Au terme de ces recherches sur l'amour, de la
phénoménologie à la sociologie, la politique, la
psychologie et la littérature (de l'amour éternel
à sa pluralité, de sa révolution à son
institution et son ratage), nous avons parcouru le chemin qui va de
l'idéal à la sauvagerie du désir et de la
jouissance, de la prise de conscience de l'amour à ses enjeux
inconscients transgressifs et incestueux, distribuant les rôles dans une mise en scène incessante.
Ce n'est pas un mince résultat de constater que l'essentiel se trouve déjà chez
Freud,
sous une forme souvent (trop) limpide. Que ce soit la comparaison de
l'amour avec l'hypnose ou une "foule à deux" dans "Psychologie
des masses et analyse du moi", la bisexualité féminine et
l'identification à la mère dans "Sur la sexualité
féminine"
141,
le narcissisme féminin et plus généralement la
dimension narcissique de l'amour dans "Pour introduire le narcissisme"
93, mais surtout il faut lire sa "
Contribution à la vie amoureuse"
où il souligne le caractère structurel de
l'insatisfaction sexuelle qui renvoie à sa dimension
incestueuse, la fonction de l'obstacle pour "
jouir de l'amour",
la
généralité de l'impuissance masculine (qui
m'étonne
un peu...) et de l'angoisse devant la femme (qui m'est plus
familière)
ou bien les récriminations et la jalousie des femmes ainsi que
la liaison de la jouissance féminine à l'interdit
et la transgression (trop peu repris, me semble-t-il).
L'hypothèse
est fort simple d'une répétition de la scène
primitive, de la stratégie de l'enfant pour répondre au
désir de sa mère et surmonter l'angoisse de
séparation. Ce qui est le plus apparent dans les rapports
sexuels et la constitution d'un couple parental, c'est l'identification
au couple primitif, aux positions qui nous étaient interdites
par notre infériorité corporelle et cognitive. C'est bien
dans l'amour que l'
enfant est le père de l'adulte, nous
condamnant à projeter sur notre partenaire nos traumatismes
passés ou les fétiches de jouissances archaïques
(les seins en premier lieu). Alors même qu'on croit agir le plus
librement, en réponse à la présence d'une personne
absolument singulière en chair et en os, nous ne ferions que
rejouer en effigie de très anciens conflits (au moins sur le
long terme, le fantasme ne se substitue pas entièrement à
la réalité, on n'est pas dans un rêve). Il faut
bien admettre que cela donne une explication plausible à des
situations qui sont incompréhensibles sinon, en particulier dans
les relations triangulaires. La réduction de l'Oedipe à
une structure n'est pas suffisante (tentative de
désexualisation?), il faut y voir aussi une empreinte originaire et une dissymétrie (sexuelle) insurmontable.
Bien que le roman d'amour et les vaudevilles en
fassent un usage intensif, le rôle du "
tiers lésé"
et de la jalousie dans le
triangle
amoureux n'ont guère
reçus de sens en dehors de la référence oedipienne
qui semble donc bien éclairante malgré la
déception
qu'on peut en éprouver, permettant là aussi de rendre
compte, par son
caractère incestueux, du clivage entre tendresse et
sexualité (déjà souligné par Charles
Fourier avec son rôle dans l'impuissance, cf.
Amour physique et amour sentimental 81)
qui se traduit par un clivage entre surestimation narcissique et
rabaissement sexuel, entre
la mère et la putain (la femme et la maîtresse), clivage qu'on peut même
soupçonner à l'origine de l'opposition de la cité
terrestre et la cité de Dieu chez Saint Augustin épousant
la religion de sa mère. Ce n'est pas seulement que le tiers
objective la séparation des amants, lui donnant une cause
extérieure, il fait resurgir de puissantes émotions
archaïques et incestueuses comme la
propension de l'amoureux à sauver
l'objet de son amour.
"
Toutes les pulsions, de tendresse, de reconnaissance, de
concupiscence,
de défi, d'autonomie sont satisfaites par l'unique désir d'être son propre père", un
self made man comme impossible rêve narcissique qui habite les idéologies
libérales et libertaires.
Il faut souligner que la psychanalyse s'oppose résolument
à ce rêve. C'est en quoi elle est révolutionnaire
et non pas adaptative (idéal du moi autonome),
révolutionnaire car la vérité est
révolutionnaire, comme disait Lénine, et le psychanalyste
prend toujours le parti de la vérité contre le
symptôme qui la manifeste en la déniant. L'
éthique de la
psychanalyse, héritée de l'éthique de Freud
lui-même, qu'il a pratiquée dans ses textes comme dans ses
cures, c'est de décoller le narcissisme de la
vérité, ne pas refouler la vérité par
fierté mal placée ou pour des raisons
morales, ne pas être dupe de l'idéal, ou plutôt oser,
autant qu'on peut,
risquer son narcissisme, en racontant ses rêves ou bien en
théorisant le stade anal, risquer d'être accusé
d'être un monstre et
méprisé, livré à la vindicte publique.
C'est ainsi que Freud passe pour
un obsédé sexuel en soupçonnant un sens sexuel
archaïque là où il n'est pas conscient pourtant,
répétition à notre insu qui n'apparaît que
dans les ratés (jusqu'à se demander avec Lacan si le sexuel ne se réduit pas au ratage). En tout cas, on ne
peut plus l'ignorer, on ne peut plus idéaliser l'amour
après Freud, on ne peut plus faire la morale, ni en faire un
commandement. Freud permettrait de décoller l'amour et la
sexualité de la Loi (n'est-ce pas le contraire qui se passe aujourd'hui ?).
Sans
nier les résonances inconscientes que Freud y
découvre, on peut malgré tout avoir une
interprétation plus prosaïque de la division des
rôles entre la mère et la putain dont la raison tiendrait
simplement au fait que l'amour ne se confond pas avec la
sexualité. Il n'est donc pas
toujours évident de trouver avec le même partenaire la
jouissance
sexuelle et l'amour quotidien. Il serait dommage de se priver de
satisfaction sexuelle sous prétexte qu'on ne la trouve pas avec
la personne avec qui l'on vit, de même qu'il serait insupportable
de faire dépendre notre amour de la seule performance sexuelle...
