pouvoir (l'argent) qui séduisent les femmes beaucoup plus que les savants ou premiers de la classe. Bien sûr on valorise aussi la vertu, la moralité, l'honnêteté, la sollicitude, la gentillesse, la générosité, la solidarité, la fidélité, le courage, l'entrain, etc. Ces vertus sont plus émouvantes que séductrices mais sont aussi plus appréciées que l'intelligence en général, même si un savoir supposé peut susciter une sorte d'amour-haine. Perdre la suprématie intellectuelle au profit des Intelligences Artificielles ne devrait donc pas être si grave, changement dans la représentation ne changeant rien à notre vie. Du moins dans un premier temps car cela signifiera quand même pas moins que la fin de l'humanité telle qu'on la connaissait jusqu'ici, humanité plus ou moins divinisée, définie longtemps par son idée de dieu et qu'il faudra redéfinir par sa personnalité morale et sa socialité plus que par son intelligence. Notre humanité est ailleurs dira-t-on - heureusement étant donnée l'étendue de notre connerie. Sauf que les robots conversationnels vont aussi concurrencer à plus ou moins brève échéance de larges parts de cette humanité relationnelle qui aura de plus en plus de mal à s'en distinguer.

Pour prendre nos distances avec les générateurs de langage on invoque souvent la prétendue créativité de la parole ou de l'intelligence humaine alors qu'il n'y a partout que dogmatisme, conformisme, imitation, répétition, y compris dans la création artistique soumise aux modes du moment. Ce qu'on ne peut nous ôter, par contre, c'est notre propension à poser des questions, ou plutôt à exiger des réponses à ce qu'on ne sait pas, trouver des causes à tout ce qui nous arrive, mais le paradoxe déjà souligné de cette manifestation de notre rationalité, c'est qu'elle est à l'origine des mythes et religions qui proposent des explications fictives à tout, en racontant des histoires à dormir debout répétées servilement. La lueur d'intelligence de départ se transforme immédiatement en crédulité dogmatique qui nous égare bien plus que des bêtes.

Les religions qui résultent de cette crédulité ont essentiellement une fonction sociologique, "indissociable du lien social, politique, familial, ethnique, communautaire, de la nation et du peuple" (p12) mais elles ne sont possibles pourtant qu'à prétendre expliquer de grands mystères par de plus grands mystères encore (un esprit invisible comme cause à tout faire) - définition de l'obscurantisme. S'il n'y avait pas de société sans "religion" avant l'ère scientifique, jugée indispensable encore par Rousseau à la fin du Contrat social pour assurer la cohésion populaire, ni sa fonction sociale ni les bénéfices des religions ne peuvent suffire à emporter l'adhésion. Il faut qu'elles semblent fournir des réponses à nos interrogations et angoisses, notamment sur notre origine et notre identité, notre âme, notre héritage, notre mort. C'est pourquoi les questions principales des religions étaient bien celles de l'origine de l'univers, puis de la vie, puis de l'esprit, confiées à un Dieu prenant tout son temps entre ces créations miraculeuses...

Or, ces questions sont devenues scientifiques et accessibles à tous désormais même si elles restent très incomplètes, découvrant une suite de stades qu'il faut mieux étudier. Si on est loin d'une vérité complète et intangible comme celle des religions, on peut dire que ces questions n'ont plus grand mystère, excluant du moins les divagations théologiques. C'est un fait, il n'y a nulle trace de Dieu dans l'univers, pas plus que dans une évolution naturelle erratique sous la pression du milieu qui témoigne au contraire de l'absence de créateur préalable, et nous savons maintenant que l'esprit n'est qu'un apprentissage (aboutissement de l'évolution comme théorie de l'information). Une science imparfaite en progrès finira inexorablement par remplacer les certitudes intangibles de la foi quelque soient les tentatives des croyants d'en dénier l'évidence. Pour autant, il ne suffit sans doute pas des intelligences artificielles pour nous sortir des religions - puisqu'elles ne font que répéter les discours dogmatiques - à moins qu'elles se confrontent aux résultats de l'expérience et aux sciences contredisant nos opinions et préjugés, ce qui semble inévitable pour ne pas être submergé par les fake news. Si on s'y résout et que cela précipite effectivement la sortie des religions entamée depuis le XIXè siècle, ce sera à coup sûr une transformation profonde mais, on le voit, suscitant la peur de perdre tous ses repères culturels et civilisationnels. La tentation est forte de la dénégation. On peut croire échapper à l'évolution de la technoscience, impossible à maîtriser, et prendre sur la culture ou la religion par exemple le point de vue du sociologue ou du psychiatre nous assurant que la religion est bonne pour nous (en faisant fi de la culpabilité ainsi que d'une répression qui n'est pas marginale) mais la croyance ne se décrète pas juste pour nous faire plaisir ou nous soigner. S'il n'y a plus de mystère, il n'y a plus de religion ("Nous avons seulement voulu faire remarquer qu’il n’y a point de religion sans mystères ; ce sont eux qui, avec le sacrifice, constituent essentiellement le culte". Chateaubriand).

