Moi, j'aime ! J'aime tant tout ce que j'aime ! Si tu
savais comme j'embellis tout ce que j'aime, et quel plaisir je me donne en
aimant.
Les Vrilles de la vigne, p996
Cela est si beau, si aisé, cela ne ressemble pas à l'amour.
L'Entrave, p407
"Rien", dit Balzac, "ne nous console d'avoir perdu
ce qui nous a paru être l'infini." Rien ne met en repos ceux qui ont
touché le bord du précipice où s'effondre la morale
humaine, frôlé la fragile limite qui sépare le pur et
l'impur.
La Jumelle noire, p246
Une chose qu'on connaît bien pour l'avoir bien possédée, on n'en est jamais tout à fait privé.
Le Pur et l'Impur, p565
Il ne faut jamais poser une seule question.
La Naissance du jour, p369
On peut discuter le fait qu'on tombe amoureux librement, comme on tombe dans la drogue,
en tout cas on ne cesse pas de l'être par
un simple effet de notre volonté. La liberté semble extrêmement réduite
dans cette fixation de liens si intimes enserrés de serments enivrants,
dans un interminable entretien imaginaire avec l'amour perdu, véritable obsession plus tenace
que l'addiction chimique. Pareillement, je ne peux m'empêcher
de continuer encore sur le sujet de l'amour qui mérite mieux,
à n'en pas douter, que ce que j'ai pu en écrire mais qui constitue
un irremplaçable point d'observation de la réalité humaine, même
si on peut faire l'expérience aussi que plus on en dit et plus ça
s'embrouille... L'amour c'est comme le temps
pour St Augustin, ce que nous comprenons le mieux sans y penser et qu'on
n'arrive plus du tout à expliquer quand on nous le demande. On n'arrive
pas à en faire le tour car c'est ce qui nous porte et nous émeut.
Y mettre des mots nous rassure pourtant, en y mettant un terme qui calme
la douleur et le ressentiment ou bien ravive au contraire les souvenirs brûlants, apprivoisant
nos représentations à défaut de l'aimée. L'écriture
est une pulsion, une activité solitaire, une façon de passer
le temps justement et de s'affronter à la durée ; ce qui est
le plus difficile, le plus exigeant, activité incessante de (re)trouvailles,
travail de renouvellement perpétuel. On peut dire que l'écriture
réussit là où l'amour échoue. Evoquer ici "l'origine
du roman", d'après Marthe Robert, permet de soupçonner ce qui
dans cette écriture n'est qu'une tentative de reconstruction des origines
("Toute phrase est un fantasme, et tout fantasme une narration". 268).
Parfois je me laisserais aller à la rage de "tout dire", de tout déballer,
de "dire la vérité" enfin ! mais ce n'est pas sans le sentiment
d'une lourde menace, d'inutiles blessures qui ne sont pas le dernier mot
de l'amour, et ne sont donc pas sa vérité du tout à
se perdre dans le
détail et le sordide, les petits intérêts
et les plaisirs dérobés ("
le plaisir-chantage, le plaisir-panacée, le plaisir-coup mortel"), les luttes de pouvoir et les arrangements quotidiens, les pulsions instinctuelles
et les fantasmes puérils, les emballements et le terrible ennui, le narcissisme et
la honte, les mensonges et le mépris, les coups bas et les coups de gueule, les malentendus ou les déceptions
les plus naïves... N'en jetez plus ! Il n'y a rien là de l'amour, qui constitue plutôt la chance qui reste
au-delà, improbable, oui, au-delà de toute raison. "
Pourquoi la délicatesse n'aurait-elle pas, dans notre attitude, sa part presque aussi grande que le cynisme?"
344.