Encore faut-il comprendre en quoi l'amour fait loi
pour avoir une chance d'en sortir. C'est, de l'amour courtois à
l'érotisme de Bataille, les constantes et les évolutions
des lois de l'amour que le livre de Paul-Laurent Assoun, "
Le couple
inconscient", permet de dégager à partir de
Tristan et Iseult, Roméo et Juliette, Les
liaisons dangereuses, Imago, Le cocu magnifique, La vénus
à la fourrure de Sader-Masoch, Les diaboliques de Barbey
d'Aurevilly, Le bleu du ciel, Histoire de l'oeil et Madame Edwarda de
Bataille. On peut voir effectivement dans le culte moderne de
l'amour, et
singulièrement dans la littérature ou le roman d'amour,
la construction d'un monde où c'est la femme qui fait la loi ("
C'est le lieu paradoxal où la Femme en vient à incarner la Loi"
164),
dans une "guerre des sexes" qui se conclut pour l'homme avec
les faveurs de sa belle (qui n'a plus rien à lui céder) alors qu'elle commence pour la femme
comme appropriation du phallus et castration de l'amant,
aboutissant au
masochisme
de l'homme comme idéal du couple où
un homme prend une femme comme maîtresse. Il est certain que les
femmes
aiment se jouer de nous, elles prennent
plaisir
au jeu de la séduction d'éprouver notre soumission en
alternant refus et don, à faire durer le plaisir d'être
aimée par pure coquetterie, d'être mise en position
d'idole dominatrice,
tyrannie maternelle toute en douceur d'une sorte de chantage affectif
et
d'épreuve perpétuelle des sentiments ou du désir.
Même en position désespérée, la femme
délaissée se fera encore exigeante, autoritaire,
jusqu'à crier au nom d'une loi bafouée.
En effet Buber et Lévinas ont bien
montré que l'
éthique ne vient pas du semblable dans sa
réciprocité mais de l'Autre (de la femme), en sa
faiblesse, "
attention
infinie à Autrui, comme à celui que son dénuement
met au-dessus de tout être, obligation urgente et ardente qui
rend dépendant, otage et, Platon le disait déjà,
esclave par-delà toute forme de servilité admise [...]
Responsabilité ou obligation envers Autrui qui ne vient pas de
la Loi mais d'où celle-ci viendrait", (Maurice Blanchot,
La communauté inavouable,
p72).
L'origine de la morale ne serait donc ni métaphysique
(universalité) ni utilitaire (réciprocité) mais
idéal du moi narcissique, identification à la puissance
protectrice parentale.
Il semble qu'il y ait une autre voie que le masochisme dans l'amour, celle de la
transgression, de la
complicité d'un crime accompli à deux (le "
bonheur dans
le crime"
128)
mais là aussi, céder à la tentation criminelle,
c'est se soumettre
à une autorité plus dure et plus exigeante encore, qui
prend le couple criminel ou leur oeuvre commune pour loi suprême.
Le crime n'est pas toujours bien grand puisque la dimension
transgressive reste attachée à tout rapport sexuel et
l'oeuvre commune peut être aussi bien un enfant... L'important c'est
que la transgression renforce la loi, elle en a besoin pour sauvegarder
la jouissance transgressive, éprouver sa menace dans les
profondeurs de l'être afin de fonder une loi suprême,
véritable auto-nomie qui se donne sa propre loi et qui n'est pas
si différente du masochisme malgré tout. Pas de
jouissance sans castration car c'est toujours la jouissance de l'Autre (prélevée sur notre propre jouissance).
La perversion est, en effet, à la fois
transgression de la loi et volonté de faire exister une "loi
pure", qui n'a de comptes à rendre qu'à elle-même.
[...] Expérience d'un hors-la-loi, la passion est donc
secrètement soutenue par une passion de la loi. 64
Demande on ne peut plus clairement formulée de Dalila :
"Apprends-moi donc pourquoi ta force est si grande, et avec quoi il
faut te lier pour te dompter". 89
Le masochiste n'aspire qu'au mariage réussi. 94 (contrairement au sadique)
La femme désigne le lieu où l'homme s'angoisse, lieu de la Faute donc. 159
Celui qui croit avoir vu "l'Autre à jamais en sa jouissance" a le sentiment d'une révélation. 177
Cette valeur de révélation de la jouissance
féminine culmine dans la scène hallucinante de Madame
Edwarda, la prostituée sacrée. C'est en montrant son sexe
béant assorti de son commentaire ("Comme j'ai joui !") que la
femme accomplit sa fonction révélatrice. 160
En
partant de la
littérature,
cette démonstration est
assez convaincante d'une transgression de la Loi du Père qui va
lier les amants à la Loi inflexible d'une femme, de sa
jouissance divinisée (la Béatrice de Dante, 1320) comme
identification à la
Mère souveraine, résurgence de la Vierge-Mère
préhistorique. De Don Quichotte (1605) à La princesse de
Clèves (1678), cet héritage de l'amour-courtois et de la
répression sexuelle dans la chrétienté est
incontestable, manifestation de la fonction de l'obstacle et de sa
transgression qui préserve le désir et sa sublimation. On
ne peut malgré
tout y réduire toute la littérature, même s'il faut
toujours se demander "où est la femme?" dans les romans
policiers dont l'énigme prétend se résoudre
à la fin ! Il y a aussi la
dimension de l'humour et du jeu dans les histoires qu'on raconte, pas
seulement
de l'amour. Quand on n'est pas dans la littérature critique
(métaphore politique), la parabole morale ou la simple farce
infantile (Rabelais 1532), il s'agit presque toujours de reconstruire
son histoire,
de romans de formation, de contes pour enfants, de réaliser ses
désirs et de se (re)faire
soi-même, comme dans
Robinson Crusoé (1719), sans famille (être son propre
père) mais les romans d'amour sont bien une
littérature féminine, comme la poésie, au sens
où c'est la
femme qui fait loi et qui passe à l'écrit.
Paul-Laurent Assoun commence par annoncer que la théorie
freudienne a déjà produit du nouveau dans l'amour : nous
ne pourrions plus être tout-à-fait dupes de cette mise en
scène incestueuse mais dès lors l'amour
postfreudien
semble répéter sous forme de farce le
caractère tragique et mystique de l'amour courtois, sa dimension
d'absolu perdue. L'amour dicterait toujours sa loi mais sans y croire
lui-même ou sans le savoir ! Une dédramatisation de
l'amour ? On peut en douter tellement il nous fait souffrir à mort encore.
