L'amour libre
L'amour pose concrètement, dans notre chair, la question de la liberté avec toutes ses contradictions. On pourra voir effectivement, avec la belle phénoménologie
de l'amour de Jean-Luc Marion
que le véritable amour éveille nos chairs et dure toujours alors que Serge Chaumier
montre en sociologue comme les formes d'amour ont évolué historiquement
avec la libération des femmes jusqu'aux formes actuelles instables et multiples
où se cherchent des relations plus libres et authentiques. L'indispensable Francesco Alberoni
célèbre le caractère révolutionnaire et fondateur
de l'amour annonçant des bouleversements sociaux, alors qu'Ortega y Gasset
insiste au contraire sur le libre choix amoureux engageant l'avenir,
sur ce qui distingue le désir sexuel d'un amour qui est
décision de vivre ensemble et de partager la vie quotidienne
dans sa banalité.
Pourtant, il semble bien que la seule excuse de l'amour soit le
désespoir et que cela finisse la plupart du temps en "guerre des
sexes" plus ou moins sordide dont la littérature témoigne
(notamment Colette pour la partie féminine). Avec Paul-Laurent Assoun,
la psychanalyse dévoile le caractère traumatique de la
sexualité et les ressorts inconscients de la Loi de l'amour
(courtois) où c'est la femme (la maîtresse) qui fait loi,
jusqu'au masochisme. La dimension incestueuse de l'amour semble nous
condamner à la transgression ou bien à l'obstacle et la
distance idéalisant l'objet du désir mais ne laissant que
peu de chances à un amour durable (si ce n'est en acceptant
d'avoir deux amours peut-être ? solution inacceptable et pourtant traditionnelle). En annexe, il a paru utile de
rappeler ce que la sexualité féminine
garde de mystérieux pour la psychanalyse, ainsi que le témoignage
qu'elle recueille du ratage du rapport sexuel et du malentendu entre les sexes.
Préliminaire : la libération de l'amour, 14/02/04-04/04/04
S'il fallait se délivrer de la névrose chrétienne
et "cultiver" notre part sexuelle, si la tâche la plus considérable
était d'abattre le patriarcat et sa domination des femmes, la véritable
libération ce serait celle de l'amour.
Phénoménologie de l'amour, 08/03/04, 28k
Jean-Luc Marion, Le phénomène érotique, Grasset, 2003
Tentative de décrire les figures de la conscience de la relation
amoureuse qui part de la haine de soi et de la nécessité d'être
aimé à l'échange où chacun donne à l'autre
ce qu'il n'a pas, l'érotisation de sa chair. L'amour n'est pas une
passion irrationnelle, absurde ou insignifiante, l'amour ne dérive
pas de l'ego, mais le précède et le donne à lui-même,
incarnation qui précède tout sujet, désir qui précède
toute connaissance. La satisfaction du désir confronte l'amour à
la finitude et au mensonge mais chacun resterait fidèle à tous
ses amours passés, dans la certitude d'avoir été aimé.
Des amours multiples, 18/03/04, 27k
La déliaison amoureuse, De la fusion romantique au désir d'indépendance,
Serge Chaumier, Payot
Après la phénoménologie
de l'amour rêvé unique et éternel, la sociologie des
amours d'aujourd'hui multiples et temporaires, la déliaison amoureuse,
la libération féminine, le désir d'indépendance
et les familles recomposées, le conflit des modèles amoureux
entre amour fusionnel et "fissionnel".
La révolution amoureuse, 29/03/04, 28k
Le choc amoureux, Francesco Alberoni, Pocket
L'amour comme "état naissant d'un mouvement collectif à deux",
force de transformation révolutionnaire de la vie quotidienne, destruction
des anciennes institutions et des anciennes communautés, suite à
une surcharge dépressive, mais aussi fondation de nouvelles institutions
et d'une nouvelle communauté. La passion amoureuse est transgressive,
elle se construit contre l'obstacle et la Loi. L'énamoration est une
renaissance, le retour de la force vitale, des projets et de l'espérance.
C'est un moment exceptionnel et, comme tel, il ne peut durer sans s'institutionnaliser
et tomber dans l'ordinaire jusqu'à la prochaine révolution.
L'amour naissant annonce parfois des révolutions imminentes et les
mouvements sociaux favorisent la naissance de l'amour. On est loin d'une
passion inutile et plus près d'une folie sacrée où nous
trouvons notre origine.
Le choix amoureux, 25/04/04, 45k
Etudes sur l'amour, José Ortega y Gasset, Rivages
Le choix amoureux est largement inconscient mais c'est un véritable
choix, manifestation de notre liberté, de nos préférences, de nos valeurs
et de notre projet de vie, non pas d'une "cristallisation" illusoire. Dès
lors, ce n'est pas le coup de foudre qui compte, ni la jouissance sexuelle,
mais bien la vie commune, son institution, l'amour n'étant pas désir mais
union active dans la vie quotidienne, projet commun conscient autant qu'accord inconscient.
La guerre des sexes, 17/05/04, 38k
Colette (Le génie féminin 3.), Julia Kristeva
Il fallait une intellectuelle reconnue comme Julia Kristeva pour réhabiliter
le témoignage de Colette sur la libération féminine et la (bi)sexualité de
la femme, identification incestueuse à la mère archaïque retrouvée, avec
ses relations triangulaires, la guerre des sexes qui sépare inexorablement
les amants d'hier, la malédiction de l'amour et de ses jeux pervers qui nous
laissent de plus en plus solitaires...
Après l'amour (postface), 01/06/04, 60k,
Le couple inconcient, Paul-Laurent Assoun, Anthropos, 1992
L'amour et la littérature sont avec le foyer et les
enfants des domaines où c'est la femme qui fait la loi. Le
masochisme pourrait être l'aboutissement de l'amour courtois mais
l'amour postfreudien serait condamné à la farce ou au
crime. Dans son roman Adolphe,
Benjamin Constant témoigne de son
impossibilité à se soumettre à la loi
féminine, déchiré entre son amour et son besoin de
liberté. Lou Andreas-Salomé résoudra la question
par la distance et la sublimation dans l'art ou le mysticisme de la
nature. Ce n'est pas à ce prix pourtant que les promesses de
retrouvailles de l'amour pourront
être tenues, mais de pouvoir vivre ensemble durablement, avec
assez d'humour. Il semble bien que la seule solution stable, c'est
d'avoir deux amours, malgré qu'on en ait...
Annexe : La sexualité féminine, 16/04/04, 82k
Préliminaires
L'amour n'a point d'âge ; il est toujours naissant.
Pascal
La
libération sexuelle est bien rentrée
dans les moeurs. On ne compte plus les livres sur le sujet et la pornographie
nous envahit de plus en plus. En détachant la sexualité de
la reproduction naturelle, le déclin du patriarcat a non seulement
libéré la jouissance féminine mais constitué
la sexualité en fait de culture, valorisant l'inventivité,
la construction de soi et la négation de la nature, puisque la culture
se pose toujours en opposition à la nature (le symbole doit se distinguer
de sa matérialité). C'est bien ce côté contre-nature
qui faisait pour les Grecs la supériorité de l'homosexualité
comme fait de haute civilisation sans commune mesure avec la "bestialité"
des rapports hétérosexuels. Aujourd'hui ce serait plutôt
les transsexuels qui représentent l'aboutissement d'une sexualité
construite. Ceci semble à peu près admis, au moins dans
les médias. On va même jusqu'à suggérer que cela
redonnerait leur dignité à toutes les sortes de pratiques sexuelles,
ce qui est un peu léger et tombe sur la question de la liberté
de l'autre, en particulier pour la pédérastie. On n'échappe
jamais complètement à la norme (mâle). En tout cas du
sexe, il y en a partout. On ne peut faire comme si la révolution sexuelle
n'avait pas eu lieu, la libération de la femme, la psychanalyse, les communautés,
les amours multiples depuis l'adolescence, même si, comme toujours,
les anciens modèles persistent bien après avoir perdu leurs
bases concrètes.
