Cet hors-série de Sciences et Avenir, qui est d'une lecture assez ardue pour une revue grand public, est l'occasion d'essayer de faire le point sur la question de l'émergence qui est celle des rapports entre le tout et ses constituants (depuis Lloyd Morgan "Emergent Evolution", en 1923). La confusion règne sur ce sujet, ce numéro en témoigne, on se croirait aux temps moyenâgeux de la querelle des universaux et du nominalisme. Ainsi, on peut regretter qu'il ne soit même pas fait état de deux modes d'émergence qu'on peut juger fondamentaux : la pierre de voûte qui fait tenir le tout et le bruit qui brouille les signaux !
L'émergence signifie que le tout n'est pas réductible à ses parties, il est plus (possédant des propriétés propres, surplombantes) et moins (il ne possède pas toutes les propriétés de ses parties, il y a perte d'information). L'existence de propriétés émergentes et donc l'existence d'une totalité en tant que telle, est la réfutation du réductionnisme et la tentative de conceptualiser scientifiquement, hors de toute mystique ou spiritualisme, ce bien curieux mystère que l'addition de plusieurs éléments n'est pas toujours égal à leur somme, 2+2 ne font pas toujours 4 ! Sous cette forme cela parait impensable pour un esprit rationnel qui se croit obligé d'invoquer une "auto-organisation" quelque peu magique, alors que ce sont la plupart du temps des phénomènes fort simples. Essayons d'en faire la liste :
1 - Les interactions entre éléments annulent leurs différences ou les combinent. C'est ce qui limite la portée de certaines forces qui s'annulent (charges électriques) ou s'équilibrent à un niveau supérieur d'observation où les éléments ne sont plus individualisés mais pris en masse, niveau statistique et global (foule, thermodynamique, bruit) où peuvent apparaître de nouvelles propriétés de dispersion comme l'entropie aussi bien que des phénomènes de synchronisation ou de rythme, de renforcement ou de canalisation (un fleuve qui se creuse) qui ne sont absolument pas réductibles aux éléments en jeu (niveau moléculaire). C'est l'émergence la plus simple, qui relève de la mécanique statistique.
2 - Un autre effet de masse qui n'est pas réductible à ses éléments, c'est l'effet de seuil qualitatif, quand la quantité se transforme soudain en qualité, phénomènes d'émergences non-linéaires déterminant un horizon spécifique, un niveau hiérarchique, un changement de régime. Ce peut être un ordre qui émerge d'un état chaotique (par brisure de symétrie comme dans la cristallisation) ou bien un état chaotique émergeant d'un état stable. On peut prendre l'exemple du discontinu atomique qui devient continu au niveau de la matière macroscopique, elle même constituée en objets discontinus qu'un niveau plus élevé ne pourra discerner d'un fond continu. Il ne s'agit pas seulement de niveau d'observation mais de modes d'interaction et de niveaux d'organisation. Ce ne sont pas les mêmes forces qui s'exercent à l'intérieur de l'atome, entre atomes ou entre les planètes. Chaque niveau s'organise à partir des niveaux inférieurs mais sur ses dynamiques propres, notamment des durées de plus en plus longues (une plus grande stabilité) à mesure que ses dimensions s'accroissent. [D'une certaine façon, l'émergence par effet de seuil peut s'appliquer aussi à des phénomènes complexes comme l'émergence de nouvelles idées, d'une nouvelle puissance ou d'organismes vivants (plantes, champignons) car ce sont des phénomènes de complexification qui prennent du temps et sont donc préparés de longue date, n'émergeant soudain qu'au moment où ils ont atteint un potentiel suffisant qui leur donne l'avantage.] Avec les niveaux d'organisation on n'est plus dans la statistique, ni dans la mécanique mais dans une rupture de causalité. On reste pourtant dans le quantitatif avec la mesure d'un niveau.
