Misère de la morale

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Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Phénoménologie de l'esprit I (V-B)

MoralitéJ'ai toujours trouvé extrêmement regrettable que ne soient pas plus largement présentes dans le débat public (ou même les controverses philosophiques) les réflexions si éclairantes de Hegel dans la "Phénoménologie de l'Esprit" sur la généalogie de la morale et les contradictions de ses figures successives, contradictions qui ne peuvent se résoudre que par le passage à l'action politique.

C'est, bien sûr, à cause de son style impénétrable que la lecture de Hegel est réservée au tout petit nombre. Cela justifie à mes yeux la tentative d'en restituer la "trame romanesque" avec ses multiples péripéties et ses retournements dialectiques, en espérant que cela puisse clarifier les enjeux d'un retour au politique du moralisme ambiant.

En effet, la conscience morale apparaît lorsque la conscience de soi se reconnaît dans la conscience des autres (un Je qui est un Nous), nostalgie de l'unité avec les autres. Seulement, en restant paradoxalement individuelles et abstraites, ces positions morales développeront ensuite toutes leurs limites et contradictions. Hegel illustre ainsi la succession dialectique de leurs impasses respectives : du traditionnalisme à l'hédonisme, puis de la "loi du coeur" utopique à la discipline de la vertu, bientôt réduite au mérite individuel et aux "bonnes oeuvres" quand ce n'est pas au développement personnel ou même à une simple occupation plus ou moins distrayante... En retour, la volonté de défendre une loi morale qui soit véritablement universelle se révèle inapplicable, aboutissant à une morale réflexive, morale de la responsabilité et de la vigilance (pouvant aller jusqu'à la désobéissance civique) qui débouche enfin sur l'engagement politique, seul à même de rendre le monde un peu plus juste en dépassant l'impuissance morale et la conscience malheureuse de l'individu isolé.

J'illustrerais, pour rire et pour faciliter la compréhension, ces différentes positions morales par des figures contemporaines plus ou moins inadéquates (Finkielkraut, Onfray, Glucksmann, Foucault, Benasayag, Kouchner, Sartre, Morin, Rosanvallon, Slama, Bové), qu'on m'en excuse !

- Traditionalisme

FinkielkrautLa première évidence, lorsqu'on découvre notre lien aux autres et notre dépendance sociale, c'est d'adopter le langage et les coutumes locales, c'est l'imitation. Le groupe prime sur l'individu car l'individu dépend du groupe pour sa survie. La conscience de l'unité avec les autres prend donc la forme du traditionalisme pour qui "sagesse et vertu consistent à vivre conformément aux moeurs de son peuple". C'est moins la conscience des autres d'ailleurs, que la conscience du commun, de nos "racines", d'un héritage, d'une continuité, de l'unité originelle et d'un avenir commun.

Pourquoi donc cette position n'est-elle pas tenable ad vitam aeternam ? Pour deux raisons incontournables : il est impossible de justifier une religion par rapport à d'autres religions, de même que de défendre une tradition contre d'autres traditions. L'opposition aux autres détruit l'unité présupposée, mais ce qui l'achève, c'est sa division intérieure, son hypocrisie : évidence que l'idéologie renonce à se réaliser véritablement, que personne n'y croit vraiment et que le ver est dans le fruit ! D'ailleurs, ceux qui refusent ces évidences sont les racistes, les chauvins et les fanatiques de tout poil...

On a ici la matrice de la dialectique - à 4 temps et non pas 3 - où toute position (1) se défait par l'opposition à l'autre (2) et par division interne (3) avant la prise de conscience de ces contradictions et l'abandon de la position initiale par l'intégration de ce qui était rejeté dans une nouvelle synthèse (4). Le moment négatif est double (opposition puis division). Ce sont choses très simples, mais continuons.

- l'intellectuel et la société

"Alors l'individu s'est dressé en face des lois et des moeurs; elles sont seulement une pensée sans essentialité absolue; mais l'individu comme ce moi particulier, est alors à soi-même la vérité vivante". C'est la promotion de l'esprit critique face au groupe comme pur produit de la rencontre des peuples, de la connaissance de traditions différentes, et qui débouche, pour la conscience malheureuse de l'intellectuel critique, sur la "recherche du bonheur", comme de cette unité perdue.

(a) le plaisir et la nécessité (abrutissement)

OnfrayLe progrès de la prise de conscience s'incarne dans la figure de l'intellectuel qui a dénoncé le semblant des valeurs communes et s'oppose maintenant à la société. Il n'y croit plus et comme tous ceux qui ont perdu la foi, sa première réaction est de s'imaginer que "tout est permis" (erreur funeste!), seule compte la jouissance égoïste et la voix du corps. Ce qui se présente comme le retour aux choses mêmes, n'est, en fait, que le produit dogmatique d'un faux savoir, d'une fausse évidence, d'une abstraction simpliste et d'un préjugé commun où l'unité avec les autres se réduit à l'égoïsme universel, conscience et raison paraissant alors paradoxalement à la conscience et à la raison comme d'une essence étrangère (c'est l'esprit qui se nie avec la force infinie de l'esprit) !

Qu'est-ce qui peut nous sortir de cette "tyrannie des plaisirs" et de cet individualisme triomphant ? Tout simplement le fait que les plaisirs sont tyranniques, ne nous laissant aucune autonomie, et surtout qu'ils ont une fin! Le désir satisfait s'éteint et s'épuise dans une répétition qui sombre rapidement dans l'ennui. A cette contradiction extérieure s'ajoute le déchirement intérieur, car dans son exaltation de la chair où la conscience s'évanouit, c'est la présence angoissante de la mort qui revient à la conscience de façon de plus en plus irrémédiable. "Au lieu de s'être jetée de la théorie morte dans la vie même, elle s'est plutôt précipitée dans la conscience de son propre manque de vie".

La conscience souffre donc cette violence de se gâter la satisfaction, limitée à partir de son existence même. Dans le sentiment de cette violence, l'angoisse peut bien reculer devant la vérité, et tendre à conserver ce dont la perte menace. Mais elle ne peut s'apaiser ; en vain elle veut se fixer dans une inertie sans pensée ; la pensée trouble l'absence de pensée et son inquiétude dérange sa paresse (Introduction).