S'il fallait se délivrer de la névrose chrétienne
et "cultiver" notre part sexuelle, si la tâche la plus considérable
était d'abattre le patriarcat et sa domination des femmes, la véritable
libération ce serait celle de l'amour. La question de la liberté
en amour est ce qui nous passionne vraiment et reste notre actualité,
l'exigence de s'engager dans un
amour libre. Ce n'est certes pas aussi facile qu'on
a pu le croire, mais c'est ce que l'époque nous force à résoudre
dans notre vie amoureuse et le jeu en vaudrait bien la chandelle si
on pouvait ranimer un peu la flamme d'un amour rayonnant.
Qu'il vienne, qu'il vienne, le temps où l'on s'éprenne !
Contrairement à ce qu'on a pu croire, dans l'enthousiasme de
Mai 68, il ne s'agit pas de multiplier les partenaires sans rien partager
ni construire, sans compagnon pour vivre ensemble, de plus en plus seul et
détaché de tous, mais il ne suffit pas d'en dresser un constat
d'échec comme s'il suffisait de revenir en arrière et renoncer
à ces folies de jeunesse, car nos pratiques amoureuses ont réellement
changé, elles ont gagné en authenticité et chacun éprouve dans sa vie les contradictions
des exigences d'un amour libre, sans arrêter de le pratiquer (mal). Il faudrait
donc bien reprendre le
projet d'une libération de l'amour qui
ne s'épuise pas dans la dispersion et la solitude mais permette la
continuité et la profondeur de fidélités multiples,
au-delà des 6 semaines auxquelles Fourier limitait beaucoup trop la
passion, en essayant de dépasser les rapports de domination,
sinon des jalousies plus tenaces. L'amour libre, ce n'est pas faire n'importe quoi avec
n'importe qui, mais faire l'amour vraiment entre personnes singulières, en sachant que lorsqu'on a aimé
une fois, on aime pour toute la vie, et si on doit se quitter,
rester des (anciens) amants, en maintenant une relation plus ou moins
épisodique, comme d'une famille personnelle "recomposée" (dont
les enfants sont souvent le lien). L'amour libre, c'est être libres
ensemble comme dit François de Singly, c'est la liberté d'aimer,
un amour qui reste libre et pour cela reste un véritable amour.
Je ne prétends pas du tout
détenir la solution, seulement essayer de poser le problème, montrer
que la question se pose et nous déchire. Ce n'est pas un sujet sur lequel on peut parler sans s'exposer et s'impliquer.
Parler d'amour est une jouissance en soi, mais, il y a aussi
un enjeu de connaissance à parler d'amour, et qui n'est pas mince. Les idées
les plus folles courent sur la nature humaine, les plus éloignées
de la réalité, de l'animal machine au calcul rationnel de l'
homo oeconomicus, jusqu'à
la sociobiologie et au darwinisme social, ou bien, à l'opposée, les visions angéliques
morales, politiques ou religieuses d'une perfection idéale. Il est bien difficile d'intégrer
les différents niveaux de notre
humanité (matériel,
animal, parlant, politique, historique). Ainsi, il est bien clair pour
chacun que notre liberté nous constitue comme sujet et fonde notre
dignité humaine, la valeur de notre témoignage, le poids de
nos paroles mais aussi nos devoirs, nos engagements, et pourtant cette liberté
se retrouve soit déniée au nom d'un déterminisme de
principe (tout a une cause plaide l'avocat), soit prétendue totale,
liberté religieuse absolue attachée aux idées de conversion
ou de péché, d'une culpabilité personnelle (le coupable
étant toujours libre pour le procureur qui veut lui ôter sa
liberté). La question de la vérité provoque également
bien des égarements entre un réalisme primaire et le plus complet
relativisme, entre scientisme et mysticisme, entre dogmatisme et scepticisme.
Il suffit pourtant de parler d'amour pour mettre tout le monde d'accord
sur le fait que c'est un peu plus compliqué que cela, et s'introduire
dans le monde des libertés contraignantes et des demi-vérités,
des véritables relations humaines où ce qu'on dit importe moins
que ce qu'on éprouve les uns pour les autres, ce qu'on attend d'un
autre, dans l'instant présent (présence d'une absence).
L'amour nous représente dans notre faiblesse et notre mystère,
il oblige à penser ensemble non seulement nos pulsions animales,
nos rapports sociaux, le jeux des paroles d'amour et des désirs,
mais aussi les contradictions entre liberté souveraine et complète
aliénation, entre communication et tromperies réciproques,
entre boucles de rétroactions positives et dialogues de sourds. C'est
le contraire d'un phénomène linéaire, d'une force constante,
unique et simple, d'un instinct. A partir de l'amour on peut même comprendre
la haine et le mensonge, leur nécessité, tout ce qui fait que
le
mal
est dans le bien. Rien de plus évident ici.
La
psychanalyse a été indispensable pour sortir de la
normalisation et des bons sentiments, rendre compte des ratages de l'amour
ainsi que de la division du sujet, des impasses d'un désir de désir
qui reste jaloux et pervers. L'amour romantique peut d'ailleurs se délecter,
jusqu'au morbide, de la prise de conscience de toute la distance entre l'amour
idéalisé et sa cruauté quotidienne. Plutôt que
de jouer les cyniques, on devrait pourtant en prendre la bonne mesure, ne
pas se raconter d'histoire et, le sachant, refuser autant que possible de
se faire du mal au lieu de se faire du bien. Car l'amour ne se réduit
pas à ces jeux pervers, il y a réellement des amours partagés,
des rencontres exceptionnelles. Certes, on ne peut rêver de supprimer
toutes les souffrances de l'amour alors que ce sont des signes d'attachement,
des manifestations de l'intériorité, de l'authenticité
des sentiments et surtout l'exact envers des jouissances éprouvées,
mais on ne doit pas pour autant se faire une raison de tous les crimes de
l'amour ! La prise de conscience de la réalité est l'indispensable
préalable à sa transformation. Il y a une tâche historique
qui nous reste à accomplir, celle d'inventer du nouveau dans l'amour
pour rejoindre notre présent, inventer un véritable amour
libre et plus égalitaire, délivré des névroses
infantiles et plus durable.
Si ce qui se dit de l'amour aujourd'hui ne me semble guère satisfaisant,
je suis moi-même tellement
ignorant en la matière, encore
plus sans doute que dans les autres domaines où je m'aventure !
Je suis loin d'être un maître qui enseigne une quelconque sagesse
de l'amour (comme certains veulent interpréter la philo-sophie). Ma
conviction est plutôt que tout est encore à dire sur le sujet,
on n'en est qu'aux préliminaires, c'est un savoir qui manque sur l'amour
mais l'amour a sans doute à voir aussi avec ce manque de savoir... Je cherche donc à
comprendre et ne prétends à rien qu'à rendre compte de
mon expérience et de mes lectures car je n'ai à faire valoir
que des contradictions, des désastres, une longue solitude et un grand
trou dans le coeur, souvenir de bonheurs perdus et pourtant inoubliables.
Il ne s'agit pas de la vie telle qu'on la voudrait, mais bien de la vraie
vie telle que nous la vivons dans ce qu'elle peut avoir de cruel et de décevant.
Que ce
chagrin d'amour me rapproche de tous les réprouvés,
les mal aimés de la Terre et leurs trésors de tendresse délaissés,
dans une commune solitude. Bien sûr, je ne suis pas seulement du côté
des persécutés mais aussi des persécuteurs (quoique
je fasse tout mon possible pour en alléger la peine). Je ne peux même
pas dire que ce n'est pas ma faute, que je n'y suis pour rien, ce n'est pas
pour me consoler !