3 - Dès lors qu'il y a des niveaux de réalité, non seulement un niveau ne se réduit pas au niveau inférieur et à tout ce qui peut s'y passer, mais il impose plutôt au niveau inférieur le stress de lois d'interactions entre niveaux supérieurs (qui sont le "potentiel organisateur" de la théorie des catastrophes de René Thom ou la pression de l'individuation pour Simondon). C'est une propriété globale qui ne renvoie à rien de local et qu'on ne peut pas vraiment appeler émergence (plutôt contrainte de champs, puits de potentiels, onde de choc). En tout cas un conflit, une guerre comme toute interaction avec un milieu se répercute sur les niveaux inférieurs qui n'y sont pour rien mais y sont plongés malgré eux. Ainsi, beaucoup plus que les phénomènes bottom/up, dans les marchés, il y a surtout des contraintes macroéconomiques et une tendance à l'équilibration des circuits économiques constituant une causalité descendante à partir des politiques économiques, de la concurrence extérieure et de la rareté de la monnaie ou des biens. Ce processus de causalité descendante, par sélection (essais/erreurs) et contraintes mécaniques, contamination ou simple perception, ainsi que, on y reviendra, par rétroactions positives (plaisir, récompense, ressources, reproduction) et négatives (peines, répression, réduction, élimination), est absolument primordial à reconnaître. On peut dire cependant que c'est exactement le contraire de l'émergence car ce ne sont pas des propriétés qui viennent de l'intérieur mais bien de l'extérieur, dans l'interaction entre niveaux émergents et dans le contre-coup mécanique sur leurs éléments (c'est évident dès qu'on prend des exemples historiques ou sociologiques).
4 - On s'éloigne un peu plus du réductionnisme avec l'emboîtement des formes qui, par exemple, change complètement les propriétés d'une molécule d'eau par rapport aux propriétés de l'hydrogène et de l'oxygène qui la constituent (H2O). On comprend bien que deux objets emboîtés n'ont pas la même forme que les objets séparés, d'autant plus s'ils sont complémentaires, introduisant dans ce cas des totalités effectives, de la molécule à la sexualité. Les propriétés globales sont celles de la configuration de ses éléments, essentielle en chimie, encore plus en biochimie. L'émergence d'une forme résulte en général d'un principe d'économie, il faut de l'énergie pour la défaire. [Une forme comme une bulle de savon résulte d'une "contrainte globale d'extrémalité" (D'Arcy Thompson) minimisant la surface et donc les forces de tension superficielles.] Le fait que ces propriétés puissent être calculables parfois n'empêche pas que ce soient des propriétés émergentes qui n'existent pas dans chaque élément séparé, ayant perdu son indépendance. Avec le jeu infini des formes, on entre dans le pur qualitatif et l'incalculable.
5 - Un cas particulier d'émergence de formes, c'est l'émergence d'une totalité sous la forme d'un circuit qui se ferme, d'une membrane, d'une clôture, d'une frontière, d'un cycle reproductif. La pierre de voûte n'est qu'une pierre comme une autre mais en fermant la voûte elle la solidarise, la constitue en tout qui tient. Il suffit d'enlever une pierre quelconque pour que l'édifice s'écroule, comme il suffit d'une balle pour tuer un homme, il suffit d'un trou dans un tuyau pour que le circuit s'arrête. Aucun élément du circuit ne vaut en lui-même ni par sa matérialité mais seulement de se fermer, de faire cercle ensemble, assurer la continuité, la circulation d'un flux ou des échanges. Ce qui émerge à ce stade c'est la totalité comme telle.
6 - Autre cas plus complexe du circuit, c'est la boucle rétroactive, les phénomènes réflexifs ou récursifs d'une construction interactive avec l'environnement. La causalité n'est plus seulement intérieure, il n'y a donc plus vraiment émergence à partir de ses organes mais à partir de l'extérieur, à partir des effets, en premier lieu par la sélection naturelle et la viabilité effective mais aussi dans la recherche de nourriture. Ce qui émerge ici avec l'organisme ou l'organisation, c'est la finalité et le projet, l'objectif de la vision qui vise son objet ou sa proie. On en chercherait vainement la cause dans un élément particulier du corps, en dehors de la finalité de l'organisme tout entier, de sa durabilité et sa reproduction, qui opère là aussi par causalité descendante (downward causation), intersection des contraintes internes avec les contraintes du milieu. Cette fois-ci, on est dans une totalité réflexive capable de se modifier soi-même, une interaction contrôlée avec le milieu, dans une espèce de conflit permanent, d'un perpétuel ajustement avec la réalité, où la mémoire (l'ADN) prend le pas sur les autres constituants pour guider l'ensemble, où le corps obéit à l'esprit, où c'est l'effet qui devient cause.