Du moins le témoignage de Colette, éclairé par Julia
Kristeva, permet de s'approcher de la face d'ombre de l'amour, "
ce mot sans nuance"
333, et de la jouissance
féminine, "
merveille foudroyante et presque sombre"
334, son côté "
Inexorable"
270
comme dit Colette, ce qui nous unit et nous sépare, ce qui relie
le jouir et le souffrir dans les cris étouffés ou la dispute
amoureuse ("
toutes les amours tendent à créer une atmosphère d'impasse"). Cette
étrangeté radicale, d'un non-rapport au coeur même du rapport sexuel,
n'est pas seulement celle de la
femme mais bien l'étrangeté de l'amour ("
nos vies d'étrangers voluptueux"). "
Le contraste est un attrait, l'inconnu un charme, un mystère, qu'on
veut percer; l'étrangeté, qui semblait devoir éloigner,
enfonce l'aiguillon du désir" (Michelet, La femme, 179).
La volupté elle-même se bâtit sur une incommunicabilité totale. 396
Non seulement l'amour est dans l'étrangeté, mais il est aussi dans la
perte
(j'ai reconnu le bonheur au bruit qu'il a fait en partant). Il n'y a de
jouissance que perdue et Mélanie Klein, en particulier, a
montré le caractère structurant pour l'enfant de la perte
de
l'amour et de la phase dépressive.
Nous ne pouvons imaginer l'autre qu'à condition
de le perdre ; et la pensée, par conséquent, est une capacité
d'absenter autrui de soi et de le reconstruire, de le faire exister dans
la représentation, par-delà le deuil de cet abandon. 18
S'il n'y a de jouissance que perdue, jouissance de l'autre, la voie féminine
pour la retrouver serait celle de l'identification à la
mère
et à sa jouissance ("
une perspective de miroirs"
412), ce qu'on peut appeler une
mère-version opposée à la
père-version masculine.
La passion amoureuse se révélera, en fin de compte, comme l'amour de la mère
retrouvé et comme amour incestueux, au-delà même de la perversion mâle ou de la simple transgression
d'un plaisir coupable (dont la punition confirme la jouissance).
Julia Kristeva donne ici ses lettres de noblesse à celle qui était
considérée, malgré l'admiration de Proust ou d'Aragon, plutôt comme un
écrivain mineur (de littérature féminine).
Il faut dire que la vie et l'oeuvre de
Colette illustrent (trop) parfaitement cette "
mère-version"
qui va de la femme trompée et dépressive à la
découverte du triangle amoureux et la consolation
de l'homosexualité féminine puis la lente
émergence de la figure de sa mère, Sido, longtemps
refoulée de ses romans (Claudine était orpheline!).
Sa maternité elle-même sera vécue comme
étrangeté
par Colette, maternité de trop sans doute pour qui
s'était déjà
si bien identifiée à sa mère (dont elle porte le
même
prénom, Sidonie mais qui sera effacé par le nom de son
père
Colette).
Puisque nous sommes "mêmes" (moi et la mère), je ne "la" perds
pas, je jouis de la mère, je suis la mère qui jouit, donc je
suis Tout par mon texte sensible qui refait la chair du monde. 229
Une mère et une fille ne sont-elle pas destinées à se haïr, pareilles et rivales ? 385
Ce n'est que lorsque la mère parvient à être aussi une amante, et impose cette distance optimale entre l'enfant et elle, que la condition
même de la pensée, pour son enfant, et de la vie, pour eux deux,
est remplie. 390-391
Le plus troublant c'est qu'elle aura des rapports incestueux avec
Bertrand de Jouvenel, le fils de son second mari, inceste étonnamment
préfiguré dans le roman
Chéri (1920, un de ses meilleurs romans, selon Proust) avant
même de le consommer (et faire l'objet d'un autre roman,
Le blé en herbe, en 1923). C'est un
inceste
avec préméditation ! (Bertrand de Jouvenel est bien connu
comme économiste et fondateur d'une écologie
réputée "de droite" mais prônant une
"économie de la gratuité" qui n'est pas sans
intérêt).
La perversion conduit nécessairement, inévitablement
à l'infantile, dont la mémoire - la face archaïque - se
situe dans l'inceste mère-enfant, et dont la pureté - la face
sublime - s'achève dans l'immersion dans l'Être. 502
Il faut admettre que les sentiments ne sont pas d'ineffables émotions
du corps, ce sont des "signifiants" car un sentiment est toujours
répétition
d'un sentiment plus ancien qu'il rappelle à l'être (et dans le
bonheur nous fait souvenir de nos bonheurs passés, comme un malheur
s'accumule à tous les malheurs anciens). Non seulement les affects
sont déplacés, comme le remarque Freud, mais ils opèrent
un déplacement, un transfert.