Pour ceux que l'amour a comblé, tous mes
voeux de bonheur, apprenez-nous donc comment nous y prendre.
Pour ceux qui pensent pouvoir se passer d'amour, n'y voyant qu'enfantillage ou n'y trouvant pas leur compte,
je n'ai rien à redire sinon qu'ils ne perdent rien pour attendre sans
doute et si l'amour ne dure souvent qu'un instant, il marque la mémoire
pour toujours. Sans lui nous ne serions rien. Il n'y a pas de
raisons de
vivre qui vaille sans l'élan des corps, la jouissance de l'autre,
l'amour au coeur. "
Ces raisons-là qui font que nos raisons sont vaines".
Comme toute existence, l'amour est un
improbable miracle, il reste l'exception
et non la règle. C'est ce qui en fait un événement cosmique
à chaque fois, où se joue l'avenir du monde.
All you need is love !
Le sens de la vie est toujours
à reconstruire, c'est toujours ce qui manque au moment de la rencontre
de la logique et du lieu.
Aimer l'amour
Le temps de se dire qu'il est déjà
trop tard, qu'on ne connaîtra plus l'amour et tout
recommence à nouveau. Le corps rajeunit, on repart
pour un tour. C'est le bonus, un cadeau qu'on n'attendait plus, sans retenu
ni remords, plus innocent qu'on n'a jamais été. On se croyait
au temps des dernières fois et voilà qu'on découvre
tant de premières fois qu'on n'avait pas osé encore.
J'ai maudit l'amour avant de le connaître. J'étais
hautain et fier de ma lucidité, l'âme tristement enfermée
dans ma solitude. Puis, comme d'autres ont rencontré la
présence
d'un Dieu, j'ai rencontré une femme.
Quoi de plus
ridicule que d'aimer. L'image de l'amoureux qui
implore sa belle est l'image dégradante d'une déchéance,
du fier chevalier qui a perdu toute dignité et substance en donnant
son coeur à sa bien aimée. C'est une folie, une maladie d'amour,
un défaut de communication sans doute car s'y éprouve toute
l'opacité de l'autre, un désir qui veut se prouver et des souvenirs
exaltés qui ne veulent pas mourir. Il ne semble pas qu'on y soit pour
grand chose sinon de s'en délecter, emportés par nos émotions,
précieuse maladie dont on ne veut pas guérir, corps saisi
par une causalité externe qui le dépasse. "
Il y a une plénitude de passion, il ne peut pas y avoir un commencement de réflexion", "
L'on ne délibère point
là-dessus, l'on y est porté,
et l'on a le plaisir de se tromper quand on consulte" nous dit Pascal mais pourtant la raison n'en est pas absente, raison de nos folies car "
c'est une précipitation de pensées qui
se porte d'un côté
sans bien examiner tout, mais c'est toujours une raison, et l'on ne doit
et on ne peut souhaiter que ce soit autrement".
José Ortega y Gasset
précise que cette raison est une perfection, une excellence que l'on
trouve chez l'être aimé, et qui nous enchante.
J'ai longtemps médit de l'amour. Ses aveuglements sont aveuglants.
Les illusions de l'amour et ses promesses intenables sont responsables
de tant de souffrances et de refoulements. Au nom de l'amour tant de crimes
ont été commis, tant de pesantes hypocrisies, tant d'insondables
bêtises. Le mal qu'on nous fait, c'est toujours pour notre bien. Mais
le prix à payer a beau être si élevé, il n'y
a rien de plus merveilleux que ces moments de
rencontre des désirs
qui donnent sens à la vie et au monde, à notre existence corporelle,
au plaisir de la chair et de l'incarnation, d'un corps qui sait pourquoi
il existe et pour qui. C'est une création du monde à chaque
fois. Il n'y a pas de vérité objective qui tienne, ni de raison
suffisante, histoire qui se ferait sans nous, c'est le désir de l'autre
qui nous fait vivre. Nous avons besoin qu'un autre éveille la vitalité de notre corps pour
donner sens à notre existence et l'inscrire dans une histoire collective,
deux par deux, c'est-à-dire quelqu'un pour quelqu'un.
L'amour expérimente le fait que les personnes
ne sont pas interchangeables, qu'elles sont uniques, et pourtant il y a malgré
tout une certaine plasticité de l'amour, il peut même y avoir substitution
momentanée de personne (un transfert), une extension aux autres, un
rayonnement
de l'amour qui ne contredit en rien le caractère unique de sa source.
Simplement, quand on est aimé on devient aimable et on a plein d'amour à donner. L'amour brouille
les frontières et s'ouvre à la communauté, c'est bien
une force révolutionnaire, une libération (
Alberoni).
L'
individualisme n'a plus de sens dans l'amour et une
vie sans amour
est une vie qui n'a pas de sens car la simple raison ne peut fonder
aucune
existence, ni animer un corps. L'amour est ce qui nous met en cause
dans notre être. On existe pour un autre, membre d'une
communauté,
condamné à être libre et à éprouver
les
contradictions d'une liberté bien différente d'une
liberté
théologique ou d'une complète indépendance,
absence
de tout lien qui nous condamnerait plutôt à une
insupportable solitude (de quoi nous rendre fous).
L'origine du monde
Paroles, paroles, paroles. L'amour c'est ce qui nous fait parler à quelqu'un. On
parle d'abord pour séduire (
sub-ducere, conduire à
ses fins, entraîner), autant dire qu'on ne fait appel à la vérité
que pour tromper, charmer, capter l'attention. Les paroles d'amour ne tarissent
jamais et pourtant nous trahissent dès les premiers mots, source
du langage maternel, des jeux de la séduction et des premières
jalousies, appel déchirant, témoignage de la douleur d'un manque,
de la force d'attachement, du besoin de s'assurer de l'amour de la mère
nourricière, phénomène de symbiose, d'incorporation
d'un autre organisme, de mise en communication. L'amour est une relation
totalitaire, relation singulière qui donne son sens à la vie
humaine, l'inscrit dans une histoire, l'intègre dans une totalité
qui le dépasse. Ce qui inscrit l'individu dans une communauté,
c'est l'amour. Tout est communication dans l'amour,
échange de signes
d'approche et d'encouragement, pas à pas, boucle de rétroaction
positive jusqu'à la transe sexuelle et la fusion des corps. Ces
rencontres magiques se déroulent dans un climat de revalorisation
narcissique réciproque où chacun se révèle
possesseur d'une puissance qu'il ignorait. Comme il n'y a pas d'abolition
des personnes, de la séparation des corps (de la séparation
entre émetteur et récepteur), l'amour n'est jamais réciproque
qu'au moment de la rencontre. Plus qu'une réciprocité, un donnant
donnant, c'est plutôt un risque absolu et une surenchère, une
surprise et un émerveillement, le contraire d'un échange marchand
nous laissant quittes. Quand on aime, on ne compte pas (tant qu'on n'en est
pas aux règlements de compte). La déclaration d'amour est donc
toujours unilatérale même si elle a besoin de l'encouragement
de l'autre. On dit que ce sont souvent les femmes qui choisissent leur partenaire,
c'est pour cela que c'est l'homme qui doit faire la déclaration et
qu'elles doivent jouer les indifférentes, exiger des preuves (pour te donner ce que je
veux t'offrir, il me faudra le temps de réfléchir !). Ce sont
les contraintes grammaticales de la compréhension mutuelle, de la
signification du désir, de la décence sans laquelle aucun sens
ne tient. La précipitation peut être fatale et rendre tout échange
impossible (point de non-retour).
Dans l'amour on n'ose hasarder, parce que l'on craint
de tout perdre ; il faut pourtant avancer, mais qui peut dire jusqu'où
? L'on tremble toujours jusqu'à ce que l'on ait trouvé ce point.