7 - Si avec la vie l'organisme prend son indépendance par rapport à ses constituants pour se projeter sur l'extérieur et répondre aux informations qu'il en reçoit, il y a un cas très spécifique de totalité qui n'est plus du tout une somme d'éléments mais qui vient du langage humain. En effet, le langage procède par divisions d'une totalité, par exemple entre l'actif et le passif, l'homme et la femme, l'homme et l'enfant, l'homme et l'animal, l'homme et les dieux, etc. Le vivant ne fait pas autrement dans son processus de complexification, de différenciation interne, de spécialisation des organes à partir de la totalité de l'organisme. Les groupes ou les organisations procèdent de la même façon en se divisant les tâches. La totalité de la société ne résulte pas de l'assemblage miraculeux de fonctions vitales. La division du travail s'explique au contraire par la répartition des tâches utiles à la reproduction de la société. La totalité est donc préexistante et ce qui émerge dans ce cas, c'est plutôt l'individualisation des organes et notre spécialisation qui dépend de nos compétences comparées (nos talents particuliers) et de l'encouragement social (des postes disponibles). Ce n'est pas l'individu qui fait la société, pas plus qu'il ne fait le langage, il y participe et tient son rôle tant bien que mal dans cette activité contrainte et incessante. Il s'individualise en se spécialisant à partir d'un état assez indifférencié. De même la valeur de la monnaie ne tient pas aux individus mais aux échanges entre individus et surtout à la masse globale en circulation, elle représente un pourcentage de la richesse globale. Cette notion de totalité symbolique ou organique est essentielle pour nous, omniprésente, car liée à notre subjectivité et à l'action (la sélection des choix possibles).
8 - On parle d'émergence à propos de bien d'autres choses, de tout et n'importe quoi. Il y a émergence dès qu'il y a une trop grande complexité, incalculable, indécomposable, et donc qu'il y a en fait une simplification, une bifurcation impossible à prédire, une singularité, une surprise, une propriété inexpliquée. On distingue d'ailleurs complexité aléatoire et complexité organisée, mais celle-ci a bien un explication, c'est son organisation et sa fonction, rien à voir avec le calcul de sa "complexité de Kolmogorov" qui évalue sa différenciation interne de façon purement quantitative comme le nombre de pixels dans une image (ou ses capacités de compression) ce qui fait que moins une image est structurée et plus elle est considérée comme complexe ! En dehors du phénomène de complexification qui a le sens précis d'une construction de constructions au cours du temps, la complexité c'est souvent ce qui reste une fois qu'on a épuisé toutes les explications disponibles, quand ce n'est pas juste une forme de scepticisme. L'explication par le hasard, qu'on donne aussi parfois, n'en est pas une. Le hasard n'est cause de rien, comme l'a montré Aristote, par contre des fluctuations aléatoires peuvent avoir un rôle structurant et adaptatif d'exploration ou simplement vibratoire, quand c'est le mouvement qui est la cause efficiente et non son caractère aléatoire. On parle de sensibilité aux conditions initiales, on pourrait parler aussi bien d'amplification de faibles perturbations ou de vibrations excitatrices mais souvent le comportement d'un système complexe dépend beaucoup plus de l'interaction avec d'autres systèmes complexes (et de ses capacités de mémoire) que de sa complexité interne. Même le déplacement d'un nuage de gaz dépend du sens du vent et non du mouvement de ses molécules. La réussite d'une entreprise dépend en grande partie de ses concurrentes. Il est donc bien inutile d'espérer compléter notre savoir quand c'est le réductionnisme lui-même qui est à côté de la plaque dès lors que tout se joue ailleurs...
"Le tout (un solide, un nuage, un organisme) mène sa vie de manière autonome. Les règles qui le régissent ne dépendent pas de celles qui régissent ses constituants. Elles traduisent un autre niveau d'organisation. Elles témoignent du phénomène le plus mystérieux et donc le plus fascinant de la nature : l'émergence".