Ce sont ces rêves oubliés, ces désirs
enfantins qui nous dépassent et nous isolent dans notre histoire
personnelle, notre étrangeté sexuelle, en alimentant une
perpétuelle
"guerre des sexes", dernier mode de communication qui reste aux amants,
d'inconscient
à inconscient, comme entre nations étrangères
incapables de surmonter les méfiances réciproques, de
s'assurer de l'Autre, de son intériorité inaccessible.
Julia
Kristeva souligne ce caractère
sado-masochiste de la
communication érotique, notamment dans les amours libertines,
amours libres se réclamant explicitement de l'athéisme et
de l'amoralisme (p21), comme pour en éliminer
tout sens hors de la violence et du plaisir physique dans leur
unilatéralité. On peut faire remonter pourtant ce
sado-masochisme aux épreuves imposées par la Dame dans
l'amour courtois, voire à l'ascétisme du pur amour mystique.
Il ne s'agit pas là d'une
guerre des sexes
biologisante, comme celle théorisée par Otto Weininger
dans Sexe et Caractère, ni d'une guerre des sexes à
l'américaine, de revendications communautaires justifiées
le plus souvent mais
trop agressives et dénuées de la complicité
française entre les sexes, sa galanterie qui est la politesse
des rapports entre hommes et femmes, de leurs jeux de séduction
et de la circulation des désirs, lointain écho
des élaborations de l'amour courtois et de ses efforts de
civilisation des passions amoureuses. C'est donc une guerre
à fleurets mouchetés, ce qui n'arrange rien comme on peut
le constater avec l'
Adolphe de Benjamin Constant faisant écho à
ses amours tumultueuses avec Mme de Staël, entre autres, ("
Leur amour fut le combat à qui serait le maître,
à qui asservirait l'autre. Mais entre un homme et une femme, la défaite de
l'homme est déjà consommée, quand la partie paraît égale". André
Suarès).
Colette n'est pas du tout féministe et ne rêve pas d'une
émancipation de "toutes les femmes", seulement une
libération de la singularité féminine, de sa
(bi)sexualité, de sa jouissance spécifique (monstrueuse
et mystique, souveraine) au-delà de la jouissance masculine et du simple
plaisir physique. Elle est du côté de la
différence
sexuelle, du rapport à l'Autre radical et non de
l'égalité
entre les sexes. La question est plus grave en effet qu'une simple
inégalité sociale puisque c'est la totale
étrangeté du plus proche, non pas la prétendue
guerre de tous contre tous dont la famille peut sembler
protégée, mais la guerre avec le plus aimé, guerre
toute de désirs, de reproches et d'incertitudes,
d'incompréhension entre les sexes (il ne suffit pas de parler la
même
langue). En effet, reconnaître la différence sexuelle,
c'est introduire
la division entre les hommes et les femmes, c'est reconnaître
qu'on
ne connaît pas l'autre, c'est se situer dans l'incommunicable et
la
représentation idéalisée, des fantasmes plus ou
moins
inconscients et le plus souvent dans une relation triangulaire (bien
connue
des vaudevilles) qui relativise et objective l'inconcevable du lien
sexuel.. Le caractère de révélation de la
jouissance féminine est ce qui fonde la castration de l'homme et
l'identification de la femme à la mère, fondation de la
différence des sexes sur l'interdit de l'inceste en
éprouvant la jouissance de sa transgression.
Il n'y a pas d'émancipation
féminine sans une libération de la sexualité de la femme,
laquelle est fondamentalement une bisexualité et une sensualité
polyphonique [...] Nul, mieux que Colette, n'a saisi combien la vie érotique
est dominée par les pulsions, d'une part, et par les liens à
l'objet ou au partenaire, de l'autre. Nul, mieux qu'elle, n’a su écrire
comment la liberté d'une femme ne se conquiert qu’à la condition
de s'arracher et à ses pulsions et à l'autre ; et cela,
moins pour accéder à une fusion mystique avec le Grand Autre,
que pour s'immerger dans un orgasme singulier avec la chair du monde.