Ayant perdu la fonction identitaire des religions, à défaut d'esprit ou d'âme religieuse, il ne suffira pas non plus de faire appel à l'émotion pour nous distinguer des robots qui pourraient facilement en être dotés. La question de notre identité devient décidément de plus en plus problématique et devient question de la pertinence de définir une identité humaine. D'ailleurs, il ne suffit pas de brandir notre sensibilité contre ces monstres froids incapables d'empathie comme si étaient préférables les monstres froids de notre espèce qu'ils soient banquiers ou chefs de guerre. Au lieu de s'inquiéter de la perte supposée de notre humanité, il vaudrait peut-être mieux se rendre compte qu'une bonne part de nos problèmes vient au contraire de ce "putain de facteur humain" et quand aux si belles passions humaines, c'est en leur nom qu'on massacre allègrement. Vraiment, on n'a pas de leçons à donner sur tout cela ! Ce qu'il faudrait dépasser, c'est au contraire l'obsession identitaire et narcissique de chercher une identité de naissance à laquelle nous conformer et qui serait de plus toujours menacée, à reconquérir, peur d'un effondrement subjectif, de perdre son individualité, sa véritable essence (aliénée). L'humanisme a toujours eu le défaut de rejeter en-dehors de l'humanité ce qui ne s'égale pas à la définition qu'il en donne. En fait, ce que révèle notre besoin de distinction de l'animal comme des robots, c'est surtout la très haute estime dans lequel nous tenons notre petite personne et notre esprit malgré tous les démentis de tous les jours. Non seulement on s'extasie de notre merveilleuse humanité (la plupart des populations se désignant d'ailleurs elles-mêmes comme les seuls véritables hommes) mais on s'identifie à cette humanité comme ne faisant qu'Un et se développant de façon autonome (alors qu'elle n'est que le produit de son milieu), pur verbiage s'aveuglant sur le monde réel dans sa diversité, sa variabilité (y compris génétique) et ses conflits. Cette véritable panique identitaire à la recherche d'une essence absente est bien sûr le symptôme de la perte des repères anciens et des cultures traditionnelles (patriarcales) sous les coups de boutoir de la modernisation et maintenant de l'Intelligence Artificielle.

Les concepts généraux ou abstraits, comme l'humanité ou la nation, ont bien une définition par un trait particulier, matériel, mais dont on ne peut faire une identité recouvrant une très grande variabilité. Si on doit renoncer à une identité humaine immuable (l'Un englobant), il est impossible bien sûr de ne pas se préoccuper de notre identité personnelle (l'un individuel) au regard des autres, désir de reconnaissance qui signe notre appartenance au groupe et nous forge par notre biographie (le récit de soi) une identité qui n'était pas là au départ et change selon les moments et les milieux, à l'opposé d'une essence préalable, mais qui sert à s'identifier aux yeux des autres. Or, un enseignement des générateurs de langage, c'est aussi qu'on n'a pas besoin de personnalité ni de se projeter à très long terme pour agir à court terme, dire ou faire ce qu'il y a à dire ou faire. Il n'y a nul besoin d'être identifié ni d'un idéal d'humanité explicite pour agir humainement avec nos proches ou des étrangers, encore moins pour avoir une conscience morale (à géométrie variable comme toujours), c'est-à-dire la conscience sociale et réciproque d'interlocuteurs - mais, justement, cela aussi pourrait tout-à-fait être implanté dans des robots autonomes.

Que nous reste-t-il se lamentent ceux qui croient y perdre leur âme à devenir machines eux-mêmes ? Ce qui reste, c'est tout le reste. Avoir une machine intelligente ne nous dispense pas de vivre, ce qui n'a jamais été facile (comme en témoigne la prévalence des suicides et dépressions) et ce qui nous différencie des machines, c'est d'être mortels. Si on a tant de mal à donner un sens à sa vie, c'est qu'elle n'en a guère, ou trop et pleine de déceptions et d'épreuves, "traversée ça et là par de brillants soleils" comme dit le poète, avec plus d'angoisses ou d'ennui que de grands bonheurs en tout cas et se terminant toujours très mal ("Le dernier acte est toujours sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais" dit Pascal). Rien ne change sur ce point malgré les transhumanistes, les fins de vie sont indignes, et cela n'empêche pas que tout ou presque a un sens dans notre quotidien, sans même avoir à y penser. Ce qui peut être affecté par la compagnie des assistants virtuels, c'est seulement notre stratégie pour l'oublier, cherchant d'autres façons de tromper la mort.