La psychanalyse, c'est un fait, a changé quelque chose à
l'Amour [...] D'un côté en effet, plus moyen d'être
dupe d'un certain leurre : l'amour est une fois pour toutes de l'ordre
du symptôme ; d'un autre côté, l'on n'est pas plus
avancé sur l'essence de l'amour, on l'est même moins que
jamais. 5
La passion est ordinairement scellée, on le
sait, par la déclaration à l'autre : "Tu me manques".
"Quoi me manque quand l'Autre me manque ?" 13
A travers l'autre passionnément aimé, c'est une certaine
relation archaïque à son propre idéal que l'amoureux
restaure et (ré)incarne. 38
La mort est pour l'amoureux la réalisation du manque de l'autre (aimé). 44
Dans l'aveuglement de l'amour on devient criminel sans remords. 39
La passion, en tendant au meilleur, s'expose réellement au pire. 47
C'est comme interdite qu'elle devient un impératif. 63
Ce qui lie les amants c'est d'avoir passé la ligne, de s'être mis à deux pour la franchir. 128
L'angoisse se montre pour ce qu'elle est la cause suprême de l'amour. 143
L'amour
ne serait donc que la peur de ne plus être aimé. En
contrepartie de ce masochisme de l'amour et de la domination de la
maîtresse, on ne peut tout de même passer sous silence le sadisme masculin et
sa
brutalité ordinaire, pourtant bien inutile et maladroite, mais
qu'un Gérard Pommier n'a pas peur de banaliser sous
prétexte d'aborder la jouissance sexuelle par son
caractère
traumatisant d'une altérité radicale et du tiers-exclu. Le masculin se veut ici le refoulement et la domination du
féminin, conquis de haute lutte contre la menace de castration!
Pour obtenir l'érection, il faut
la guerre. Dans le rapport du semblable au semblable, l'usage de la force
décide de qui se trouve du côté féminin, et qui du
côté masculin. [...] La violence instaure une
dissemblance sur le fond d'une communauté
d'appartenance : la masculinité s'impose par la lutte
sur le fond de la féminité. La virilité n'est jamais
gagnée d'avance, elle constitue une épreuve constante.
[...]
L'amour fait sortir le sexe de
son anonymat, il oblige à un choix contre un tiers, et mettant en jeu
l'interdit, la jouissance qui était d'abord masturbation va
prendre un autre sens. La présence du tiers est toujours implicite dans
l'amour, de même que la demande d'exclusivité, et cet
amour introduit sa dimension dans la sexualité. C'est à
l'occasion des jeux de la rivalité pour l'exclusivité
que le « deux » de la reconnaissance de l'autre va
s'établir à partir du trois, et non plus comme
c'était dans le rapport narcissique au service du un. C'est
à partir de l'exclusion de la troisième personne que le deux
de l'altérité apparaît. La jouissance sexuelle prend
alors brusquement son sens à partir de cet interdit du tiers et il ne se
découvre jamais si bien qu'à l'heure de la rivalité malheureuse
que ce sens découvre.
Reprendre sa liberté (après l'amour)
Adolphe, Benjamin Constant, 1807, Folio
http://gallica.bnf.fr/Fonds_Frantext/T0101433.htm
Si
l'amour c'est la Loi (et le Surmoi) de la Femme, on comprend que l'homme y
résiste, dans ses actes manqués ou son
impuissance à soutenir son idéal inaccessible. Le
petit roman de Benjamin
Constant,
Adolphe, précède Freud
de presque un siècle mais illustre bien les
contradictions de l'amour et de la liberté, entre fusion et
solitude, volonté sincère d'engagement et tentation de
reprendre sa
liberté, souvenir ému et désir d'oublier, il donne
chair à la lutte d'un homme qui se débat avec
l'identification de la femme à la loi. On se gausse volontiers
de l'inconstant Constant,
ballotté entre plusieurs amours, de son manque de volonté
et d'esprit de décision qu'on accuse de lâcheté ou
de duplicité. On veut en faire un raté, un taré,
un vaincu. A
tort, car il a toujours su préserver sa liberté. Il
n'est pas resté sous le joug d'une femme ni d'un prince, tenant
tête à Napoléon, "l'usurpateur", tout comme
à
Madame de Staël. Il l'a payé
au moins des tourments amoureux dont il témoigne, mais "
d'échec en échec, il devient président du Conseil d'Etat et meurt en héros national"
14.
Ses funérailles nationales en 1830 rassemblent un peuple immense.
En
1793 il rencontre Charlotte de Hardenberg (modèle
d'Ellénore). En 1794, il commence une liaison orageuse avec
Germaine de Staël. En 1803, il veut se marier avec Amélie
Fabri et en 1804 avec Mme de Staël, qui refuse. A Paris, il
rencontre à nouveau Charlotte de Hardenberg qu'il épouse
en secret en 1808; mais il s'ennuie rapidement auprès d'elle et
éprouve une nostalgie de sa liaison avec Mme de Staël
(qu'il quitte définitivement en 1811). Coup de foudre pour
Madame de Récamier de 1814 à 1815, puis retour à
Charlotte...
Le masochisme moral dont il semble faire preuve, est un esprit de
responsabilité qui refuse la bonne conscience des hommes égoïstes (
Cela leur fait si peu de mal, et à nous tant de plaisir!).
Il ne supporte pas pour autant le masochisme de l'amour ni la
soumission à la Dame, tout en cherchant à ménager
le bonheur de l'autre. C'est le paradoxe. Comment se dégager
sans culpabilité, comment assumer qu'on n'aime plus sans rendre
malheureuse celle qu'on a séduite. "
La
grande question dans la vie, c'est la douleur que l'on cause, et la
métaphysique la plus ingénieuse ne justifie pas l'homme qui a
déchiré le coeur qui l'aimait"
121. Pourtant, tout le malheur ici semble venir justement de
la volonté de ne pas faire de mal ! On veut y voir un
caractère
névrotique, mais
l'intérêt qu'on prend à la lecture d'Adolphe
ne peut se comprendre si on n'y reconnaît pas les mouvements de
notre propre âme et cette inversion des sentiments qui ne nous
est pas inconnue.