La prudence ne fait rien pour s'y maintenir quand on l'a trouvé. Il
n'y a rien de si embarrassant que d'être amant et de voir quelque chose
en sa faveur sans l'oser croire ; l'on est également combattu de l'espérance
et de la crainte. Mais enfin, la dernière devient victorieuse de l'autre.
Pascal, Discours sur les passions de l'amour
Seulement, l'amour ne se limite pas à la jouissance l'un de l'autre
où chacun donne et reçoit le bonheur qu'il n'a pas. La
souffrance
aussi fait partie des signes d'amour. Il n'y a pas d'amour sans détresse
ni souffrance, à chaque séparation au moins. Comme pour un
deuil, la souffrance est une preuve d'amour, impossible de s'en passer (comment
saurions-nous que nous sommes amoureux? On donne du prix à ce qui nous
coûte ou ce qu'on risque de perdre). "
Nous ne pouvons imaginer
l'autre qu'à condition de le perdre" (J. Kristeva, Colette
p18). On peut même dire que toute
souffrance est en son fond une souffrance d'amour car la douleur a toujours
une dimension narcissique d'amour-propre ou de corps blessé, ravivant
d'anciens traumatismes, mais surtout c'est un signal, un cri adressé
à l'autre qui pourrait nous sauver, d'autant plus intense qu'on peut être
entendu (dans le deuil c'est cette proximité que la douleur réactualise,
la présence perdue). Il y a d'ailleurs des souffrances d'amour qui
peuvent être délectables dans une certaine mesure (attendre
l'aimée), mais elles peuvent être aussi absolument insupportables
(se sentir trahi ou abandonné).
Dans l'amour on parle pour parler, pour recevoir des signes d'amour,
entretenir la communication. Les paroles d'amour ne sont pas supposées
dire la vérité mais seulement la force du désir (ce
n'est pas le contenu qui compte mais la relation, l'interaction, le processus). Dès lors, la
dissimulation est indispensable aux dialogues amoureux,
alors même qu'ils jurent de tout se dire, et même d'autant plus
!
C'est le jeu sournois de "
la séduction
et ses logiques de mascarade, de mime, d'artifice, de déni, de perversité,
de mensonge - bref, d'imagination à la fois acide et salutaire, empoisonnante
et jouissive" (J. Kristeva, Colette
p21). Ce n'est pas le moindre des paradoxes
de l'amour, entre coquetteries et serments, qui fait l'expérience
d'un désir capricieux qui s'exhibe et se dérobe ainsi que de
vérités qui ne sont pas toujours bonnes à dire (et plus je m'explique plus je m'enfonce). Pour
séduire, on joue souvent sur ce que l'autre ne peut pas savoir mais
d'un autre côté, c'est bien parce que les intentions de l'autre
me sont inaccessibles que je peux croire qu'il me ballade, qu'il se moque
de moi, qu'il fait exprès de ne pas comprendre. On peut même
être accusé parfois de ne pas avoir compris le contraire de
ce qui se disait pourtant (démenti par un regard peut-être).
Je te dis que je ne t'aime plus pour que tu puisses reprendre ta liberté,
avouer que tu ne m'aimes plus, mais en réalité, je t'aime toujours
et voudrais que tu réaffirmes ton amour, ce que tu ne pourras faire
car trop découragé par mon attitude, déclenchant ma
colère, etc.
L'amour nous divise comme sujet et fait l'épreuve
de notre inconscient qui nous surmène. Il faut faire avec, en prendre
conscience mais le moins qu'on puisse dire c'est qu'on ne contrôle
pas grand chose. En tout cas, loin qu'on puisse s'en passer comme d'un enfantillage,
une passion inutile, il semble bien que ce soit l'amour qui soit le
créateur de notre monde,
celui de la parole et de la tromperie, des contradictions d'un désir
de désir jaloux, de la lutte pour la reconnaissance, de triomphes éphémères
et de défaites innombrables, lumière du jour tout autant qu'angoisses
de la nuit.
La cruauté de l'amour
Les 99 pour cent du mal parmi les hommes proviennent de ce faux sentiment qu'ils nomment l'amour. Tolstoï (de la vie 170)
Chantez l'amour des mères, chantez l'amour rêvé,
mais le mal, et toute la cruauté du monde, vient de l'amour aussi, il vient
de nous, de notre désir jaloux et de notre indifférence, de
l'amour de Dieu ou de la patrie, de tous les ressentiments qui transforment
l'amour en haine et nous rendent si malheureux. C'est à cause de l'amour
que "tout le monde est malheureux, tout le temps". Aimer ce n'est pas toujours
vouloir du bien à l'autre, ce n'est pas souvent un amour désintéressé,
amor beneficentiae (
Amare est gaudere félicitate alterius, Leibniz). Il y a aussi la part de l'amour captatif, dominateur, possessif jusqu'à la dévoration,
amor concupiscentiae.
L'aimé est si important pour nous qu'il provoque de trop grandes peines et
notre amour devient vite ambivalent, chargé de colère et de reproches.
On ne peut séparer l'amour de la haine, ce que Lacan appelait l'
hainamoration, encore moins de la souffrance et de l'angoisse.
Plaisir d'amour ne dure qu'un instant, chagrin d'amour dure toute la vie...
Pire encore, on peut dire qu'il y a une prédominance du
chagrin
d'amour
sur l'amour partagé tout simplement parce que l'attente de
l'amour
malheureux n'a pas de raison de s'arrêter et fixe le désir
tout
comme l'interdit alors que Platon remarquait déjà qu'on
ne
peut continuer à désirer ce qu'on possède
déjà.
L'amour partagé fait à chaque fois l'épreuve de sa
satisfaction, de la finitude et des fluctuations du désir, alors
que l'amour perdu ne fait que ressasser toujours les mêmes
souvenirs, dans un temps où il ne se passe rien. Perdre
l'aimée, c'est perdre une seconde fois les meilleurs moments
passés (ou imaginés), alors qu'ils étaient
déjà perdus la plupart du temps. De plus, il y a
peu de chance qu'un amour qui n'est pas
réciproque le devienne car le désir de l'autre n'y trouve
pas
de résistance, ni attente ni véritable échange qui
lui permette d'exister. Il faut
garder un risque, une attente incertaine, un enjeu à gagner pour
que
l'amour reste réciproque. "
L'amour est une interrogation continuelle. Oui, je ne connais pas de meilleure définition de l'amour", Kundera (le rire et l'oubli, p250).
C'est pour cela qu'il y a presque
toujours un des deux qui aime moins (celui qui est le plus aimé)
car celui qui aime, et n'est pas assuré de l'amour de l'autre,
reste obnubilé par la peur de perdre son amour, paré de
toutes les merveilles d'un bonheur rêvé, alors que celui
qui est aimé ne peut plus s'abandonner à ses rêves
et ne peut éviter d'être agacé des défauts
de l'autre, confronté à la déception de la triste
réalité, jusqu'au mépris souvent, l'esprit
occupé par tant d'autres amours possibles. On pense à ce
qu'on perd, c'est pourquoi "
en amour, il y en a toujours un qui souffre et l'autre qui s'ennuie" d'après Honoré de Balzac. Pas d'amour sans
angoisse. L'amour doit
rester actif et donc menacé. "
Aimer est bien plus fort que
d'être
aimé" comme Aristote le disait déjà.
On ne peut réduire l'amour à la tromperie ou la séduction.
Il y a une vérité de l'amour même si elle n'est pas de
l'ordre de l'exactitude, ni d'une charité universelle mais plutôt de l'
authenticité du désir. Et cette vérité
qui lui donne corps est ce qui le rend cruel lorsqu'il n'est
pas réciproque. Même si l'amour se nourrit d'illusions et de
tromperies, ce n'est pas du tout une pure fiction. Il y a un enjeu de vérité
absolument primordial. L'amour doit être vrai, c'est pour cela qu'on
ne peut le commander, il doit plutôt même contredire le commandement pour paraître sincère. L'amour
réduit au devoir est la pire des hypocrisies et des soumissions ("
La violence qu'on se fait pour demeurer fidèle à ce qu'on aime
ne vaut donc guère mieux qu'une infidélité" La Rochefoucauld,
381).