Que l'intelligence, le langage, l'émotion, la sensibilité ne nous soient plus propres, nous force bien dans un premier temps à nous redéfinir comme animal social ou politique, c'est-à-dire par le besoin de contacts humains, de partage, de complicité, de communion, de sexualité, de tendresse, ce qu'on peut appeler la charité pour la présence en chair des autres (sans glisser comme on le fait trop rapidement jusqu'à l'amour bien plus rare et problématique). On espère un peu trop pouvoir compter sur la sympathie, l'entraide et la solidarité qui ont aussi leurs limites. Mais, s'il est clair qu'on a besoin d'échanges, ils sont déjà de plus en plus dématérialisés (surtout depuis la pandémie) passant par les réseaux ou appels vidéo. Cela rend très facile d'y substituer des avatars numériques - même pour la séduction. Qu'on songe qu'il devient probable qu'on puisse, par exemple, faire ressusciter les morts, dialoguer vraiment avec eux longtemps après leur disparition (résurrection des morts qui pourrait sonner la fin du monde ou notre entrée au paradis ?).

En effet, le plus important sans doute dans la nouvelle compréhension du langage ayant permis sa maîtrise par les chatbots, n'est peut-être pas tant le fait que leur intelligence dépasse la nôtre, ce qui est déjà considérable, mais bien qu'ils peuvent se substituer aux interactions humaines si ce n'est à nous-mêmes et notre dialogue intérieur (y compris avec Dieu). C'est là sans doute que les générateurs de langage prendront de plus en plus de place, raréfiant relativement les interactions sociales. Ces dérives qui minent la définition relationnelle de notre humanité et nous promettent des temps de grandes solitudes sont déjà le fait de jeunes qui s'isolent dans leur méta-univers numérique. Comme je suis moi aussi devenu solitaire sur le tard, préférant vivre hors des regards après avoir tant cru aux vertus de la vie en communauté dans ma jeunesse, je suis bien mal placé désormais pour vanter les plaisirs du présentiel ! Reste la sexualité pour jouir de la chair, peau contre peau, sexualité qui reste centrale dans nos vies. Ce n'est pas demain qu'on préférera les robots pour les étreintes amoureuses. On hésite à dire jamais car la frontière avec la machine ne va pas arrêter de s'estomper à laquelle nous ne pourrons plus opposer que notre caractère de vivant.

Impossible pourtant de nous réduire à la vie biologique, ou une vie rêvée de petits schtroumpfs dans leur bulle, en nous coupant de notre vie culturelle et de notre conscience du monde, conscience de participer non seulement à la société actuelle mais aussi à la grande évolution avec ses bouleversements écologiques qui nous affectent, constituant notre être au monde et changeant avec lui. La destinée de l'individu est devenue inséparable d'une communauté de destin planétaire qui donne sens à nos vies, lui donne un cadre. C'est ainsi sans doute, dans cette dimension double, spirituelle et vivante, qu'on devrait interpréter l'Être comme fondement de notre engagement existentiel, responsabilité envers l'Être qui découle simplement de la conscience, c'est-à-dire de l'apprentissage et de l'effort de compréhension du monde, devenir qui prend la forme de récits le plus souvent fantasmatiques mais auxquels on tient.