Comment sortir de cette impasse d'une vie de plaisirs vides ? La conscience de la mort est déjà la réponse par laquelle la conscience insiste et se rappelle à elle-même dans sa négativité. La prise de distance de la conscience avec la jouissance immédiate est aussi prise de conscience de l'universel qui nous habite et dépasse notre condition de mortel. Le plaisir n'a pas le dernier mot car il est confronté à sa fin et sa division intérieure, mais aussi à cette voix de l'universel en nous, impossible à faire taire! (il faudrait ajouter sans doute la rencontre de l'autre). En tout cas, la conscience sait maintenant qu'elle contient en elle-même la dimension de l'universel et de la loi, c'est-à-dire qu'elle est devenue conscience morale (intériorisée). L'homme est un animal rationnel et politique, un être parlant, pas seulement un corps vivant. On ne vit pas dans le présent, on se projette dans le futur. La conscience n'est pas seulement vie, elle est aussi pensée (Nous ne pouvons du tout renoncer à la pensée ; c’est ce qui nous distingue de l’animal, Philosophie de l'histoire, p22).

(b) La loi du coeur et le délire de présomption (utopie et folie)

GlucksmannVoici donc une nouvelle figure de la conscience, l'intellectuel qui ne prône plus les plaisirs mais se fait la voix de l'universel contre une humanité "soumise à une nécessité étrangère". Cette aspiration morale éprouvée immédiatement se proclame "loi du coeur", opposition de sa subjectivité au monde, sans d'autre légitimité que sa force de conviction intérieure et la certitude de défendre le bien-être de l'humanité. Ce rejet de la réalité extérieure au nom de pures utopies par une conscience individuelle qui se croit supérieure au monde peut aller jusqu'à la "folie des grandeurs". C'est "l'individualité qui en soi et pour soi veut être loi, et dans cette prétention trouble l'ordre constitué".

Qu'est-ce qui pourrait bien faire perdre sa superbe à cet imprécateur ? C'est comme toujours d'abord l'opposition aux autres (provoquant le conflit de tous contre tous), l'existence d'autres lois, d'autres principes, d'autres militants pour d'autres causes, mais cela peut être aussi la réalisation même de son idéal qui ne tient pas le coup, montre ses divisions internes et tous ses effets pervers (remède pire que le mal) au point qu'on peut être tenté d'invoquer l'intervention d'un complot, la main du diable, contre de pures intentions qui tournent au cauchemar! Cela peut aller jusqu'au délire de persécution, on ne le sait que trop, tant que le désordre du monde n'est pas renvoyé au désordre de celui qui l'a troublé, à ses prétentions d'imposer sa volonté arbitraire au cours du monde, à sa folie criminelle...

(c) La vertu et le cours du monde (le réformisme)

  • Le lien de la conscience de soi à l'universel

FoucaultCette troisième figure de l'intellectuel s'oppose du tout au tout aux figures précédentes puisque désormais c'est l'individu qui va être accusé de troubler le cours du monde. Pour ne pas délirer, la conscience de soi se trouve obligée d'appliquer son zèle contre sa propre subjectivité, par la discipline d'une vertu impersonnelle et d'une transformation de soi qui est négation de soi, au moins dans son individualisme étroit (mais qui peut aller jusqu'au suicide parfois). On se retrouve dans une situation proche du traditionalisme mais avec une plus grande intériorisation et donc une plus grande individualisation aussi, signe du progrès accompli, et cette fois "l'expérience que fait la vertu ne peut que l'amener à découvrir que son but est en soi déjà atteint, que le bonheur se trouve immédiatement dans l'opération même". Dès qu'on a décidé d'être vertueux, on peut s'admirer soi-même !

Le parti de la vertu n'est pas révolutionnaire même s'il entretient l'illusion que la société idéale résulterait de la réforme personnelle de tous, il ne vise qu'à l'élimination des excès et perversions de l'ordre existant. On a vu que ce n'est pas seulement l'égoïsme mais l'égocentrisme qui est désormais rejeté comme l'origine du mal. Pourtant, et paradoxalement, alors même que le cours du monde auquel s'oppose la vertu est identifié au règne de l'égoïsme universel, il faut bien avouer que la vertu est intégralement individuelle, ne se réalisant qu'à la mesure des forces de chacun. Son mérite personnel ne réside donc pas tant dans son résultat objectif (son utilité sociale) que dans son effort et sa bonne volonté. Le mérite se mesure à la peine, refrain connu de toutes les religions du salut individuel mais qui bien sûr ne se vérifie pas dans le monde (et ne détermine pas la valeur des marchandises par exemple)!

  • Le cours du monde comme réalité effective de l'universel

BenasayagPrivilégier le mérite subjectif sur le résultat objectif, privilégier la résistance ou le contre-pouvoir sur le pouvoir, a pour conséquence de revaloriser le monde qui nous fait souffrir et qui permet de révéler notre opposition et notre excellence, notre vertu et notre mérite. La dureté du monde est nécessaire à notre discipline, c'est le lieu de son exercice et d'une liberté supérieure. Idéologie pour les temps d'hiver, qu'il faut bien affronter, mais qui peut facilement tomber dans la complaisance.

En effet, dans cette optique d'épreuve personnelle et de révélation de soi, la charité se préoccupe surtout de ne pas manquer d'objets de pitié, et le sauveur du monde que le monde ait bien besoin d'être sauvé ! Il ne faut voir là aucune "déviation" mais une simple conséquence logique qui finit par user cet esprit de résistance en dénonçant sa collaboration à l'ordre qu'il prétend combattre indéfiniment par un réformisme des petits pas.

  • L'individualité comme réalité de l'universel

KouchnerAu bout d'un certain temps, la vertu proclamée sombre dans le ridicule et l'hypocrisie, quand ce n'est pas dans les petites affaires personnelles et le mépris des autres décidément bien décevants. On sait comme l'amour de l'humanité peut se retourner facilement dans la haine d'une humanité qui n'est décidément pas à la hauteur de nos rêves. La vertu voulait se défaire de l'individualité comme le mal, mais à privilégier l'effort, la résistance ou même la grandeur d'âme, c'est l'individu qui est finalement posé comme seule réalité et seul bien. Du coup, c'est le cours du monde et l'individualisme qui "triomphe de discours pompeux concernant le bien suprême de l'humanité et l'oppression de celle-ci, concernant le sacrifice pour le bien, et le mauvais usage des dons;- Ce sont là des déclamations qui dans leur diversité expriment seulement ce contenu : l'individu qui prétend agir pour des fins si nobles et a sur les lèvres de telles phrases excellentes, vaut en face de lui-même pour un être excellent; - il se gonfle, et gonfle sa tête et celle des autres, mais c'est une boursouflure vide". Il n'y a pas d'individu désintéressé. Il vaut mieux l'avouer, le revendiquer même, à vouloir devenir quelqu'un. En tout cas, "Avec cette expérience tombe le moyen de produire le bien par le sacrifice de l'individualité".