C'est
parce que l'amour doit être vrai et libre qu'il ne peut
être
ordonné ni garanti, événement
à chaque fois improbable et renouvelé car l'amour donne
lieu et corps, il
est incarnation, moment d'éternité unique. L'amour ne
peut jamais être un droit car il doit être libre
et il s'adresse à une liberté qu'on ne peut ni acheter ni
contraindre, mais c'est pour cela aussi qu'il est si cruel, d'une
cruauté qu'on ne saurait tolérer ailleurs et qui peut
aller jusqu'à mort d'homme,
au nom d'une vérité supérieure, celle du sentiment
ou du désir, de la liberté elle-même,
liberté
de choisir et de dire non. C'est peut-être le dernier domaine
où
chacun sait qu'on joue avec sa vie. Répétons-le, ne
cherchez pas ailleurs l'origine du
mal, de la haine, de l'injustice, de la domination (qui n'est pas
toujours
masculine mais celui qui domine, c'est celui qui aime le moins et c'est
l'homme le plus souvent). Vérité
et illusions, liberté et aliénation, amour et haine,
joies et regrets sont complètement indissociables.
Liberté oblige
L'amour de l'autre reste toujours
incertain (m'aime-t-elle?), la séparation
entre l'amoureux et celle qu'il aime fait de son amour une question sans
fin, jamais résolue que dans l'instant de la réponse. L'amour
s'adresse à une liberté, c'est-à-dire à une
intériorité autonome, son mystère inaccessible aux autres, liberté
qu'il cherche en permanence à s'assurer, au mieux par l'échange
de signes d'un encouragement mutuel, au pire par des serments éternels
où la liberté semble se perdre mais qui au fond ne disent que l'éternité
de l'instant et la force du désir qui marque la mémoire.
Quelle autre épreuve que l'amour,
qui s'adresse à une liberté comme telle, pour nous prouver
comme on est si peu libre malgré tout, comme on est le jouet d'un
désir rebelle, comme on ne comprend pas ce qui nous arrive, comme
on ne sait pas quoi faire, et qu'on fait ce que le jeu exige de nous à
chaque coup, où les places bougent et chacun tient un rôle qu'il
n'a pas choisi. Loin d'être sans causes, notre liberté se confond
avec notre responsabilité envers l'autre, liberté par rapport
à lui et qu'il interroge comme telle. En fait, rien de plus contraignant que la liberté puisqu'elle nous oblige à
choisir et donc à renoncer ! Un contrat qu'on a signé librement nous engage bien plus
qu'une contrainte extérieure et parler d'amour c'est parler le plus
librement possible, laisser parler son coeur dit-on. Une fois qu'on s'est
engagé dans une voie on ne peut plus en sortir. Si on demande un rendez-vous,
on reste suspendu au bon vouloir de l'autre. On ne peut se défausser
entre-temps. Si on n'avait rien dit, le désir resterait sans doute
fluctuant au gré des occupations du moment et d'autres désirs,
voire d'autres amours. Mais l'attente crée un moment de souffrance
continue, temps gelé où les positions semblent se figer (il ne se passe rien).
Il n'y a pas de point de vue plus juste que l'amour pour toucher la
vérité de l'expérience humaine dans ses contradictions
et ses limites. "Maître de moi comme de l'univers" qui ne peut
empêcher une femme d'être infidèle et de perdre son amour.
Animal rationnel qui témoigne de sa folie. On est bien peu de choses
et ballottés par les événements, emportés par
nos passions. Il y a de quoi rire des prétentions de l'individualisme
et des illusions de liberté. Etre libre semble se réduire
à être célibataire, c'est-à-dire n'avoir pas
encore trouvé sa moitié, être délaissé,
être en recherche, en manque ! Bien sûr certains s'enorgueillissent
de n'avoir aucun amour et de vivre leur vie sans passion, mais il est bien
rare que l'amour ne surgisse pas à un moment ou un autre pour interrompre
cette raison trop froide qui se croit libre d'être indifférente
et comme absente au monde. Il n'y aurait donc aucune liberté, ce ne
serait qu'illusion ? Dans l'amour il y a manifestement une sorte d'esclavage
insupportable (qui n'est pas instinctuel), un enfermement que beaucoup veulent
fuir. Pourtant, de même qu'il y a une vérité de l'amour
par-delà ses multiples tromperies, l'amour n'est rien d'autre qu'une
libération et la rencontre de libertés. Ce qui engage et contraint,
c'est la liberté qui bouleverse les habitudes, s'affirme face à
l'autre ; liberté contradictoire qui s'affirme et s'abandonne du
même geste dans l'engagement, avant de se retourner finalement contre
l'autre accusé de l'échec, d'une déception inévitable
(et la révolution finit en dictature). On comprend qu'une liberté
puisse vouloir s'y refuser mais elle perd alors toute effectivité en
refusant de décider et de changer de vie. Il y a bien une contradiction
de la liberté, une contradiction de l'amour, une contradiction de
l'individu et de la vie, une contradiction de l'existence ; contradictions
qui nous préoccupent et nous divisent.
L'engagement étant l'aboutissement d'un amour
libre authentique, son authenticité va se partager inévitablement
entre "les grands principes et les grands sentiments", les serments
et ce qui les fonde, d'autant plus qu'on ne peut désirer ce qu'on
a déjà (ce pourquoi si l'un aime plus, l'autre aime moins).
Les grands principes c'est pour l'autre (tu avais juré) et les grands
sentiments pour soi, bien sûr. De toutes façons, pour autant
qu'on veuille être fidèle à ses promesses, on ne le peut
sans mensonge ou dissimulation de notre intériorité car il
faut séduire encore, ou simplement être bien compris, on ne
peut tout raconter. Ce n'est pas dire que tout est permis et qu'il n'y aurait
pas de justice en amour alors que l'amour fixe le sens (sens des corps en
présence et du sens de sa vie). L'amour courtois a tenté de
rendre justice aux amoureux dans ses cours d'amour. Bien sûr, l'injustice
dans l'amour n'est pas comparable à l'injustice sociale puisque
l'amour n'est jamais un droit, l'injustice a beaucoup plus à
voir ici avec le malentendu, la tromperie, l'absence de reconnaissance,
la dénaturation des souvenirs, l'oubli des engagements, la confiance
trahie. L'injustice en amour ne se fonde sur aucun universel mais sur le
fait d'avoir aimé, sur la preuve d'amour. C'est, par exemple, ne pas
reconnaître sa dette envers l'autre (parce qu'il a fait une faute,
qu'il regrette mais qui le met en position débitrice) et l'injustice
provoque chez celui-ci la passion de rétablir les faits, jusqu'au suicide
parfois. Plus un amour va se renier, plus il peut pousser l'autre à
l'anéantissement. C'est un supplice bien étrange auxquels
se livrent les amoureux par souci de vérité. Pourtant, souvent l'injustice
même n'est pas sans raisons : en effet, céder trop rapidement
serait accepter la trahison et perdre la confiance. La justice consisterait
ici simplement à rétablir la communication et la confiance
mutuelle après un certain laps de temps et lorsque la réconciliation
est encore possible. De toutes façons, se quitter sans drame ni litige
c'est ne pas s'être aimé. On n'est jamais quitte avec l'amour.
On ne s'étonnera pas qu'on ne s'y retrouve pas (et plus j'en parle et
plus je mens).
L'impossible à dire
Il est devenu presque impossible de dire "je t'aime"
mais il y a tant de choses qu'on ne peut pas dire alors qu'on le voudrait
tant, tant de choses qu'on ne veut pas entendre ou bien qui feraient rire, tant de merveilles et tant de regrets aussi.