La passion est vite ennuyeuse et
répétitive, elle a un côté tyrannique. La
culpabilité envers l'autre, son attente toujours
déçue, est de plus en plus pesante, la surenchère
verbale devient de plus en plus artificielle. On a besoin de
prendre l'air, mais cela n'empêche pas qu'à peine
éloigné on désire
revenir
vers un trésor qu'on ne veut pas perdre, on revient au
passé auquel on veut rester fidèle, on revient à
son amour, plus librement. Ce battement est sans doute
nécessaire,
cela pourrait entraîner moins de souffrances à être
mieux compris et moins dramatisé. C'est sûrement une des
clefs
d'un amour durable.
Pour l'instant, le pauvre Adolphe inaugure plutôt cette
contradiction du couple
moderne entre séparation impossible et perte de l'amour.
"
Ce
n'est pas la colère qui est irrésistible, c'est l'amour.
Ce qu'amour veut, il l'achète très cher ! A n'importe quel
prix ! Au prix de la vie ; au prix de la gloire ; au prix de la
réputation même."
Plutarque, Erotikos, p42. Il reste
insupportable, sous prétexte d'assumer cette folie d'un moment, de "
payer toute sa vie des dettes
contractées dans notre jeunesse",
comme dit Schopenhauer,
enchaîné à vie pour les emportements du
désir ou du rêve quand il ne reste plus rien de l'amour
dans notre quotidien.
L'impossible reste de supporter une
femme déçue, ses récriminations, ses humiliations,
son mépris. La haine ne sert à rien, ni les désirs
de vengeance, le rire et l'oubli apaiseront mieux les peines, cela
devrait nous
servir de leçon. Mais comment renier nos souvenirs ? La
séparation est si douloureuse, et qu'il faut du temps pour que
ça passe !
Je ne croyais point aimer Ellénore; mais
déjà je n'aurais pu me résigner à ne pas
lui plaire. 47
L'amour crée, comme par enchantement, un passé dont il nous entoure. Il
nous donne, pour ainsi dire, la conscience d'avoir vécu, durant des
années, avec un être qui naguère nous était presque étranger. L'amour
n'est qu'un point lumineux, et néanmoins il semble s'emparer du temps.
Il y a peu de jours qu'il n'existait pas, bientôt il n'existera plus;
mais, tant qu'il existe, il répand sa clarté sur l'époque qui l'a
précédé, comme sur celle qui doit le suivre. 56
Malheur à l'homme qui, dans les premiers moments d'une liaison
d'amour,
ne croit pas que cette liaison doit être éternelle!
Malheur à qui, dans
les bras de la maîtresse qu'il vient d'obtenir, conserve une
funeste
prescience, et prévoit qu'il pourra s'en détacher! Une
femme que son
coeur entraîne a, dans cet instant, quelque chose de touchant et
de
sacré. Ce n'est pas le plaisir, ce n'est pas la nature, ce ne
sont pas
les sens qui sont corrupteurs; ce sont les calculs auxquels la
société
nous accoutume, et les réflexions que l'expérience fait
naître.
J'aimai, je respectai mille fois plus Ellénore après
qu'elle se fut
donnée. Je marchais avec orgueil au milieu des hommes; je
promenais sur
eux un regard dominateur. L'air que je respirais était à
lui seul une
jouissance. Je m'élançais au-devant de la nature, pour la
remercier du
bienfait inespéré, du bienfait immense qu'elle avait
daigné m'accorder. Charme de l'amour, qui pourrait vous peindre!
Cette persuasion que nous
avons trouvé l'être que la nature avait destiné
pour nous, ce jour
subit répandu sur la vie, et qui nous semble en expliquer le
mystère,
cette valeur inconnue attachée aux moindres circonstances, ces
heures
rapides, dont tous les détails échappent au souvenir par
leur douceur
même, et qui ne laissent dans notre âme qu'une longue trace
de bonheur,
cette gaieté folâtre qui se mêle quelquefois sans
cause à un
attendrissement habituel, tant de plaisir dans la présence, et
dans
l'absence tant d'espoir, ce détachement de tous les soins
vulgaires,
cette supériorité sur tout ce qui nous entoure, cette
certitude que
désormais le monde ne peut nous atteindre où nous vivons,
cette
intelligence mutuelle qui devine chaque pensée et qui
répond à chaque
émotion, charme de l'amour, qui vous éprouva ne saurait
vous décrire! 59-60.
Son attachement semblait s'être accru du sacrifice qu'elle m'avait
fait. Elle ne me laissait jamais la quitter sans essayer de me retenir.
Lorsque je sortais, elle me demandait quand je reviendrais. Deux heures
de séparation lui étaient insupportables. Elle fixait avec une
précision inquiète l'instant de mon retour. J'y souscrivais avec joie,
j'étais reconnaissant, j'étais heureux du sentiment qu'elle me
témoignait. Mais cependant les intérêts de la vie commune ne se
laissent pas plier arbitrairement à tous nos désirs. Il m'était
quelquefois incommode d'avoir tous mes pas marqués d'avance et tous mes
moments ainsi comptés. 61
Nous avions prononcé tous deux des mots irréparables; nous pouvions
nous taire, mais non les oublier. Il y a des choses qu'on est longtemps
sans se dire, mais quand une fois elles sont dites, on ne cesse jamais
de les répéter. 65
Depuis quelque temps elle s'irritait d'avance lorsqu'elle me demandait
quelque chose, comme si je le lui avais déjà refusé. Elle disposait de
mes actions, mais elle savait que mon jugement les démentait. Elle
aurait voulu pénétrer dans le sanctuaire intime de ma pensée pour y
briser une opposition sourde qui la révoltait contre moi. [...] Je voulus réveiller sa
générosité, comme si l'amour n'était pas de tous les sentiments le plus
égoïste, et, par conséquent, lorsqu'il est blessé, le moins généreux. 83
Je me reprochais l'ingratitude que je m'efforçais de lui cacher. Je
m'affligeais quand elle paraissait douter d'un amour qui lui était si
nécessaire; je ne m'affligeais pas moins quand elle semblait y croire.
Je la sentais meilleure que moi; je me méprisais d'être indigne d'elle.