Lequel la fragmente, la naufrage et la sublime. Et où il n'y a plus
ni moi ni sexe, mais des plantes, des bêtes, des monstres et des
merveilles : autant d’éclats de liberté. Jamais au-delà
du sexe, mais toujours à travers la sexualité, par une exaltation
orgasmique du moi dont la souveraineté s'achève dans une
joie aux limites de l'extraordinaire, du monstrueux. Telle est la jouissance
de Colette, continue et éparse, infinie et sensuelle : elle comprend
la décharge phallique virile sans se limiter à son battement
; elle se prolonge en vibrations infinies dans les recels de l'Etre, qu'elle
s'approprie par l’alphabet de son style fleuri. Indissolublement sens
et sensation, l'inimitable écriture de Madame Colette est une véritable
transsubstantiation de son corps.
Cette femme a connu l'éblouissement immédiat qui l’a assurée
que sa jouissance continue, sensitive, à la fois organique et pensée,
partageait quelque chose d'inhumain, de cosmique et, en ce sens, de monstrueux.
Colette reconnaît à la femme une jouissance surabondante : "grenier
d'abondance de l'homme", elle "se sait à peu près inépuisable".
410
Le génie de Colette a su dire avec justesse l'intimité sensitive
de la femme qui englobe et diffracte l'excitation érotique dans une
sorte de "perversité" naturelle : toutes les zones érogènes
et tous les objets du monde sont pour elle des sources de frustration ou
de satisfaction. En effet, lorsque la frigidité défensive est
dépassée et que l'érotomanie hystérique s'harmonise,
la femme épouse moins un partenaire qu'un réseau d'objets ou
de fétiches (avec ou sans lui) : enfants, amants, amis, flore et pomone,
activités et liens divers auxquels elle demande "encore". 326
Dans la vie (bi)sexuelle mouvementée
de Colette ("libérée" par les tromperies de son premier mari),
les
hommes n'ont pas le beau rôle, toujours jugés bien
sévèrement. Ce sont des vaincus, alors que la frêle femme
bafouée se révèle plus solide que ses amants (ce sont
les hommes qui se suicident vraiment), plus frivole, plus avide et dénuée
de toute culpabilité envers eux. Il y a quelque chose de souverain
dans l'écriture de Colette et d'indestructible. On voit classiquement
dans les récriminations féminines le retour des anciennes récriminations
contre la mère mais il me semble qu'on doit y voir surtout la tentative
de dévalorisation du porteur du phallus qu'elles s'approprient, se
détachant de l'homme, de la reconnaissance infinie qu'elles peuvent
éprouver d'abord pour une jouissance dont l'homme ne se révèle
pas la cause mais seulement l'instrument (il ne le mérite pas et la femme peut donc se l'approprier). Serait-il
réellement à la hauteur que ce serait en être trop diminuée
("
Je n'ai
guère approché, pendant ma vie, de ces hommes que les autres
hommes appellent grands. Ils ne m'ont pas recherchée"
367).
Au lieu de l'attachement réciproque d'une jouissance
partagée qui s'impose d'abord,
c'est la peur de la soumission, d'une trop grande dépendance
mais surtout de l'infériorisation pour les femmes, la
nécessaire
affirmation "
je ne suis pas de ton avis"
343, le travail
d'appropriation ("
Je suis fière qu'il me doive autant que je lui dois"
344), de défiance, de déni et d'oubli qui s'amorce, jusqu'à,
suprême victoire, pouvoir se passer des hommes ("
Recevoir d'un être le bonheur, n'est-ce pas choisir la sauce à laquelle nous voulons être mangés?"
349).
Tout en nous tenant enlacés et nous faisant renaître l'un à
l'autre, la jouissance sexuelle est aussi ce qui nous sépare plus
que d'un étranger ("
Un homme, c'est... ce n'est pas plus qu'un homme...", mais de la
chair fraîche, voire un membre puisque c'est le bras qui désigne pudiquement le pénis
en érection dans ses livres,
"
avec une lenteur réfléchie, avec un courage calculé, il remit son bras nu dans la main ouverte."