- L'affirmation de soi

L'individualité est donc maintenant non seulement certitude mais but pour elle-même, affirmation de soi et de son unité avec les autres dans sa négativité même, universel singulier d'un devoir-être. On est passé de la négation de l'individu dans la masse à sa distinction et sa valorisation dans son rapport aux autres (la belle individualité), passage de la transformation de soi à l'expression et la réalisation de soi.

(a) Le règne des créateurs et de la tromperie

  • Le concept de l'individualité réelle

SartreNous voilà devenus modernes. Ce n'est plus le traditionaliste ni l'individu naïf tourné vers sa propre excellence. On veut être jugé sur ce qu'on fait. C'est le principe protestant qui ne se suffit pas de la foi proclamée mais juge le croyant à ses oeuvres, comme l'arbre à ses fruits. La conscience n'est que ce qu'elle fait, sa vérité est dans sa pratique personnelle (pas encore dans l'activité politique), où elle se découvre à elle-même.

L'agir est justement le devenir de l'esprit comme conscience. Ce qu'elle est en soi, elle l'apprend donc de sa propre réalité effective. Ainsi l'individu ne peut savoir ce qu'il est, avant de s'être porté à travers son opération à la réalité effective... C'est en effet de l'opération faite qu'il apprend à connaître l'essence originaire qui doit nécessairement être son but; mais pour opérer, il doit posséder auparavant le but. Mais c'est justement pour cela qu'il doit commencer immédiatement et passer directement à l'acte, quelles que soient les circonstances et sans penser davantage au début, au moyen et à la fin.

Dans un premier temps, cet appel à la créativité comme suspension de la conscience, semble tout bénéfice, plaisir de l'activité qui ne se rapporte qu'à soi-même : "Quoi qu'il fasse, c'est l'individu qui l'a fait, et cette chose est lui-même, parce qu'il sait qu'il atteint toujours son but, il ne peut donc qu'éprouver en soi de la joie". C'est une image assez satisfaisante du bonheur, image moderne et positive. Beaucoup s'arrêtent là comme si expression et créativité étaient les buts de la vie.

  • L'individualité dans ses oeuvres

Edgar MorinLe problème malgré tout, c'est qu'il ne suffit pas de créer n'importe quoi. Les oeuvres sont fragiles et multiples, éphémères et ne trouvent pas forcément un public. Comme d'habitude, ce qui mine l'oeuvre c'est d'abord sa confrontation à d'autres oeuvres, ensuite son caractère périssable et imparfait, ne représentant qu'un aspect partial et faussé de l'individu. On peut bien prétendre alors que ce n'est pas important, qu'il n'y a pas de but, que "le but c'est le chemin", c'est la sincérité de la démarche, c'est de "s'exprimer" comme on dit. Mais ce qui vient alors à la conscience, c'est la distinction entre l'acte de création et l'oeuvre créée. "L'oeuvre vraie est seulement cette unité de l'opérer et de l'être, du vouloir et de l'accomplir". La création se trouve alors survalorisée par rapport à l'oeuvre, au risque de tomber au rang de simple occupation (tout comme le mérite avait remplacé la vertu). Elle perd ainsi petit à petit sa valeur d'accomplissement et de vérité.

Quelle que soi la façon dont les choses tournent, elle a toujours accompli et atteint la chose même... Si elle ne conduit pas un but à la réalité effective, elle l'a toutefois voulu, c'est-à-dire qu'elle fait alors du but comme but, de la pure opération qui n'opère rien, la chose même, et elle peut dire ainsi pour se consoler que quelque chose du moins a été fait...

On a beau vouloir faire de l'individu le but et le produit de son action, toutefois, ce qui lui manque à l'évidence, c'est au moins la reconnaissance des autres. Il ne suffit pas d'encourager la "créativité" alors qu'il faudrait le difficile courage de dire la vérité et d'inventer des solutions nouvelles, il faudrait chercher à exprimer un véritable besoin collectif, ce qui nécessite un travail et tout autre chose que l'expression de soi...

  • La tromperie mutuelle (la République des lettres)

RosanvallonPour l'instant, ce qui compte, ce ne sont plus les oeuvres ou leurs créations, mais les auteurs. Le retour du collectif se fait d'abord sous la forme du semblant, de la fausse reconnaissance d'une prétendue "République des lettres" accueillante à toutes les oeuvres (immense bibliothèque où cohabitent tous les livres). Cette société savante (sans action collective) se regroupe au nom de l'objectivité du savoir et du désintéressement de chacun. En fait, derrière cette "conscience honnête" (prétendument sans prétentions) et la façade de tolérance des cercles d'intellectuels, il se joue une féroce compétition pour capter l'attention ou dénigrer les autres, manifestant la tromperie d'une création qui voudrait nous faire croire qu'elle s'épuise dans l'acte créateur alors qu'elle propose son oeuvre au jugement universel, tout autant que l'hypocrisie d'une reconnaissance que personne ne "prend au sérieux" mais qui recouvre, par derrière, rivalité ou mépris. L'homme de lettres a d'ailleurs soif de célébrité plus que de reconnaissance par ses pairs, il cherche à être "connu" pour ses fictions plutôt que reconnu pour ses actions, il ne prétend pas à l'efficacité mais au "succès". Son action est purement verbale et tournée vers lui-même : il montre son talent par son talent et s'il veut sans doute se faire une place dans le monde, c'est dans le monde intellectuel, "au-dessus de la mêlée" (ce n'est pas le citoyen).

Il y a une véritable tromperie mutuelle dans l'importance qu'ils donnent à leur occupation, se considérant indûment comme "l'élite intellectuelle", mais aussi dans cette stratégie de l'enlisement où toute oeuvre sombre, dans ce que Lacan appelait la "poubellication" et qui consiste à "noyer le poisson" dans la masse ou le marché, avec pour résultat d'égaliser tout contenu par son contenant. Au milieu de ces échanges de politesses et de louanges trop flatteuses, les oeuvres perdent toute valeur de vérité ou d'intervention, baignant dans un relativisme généralisé qui ne laisse subsister qu'une assemblée bruyante d'auteurs anonymes. Ce n'est pas seulement la confrontation aux autres qui annule les oeuvres mais la prétention d'en faire des affaires personnelles, des problèmes de créateurs ! On ne peut renier ainsi l'universel qui nous tient, ni poser un but en faisant mine de ne pas vouloir l'atteindre.

