Il faudra bien l'admettre, pour un parlêtre qui se raconte des histoires, tout est faux ou presque, aussi bien la propagande officielle que la contestation de son mensonge au nom d'une "vraie vérité" aussi trompeuse - bien que sincèrement crue car il ne s'agit pas de mauvaises intentions dans les conflits entre religions ou idéologies aussi fausses les unes que les autres ! Quand presque toutes les populations sont encore religieuses, y compris les Américains les plus avancés, il n'y a rien à attendre de bon sinon de nouvelles guerres de religion (ou de civilisation) avec leur cortège d'horreurs. Il n'y a guère que la science universelle qui pourrait nous réconcilier mais on en est encore loin, la plupart tenant trop à ses croyances traditionnelles (patriarcales) avec leurs mythes fondateurs.
Si le langage narratif nous fait vivre dans une fiction, on a vu que cette fiction est cependant très productive pratiquement, au point de définir notre humanité depuis le Paléolithique supérieur. D'abord de faire exister un monde commun et des institutions - jusqu'à donner existence à l'autre monde, celui des morts - et, plus généralement, de permettre de nous situer entre passé et avenir dans un récit de soi et de nos origines. Ces pures fictions transmises religieusement de générations en générations sont aussi promesses de liberté, par rapport au donné immédiat, mais surtout d'une vie meilleure à venir. Il semble bien que, tout comme les contes dont on nous berce pour nous endormir, une des fonctions du narratif social soit effectivement de nous peindre la vie en rose. Chacun le sait d'une certaine façon et même se fait un devoir d'y contribuer pour soutenir le moral des troupes. Ainsi, on se croit obligé de persuader enfants ou adolescents que la vie vaut la peine d'être vécue - justement parce que cela n'a plus rien d'évident, de naturel, dès lors qu'on parle et qu'on doit se faire une place dans le monde humain, celui de la fiction devant lequel le réel fait pâle figure. L'optimisme devient de rigueur faisant miroiter des utopies paradisiaques recouvrant une réalité sordide de guerres, d'injustices, de douleurs, de maladies, de fins de vie lamentables. Cela n'empêche certes pas des bons moments et de rester attaché jusqu'au bout à la vie (cet improbable miracle d'exister) mais ces petits bonheurs qui nous aident à vivre ne sont pas suffisants pour faire de belles histoires enthousiasmantes avec leur aspiration à l'absolu (purement verbal).
Ce storytelling généralisé ne serait donc pas si différent des contes qu'on raconte à nos chers bambins et qui alors ne seraient pas innocents et purs récits arbitraires servant juste à l'apprentissage de la langue. Ce qui frappe, c'est au contraire leur uniformité, que Vladimir Propp avait mise en évidence en 1928 pour les contes russes dans sa "Morphologie du conte" (essai de narratologie) mais qu'on retrouve étonnamment sur toute la surface de la Terre (de l'Afrique au Japon). Je suis d'autant plus sensible aux universaux des contes que, lycéen, j'avais lu à la bibliothèque toute la collection des "Contes et légendes" de tous les pays, sidéré (et lassé) des répétitions ou ressemblances. Si leur structure se révèle très simple et monotone, un peu comme une grammaire, son universalité fait qu'on ne peut l'ignorer ni la considérer comme marginale alors qu'elle semble bien faire partie intégrante du langage narratif, s'ajoutant à ses autres propriétés. Malgré la banalité apparente qui rend invisible la trame de tout récit, on peut dire que l'omniprésence de ce soubassement mythique fait de chaque phrase un fantasme, comme exagère un peu Julia Kristeva, dessinant dès nos premiers balbutiements ce que serait une vie réussie, justifiée, digne d'être contée aux génération suivantes (et la cruelle déception de ne pouvoir y parvenir).