! 376-377).
Aux hommes falots correspondent des femmes terribles : le regard ogre de
Colette pulvérise les apparences et campe, avec et par-delà
la volupté, les protagonistes d'une véritable guerre des sexes.
379
L'homme se laisse toujours dominer par "l'autre femme" qui n'est pas la plus
charmante, comme on aurait pu naïvement le croire, mais la plus intraitable,
la plus autoritaire. Il se soumet à "cette mécontente, cette
difficile, cette supérieure". 382
L'impureté est du côté de la guerre des sexes, que Colette
appelle une "inimitié" et qu'elle suppose plus forte de la part de
l'homme envers ses maîtresses "qui l'ont sensuellement exploité",
croit-il. 402
L'homme couve une rancune que le temps n'éteint pas. 396
Plus envieux que nostalgique, don Juan juge que les plaisirs féminins
"vont trop loin" ; que les femmes "ne savent pas revenir en arrière".
En se glorifiant dans le rôle d'éducateur du deuxième
sexe ("Je les ai bien élevées..."), il en attend une récompense
et regrette, boudeur, de ne pas recevoir grand-chose en échange. Fermé
à toute complicité, voire à toute psychologie, il ne
comprend pas la pointe de la narratrice : " Ce qu'elle vous ont donné
? Mais, je pense, leur douleur. Vous n'êtes pas si mal payé
!" En fait, se plaint-il d'être incapable de jouir comme... une femme
? 411 "terrible traumatisme du plaisir viril" 410.
Bâti sur "l'inimitié" entre les sexes, avec des hommes-objets
ou des efféminés parfois dominés par des femmes "hermaphrodites
mentaux", l'univers amoureux de Colette semble tout droit issu de ce passé,
de sa réalité et de son idéologie. Pourtant, la version
du lien amoureux qu'elle propose, sans être philosophique ni politique,
atteste d'un changement radical de l'angle d'approche. Non seulement parce
que c'est une femme qui écrit, mais parce que son projet existentiel
est une traversée du couple [...] Elle atteste d'une profonde modification
de la conception du couple, dans laquelle les féministes n'ont pas
eu tort de voir une courageuse amorce de la liberté féminine.
Mais son message essentiel n'en reste pas moins d'insuffler une transformation
de la subjectivité elle-même, de l'équilibre risqué
qui la constitue entre sens et sensation, loi et passion, pureté et
impureté. Ni l'impératif de la reproduction de l'espèce,
ni celui de la stabilité sociale - tous deux garantis par le couple
- ne guident la pensée de Colette. Rien qu'un constant souci d'affranchissement
du sujet, et, en priorité, du sujet femme, désireux d'atteindre
sa liberté sensuelle afin de maintenir sa curiosité et sa créativité
dans une pluralité de liens. 423
Nous la lisons cependant comme une promesse libertaire, notre intimité
secrète la partage dans la solitude de la lecture, et nos actes amoureux
ainsi que nos comportements sociaux la rejoignent de plus en plus ouvertement
en ce début de troisième millénaire. Car nous savons
désormais que la voie solitaire de Colette, sa solution imaginaire
est des plus radicales et, pour cela même, peut-être parmi les
seules possibles. 425
On n'aime que ce qu'on a perdu,
on n'aime que pour cesser d'en aimer une autre, on n'est rien qu'une
doublure,
c'est toujours la seconde femme ou un père de substitution, un
pis
aller... (un con promis!) Pour être une véritable
révolution l'amour nous ramène, comme toutes les
révolutions, au point de départ, aux origines, et pris
déjà dans la répétition de notre histoire,
d'une guerre des sexes oedipienne se continuant par d'autres moyens.