Il y a pareillement une tromperie de soi-même et des autres, si on pose n'avoir affaire qu'à la pure chose; une conscience qui met en avant une chose fait plutôt l'expérience que les autres accourent comme des mouches sur le lait qu'on vient d'exposer.

(b) La raison législatrice (le moraliste)

Alain-Gérard SlamaAu-delà de la subjectivité de l'artiste ramenée à la pure distraction (pour laquelle tout se vaut), la conscience morale cherche un sol plus solide et moins trompeur que la créativité subjective, une conduite "objective" qu'elle trouve en elle-même, loi qu'elle se donne de façon complètement auto-nome. Pour cela elle prétend déterminer le Bien et le Mal, qui sont questions éminemment pratiques, non pas dans l'action mais uniquement dans la pensée, dans la raison universelle qui est négation de soi comme particulier mais présence de la loi morale au dedans de moi. "La saine raison sait immédiatement ce qui est juste et ce qui est bien" ! En tant que pure logique formelle, cette loi morale se présente comme une loi sans exception qui se contente de répéter à l'infini qu'on doit toujours agir de telle sorte que notre action puisse devenir loi universelle.

Seulement, cette loi républicaine implacable entre dans de multiples contradictions et se révèle inapplicable au point de n'être plus une loi mais un simple commandement. "On peut dire encore que de telles lois en restent seulement au devoir-être, mais n'ont aucune réalité effective; elles ne sont pas des lois, mais seulement des commandements... Ce qui reste à cette raison législatrice c'est donc la pure forme de l'universalité". L'inconditionnalité de la maxime universelle est une contrainte formelle qui ne permet pas de prendre en compte la singularité concrète de chaque situation (doit-on dire la vérité à la Gestapo ?).

Imposer cette loi aveuglément et sans réflexion impliquerait en fait de se passer de la conscience qui la fonde, et de son jugement rationnel, ce qui serait contradictoire et une terrible régression. Hegel démonte ainsi les deux plus célèbres maximes : "Chacun a le devoir de dire la vérité" ainsi que "Aime ton prochain comme toi-même", montrant que leur niveau d'abstraction et leurs contradictions internes les vident de toute valeur pratique.

"Chacun a le devoir de dire la vérité" - Dans ce devoir énoncé comme inconditionné sera admise sur-le-champ la condition : s'il sait la vérité. Le commandement s'énoncera donc maintenant ainsi : "Chacun doit dire la vérité, toutes les fois suivant la connaissance et la persuasion qu'il en a." La saine raison, c'est-à-dire cette conscience éthique qui sait immédiatement ce qui est juste et bon, expliquera qu'une telle condition était déjà tellement liée à sa sentence universelle que cette raison a toujours entendu ainsi ce commandement. Mais de cette façon elle admet en fait que déjà dans l'énonciation elle a immédiatement violé ce même commandement; elle disait : "Chacun doit dire la vérité" mais elle l'entendait ainsi : "il doit la dire suivant la connaissance et la persuasion qu'il en a", c'est à dire qu'elle parlait autrement qu'elle pensait; et parler autrement qu'on ne pense signifie ne pas dire la vérité. En corrigeant la non-vérité de la sentence, on a maintenant l'expression suivante : "Chacun devrait dire la vérité suivant la connaissance et la persuasion qu'il en a à chaque occasion" Mais ainsi, l'universellement nécessaire valant en soi que la proposition voulait énoncer, s'inverse plutôt en une contingence complète.; elle promet un contenu universel et nécessaire, et se contredit elle-même par la contingence de ce contenu.

Un autre commandement célèbre est : "Aime ton prochain comme toi-même". Il s'adresse à des individus singuliers en relation avec des individus singuliers, relation qui est entendue comme ayant lieu entre le singulier et le singulier, ou comme relation de sensibilité. L'amour actif - car un amour inactif n'a aucun être et, par conséquent, ce n'est pas de lui qu'on entend parler - se propose d'éloigner le mal d'un homme et de lui apporter le bien. A cet effet, il faut discerner ce qui en cet homme est le mal, ce qui est le bien approprié contre ce mal, ce en quoi consiste en général sa prospérité, c'est-à-dire que je dois aimer cet homme avec intelligence; un amour inintelligent lui nuirait peut-être plus que la haine. Mais le bienfait intelligent et essentiel est, dans sa figure la plus riche et la plus importante, l'opération universelle et intelligente de l'État,- une opération en comparaison de laquelle l'opération du singulier comme singulier devient quelque chose de si insignifiant qu'il ne vaut presque pas la peine d'en parler. Au reste, cette opération de l'État est d'une si grande puissance que, si l'opération singulière voulait s'opposer à elle, si elle voulait ou être uniquement pour soi comme crime, ou pour l'amour d'un autre tromper l'universel en ce qui regarde le droit et la part qu'il a en lui, cette opération singulière serait tout à fait inutile et irrésistiblement brisée. Ce bienfait, qui est du domaine de la sensibilité, ne garde donc plus que la signification d'une opération entièrement singulière, d'une assistance qui est aussi contingente que momentanée.

(c) La raison examinant les lois (l'intellectuel critique, l'idéologue)

José BovéUne éthique fondée sur la conscience de soi ne peut se passer de l'examen par la conscience pour la mettre en pratique sans tomber en contradiction avec ses principes et ses bonnes intentions. La maxime deviendrait ici "fais ce que bon te semblera, après examen des conséquences de tes actes".

Ainsi l'essence éthique n'est pas immédiatement elle-même un contenu, mais seulement une unité de mesure pour établir si un contenu est capable d'être ou de ne pas être une loi, c'est-à-dire si le contenu ne se contredit pas lui-même. La raison législatrice est rabaissée à une raison examinatrice.

On ne peut tirer un contenu universel de la conscience en dehors du principe de non-contradiction et d'une logique purement formelle qui n'est pas un guide moral suffisant mais ce n'est plus le principe qui compte, c'est le résultat concret. La conscience morale est l'universel en acte dont le contenu transitoire dépend des circonstances singulières qu'elle rencontre. Ce qui importe c'est la réflexion elle-même, la conscience qui examine la loi et se l'approprie, l'interprète. La loi n'a pas d'existence propre et se réduit ainsi à son application par la conscience (ou son éventuelle "désobéissance civique" et "devoir d'insoumission"). Position fort raisonnable dont la limite est pourtant vite trouvée dans le désordre social qui peut en être engendré aussi bien que dans le jésuitisme des rationalisations égalisant tout contenu, car toute cause peut être plaidée, tout autant que la cause opposée.