Il y a l'amour qui nous porte
au-delà de l'amour, événement cosmique, amour
universel et certitude du sens, unité du monde, liberté suprême,
reconnaissance envers tout ce qui nous a mené là, jouissance
de l'incarnation pour l'autre, plénitude indicible.
Il y a l'événement érotique, incommensurable. La découverte
de la jouissance féminine, l'illusion d'en être la cause, l'ivresse du désir de l'autre jusqu'à
la transe. Extériorisation totale et total abandon qui nous laisse sans mot, vidé, comblé, reconnaissant.
Il y a la dépendance sentimentale dans son côté
le plus touchant d'abord, tendresse profonde quand elle se blottit dans mes
bras, quand éclate sa générosité maternelle,
tendre complicité sans mots dire ou presque.
Il y a hélas les inévitables rapports de domination
et de soumission entre désirs inégaux, les exigences, les
barrières, les ultimatums, rapports de maître et d'esclave qui
ne peuvent se dire et sont même obligés de mentir pour maintenir
la fiction de l'amour sincère alors que la lutte fait rage, les chantages
de l'amour, bien loin de nos corps qui s'épousent et nos regards qui se
fondent.
Il y a aussi la nécessité d'un engagement inconditionnel
qu'on sait impossible mais qu'on ne peut démentir et, aussitôt,
le désir de fuite qui nous prend et qu'il faut camoufler. La peur
de ne pas pouvoir tenir, la terreur de ne plus aimer... L'avouer serait
faire croire qu'on n'aime déjà plus alors que c'est parce que
notre amour est si fort qu'il veut s'engager, c'est pour cela qu'il a peur
de ne pas être à la hauteur de ses promesses, scrupules d'honnête
homme qui passent pour une insupportable muflerie si on en fait part, alors
que l'amour peut se raffermir avec le temps même s'il ne saurait être
constant comme le serment peut le laisser croire.
Il ne faut pas négliger enfin les perturbations
du corps, ce que les sentiments d'amour peuvent devoir à l'état
de détresse ou aux cycles périodiques, sorte de dépendance
hormonale ou de drogue sexuelle dont la part n'est jamais claire. Comment
en parler ? Que dire d'une instabilité émotionnelle reliée
au corps et qui n'a pas de sens pour l'autre ?
Tout cela, et bien d'autres intérêts
ou circonstances qui ne peuvent se dire (pressions de l'entourage, bienséances,
poids de la norme, usure du quotidien, etc), nourrissent les difficultés de communication,
les incompréhensions, les rencontres manquées, les malentendus, les déséquilibres, les ruptures, sans pouvoir effacer pourtant les
moments de chaleur et d'abandon, l'enthousiasme et la crainte, l'amour entre nous.
Comment y survivre ? Comment ne pas se taire définitivement
devant l'échec du langage à rendre compte de notre amour (trop
multiple, incroyable, contradictoire, trompeur, inavouable) ? Tout a commencé par des lettres d'amour complices
et finit dans un silence qui nous sépare à jamais.
Perdre le fil
L'amour arrive quand on s'y attend le moins. On est
tout-à-coup enflammé, étonné, comblé,
retrouvant le sentiment de vivre, trouvant le sens de la vie dans cette claire
jouissance transparente et sans nuage, découvrant dans notre effet
sur l'autre une puissance que nous ignorions et qui nous exalte. On s'endort
dans un rêve sans fin, sans y croire vraiment... et on se réveille soudain tout seul,
loin de l'autre devenu inaccessible, pris dans des jeux pervers et sans issue,
de plus en plus loin, sans prise sur un désir affolé, devenus
étrangement étrangers, comme si on ne s'était jamais connu. On réalise qu'on a perdu
le fil, à travers des émotions qui ne seraient peut-être
pas si extrêmes si le corps ne ressentait la terrible souffrance de
plaisirs perdus qu'on ne retrouvera plus. Ne désirer rien d'autre
que cela qu'on ne peut plus avoir, s'identifier au manque, l'impossible
à oublier. Il y a vraiment dans l'amour à la fois toute la
merveille du monde et le malheur ou la cruauté des rapports humains.
On n'est plus dans une boucle de rétroaction positive, c'est le moins
qu'on puisse dire mais en amour, on ne fait pas ce qu'on veut, car pour s'aimer
il faut être deux.
Après le moment d'énamoration, la rencontre
des désirs, l'approche et l'emballement réciproques, la communication
se perd, les désirs se ratent, quand l'un aime l'autre pas. Il faudrait
saisir ce moment de passage de la surprise qui
nous comble aux promesses non-tenues, de la rencontre à la dissymétrie,
au déséquilibre, à l'injustice, perte du dialogue,
de la compréhension, désir fixé au souvenir, fidélité
au bonheur perdu, poids des paroles et désir qui toujours nous échappe,
nous contredit, impossible à s'en assurer ; liberté angoissante
sur laquelle on ne peut pas compter. Enfin, il faut dire que dans le moment de la rencontre,
on ne s'intéresse pas tellement à l'autre d'abord mais à
son amour exclusivement, alors qu'à vivre ensemble il faut sacrifier
des conforts, des ambitions, des plaisirs, faire des concessions, entrer
dans une impossible réciprocité ou bien se diviser les rôles, délimiter son territoire.
La vie à laquelle on se condamne pour toujours, peut sembler nettement
moins drôle, comme si on n'avait soudain plus voix au chapitre (il est difficile
de concilier amour, famille, travail et loisirs).
Cette dialectique infernale est trop compliquée
pour qu'on y voit de l'extérieur autre chose qu'une instabilité de l'humeur, comme si cela
ne dépendait en rien de l'autre et d'une logique implacable. Il est vrai que parfois c'est le seul fait
de dire qui change la donne et inverse les positions.
Dans cette défaite de l'amour, on ne peut croire
qu'il n'y aurait que les caprices d'un désir qui se joue de nous, il
y a toutes sortes d'obstacles bien réels. Il y a l'incommunicabilité
naturelle, trop de malentendus, d'erreurs, de déceptions et d'impossible
à dire, et puis le poids de l'habitude et de toutes nos névroses
ou des mauvaises expériences passées, les blocages éducatifs
ou culturels auxquels s'ajoutent l'insatisfaction chronique de l'amour
et l'instabilité plus ou moins maladive de nos humeurs (les raisons
ne manquent pas, c'est l'amour qui manque et n'est pas raisonnable). Il y
a enfin la survenue d'un tiers, intrusion d'un autre univers, événement
irrémédiable d'une nouvelle rencontre sur laquelle il n'y a
rien à redire. On pourrait dire tant pis, une de perdue... mais ce
serait perdre l'essentiel dans l'indifférence des personnes. Comment
accepter de ne plus se revoir ? On peut se rendre à toutes les raisons,
cela n'empêche pas de continuer à aimer. Il faut prendre au
moins le temps du deuil, en payer le prix. Les déceptions
sont si douloureuses et les relations si difficiles parfois qu'on peut sans doute sortir
soulagé d'un chagrin d'amour après de trop longues souffrances. Comme disait Colette, "Sortis de là, nous nous apercevons que tout le reste est gai, varié, nombreux"
p29.
En attendant cette supposée
délivrance, on y croit si peu que lorsqu'on a perdu toute crédibilité,
lorsque notre amour est accusé de ne pas être sincère,
il semble qu'il ne reste que le suicide pour prouver la valeur qu'on y attache
vraiment. C'est le prix de la vérité. Il est de très
mauvais goût de dire à celle qu'on aime qu'on va mourir
pour elle (comment y répondre?) mais, c'est un fait, tout véritable
amour s'est posé la question du suicide, l'amour à
mort, sans phrases. Ce n'est pas un chantage mais l'impossibilité de survivre
à la vraie vie, le refus de se renier, le poids de notre parole (heureusement
il y a une grande marge entre l'intention et l'acte). Comme le dit
Jean-Luc Marion, la mort ne fait pas peur aux amants, c'est plutôt une ligne d'arrivée
où se réalise enfin son dernier amour, l'amour qui l'aura tenu jusqu'à
la fin.