Ce qui différencie l'amour des autres institutions humaines,
c'est bien le sexe qui
prend plus de place dans l'amour qu'on ne le croirait ou qu'on ne le
voudrait,
sommet constituant plutôt une frontière naturelle entre
les
amants,
dissymétrie accentuant leurs divergences, leurs déceptions
et leurs malentendus, jusqu'à la haine et le froid dédain
(
l'aliment du mariage, aujourd'hui,
disait déjà Rimbaud). S'il y a une jouissance
féminine (jouissance de la mère, jouissance interdite),
chacun reste
donc avec sa jouissance propre, dans une totale solitude ("
je ne fais que continuer à vivre seule"),
commune solitude qui rapproche l'amour de la mort. C'est tout
simplement avouer que dans ce théâtre de la cruauté
il ne reste plus rien de l'amour entre
les sexes, et qu'un baiser sans doute suffirait à ranimer
(p342), mais écoutons Colette :
Chez une femme qui fut conduite à renaître
plusieurs fois de ses cendres, ou simplement à émerger sans
aide des tuiles, planchers et plâtres qui lui churent sur la tête,
il n'y a, après trente ans et plus, ni passion ni fiel, mais une sorte
de pitié froide et un rire, sans bonté je l'accorde, qui résonne
à mes propres dépends. 427
Une créature féminine s'y reprend à plusieurs fois pour éclore. 359
Une femme se réclame d'autant de pays natals qu'elle a eu d'amours
heureux. Elle naît aussi sous chaque ciel où elle guérit
la douleur d'aimer. 247
Ce que j'aimerais : 1. recommencer ; 2. recommencer ; 3. recommencer. 101
Ces plaisirs qu'on nomme, à la légère, physiques... 399
Elle se plaît en femelle qui ne désire que servir à quelque chose, amoureusement parlant. 380
Enfin, elle le saisit au bras, cria faiblement, et sombra dans cet abîme
d'où l'amour remonte pâle, taciturne et plein du regret de la
mort. 398
Le plaisir me terrasse, m'abîme dans un mystérieux désespoir que je cherche et que je crains. 334
Il n'y a plus en moi, au-dessus, au-dessous de moi, que mer fouettée, pierre qui s'effrite, nuée haletante. 338
Je vous jure que c'est à peine mental. 346
Ô plaisir bélier qui se fêle le front, et qui recommence ! 347
N'importe quel amour, si on se fie à lui, tend à s'organiser à la manière d'un tube digestif. 334
Il m'aima, je L'aimai, Sa présence supprima toutes les autres
présences ; nous fûmes heureux, puis Il cessa de m'aimer et
je souffris... Honnêtement, le reste est éloquence, ou verbiage.
L'amour parti, vient une bonace qui ressuscite des amis, des passants, autant
d'épisode qu'en comporte un songe bien peuplé, des sentiments
normaux comme la peur, la gaieté, l'ennui, la conscience du temps
et de sa fuite. 339
La volupté tient, dans le désert illimité
de l'amour, une ardente et très petite place, si embrasée qu'on
ne voit d'abord qu'elle : je ne suis pas une jeune fille toute neuve, pour
m'aveugler sur son éclat. Autour de ce foyer inconstant, c'est l'inconnu,
c'est le danger... Que sais-je de l'homme que j'aime et qui me veut ? Lorsque
nous nous serons relevés d'une courte étreinte, ou même
d'une longue nuit, il faudra commencer à vivre l'un près de
l'autre, l'un par l'autre. Il cachera courageusement les premières
déconvenues qui lui viendront de moi, et je tairai les miennes, par
orgueil, par pudeur, par pitié, et surtout parce que je les aurai
attendues, redoutées, parce que je les reconnaîtrai... 337
Mais je commence à croire qu'un homme et une femme peuvent tout faire
ensemble impunément, tout, sauf la conversation. 396
Ainsi va la routine de souffrir, comme va l'habitude de la maladresse amoureuse,
comme va le devoir d'empoisonner, innocemment, toute vie à deux. 395
Désagrégée constamment par l'homme, constamment reformée
aux dépens de l'homme... Car la violente agressivité, la malveillance
singulièrement féminine et forte, partant créatrice,
constituent l'autre face de cette servitude volontaire. 382
L'esprit de contradiction chez la femme est aussi fort que l'instinct de propriété. 380
On creuse avec une avidité bête la place de la souffrance récente,
sans parvenir à en tirer la goutte de sang vif et frais - on s'acharne
sur une cicatrice à demi sèche, on regrette - je vous le jure
!-, on regrette la nette brûlure aiguë... C'est la période
aride, errante, que vient encore aigrir le scrupule... 245
Vous croyez que le chagrin la ronge ? Point. Bien plus souvent elle y gagne,
débile et malade qu'elle est née, des nerfs inusables, un inflexible
orgueil, une faculté d'attendre, de dissimuler, qui la grandit, et
le dédain de ceux qui sont heureux. Dans la souffrance et la dissimulation,
elle s'exerce et s'assouplit, comme à une gymnastique quotidienne
pleine de risques... Car elle frôle constamment la tentation la plus
poignante, la plus suave, la plus parée de tous les attraits : celle
de se venger. 245
C'est presque toujours elle-même qu'une femme mire dans une douleur féminine. 381
L'antipathie d'un sexe pour l'autre existe en dehors de la névropathie.