Ainsi, Hegel s'amuse à démontrer, sur le modèle des antinomies de Kant, que le communisme et la propriété privée se justifient tout autant (dans l'abstrait) et sont (en réalité) autant critiquables l'un que l'autre! En effet, le communisme respecte l'égalité de chacun mais pas l'inégalité des capacités ou des besoins. De même la propriété vaut comme objectivité de l'individu reconnue par les autres "mais cela contredit sa nature qui consiste à être utilisée et à disparaître. Elle vaut en même temps comme ce qui est mien, que tous les autres reconnaissent et dont ils s'excluent. Mais dans le fait que je suis reconnu, se trouve plutôt mon égalité avec tous, c'est-à-dire le contraire de l'exclusion" !

La légitimité de l'interprétation ou de la modulation de la loi se heurte, encore une fois, à la diversité des positions autant qu'à ses contradictions internes. Tout peut être justifié par une dialectique trop subtile où tout le monde se perd. On est dans la confusion la plus totale où il n'y a plus de lois! Cette généalogie de la morale se conclue donc par la dénonciation finale de la "misère de la morale" et le besoin de son dépassement dans la politique. Aucune théorie, aucun principe moral, ne peut atteindre en lui-même à l'effectivité dans le monde, ni rendre compte des choix pratiques, sans tomber dans un dogmatisme arbitraire car dépourvu de toute pensée.

La théorie dépend plutôt désormais de la pratique devenue collective et qui en détermine la perspective par la construction des conditions sociales de la justice. C'est sans doute par déception de l'action morale individuelle et de la vie privée que le sujet se résout à l'action collective, mais c'est surtout de prendre en compte le contexte global et la réalité concrète, en remontant aux causes matérielles et sociales de l'injustice, qui doit élever l'exigence morale à l'engagement politique. La leçon de l'échec de la moralité, c'est qu'il faut faire de la politique !

Le dépassement (aufhebung) de la moralité ne signifie pas qu'on pourrait faire n'importe quoi et qu'on pourrait, comme une certaine tradition marxiste, défendre une politique cynique et dépourvue de morale sous prétexte que "la fin justifie les moyens"! C'est plutôt comme lorsque "l'amour abolit la Loi" dans St Paul, c'est clairement pour l'intérioriser et la réaliser plus complètement, certes plus librement aussi mais les moyens ne peuvent être en contradiction avec les objectifs poursuivis et démentir les bonnes intentions affichées. Même s'il n'y a que le résultat qui compte, les moyens pour y arriver y laissent leurs traces bien visibles et sont conservés dans le résultat. La fin de la moralité, c'est seulement la fin d'une moralité individuelle et d'une moralité autonome qui vaudrait en soi, c'est l'abandon des grands principes abstraits, du Bien en soi ou du Juste en soi. C'est admettre qu'aucune autorité ne vaut au-dessus de la conscience qui reste responsable de l'application de la loi mais qui doit renoncer malgré tout à faire sa propre loi, à son intériorité, en admettant qu'elle n'a pas la connaissance infuse, qu'elle n'a pas de réponse automatique (universelle), de conviction intime toute faite, et qu'il lui faut examiner chaque question concrètement et publiquement (ouvrir une information judiciaire et un débat contradictoire). C'est pour cela qu'il faut un juge en chair et en os, avec un procureur et un avocat, véritable institutionnalisation de la dialectique : la loi ne peut s'appliquer automatiquement. La fin de la moralité individuelle, c'est surtout admettre que seule l'action collective peut rendre le monde un peu plus juste et donner une certaine effectivité à la conscience universelle alors que l'intellectuel moraliste nous mène tout droit soit à la tyrannie d'une loi arbitraire, soit à l'anarchie de lois contradictoires.

Il faut en rabattre sur nos idéaux, sans les renier pourtant mais au contraire pour les rendre un peu plus conséquents et faisables. Même si le Bien est hors d'atteinte, la conscience sait qu'elle doit essayer de faire au mieux et de rendre son éthique effective autant que possible, c'est-à-dire la réaliser politiquement et donner forme à notre monde commun. La conscience de soi s'identifie ainsi à l'effectivité des consciences de soi, c'est-à-dire à leur conscience collective et leur action politique. La dialectique n'est plus individuelle mais devient sociale et historique, située dans l'espace et dans le temps, dans ce qui, pour l'individu, est son monde effectif et les différentes communautés devant lesquelles il se sent responsable (on dirait aujourd'hui qu'on fait partie d'un système de communication plus large).

Enfin, dans l'action politique et dans notre effort pour transformer la conscience collective, nous réalisons déjà notre idéal moral dans notre rapport actif à la totalité du monde, mais nous prenons aussi conscience du fait que cette conscience collective qui nous fait horreur est pourtant bel et bien le produit de luttes entre consciences morales et d'une histoire politique. Voilà de quoi nous réconcilier avec un monde de l'esprit qui ne nous est plus aussi étranger dans sa terrible objectivité mais auquel nous participons et qui dépend de nous (dans le peu que nous pouvons!). L'esprit objectif est bien réel, qui nous a produit et que nous produisons, aussi réel pour nous que le monde matériel : c'est le monde du droit et des institutions, des liens symboliques et des discours, tout autant que la technique et les sciences accumulées. C'est la dimension collective et historique de toute conscience de soi, l'auto-production réciproque de la société et du sujet dans la constitution d'un collectif et de son idéologie par laquelle la raison et l'universel se réalisent dans l'histoire à travers le travail, les luttes sociales et l'action politique. L'Esprit c'est Nous, notre part de conscience effective, l'état de l'opinion et de notre intelligence collective, l'époque où nous vivons et nos rêves d'avenir...

L'Esprit est l'effectivité éthique. Il est le Soi de la conscience effective en face duquel l'esprit surgit, ou plutôt qui s'oppose à soi comme monde objectif effectif ; mais un tel monde a perdu désormais pour le Soi toute signification d'élément étranger, et de même le Soi a perdu toute signification d'un être-pour-soi séparé de ce monde... C'est le point de départ de l'opération de tous - il est leur but et leur terme en tant que l'en-soi pensé de toutes les consciences de soi. - Cette substance est aussi bien l'oeuvre universelle qui grâce à l'opération de tous et de chacun, s'engendre comme leur unité et leur égalité, car elle est l'être-pour-soi, le Soi, l'opération en acte... Chacun y accomplit son oeuvre propre en déchirant l'être universel et en en prenant sa part.