En fait, le royaume de l'invisible n'est pas autre chose que le royaume du récit, qui parle de ce qui n'est pas là. Rien à y redire si on assume son artifice, c'est-à-dire si on n'y croit pas, simple littérature. Beaucoup comme Boris Cyrulnik voudraient quand même sauver du naufrage des religions dogmatiques leur haute spiritualité, abandon à l'invisible, au devenir, au grand tout, pour passer, comme dit Pierre Janet, de l'angoisse à l'extase, mais ce monde devenu sans mystère pourrait y donner accès plus facilement encore. Qu'est-ce que l'extase en effet sinon l'abandon de la lutte quotidienne, un peu comme la sérénité de la mort que décrit Ernst Jünger quand une balle l'atteint des tranchées ? Ne plus avoir d'avenir, d'objectif à atteindre, d'image à défendre, de devoir à accomplir, nous délivre soudain de la finalité qui nous pèse tant. Quand Pascal fuie le divertissement, Heidegger l'étantité utilitaire des choses ou quand Bergson affirme qu'on ne s’élève à l’expérience supérieure, qu'il appelle intuitive, qu’en suspendant tout rapport finalisé au monde, cela rejoint le oui au monde du laisser faire taoïste et son soupçon sur le volontarisme des belles idées. Il y a assurément une grande vérité dans cette sagesse contemplative qui n'a pas besoin de dieu, encore moins de dogme, mais qui constitue quand même, autant que les sciences bien que de façon opposée, un renoncement à notre moi, notre identité, notre humanité vivante (aussi bien dans ses dimensions animale que sociale). Ce n'est pas tenable jusqu'au bout ni sur la durée et ne peut nous servir d'identité de toute façon. On peut se livrer à la méditation et s'unir en esprit au devenir cosmique mais s'il s'agit de se faire pareil aux pierres impassibles, pourquoi pas aux machines ? Mais non, ne plus mythifier notre esprit et ne plus croire aux dogmes religieux ne nous dépouille pas de toute spiritualité ni ne nous rend semblables aux bêtes quand ce sont les Intelligences Artificielles qui gagnent en esprit.

Qu'on en dénonce le caractère fictif ne suffira pas à détourner la conscience de la totalité de l'univers qui l'entoure même si on ne peut plus ni donner un récit explicitement trompeur, ni en supprimer le besoin pour les parlêtres que nous restons. Même si, effectivement, on ne pourra pas refaire une nouvelle religion juste pour nous plaire et nous consoler s'il n'y a plus de mystère, cela ne veut pas dire qu'on puisse perdre complètement la dimension religieuse comme rapport au discours au-delà de l'extase spirituelle. De par la fonction générative du langage et ce qu'on nous a appris, nous nous situons toujours dans une histoire, un récit renvoyant à ce qui n'est pas présent, au devenir de la totalité de l'Être, supposé monde commun en son éternité. C'est bien pure fiction, sorte d'ensemble de tous les ensemble qui n'a d'existence que verbale, mais convention nécessaire à la communication et qui, en tant que conscience, renvoie au paradoxe de Pascal qui n'est pas seulement illusoire : "Par l'espace l'univers me comprend et m'engloutit comme un point, par la pensée je le comprends". Comme spectateur ou plutôt lecteur de ce monde en devenir, cela nous donne une responsabilité globale aussi impossible à prendre en charge qu'à renier, et qui nous distingue bien de l'animal en nous situant dans le temps - mais pas forcément d'une intelligence réflexive numérique ?

L'évolution continue à nous jouer des tours, nous ramenant à notre statut de créature de notre temps, dans la proximité de créatures inhumaines et d'animaux humanisés. Les progrès des sciences et des Intelligences Artificielles nous renvoient à notre précarité non seulement de mortels mais d'une identité humaine toujours questionnable et inconfortable entre animal et machine parlante. Malgré notre propension à raconter des histoires, nous ne sommes pas faits pour vivre dans un monde imaginaire fait pour nous mais pour apprendre et tenter de nous adapter sans cesse à un monde en perdition qu'il faut tenter de sauver (en limitant autant que possible un réchauffement déjà catastrophique). Il ne faut pas croire que ceux qui n'ont plus d'idéaux ni de religion, traités pour cela de matérialistes, ne s'intéresseraient qu'à l'argent, comme les jeunes loups aux dents longues qui sont en fait pris dans la compétition. Ne plus se laisser ensorceler par les gros mots ne peut mener pour autant au détachement du sage, qui est encore un idéal fallacieux, mais seulement à ne plus se prendre pour un dieu ou le gardien de l'Être et prendre en charge la réalité actuelle que l'idéal refuse, idéal toujours irréaliste par rapports aux urgences du jour et du lieu. Alors, la conscience de soi "se consacre à son propre monde et à la présence, elle découvre le monde comme sa propriété et a fait ainsi le premier pas pour descendre du monde intellectuel". Phénoménologie de l'Esprit, p306-307

En attendant notre devenir machines sous la pression du milieu humain et de l'évolution technologique, la vie sociale reste pleine de séductions et d'enthousiasmes collectifs. Il ne faut pas s'aveugler jusqu'à faire comme si le monde avait disparu englouti par nos écrans, ce qui est au moins très prématuré. Il y aura encore bien des événements pour nous surprendre et nous contredire dans un avenir qui dure longtemps.

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