Je ne t'aime plus, mon amour
Voilà bien ce qui ne peut se dire, ce qui ne peut s'entendre,
la fin de l'amour. Quand le sentiment s'en va sans crier gare, sans raison,
ou que la réaction de l'autre arrête net l'élan amoureux.
Plus rien sur quoi s'appuyer, qu'un sol qui se dérobe sous nos pieds.
Même l'amour fou ne peut éviter ces moments d'absence où
la douleur familière disparaît soudain. Rien de plus angoissant
que lorsque le
manque nous manque, lointain écho du désir
de désir dans les rapports sexuels, peur du fiasco d'un désir
qui nous laisse en plan à l'instant le plus crucial. Ce n'est pas tant
que l'amour illustre les fluctuations des sentiments, c'est plutôt que
ces fluctuations ne se manifestent et ne prennent sens que dans l'amour, lorsque
le désir devient dû et que l'exception devient la règle.
La fin du désir ne pose problème qu'à trahir une promesse.
C'est d'engager notre sentiment pour un autre que sa constance devient requise,
interrogée, mise en doute, rendue impossible, mettant en évidence
à quel point nous sommes le jouet de nos émotions (puisqu'on
veut les mettre aux commandes). Comment faire avec ce moment de scission
du sujet, de césure à l'âme qui nous fait perdre toute
confiance dans les sentiments de l'autre ? C'est le doute et l'ennui qui gagnent, l'épuisement
du désir, l'habitude, l'indifférence, l'éloignement,
l'incompréhension, le ressentiment, la déception. Interruption
de communication, comme si on ne s'était jamais aimé. Chacun
retourne tristement à ses affaires, à un amour plus utilitaire
et raisonnable, un amour libre sans doute mais privé de sentiment,
plutôt
déliaison amoureuse avec une grande déchirure au coeur et de trop beaux souvenirs.
Si l'amour débute sur une ouverture à l'autre et au
monde, la rupture représente une clôture de l'individu et du
monde. Si la rencontre unit deux destins, la rupture, elle, crée
deux histoires forcément divergentes. Si l'amour abolit les obstacles
culturels et les différences sociales, la séparation a pour
effet de souligner les interférences sociétales et les variantes
individuelles des hommes et des femmes. Enfin si l'amour naît sans
raison explicite ("parce que c'était elle, parce que c'était
moi"), la rupture exige un développement explicatif qui justifie
que les sentiments jadis pleins de bonheur et de joie se voient remplacés
par la haine, la jalousie ou l'indifférence.
On constate
que les variantes culturelles ainsi que les concepts d'amour et de relations
interpersonnelles se révèlent davantage quand ils deviennent
armes et justifications de séparation. En effet, on les souligne
abondamment pour clarifier l'impossibilité fondamentale de l'amour
qui vient de mourir. Typologiquement au niveau narratif, on retrouve des
scènes obligatoires comme celle de la confrontation ultime des deux
protagonistes qui répond à la scène du coup de foudre.
Libre...
Amour passé, amour perdu, on se retrouve libre, mais seul, dans un monde trop grand pour nous.
A peine remis de son émerveillement que l'amour est déjà
mort. Ce qu'on prenait pour une renaissance, se transforme en nouvelle
défaite plus terrible encore, miroir brisé de nos rêves.
Ce qui nous sauvait nous a perdu.
Nos capacités d'oubli sont immenses, on oublie les moments sublimes comme les moments les plus terribles mais la
rupture
n'est pas vécue de la même façon, semble-t-il,
pour les hommes et les femmes. Si l'on en croit Francesco Alberoni qui examine
les différences entre les sexes dans son livre sur l'érotisme
(complétant ainsi l'analyse du
choc amoureux
comme bouleversement révolutionnaire qui lui n'est pas sexué),
la revendication de continuité avec d'anciens amours a peut-être
un aspect trop masculin, ce qui pourrait en condamner le projet, à
moins que la libération féminine ne rapproche les positions.
L'amour ne se confond pas du tout avec la
sexualité, il n'est
pas sexué car chacun peut prendre la place de l'amant ou de l'aimé,
mais la sexualité y a une grande place malgré tout et qui
peut constituer un obstacle supplémentaire à l'amour libre
et ses fidélités multiples. Il est indispensable d'essayer
de comprendre le point de vue de l'autre sexe, dans ses oppositions, pour
ne pas être choqué des infidélités de l'un, pris
pour des trahisons, ou du refus blessant de l'autre qui peut paraître
si méchante envers son ancien amour juré. En effet, alors que
les hommes habitués à la discontinuité du désir
gardent précieusement le souvenir ébloui des moments de jouissances
érotiques partagées et voudraient garder leurs relations
avec toutes les femmes qu'ils ont aimé (en oubliant tout ce qui
a pu causer la séparation), il semble que pour les femmes le désir
de continuité et d'exclusivité qu'elles veulent réaliser
avec un nouvel amant rende paradoxalement plus difficile de maintenir une
ancienne relation amoureuse, en refoulant ou dénigrant le souvenir
de ses expériences sexuelles antérieures. Beaucoup de femmes
se considèrent comme plus "courageuses" que les hommes d'oser rompre
complètement leurs anciennes relations, c'est-à-dire qu'elles
n'en éprouvent aucune culpabilité rejetant toute la déception
sur l'autre afin de pouvoir croire à leur nouvel amour. C'est ce que
Françoise Dolto appelle la moralité élastique des femmes,
la faiblesse de leur surmoi. Pourtant, on ne saurait renier le passé
impunément, la solidité des liens personnels, et l'amour ne
se réduit pas aux sordides revanches de celui qui se croit trompé,
il vaut mieux que cela, c'est un trésor qu'il ne faut pas renier mais
célébrer, en acte.
Si la femme tombe amoureuse d'un autre homme, elle
ne peut plus supporter le premier. Elle le chasse et, si elle le garde, c'est
pour le faire souffrir, pour le torturer car, à ses yeux, il est coupable
de l'avoir déçue. La femme blâme l'homme qu'elle n'aime
plus et cherche à en annuler la présence. Elle veut détruire
toutes les traces du passé car c'est la continuité de la relation
qui compte pour elle. 101
L'homme sait qu'un jour ou l'autre, le désir peut renaître en
lui, c'est pourquoi la femme est jalouse des anciennes maîtresses ou
des ex-femmes de celui qu'elle aime. Ne serait-ce qu'en pensée, il
les désire peut-être encore. Les femmes sont dans l'erreur,
qui croient qu'un homme se souvient de la relation amoureuse ou du frisson
de l'amour. Sur ce point, l'homme est semblable à la femme. S'il se
souvient des émotions amoureuses, cela signifie qu'il est encore amoureux.