Suite (histoire politique) au prochain numéro... (ces deux textes étant issus de l'article "De la morale à la politique" sur l'ancien site, juste scindé en deux)

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8 réflexions au sujet de “Misère de la morale”

  1. Le je et le nous sont au coeur du quotidien. Je ne parle pas comme les personnes représentées dans votre texte, qui ont toutes une reconnaissance médiatiques, donc un JE consolidé. Je parle comme une personne sans reconnaissance sociale. Je n'appartiens à aucun parti, ni syndicat, ni religion,ni ethnie, ni communauté, ni société secrête. Donc lorsque je m'exprime, en public dans un débat, je parle en mon nom sous ma propre responsabilité, et j'ai face à moi, pour me répondre des nous communautaristes, sructurés dans leur solidarité, leurs propres intérêts, excluant l'autre.
    La laïcité privée actuellement de ses conviction, a faillie se perdre pour un foulard..... "La gauche", fait ses fonds de commerce sur les imimgrés, abandonnant l'analyse en terme de classe sociale, les exemples sont nombreux : lors des émeutes de banlieu, 2 personnes
    française ont été tuées à coups de poings et de pieds devant des témoins, qui connaît leurs noms, une enqête policière a-t-elle était ouverte ? Rien pas de manifestation. Manifestations de soutien (j'y étais) des squatts, où des branchements sur la haute tension ont provoqués des incendies et la mort de personnes.
    Mais pour l'HLM de Lay les roses où 4 filles d'origine Africaine mettent le feux à des boîtes aux lettres entrenant la mort de 18 personnes des français, pas de manifestation, mais fait surprenant Le syndicat sud éducation monte au créneau et propose de faire une manifestation pour protéger ses jeunes filles mineures. 23 SDF morts de froid cet hivers, ces SDF que l'on veut priver sur ordre du préfet de la soupe au lard (excluant les musulman, alors que dans certaines écoles ont ne mange plus de cochon pour respecter leur religion) sous prétexte que les personnes faisant la soupe seraient de droite, comme si la charité ne pouvait qu'être de gauche etc....
    Alors que la précarité n'est pas la propriété exclusive des immigrés.
    Le Je responsable, est en train de mourir. Pas de salut hors du communautarisme et du religieux, le nombre, parfois la bêtise et la violence font la loi dans les quartiers populaires et banlieu. Faudra pas s'étonner du prochain score du FN. J'aimerai que l'on parle de ce sujet au quotidien le JE et le NOUS. MAK

  2. @ makhno

    Quel rapport votre tirade a-t-elle avec le sujet de l'article, misère de la morale?

    Je souhaiterais comprendre précisément ce que vous voulez dire.

    Vous parlez de Français mais vous pensez Français blanc. Dans votre logique les deux jeunes Français electrocutés dans un transformateur ne peuvent être considérés comme Français puisque d'origine extra-européenne. C'est du même acabit lorsque vous citer les 4 jeunes filles et que la première caractéristique mise en exergue est leur origine Africaine.

    Poussez votre logique jusqu'au bout afin d'entrevoir la misère de la morale xénophobe. M Sarkosy est d'origine hongroise et sa famille a immigré comme de nombreuses autres. Des milliers de personnages publics y compris au sein même de l'état et des partis politiques sont d'origines Algérienne Pied-noir, Hébreu, Espagnole, Corse, Italienne, des Dom, des pays de l'est, etc...

    Comment faites-vous pour établir la pureté de la souche, les critères d'appartenance à la souche (on dit bien Français de souche) sont-ils religieux, ethniques, géographiques, temporels?

    Est-ce la souche celte, romaine ou saxonne dont-il est question?

    Nous savons tous que la souche Romaine fut une des plus importantes et dommage pour vous, dans l'armée romaine qui comportait de nombreuses troupes originaires d'Afrique du nord et d'espagne, lorsque les batailles étaient gagnées nombres d'entre les soldats s'installaient dans les pays et fondaient une famille.

    Ce phénomène peut se vérifier jusque dans l'actuel Royaume Uni ou s'installèrent certaines troupes de septime sévère et de ses fils.

    Evidemment le phénomène est aussi valable pour la diversité des souches celtes et saxonnes. Imaginer ne serait-ce qu'un instant la complexité de nos origines dont nous jugeons la valeur sur de vagues caractéristiques physiques des plus subjectives et sans significations quand aux idées et aux pensées qui nous animent.

    On pourrait reproduire le même raisonnement pour ce qui est de la religion dont la chrétienté et le judaïsme sont des exemples très particuliers quand aux apports dont ils bénéficièrent des croyants d'Afrique du Nord encore une fois.

    Bien que romanisés, d'ou venait St-Augustin, le pape Victor, les premier martyrs, les premiers shismes, les fondements même de la religion Européenne? Qui a évangélisé les régions de la Gaulle? Renseigner vous et vous serez extrêmement surpris.

    Je n'oserais aborder le domaine de la science et de la médecine pour lesquels vous devez beaucoup aux grecs et aux musulmans et qui sont les plus connus.

    Nous sommes entremélés depuis tellement longtemps que la majorité des analyses génétiques ne peuvent détecter de notion de race ou d'ethnie pure, la plus particulière étant l'ethnie basque qui possèdent des caractéristiques uniques.

    Bien à vous...

  3. Ces 2 commentaires précédents paraissent bien déplacés mais je les ai tout de même laissés passer car ils témoignent malgré tout de quelque chose (les commentaires sont modérés depuis que je reçois des spams par ce biais et donc les commentaires qui apparaissent sont forcément validés, ce qui est bien gênant).

    La réaction de Makhno serait plus pertinente dans la partie politique qui va suivre et montrera le déroulement de notre prise de conscience collective. On peut dire aussi qu'il confirme simplement la fin du texte par un appel politique devant la faillite morale, mais il entre ainsi dans une dialectique qui a de nombreuses étapes, avec nombre de renversements et de complexifications. Cela commence effectivement par l'opposition à l'Autre, à l'étranger, à l'ennemi pour aboutir à la division intérieure, à l'étranger en nous : dès qu'on prend conscience de ce qu'on fait et répète, on fait autre chose, plus intelligent, un peu plus complexe et conscient de soi.