C'est un affreux malheur de n'être pas aimé quand on aime; mais c'en
est un bien grand d'être aimé avec passion quand on n'aime plus. Cette
vie que je venais d'exposer pour Ellénore, je l'aurais mille fois
donnée pour qu'elle fût heureuse sans moi. 72
Il y a dans les liaisons qui se prolongent quelque chose de si profond!
Elles deviennent à notre insu une partie si intime de notre existence!
Nous formons de loin, avec calme, la résolution de les rompre; nous
croyons attendre avec impatience l'époque de l'exécuter: mais quand ce
moment arrive, il nous remplit de terreur; et telle est la bizarrerie
de notre coeur misérable que nous quittons avec un déchirement horrible
ceux près de qui nous demeurions sans plaisir. 73
Je comparais ma vie indépendante et tranquille à la vie de
précipitation, de trouble et de tourment à laquelle sa passion me
condamnait. Je me trouvais si bien d'être libre, d'aller, de venir, de
sortir, de rentrer, sans que personne s'en occupât! Je me reposais,
pour ainsi dire, dans l'indifférence des autres, de la fatigue de son
amour. 73-74
Je m'en plaignais alors; j'étais impatienté qu'un oeil
ami observât mes démarches, que le bonheur d'un autre y
fût attaché. Personne maintenant ne les observait; elles
n'intéressaient personne; nul ne me disputait mon temps ni mes
heures; aucune voix ne me rappelait quand je sortais. J'étais
libre, en effet, je n'étais plus aimé : j'étais
étranger pour tout le monde. 116-117
L'amour de l'Autre (la distance et l'obstacle)
Lou Andreas-Salomé
Comment
s'en sortir, arriver à concilier amour durable et
liberté, puisque c'est la question posée ? La
réponse de Lou Andreas-Salomé consiste à
introduire l'obstacle du tiers,
confirmant que la jouissance sexuelle ne nous rapproche pas mais nous
éloigne l'un de l'autre, jouissance de l'Autre en son
étrangeté et non pas du semblable. "
L'ivresse érotique ne crée pas des liens de sympathie :
elle s'accomplit au prix d'une distance entre les partenaires"
45.
Les
grands hommes et les créateurs sont souvent condamnés
à l'insatisfaction sexuelle, ils n'intéressent
guère les femmes avons-nous vu. C'est si vrai que lorsqu'une
femme est de taille à s'y mesurer, elle sert
d'égérie à plus d'un génie! On
connaît les rapports triangulaires de Lou avec Nietzsche et Paul
Rée, sa courte passion avec Rilke (son mari Andreas constituant
le tiers cette fois) puis sa longue correspondance
avec Freud qui lui donnera en analyse sa fille
préférée Anna (encore un trio donc). Son attitude
se caractérise par une certaine
retenue, dans la fusion érotique même, combinant son
narcissisme avec un mysticisme de la nature et du grand tout
(L'éros cosmogonique) qui semblent relever d'une
désexualisation mais on n'est
pas du tout dans la communication et l'amour du prochain, plutôt
dans
l'incommunicable et l'amour de l'Autre en son
étrangeté, un
amour libre et maîtrisé qui multiplie les obstacles et
favorise la sublimation de la sexualité, la surestimation de
l'objet d'amour qui disparaît derrière ce qu'il symbolise,
encore une fois dans
la
continuité de
l'amour courtois, qui avait élevé l'acte sexuel au rite
mystique.
Le plus curieux, c'est que l'expérience de la
jouissance féminine a beau être surévaluée,
considérée comme l'expérience la plus haute, cela
ne semble pas impliquer un besoin de répétition, comme si
c'était, à chaque fois, une jouissance
acquise,
une étape franchie et dont le souvenir était suffisant,
alors que pour l'homme c'est loin d'être le cas. Il a toujours
besoin d'être réassuré de sa puissance ("
n'étant sûr de sa propre valeur qu'au moyen de l'amour partagé"
190), et la
jouissance de l'Autre peut avoir pour lui un caractère si
traumatisant qu'il puisse en être assez ébranlé
pour abandonner sa liberté, soumis à sa "bourgeoise",
endossant en silence toutes les responsabilités paternelles,
dans
une ambiance troublante de réalisation de vagues rêves
d'enfant.
A la question "que faire après l'amour ?" Lou Andreas-Salomé répond
donc très clairement : prendre ses
distances
en préservant ses souvenirs,
moments dérobés qu'elle s'approprie, intègre
à sa
légende personnelle, rites sacrés qu'il ne faut pas
vouloir profaner dans la banalité des jours, qu'il ne faut pas
se laisser dérober par la balourdise d'un partenaire un peu trop
là, par les mille déceptions du quotidien. "
Lou n'a jamais cessé d'affirmer que la seule
fidélité durable - à un homme ou à une
pensée - se fonde sur la distance"
9.
Dès que Rilke a voulu s'engager, elle a rompu brutalement (peur
aussi de supporter sa lourde névrose?) On peut jouir de l'Autre,
pas vivre avec. Elle est persuadée que la
répétition du bonheur quotidien n'a
plus rien de commun avec l'extase érotique dont l'art peut seul
en reproduire quelques éclats de plaisir, en sublimer la
jouissance perdue, en célébrer la mémoire. Ethique
de célibataire à l'évidence, qui n'a rien à
voir avec
celle d'une maternité qu'elle a refusée. Ethique bien
triste et qui nous
laisserait dans une trop profonde solitude, s'il n'y avait toutes ces
lettres qui sauvent l'amour à chaque fois et l'empêchent
de mourir
tout-à-fait, mais un amour désincarné, de pure
littérature : préférer la représentation
à la chose, faire de sa vie un roman...
Le
pasteur Hendrik Gillot qui la forme intellectuellement et lui trouve un
"charme masculin" veut l'épouser, elle s'enfuit. A 21 ans, un
projet de "ménage à trois" avec Nietzsche et Rée,
fait long feu, après qu'elle ait refusé de se marier avec
l'un ou avec l'autre. A 26 ans, elle rencontre Friedrich Carl Andreas
qui en a 41 et menace de se suicider si ils ne se marient pas. Ils
vivront ensemble comme frère et soeur mais le mariage ne sera
sans doute jamais consommé et ce n'est peut-être
qu'à 34 ans avec Friedreich Pineles (!) qu'elle perdra sa
virginité. En avril 1897, alors âgée de 36 ans, Lou
fait la connaissance du poète Rainer-Maria Rilke, de quatorze
ans son cadet et avec qui elle rompt 3 ans plus tard quand il veut se
marier. Elle aura causé le suicide de Gillot et celui de Paul
Rée, des années après leurs relations, et elle
aura rendu malheureux tous les autres...