Robert B. Laughlin, La Recherche, 07/2005, p106
Il y a sûrement d'autres émergences (automates cellulaires) mais j'ai voulu attirer l'attention sur les plus importantes à mes yeux et qui sont trop méconnues en politique ou en économie. Surtout il me semble nécessaire de réfuter une conception émergentiste réduite à "l'auto-organisation" et qui se voudrait écologique alors qu'elle n'est qu'une forme encore plus dogmatique d'un libéralisme qui se prend pour l'état de nature (une prétendue bio-nomics). L'écologie n'a rien à voir dans cet aveuglement car vivre c'est s'organiser pour survivre et ne pas se laisser faire. L'émergence n'est pas un don du ciel qui serait bénéfique par principe, main invisible d'une providence divine, expression d'un ordre naturel et sacré ! On dit que la conscience est une émergence, voire une "survenance", mais ce qui émerge n'est pas un épiphénomène sans importance, c'est une finalité assumée plus qu'un vague sentiment, la direction vers un objectif, une décision qui engage tout le corps (de l'ordre du vote plus que du sondage). L'important n'est pas de savoir s'il y a émergence mais si ce qui émerge est bon pour nous, c'est de savoir ce que nous devons faire, comment réagir collectivement au-delà des condamnations morales et des actions dispersées, des modes et des marchés car nous réglons nos actions sur nos perceptions et notre conscience collective. L'important c'est l'émergence de l'avenir et de nos finalités humaines dans les régulations sociales.
L'émergence de propriétés globales ne doit pas être mise sur le compte d'une mystérieuse auto-organisation mais bien de l'existence concrète de totalités actives et de systèmes organisés. L'auto-organisation n'est elle-même bien souvent que l'organisation plus ou moins "spontanée" des individus face à une mobilisation globale. Malgré les nominalistes, il faut dire que la communauté des bénédictins n'est pas une idée abstraite mais existe bel et bien, ne serait-ce que par ses institutions. Il n'y a pas seulement des bénédictins singuliers. De même, et malgré Margaret Thatcher, il faut dire que la société existe, il n'y a pas seulement des individus ! On peut rire qu'un "sociologue" se pose la question, p77, "Comment une société a-t-elle pu émerger d'un état de nature dans lequel les individus sont égoïstes et isolés ?", comme si cet état avait jamais existé ! Le circuit du don et de l'échange de femmes n'a jamais été réductible à des rapports duels. Un individu isolé ne peut tout simplement pas vivre et ce n'est pas un être parlant. L'individu est une production de la société. Les relations ne sont pas visibles contrairement aux corps, mais de n'être pas matériels n'empêche pas pour autant les liens sociaux d'être tenaces et vitaux. Une totalité sociale ou politique existe dans sa réflexion, ses processus, son histoire, et la nécessité d'éprouver ses limites, même si elles ne sont pas données et dépendent de nous qui en dépendons. Ce qui émerge de cette interaction, ce n'est pas un quelconque arbitraire mais une réalité effective, l'épreuve des faits auxquels ont doit réagir collectivement d'une façon ou d'une autre.
"Il est illusoire de vouloir expliquer la stabilité d’une forme par l’interaction d’êtres plus élémentaires en lesquels on la décomposerait [..] La stabilité d’une forme, ainsi que d’un tourbillon dans le flot héraclitéen de l’écoulement universel, repose en définitive sur une structure de caractère algébrico-géométrique [..], dotée de la propriété de stabilité structurelle vis-à-vis des perturbations incessantes qui l’affectent. C’est cette entité algébrico-topologique que nous proposons d’appeler - en souvenir d’Héraclite - le logos de la forme". p205
"La Biologie actuelle fait de la sélection naturelle le principe exclusif - le deus ex machina - de toute explication biologique ; son seul tort, en l’espèce, est de traiter l’individu (ou l’espèce) comme une entité fonctionnelle irréductible : en réalité la stabilité de l’individu, ou de l’espèce, repose elle-même sur une compétition entre "champs", entre "archétypes" de caractère plus élémentaire, dont la lutte engendre la configuration géométrique structurellement stable qui assure la régulation, l’homéostasie du métabolisme, et la stabilité de la reproduction [..] La "lutte" a lieu non seulement entre individus et espèces - mais aussi, à chaque instant, en tout point de l’organisme individuel".
René Thom, Modèles Mathématiques de la Morphogenèse, p271