    On ne parle jamais en son nom. Je peux le dire, moi qui suis si isolé, hors de toute institution ou communautés, mais parler en son nom ne veut rien dire, on parle toujours avec les mots de la tribu, on parle à ceux dont on veut être reconnu. Il vaut mieux ne pas trop parler en son nom car il vaut mieux ne pas dire trop de bêtises mais il est vrai qu'on n'arrive plus à se parler, qu'on n'arrive plus à se regrouper en classes sociales, on n'arrive plus à faire communauté ni adhérer à un discours. C'est notre problème historique. Parler en son nom est le symptôme d'un manque, d'un Je désaffilié, exilé du monde. Cela n'empêche pas que le communautarisme soit insupportable mais aussi qu'une communauté homogène d'individus sans corps intermédiaires soit totalitaire. C'est tout le problème qui ne peut se résoudre qu'historiquement par une dialectique de l'Un et du Multiple où ces oppositions abstraites se complexifient, se composent et s'intériorisent. La réponse d'Omar est très nécessaire mais elle pêche malgré tout par son universalisme qui supprime toute différence et, en fin de compte, toute communauté (pour ne plus garder qu'une communauté abstraite ou idéelle, l'Umma des croyants).

    Le ressentiment anti-immigrés se comprend facilement (c'est un classique), cela n'empêche pas que ce soit de la bêtise, une façon bien maladroite de trouver une appartenance dans la distinction de l'étranger. Ceci dit, cela ne changera rien à cette xénophobie de base. Il est bien sûr absurde de croire que les sans papiers sont mieux traités que les Français, sauf très exceptionnellement, mais cela n'empêchera pas ceux qui se trouvent dépourvus de trouver qu'on n'en fait plus pour les autres que pour eux. Il ne faut pas voir que la haine car ce qui s'exprime ainsi, c'est une demande de communauté à laquelle il faudra bien répondre. D'abord, il serait bon de tordre le cou à la bonne conscience morale qui assimile le FN au Mal, comme d'autres le font avec l'Islam, et qui dans sa détermination à lutter contre le FN se sent déjà meilleur! On se rassure à bon compte à vouloir faire le diable de ce groupuscule ridicule. Le FN (comme le terrorisme) est une réaction, l'expression d'un négatif. Ce n'est pas un mouvement autonome de la société, ni un corps étranger, mais l'expression d'un mal dans la société et le FN lui-même est divisé, il ne faut pas confondre dirigeants, militants et électeurs (eux-mêmes divisés).

    L'inquiétant c'est qu'il n'y ait pas tellement d'autre choix pour exprimer ce négatif même si l'extrême gauche a repris quelques couleurs (mais reste aussi ridicule et plutôt un obstacle au changement). Ce qui est vrai c'est qu'une société en déroute peut provoquer de violentes réactions. Il semble qu'il en faudra d'autres hélas pour que cette société prenne conscience d'elle-même et ne s'abandonne plus au marché pour fonder, peut-être, une Europe des peuples, une Europe écologisée et relocalisée, basée sur ses habitants et non sur les profits, une Europe plus solidaire et, inévitablement, ouverte à l'immigration, en particulier islamique, ce qui ne peut être sans effet en retour sur nos sociétés, comme il en a toujours été dans l'histoire.

  4. Bonjour,

    face à l'ensemble de ces portraits que vous esquissez avec talent (même si il est inspiré du cheminement logique de la réflexion d'Hegel)... on pourrait facilement se dire "Alors que puis-JE faire? Qu'elle position adopter par rapport à la société, aux évolutions que je lui souhaite? ".

    J'ai souvent utilisé, tentant de saisir l'image du 'Sage', l'hypothèse selon laquelle 'est sage celui qui, ne cherchant pas à sortir du lot, cultive son jardin afin d'en partager les bénéfices avec ceux qui viendront à lui'.

    Cette sagesse que j'envisage possède donc une lacune, elle n'entraine pas d'action vers l'exterieur. Un avantage aussi, ne se construisant pas dans l'affrontement peut-être est-elle moins facilement détourné de son cours.

    Une individualité ne peut changer le cours du monde. Leur sommation peut acquerir une masse considérable.

    Une éducation permettant à tout Homme/Femme de comprendre notre monde dans sa complexité est la seule clé ouvrant la porte du changement. Si l'on peut envisager un degrès de liberté dans nos actions, il resultera avant tout de cette capacité à percevoir, analyser, décider et qui est le fruit de la transmition des savoirs.

    Les 'intellectuels anonymes' se multiplient...une conscience collective se développe. Elle ne fera que grandir...si l'éducation se maintient dans nos pays et se développe ailleurs !

    Bien sur à l'échelle de nos vie, rien ne va assez vite en ces matières mais 100 ans ne se sont pas écoulés depuis la Révolution d'Octobre et pourtant la planete à connu tellement de changement !

    L'actualité nous montre quotidiennement que pour fonctionner une société doit être basé sur des fondations acceptèes par tous ces acteurs. Les contrats tacites se doivent d'évoluer, ils évoluent de grès ou de force avec l'évolution de la conscience collective.

    Vous oeuvrez par votre travail sur le net à cette évolution...

    Je pense que toute volonté de définir une morale est avant tout une manifestation égocentrique, volonté d'agir sur l'autre (même s'il est collectif)( à la réflexion, je pourrais taxer du même égocentrisme toute volonté de réformer le monde). 'Les morales' car elles ne peuvent qu'être multiples et propres aux individus, évoluent au grès de leurs prise de conscience de l'autre (le 'Je' inclu, pour parler comme vous...bien pâle imitation excusez moi !). Par contre je considère important de définir des repères 'primaires' constituants essentiels du socle social (le respect de la vie animale, le respect de la liberté de l'autre, ...) et à partir desquels se construiront les morales propres à chacun.

    ...tout cela mériterait développement et analyse, c'est de la réflexion en directe, cela ne vaut pas vos travaux et ceux de vos illustres confrères philosophes.

    Franchement j'admire votre travail que je considère comme une Somme et par bien des aspects j'envie votre parcours. Pourtant je sais (à ce que vous en dites) ou vous en êtes.

    Votre objectif doit-être de transmettre, de partager, pour cela il faut durer !
    L'intelligence de l'homme résulte aussi dans ses capacités d'adaptation...peut-être devriez vous songer à vivre, faites vous fourmi.

    La sagesse gagnée bien souvent au prix de nombreux excès n'est-elle pas finalement la prise de conscience que l'équilibre est l'élément vital de tout système (de l'homme aux sociétés).

    Phil

    ps: peut-être trouverez vous que mon texte n'a que peu de rapport avec votre article...mais il est difficile de discuter d'un travail qui nous dépasse, aussi ai-je exprimé là ce que votre article à succité en moi comme reflexion. N'est-ce pas là le but?