Plutôt qu'un si cruel narcissisme, ne vaut-il pas mieux perdre l'exceptionnel de la
rencontre, la fierté de la conquête, pour garder la
présencede
l'autre à nos côtés, chaude et vibrante, ne pas
se livrer aux incertitudes des émotions mais rester
fidèles au pacte qui nous unit ? Oui, il
faudrait
accepter l'imperfection,
les déceptions, les incertitudes, les contradictions, les
incartades, les éloignements, il faudrait tout accepter, tout
pardonner si rester
ensemble toute la vie
vaut mieux que de passer comme des ombres entre des bras vite
oubliés, même si ce n'est pas sans se payer d'une
certaine castration de l'homme et que la jouissance y perd son
goût
de crime, mais c'est la femme qui risque de se détacher alors
d'un
homme trop soumis. La Femme et la Maîtresse
n'ont pas la
même place, ni le Mari et l'Amant, la fidélité ou
l'intensité, la tendresse ou la séduction. Ce n'est pas
si facile de concilier l'inconciliable, maîtriser le
désir, il ne suffit pas de le vouloir mais les enfants au moins
nous obligent à construire des familles durables.
Les relations
triangulaires sont sans doute inévitables au moins
périodiquement, les aventures
éphémères, les séparations, l'intrusion
de tiers pouvant renforcer et servir d'aliment à une relation
durable qui n'est pas condamnée à la
répétition et l'ennui ni à la perte de toute
individualité mais qui doit être capable de
résister à l'usure du temps. Ce n'est pas une solution, c'est le problème car, comme dit Colette, "
A
quelle femme, si déréglée et si sotte qu'elle
soit, fera-t-on croire que un et un font trois ? Une froide
observatrice sans moeurs, mais non sans lucidité, assurait que
dans un trio voluptueux il y avait toujours une personne trahie, et
souvent deux"
158.
C'est pourtant bien le tiers que Lou mettra constamment entre elle et
l'amour, trahissant les deux autres sans doute, alors que Benjamin
Constant aura toujours besoin d'une femme pour le libérer de
l'autre.
L'amour du narcissisme, Gallimard
"Femme, qu'y a-t-il entre toi et moi?".
Sexuelle et spirituelle, la force de la virilité éclate
en oppositions ou se fait à elle-même concurrence, et par
là renonce au bonheur immédiat qu'elle trouve en
elle-même ; en se cherchant comme producteur, l'homme se perd comme possesseur de lui-même - comme déjà au service de la fonction de reproduction il perd
ce qu'il possède (pour citer l'expression de Freud qui n'a
absolument rien d'une plaisanterie : "il devient altruiste"), et il est
projeté de l'unilatéralité de la détente
sexuelle dans les tensions sociales. Cette
générosité d'une certaine façon
involontaire de l'abandon de soi le caractérisera désormais : sa nature, pour l'exprimer en termes nobles, est comme une immolation. C'est désagréable, mais c'est
bien là son honneur. La poussée non inhibée vers le dehors
doit y être payée par l'altruisme, de même que la
passivité repoussée sur soi-même se paye par
l'égoïsme du bonheur. 78
Orienté tout à fait vers l'action, l'homme se
caractérise par conséquent le mieux dans le point
décisif de son initiative en cela qu'il est capable d'être
celui qui s'incline, qui s'offre et se sacrifie. 193
Il faut définir le féminin comme ce qui dans le seul
petit doigt possède déjà toute la main. 83,
comprendre dans sa sensualité même sa sainteté. 86
[qui] change, dans la révolte spirituelle et corporelle de
l'érotique, l'éternellement imparfait en un
événement éternel. 88
Post coitum omne animal triste - ne vaut pas pour tous les
êtres humains, auquel s'oppose l'expérience du
retentissement, non seulement de la joie, mais du sentiment
extrêmement injustifié d'avoir pour ainsi dire, accompli
la meilleure de toutes les actions, d'avoir rendu au monde la
perfection, d'avoir en quelque sorte soulagé sa conscience une
fois pour toutes. 82
On ne connaît immédiatement le processus de divinisation qu'à partir de l'érotisme; l'érotisme
est une ivresse de la surestimation [...] Dans l'amour fondé
corporellement l'ancienne parenté originaire devient pour nous
un fait nouvellement vécu et, en remerciement, notre amour de
soi, devenu prodigue, inonde l'objet inspirateur d'une surestimation
énorme, en en faisant momentanément le porteur et la
somme de tout [...] Pour qu'une telle surestimation puisse avoir lieu
par-delà l'ivresse du corporel, qui nous explique le processus
de la divinisation, il semble que cela n'aille pas sans
l'événement de la faute [...] La prétention
à être tout se transforme en invitation à faire des
efforts. 190-191
Chez la femme, le désir d'inceste ne doit pas être aussi
totalement surmonté que chez l'homme, tout comme d'ailleurs la
menace de castration devient absurde chez elle [...] En tout cas on ne
dit pas tout à fait sans raison qu'il manque au sexe
féminin le véritable sens intuitif de la rigueur morale
et de l'ordre légal, de ce qui détermine de
l'extérieur, de ce qu'il y a d'impératif ; on dirait que
la femme a ici sur l'homme, qui réagit avec plus de
sensibilité, l'avantage d'une sorte de prosaïsme : c'est
qu'elle place ailleurs sa légalité et son ordre. 192
L'interférence vivante de la vie amoureuse ne se manifeste
peut-être nulle part plus nettement qu'ici, c'est-à-dire
dans la tendance féminine à toujours ériger quand
il y va du don de soi, une norme, un idéal d'après
lesquels le moi individuel puisse s'orienter [...] En d'autres termes :
le féminin réussit ici son second et plus profond
paradoxe qui est de vivre ce qui est le plus vital comme le plus
sublimé. 83
C'est parce que chez la femme l'estimation et la surestimation
s'adressent et doivent s'adresser à ce qui est atteint et pas
seulement à ce qui est désiré - à ce en
présence de quoi son auto-abandon l'anéantit devant
elle-même, quand il ne l'élève pas à ses
propres yeux. C'est la dureté cachée de tout amour
spécifiquement féminin (qui compense souvent largement
toute dureté masculine) - ce qu'il y a en lui de plus aveugle et
de plus clairvoyant à la fois, si bien que la femme
reconnaît en l'homme ce qui l'unit à lui en quelque sorte
par-delà la personne ; c'est sans conteste sa part la plus