Celui qui a cessé d'être amoureux ne se rappelle pas l'expérience
amoureuse et ne saurait la faire revivre. La mémoire masculine est
la mémoire de la rencontre érotique et de tout ce qui, alors,
était lié à l'érotisme. [...] L'homme a tendance
à oublier tout ce qui a été souffrance, conflit, abus
de pouvoir, dans une relation amoureuse. Il ne conserve que des souvenirs
érotiques. Lorsqu'elle n'aime plus, la femme hait ce morcellement
de sa personne. Elle a horreur de s'entendre rappeler comment elle faisait
l'amour, comment elle criait de plaisir, comment elle se jetait sur le sexe
de son amant, car, à présent, elle ne l'aime plus, il ne l'intéresse
plus ; elle ne coucherait avec lui pour rien au monde. Elle ne veut pas s'en
souvenir et ne s'en souvient pas. 102
Francesco Alberoni, L'érotisme, Pocket
A partir de là on peut se dire qu'il faut s'en faire une raison puisque
c'est la fin d'une folie, qu'on n'y peut rien et chacun sa vie..., ou bien vouloir tout de même en
défendre le souvenir, sauver la continuité de nos relations
et de notre histoire malgré nos échecs et nos déceptions,
tous les ratés de l'existence. Le premier cas rencontre peu de difficultés,
c'est la rupture bête et brutale renforçant le caractère
hostile d'un monde où nous n'avons pas de place, où nous sommes
tous étrangers et que nous traversons en courant, sans un regard en
arrière, monde sans
vérité, tout entier constitué
d'ivresses et d'illusions, simples pulsations de nos pulsions primaires où
les hommes ne sont que des ombres éphémères. Alberoni
souligne que c'est le modèle en vigueur dans le
star-system
multipliant les mariages et divorces successifs. Le deuxième cas
est beaucoup plus difficile puisqu'il exige de dépasser les variations
du sentiment par un pacte qui résiste au temps et nous accompagne tout
au long de la vie. Cela paraît bien improbable, sinon impossible mais
toute existence est improbable, la vie est un impossible miracle et la vérité
a des conséquences pratiques, on ne la refoule pas impunément
même si on ne peut tout dire. Le scepticisme n'est jamais tenable,
dans la bouche des amants c'est déjà une tromperie. Il y a
toujours une vérité à défendre, indispensable
au mensonge même, vérité le plus souvent recouverte de
malentendus, de mépris, d'ingratitude mais qui exige son dû.
On n'a guère le choix, il faut se faire une raison des faits mais
dès lors que la haine n'a pas tout dévasté et rendu
toute relation impossible, il n'y a pas de raison de s'accommoder de médisances,
de reconstructions du passé qui peuvent être insultantes pour
l'autre, pas de raison d'oublier les promesses de l'aube ni surtout de perdre
la tendresse et la compréhension qui a pu être si forte et faire
comme si de rien n'était.
Certes, nous ne savons pas encore ce qu'est l'amour libre, une
génération s'y est perdue. Tout est encore à inventer, pas à pas.
Il nous faut reconnaître la vérité de l'amour sa
valeur suprême et son cortège de malheurs pour apporter
du nouveau dans l'amour, une nouvelle liberté moins unilatérale
et plus sereine, échappant tant que faire se peut aux effets de
domination, introduisant un peu plus de jeu
et de légèreté dans des relations amoureuses multiples mais durables,
si c'est possible... C'est en tout cas notre tâche historique, au-delà
du fantasme sadien d'un droit à la jouissance du corps de l'autre
tel que la pornographie le véhicule. Il est certain que la banalisation
de l'acte sexuel (la libération sexuelle) et le contrôle
des naissances sont des conditions indispensables au progrès de la
liberté dans l'amour, qui est surtout une libération de la
femme. C'est dans la mesure où la sexualité n'est plus entièrement
identifiée à l'amour et que la femme n'est plus soumise au
patriarcat qu'on peut parler d'amour libre. Mon hypothèse est que
l'amour libre n'a rien à voir pourtant avec une multiplication des
rapports sexuels dans une répétition vite ennuyeuse, ni même
avec l'épanouissement des corps ou le développement personnel,
mais au contraire avec une authenticité et une continuité
de relations multiples, un amour plus
compréhensif, amour
qui laisse l'autre libre et l'amour en question, tout en restant fidèle
à son passé comme à ses enfants, prenant au sérieux
la relation à l'autre autant que sa liberté. Nous avons besoin
de plus de responsabilité envers nos amours, et du moins de cruauté
possible, ce qui implique d'être conscient à quel point l'amour
peut être cruel justement. En ce sens l'amour libre exige plutôt
un nombre réduit de partenaires, pourquoi pas un seul si c'était
possible, bien qu'avoir connu plusieurs amours est sûrement plus enrichissant
malgré tout, permettant de mieux comprendre les contradictions des
relations amoureuses, d'en éviter les pièges parfois, de ne
pas être trop exigeant. Hélas, il ne suffit pas d'un devoir
pour le remplir. Il n'est pas sûr que nous pourrons mieux faire, pouvons-nous
essayer au moins ? En tout cas, il faut prendre toute la mesure des contradictions
de la liberté.
A ce stade, on est encore loin de compte, tout ceci est trop insuffisant.
Il reste si peu de chances pour un retour de l'amour, encore moins pour
un quelconque
progrès, pourtant l'amour est parfois plus fort
que tout et nos relations évoluent avec leur temps. Il faudra bien
concilier un peu mieux l'amour et la liberté, la liberté et
la durée. Il n'y a rien d'impossible quand on s'aime !
Pour ma part, c'est de ne pas trouver d'issue satisfaisante mais d'en éprouver
au contraire toute la déception et l'incompréhension que j'ai essayé de rassembler
des éléments de réponse aux innombrables questions qui
restent posées. On pourra voir avec la belle phénoménologie
de l'amour de
Jean-Luc Marion
que le véritable amour éveille nos chairs et dure toujours alors que
Serge Chaumier
montre en sociologue comme les formes d'amour ont évolué historiquement
avec la libération des femmes jusqu'aux formes actuelles instables et multiples
où se cherchent des relations plus libres et authentiques. L'indispensable
Francesco Alberoni
célèbre le caractère
révolutionnaire et fondateur
de l'amour annonçant des bouleversements sociaux, alors qu'
Ortega y Gasset
insiste au contraire sur le libre choix amoureux engageant l'avenir,
sur ce qui distingue le désir sexuel d'un amour qui est
décision de vivre ensemble et de partager la vie quotidienne
dans sa banalité.
Pourtant, il semble bien que la seule excuse de l'amour soit le
désespoir et que cela finisse la plupart du temps en "guerre des
sexes" plus ou moins sordide dont la littérature témoigne
(notamment
Colette pour la partie féminine). Avec
Paul-Laurent Assoun,
la psychanalyse dévoile le caractère traumatique de la
sexualité et les ressorts inconscients de la Loi de l'amour
(courtois) où c'est la femme (la maîtresse) qui fait loi,
jusqu'au masochisme. La dimension incestueuse de l'amour semble nous
condamner à la transgression ou bien à l'obstacle et la
distance idéalisant l'objet du désir mais ne laissant que
peu de chances à un amour durable (si ce n'est en acceptant
d'avoir deux amours peut-être ? Solution aussi inacceptable que traditionnelle). En annexe, il a paru utile de
rappeler ce que
la sexualité féminine
garde de mystérieux pour la psychanalyse, ainsi que le témoignage
qu'elle recueille du ratage du rapport sexuel et du malentendu entre les sexes.
Quand reviendra le temps des cerises, reviendra-t-il ce merveilleux amour,
cet amour libre qui rayonne autour de lui, amour généreux et
sincère qui sache pardonner, tout à la rencontre des corps
et des désirs partagés ? Ou bien la prochaine révolution
ne sera-telle qu'une nouvelle histoire d'amour qui tourne mal, qui tourne
au pire ? C'est bien le plus probable, hélas ! Ne pouvons-nous mieux
faire et vaincre la malédiction ? Nous pouvons du moins en avoir assez
conscience
pour ne pas s'y laisser prendre par surprise. On mesure avec l'expérience de
l'amour comme ce sera difficile, on mesure toute la fragilité de nos
bases et la folie qui nous habite dont aucune transformation personnelle
ou le rêve d'un homme nouveau pourrait nous délivrer. Mais nous
serons très forts quand les beaux jours reviendront. N'est-ce pas
? Et nous devrons apprendre à rendre notre monde et notre amour plus
durables et plus libres, nous n'avons pas le choix...
Index