  5. pouriez vous préciser sur le cas michel onfray , car ce qu'il dit du plaisir quand il parle d'épicure , me semble contradictoire avec le portrait de bafreur que vous semblez en faire . avec la logique sectaire ( le jardin d'épicure) on voit quand même que cette invitation à cganger sa vie et à rechercher l'ataraxie vise aussi à transformer le monde.

  6. Je rectifie tout de suite : il ne s'agit en aucun cas de portraits mais seulement d'illustration.

    Je ne fais que restituer les analyses de Hegel dans la Phénoménologie qui date de 1807, ce sont les concepts qui sont en jeu pas les personnes. Je me suis excusé de leur caractère inadéquat, parfois proche du ridicule pour presque tous (identifier Foucault au règne de la vertu est bien sûr une provocation). Toutes ces personnalités sont engagées politiquement ce qui réfute leur identification à une position purement morale. C'est juste un truc de communication pour susciter l'intérêt avec des "peoples", montrer le caractère d'actualité de ces questions, rendre l'exposé plus vivant. Certes je n'ai pas mis n'importe qui (mais j'en changerais bien plusieurs si je trouve mieux ou plus connu). La question qui se pose plutôt c'est qu'on puisse s'y laisser prendre et croire que ce sont des portraits alors que ce n'est qu'un jeu de concepts.

    A part ça, les épicuriens ont toujours été calomniés et traités de pourceaux, ce qui est injuste mais pas sans raisons non plus, et qu'un certain épicurisme s'imagine vouloir changer le monde en cultivant son jardin tout comme le réformisme du parti de la vertu, c'est leur affaire qui ne change rien et il est beaucoup plus intéressant de souligner comme Kojève que le jardin d'Epicure est une philosophie de la propriété privée, de la séparation de la vie privée et de l'engagement politique.

    Il ne s'agit pas avec un tel texte de donner des clefs pour des jugements sommaires mais d'inciter à la réflexion. Il y faut la méditation de toute une vie. Il faut se demander en quoi la dialectique déconsidère telle ou telle position mais il faut aussi se rappeler que chaque position se justifie et doit être conservée d'une certaine façon. L'illusion serait de se croire supérieur à tout le monde comme en dehors de l'histoire. Le fait est que l'engagement politique est problématique actuellement justifiant un repli moral. Il ne s'agit pas d'attaquer un tel ou un tel pour se gonfler soi-même mais bien de créer les conditions d'une refondation collective du politique, sortir du libéralisme sans tomber dans le totalitarisme.

    Enfin je répondrais à Phil que je ne prétends pas à la sagesse c'est le moins qu'on puisse dire (voir mon texte sur "qu'est-ce que la philosophie") et que le déséquilibre est aussi vital que l'équilibre ou le juste milieu mais que, de toutes façons ce n'est pas l'animal qui doit en juger, une vie ne vaut pas le coup d'être vécue à n'importe quelle condition, ce que mesurent les courbes des suicides avec une certaine précision, y compris les attentats-suicides qui redonnent leur dignité aux esclaves en bravant la mort plutôt que de subir l'humiliation.

  7. Je me suis piqué au jeu à partir d'un titre de billet ...à envisager plutôt un Coluche qui illustrerait à merveille une "autre position morale".

    Misère, misère...Parodie de chanson engagée, vulgaire surement mais populaire avec certitude et surtout inscrite aussi dans l'action locale [et alimentaire] . Se rendre accessible au plus grand nombre devrait être un pré requis de tout intellectuel, donner un vrai sens aisément déchiffrable une priorité de tout engagement politique. Le reste ressemble à du bavardage...un buzz ronflant.Thèse, anti-thèse, fouthèse, et avec une couche de numérique ça devient vite le "footware" [blague d'informatitien].

    Tout ça pour dire que j'ai bien tout lu, pas tout compris de quoi il est question sur ce sujet fort...mais ça m'a bien plu (en toute sincérité) et replongé dans mes années de philo et de contestation ...mais hélas, faute de pratique, j'ai beaucoup perdu et sans décodeur c'est dur .... Hegel ...ah l'enfoiré comme dirait l'autre...misère! aller j'vais me taper un petit Efferalgant bien mérité.

  8. Il est certain que la politique ne va pas sans simplification et que plus on s'adresse au grand nombre, plus il faut simplifier (c'est un problème de rapport signal/bruit), de là à dire que ce qui n'est pas immédiatement compréhensible par tout le monde ne vaut rien, il y a une marge... C'est un peu comme si on prétendait que la physique ne vaut rien parce qu'on n'y comprend rien.

    La complexité du monde est bien réelle ainsi que le caractère contradictoire de l'existence quoiqu'on en pense et même s'il peut être vexant de ne pas en avoir une intelligence immédiate. Croire qu'on fait exprès d'être incompréhensible est simplement une bêtise (c'est par contre ce que fait l'ésotérisme, non sans raisons, sachant que tout savoir demande un dur apprentissage et pour éviter le simplisme).

    Ce n'est pas parce que Hegel est illisible que ce qu'il dit n'est pas indispensable. Bien sûr Hegel n'a pas fait exprès d'être illisible, il voulait même être accessible à tous en utilisant le langage courant et des exemples concrets mais il ne suffit pas de vouloir être clair pour y parvenir... Comme tous les lecteurs de Hegel, lorsque je le lis je n'y comprends d'abord absolument rien. Il faut du temps et du travail pour apprendre, qu'on le veuille ou non. En tout cas, en général, c'est ce que je tente, de rendre accessible des pensées difficiles. Je ne peux y arriver que relativement. C'est déjà beaucoup plus facile que l'original mais sauf à réduire tout le contenu à "morale pas bon, politique mieux!" il faut en passer par la dialectique effective où l'on se prend les pieds, dans le réel de la vie.

    Certes il y a plusieurs niveaux de vulgarisation. Je m'occupe de décrypter le plus difficile mais il en faut d'autres pour s'adresser à des publics plus larges (Coluche qui était loin d'être bête serait certes utile ici sans doute). On aimerait faire mieux mais on ne fait jamais que ce qu'on peut !

    Encore une fois, ne pas comprendre n'a rien d'exceptionnel, c'est le début de la pensée et notre lot à tous. Il faut beaucoup d'humilité. On est trop habité à la communication immédiate de propagande télévisuelle, la réalité est autrement inaccessible et un texte philosophique se lit très lentement et demande réflexion.

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