précieuse (qui n'a pas la fragilité de la fleur, mais la
dureté de la pierre précieuse) de même que le don
le plus précieux de l'homme à la femme, c'est la part,
élaborée à partir du sexe, de tendresse et
d'affection. [...] On peut encore se demander si
précisément la plénitude avec laquelle toute
splendeur est apportée dans l'expérience féminine
à la fête de l'amour ne pourrait pas devenir la cause de
la tournure excessive de cet amour - au point qu'il est parfois
d'autant moins possible d'en sauver quelque chose en vue d'une forme
durable et raisonnable - que tout a été plus totalement
investi. 84-85
Admis
dès le départ à faire figure de remplaçant,
l'objet s'évapore d'autant plus dans sa nature réelle
qu'il est davantage fêté. Les déceptions amoureuses
typiques ont ici leur cause dernière, leur cause
inévitable : et pas seulement dans un affaiblissement de
l'amour par l'action du temps ou par les découvertes
décevantes. 148 Plus loin va l'extase amoureuse, enrichissant
son objet de plus en plus abondamment sans lésiner, plus
l'objet, chétif et sous-alimenté, disparaîtra
derrière sa symbolique; plus notre transport est ardent, plus
cette confusion de l'objet et de sa symbolique est refroidissante
jusqu'à ce qu'à bonne hauteur, ardeur et froideur soient
ressenties comme presque identique (ce qui peut rendre le destin de
l'amour heureux presque plus désagréable que celui de
l'amour malheureux). 149
Carnets intimes des dernières années, Hachette
L'accomplissement
unique de l'amour me semblait totalement différent de ses
répétitions [...] dans la mesure où la
réalité, par cette concentration unique, atteint à
la densité de l'extase sensuelle et spirituelle. La
répétition du bonheur n'est pas du même ordre :
même si elle peut et doit nous combler vraiment, permettre la
durée et le mariage, elle n'a malgré toutes ses vertus
plus rien à voir avec l'extase. 73
Je suis éternellement fidèle aux souvenirs ; je ne le serai jamais aux hommes. 95
Seul celui qui reste sur son quant-à-soi se révèle
susceptible d'être durablement aimé, car lui seul peut,
par son autosuffisance vivante, symboliser pour l'Autre la puissance de
la vie. [...] Pour mieux s'aimer, il valait mieux ne pas trop bien se
connaître et rester l'un pour l'autre un étranger. 46
Le symbole exprime que l'homme est, en dernière instance, solidaire du monde étranger qui lui fait face. 11
Toute l'existence m'apparaissait, dans une ivresse continuelle, comme
une grande unité : univers spirituel et corporel ne semblaient
pas constituer une contradiction, non plus que la courtoisie et la
bestialité, l'art et l'inculture, la solitude et la
société ; j'avais le sentiment que tout était
symbole. 13
L'art et rien que l'art ! Il est la grande possibilité de vivre,
le grand charmeur qui entraîne à vivre, le grand stimulant
de la vie. 14
L'acte sexuel est le médium par lequel la vie nous parle comme
si l'amant n'était pas seulement lui-même, mais aussi la
feuille qui tremble sur l'arbre, le rayon qui scintille sur l'eau, -
métamorphosé en toutes choses et transfigurateur de
toutes choses [...] Toute la vie intellectuelle n'est elle-même
qu'une sexualité sublimée. 17
Vivre c'est méditer constamment sur la vie et rechercher son sens. 25
La vie prend le sens d'une initiation [...] une approche du mystère du monde, un voyage d'apprentissage. 26
Tu étais pour moi la plus maternelle des femmes
Tu étais la chose la plus tendre que j'ai rencontrée
Tu étais la chose la plus dure avec laquelle j'ai lutté.
Tu étais la cime qui m'avait béni -
et tu devins l'abîme qui m'engloutit
Rainer Maria Rilke
L'amour retrouvé (l'entre-deux inter-dit)
Pour posséder vraiment un bien, il faut l'avoir perdu et retrouvé.
Simone de Beauvoir, La force des choses, p367
Avec l'amour maternel la vie nous a fait à l'aube une promesse qu'elle ne tient jamais.
Romain Gary, La promesse de l'aube
Le signe d'un grand amour consiste non pas à tenir mais à entretenir une promesse divine.
Gustave Thibon
Chacun de nous a deux amours. Et toutes les deux
sincères. L'un officiel, sacré, conjugal,
légitime, avouable et conformiste ; l'autre secret, peccamineux,
adultérin, illégitime, clandestin et scandaleux.
Guiseppe Tomasi di Lampedusa (Shakespeare)
Que reste-t-il de nos amours, que reste-t-il de notre liberté ?
La certitude peut-être qu'il n'y a de plaisir que des
retrouvailles et que donc rien n'est perdu encore. Si les promesses de
l'aube ne sont jamais tenues, elles peuvent renaître à
chaque matin du monde. Promesses qui ne sont pas à tenir, mais
à entretenir... Cela veut dire aussi qu'on n'est jamais aimé uniquement pour soi-même et qu'il n'y a pas de
"véritable amour" mais seulement des amours plus ou moins forts,
intenses, favorisés par les circonstances, voire miraculeux,
alors que la plupart rencontrent mille difficultés. Nous en
rirons peut-être dans notre
seconde jeunesse, bien moins sérieuse que la première
à ce qu'on dit (
Colette, 146). L'amour est une
farce où l'on doit
jouer
son rôle du mieux qu'on peut et
jusqu'au bout. C'est un jeu d'enfants. On joue au papa et à la
maman. Il ne faut pas trop y croire, ni se laisser ballotter par des
sentiments qui se jouent de nous, ni se laisser prendre dans les jeux
pervers d'un orgueil blessé, des reproches qui nous
éloignent ou de la défiance réciproque. Ce n'est
pas dire qu'il ne faudrait pas y croire du tout, ce serait tout perdre,
mais renoncer à une impossible transparence, à une
vérité introuvable car elle dépend de nous ;
fiction construite à deux et qui ne peut vivre sans une
complicité sans cesse renouvelée, confiance donnée
et générosité du coeur. Il ne suffit pas
d'attendre et d'espérer. L'amour c'est de la poésie, il
faut le faire, autant qu'on peut, allumer des étoiles dans un
ciel trop noir. La poésie sert à cela, nous permettre d'y
croire encore, liberté souveraine. Faire comme si, avec assez
d'humour, mais le faire
vraiment, pour le temps qu'il nous reste et ne jamais faire le reproche
que cela ne soit pas à la hauteur de nos rêves. N'est-ce
pas cela un amour libre ? N'est-ce pas cela re-vivre ?
On
pourrait s'arrêter là (ce serait une belle fin) mais il ne
faudrait pas faire preuve d'un optimisme injustifié.
On connaît depuis Freud le caractère traumatique de la
sexualité et si Alberoni a raison, si l'amour naît d'une
surcharge dépressive, c'est bien peu favorable à quelque
humour que ce soit ! Pour dépasser le caractère
narcissique de l'amour et la surestimation de l'être aimé,
il faut avoir un narcissisme assez solide, assuré par ailleurs
(un autre amour) mais sans cette surestimation dépressive, la
passion ne peut
être aussi grande, la jouissance aussi inespérée.
Comme toujours le plaisir se mesure à la peine qui le
précède ; la profondeur de la dépression produit
l'intensité de l'exaltation amoureuse selon des alternances
maniaco-dépressives. Il n'y a donc rien à
espérer
sur ce plan, il faudra toujours payer le prix du bonheur. De
même, on ne pourra jamais apprivoiser le plaisir de la
transgression puisqu'à rendre la transgression moins lourde,
c'est le plaisir qui ne s'y retrouve plus en perdant son
caractère d'exception, d'effraction extraordinaire et risquée. Ni l'humour, ni la
"communication", ni aucun volontarisme ou pensée positive ne
permettront d'apaiser nos relations. La dialectique des
passions ne peut être éliminée avec ses
contradictions, les battements du désirs, "
le sérieux, la douleur,
la patience et le travail du négatif Ph I 18".
Ce qui fait l'amour, c'est la privation, le manque, l'absence. C'est la
joie des retrouvailles, toujours. Sauf exception, on ne peut donc éviter d'alterner
séparations et retrouvailles, ménager la place de
l'absence et de l'obstacle pour pouvoir apprécier tout ce qu'on
perd.
C'est bien ce que permet de réaliser le triangle amoureux,
au-delà de la mise en scène oedipienne. Avoir
deux amours
parait une solution très stable, presque parfaite, malgré
qu'on en ait. Trois pieds,
c'est
vraiment plus stable que deux (et même plus stable que quatre
pieds). Le tiers semble indispensable, non seulement pour servir
d'arbitre ou de rival, pour donner une objectivité sociale
à l'amour, lui donner une valeur comparative, mais surtout pour
instituer la séparation nécessaire et le rythme des
absences, passant de l'un à l'autre amour, pour revenir au
même, chacun nous libérant de l'autre et permettant de
l'aimer à nouveau librement, chacun nous permettant
d'apprécier ce que l'autre a d'unique. Ce n'est pas ce dont on
peut rêver mais ne serait-ce pas
préférable à des relations
exclusives trop éphémères ? Avoir deux amours,
comme deux maisons,
l'une
à la ville, l'autre à la campagne, n'est-ce pas
apprécier mieux les richesses de l'une et de l'autre ? Ce n'est
pas une
nouveauté, c'est le retour à ce qui s'est toujours fait,
et
dont on ne devrait plus se scandaliser autant, le "ménage
à
trois" qui devrait plutôt être un "ménage à
quatre" si chacun a deux amours (le terme de ménage à
quatre est d'ailleurs un peu trompeur car il ne s'agit pas de vivre
à quatre, c'est une structure ouverte, et l'enfant peut incarner
ce deuxième amour dans une relation quasi incestueuse). On peut
le regretter, mais il ne semble y avoir guère d'autre solution
durable
pour concilier l'amour et la liberté, ne pas s'enfermer dans des
engagements intenables où l'amour se perd avec la
liberté, ni se condamner à une solitude sans amour et aux
caprices de nos émotions. Ici comme ailleurs, tout est dans
l'équilibre
des pouvoirs, dans la constitution de contre-pouvoirs. A ce titre, on
ne peut pas dire que le modèle mère-maîtresse soit
satisfaisant, ni même les amours
nécessaires et
contingentes du couple Sarte-Beauvoir dont ils n'ont pas
été si fiers en fin de compte. Avoir deux amours durables
comme Dominique Desanti semble beaucoup plus équitable et satisfaisant même si
"
c'est la chose la moins admise de toutes"
(La liberté nous aime encore, Odile Jacob, 2002). L'entre-deux
interdit. Ce n'est jamais ce qu'on veut et ne
correspond pas à un profond désir plus ou moins secret
mais aux dures
leçons de l'expérience, à la simple
réalité. Ce dont on rêve, il n'y a pas de doute
là-dessus, c'est au couple mythique et fusionnel, la
réalité est plus compliquée. Il n'est pas question
de
prétendre qu'avoir deux amours pourrait être le paradis,
l'avenir dira si c'est vraiment vivable et sous
quelle forme, du moins
c'est
la conclusion à laquelle on peut être
amené, au terme de ce parcours, ce qui n'est pas sans me
décevoir moi-même, et me laisse très sceptique
malgré tout, ou alors il faudrait le faire sans le dire puisque
nous devrions sinon porter le deuil
des plus beaux emportements de l'amour naissant et de l'identification
au couple parental originaire, retour à la farce sans doute,
mais cela fait partie
d'un
jeu qui n'est pas près de finir et dont on n'a pas dit le
dernier mot...
Chez la femme, le sens est porté par le dernier mot, chez l'homme - par le premier.
Lou Andreas-Salomé
Si l'un de vous conçoit quelle épreuve est l'amour
Puissè-je auprès de lui trouver miséricorde !
Mais maintenant je sais quelle risée je fus
Et pendant si longtemps et au regard de tous
(De quoi souvent même en moi-même je rougis)
François Petrarque (La vertu et la grâce)