Depuis, je n'ai pas constaté, en changeant se milieu, que l'opinion
des "normaux" soit tellement différente. 406
Tu prétends m'aimer : c'est-à-dire que je porte, à toute
heure, le poids de ton inquiétude, de ton attention canine, et de
ton soupçon. 342
Je l'ai trouvé au-dessous de tout, mais au-dessous de tout ! Pourquoi
a-t-il été au-dessous de tout ? [...] Tu as déjà
vu un homme faire un geste au moment précis où tu attends qu'il
le fasse ? 374
Elle n'osa pas montrer combien le démesuré de l'abandon viril,
ses sanglots saccadés et ses balbutiements la trouvaient froide et
scandalisée. 396
Je souhaitais qu'il cédât à la colère, à
un désordre quelconque qui me l'eût découvert illogique,
faible, féminin, ainsi que toute femme l'exige, au moins une fois,
de tout homme. 412
La dignité, c'est un défaut d'homme. J'aurais mieux fait d'écrire
que "le dégoût n'est pas une délicatesse féminine". 380
"Pendant ces saisons furtives de sécheresse, elle cherchait à
se faire honte d'elle-même, mais une Alice plus savante n'ignorait
pas qu'une femme n'a honte que de ce qu'elle laisse paraître, non de
ce qu'elle éprouve..." Comme Julie, une femme est prête au "merveilleux
saccage de la vérité, de la confiance".
384
L'art domestique de savoir attendre, dissimuler, de ramasser des miettes,
reconstruire, recoller, redorer, changer en mieux-aller le pis-aller, perdre
et regagner dans le même instant le goût frivole de vivre. 147
Je pensai que le bonheur du jeune amant était grand, si je le mesurais
à la perfection de la tromperie de celle qui travaillait délicatement
à donner, à un garçon ombrageux et faible, la plus
haute idée qu'un homme puisse concevoir de lui-même... Un génie
femelle, occupé de tendre imposture, de ménagement, d'abnégation,
habitait donc cette tangible Charlotte, rassurante amie des hommes... 404
Qu'avait-il donc conquis, la nuit dernière, dans l'ombre parfumée,
entre des bras jaloux de le faire homme et victorieux ? Le droit de souffrir
? le droit de défaillir de faiblesse devant une enfant innocente et
dure ? 376
Y-a-t-il une leçon
politique
à tirer de cette guerre des sexes sans issue ? De cet autisme
communautaire, de cette méfiance réciproque, des impasses
de la passion ? D'abord sans doute de ne pas promettre trop
légèrement le bonheur pour tous et le règne de
l'amour, mais si
nous voulons dialoguer avec d'autres civilisations, ne devons nous
tenter l'impossible dialogue avec l'autre sexe ? On ne peut se
résoudre à
s'ignorer, s'isoler chacun dans son coin, sans pouvoir, sans vouloir
vraiment
vivre ensemble. Reconnaître l'état de guerre semble bien
le préalable, ne plus le dénier sous le discours
lénifiant d'un amour universel imaginaire. Le lien social
continue à se défaire,
on n'a plus rien à se dire mais cela fait déjà
quelque
temps que chacun se rend compte comme c'est invivable, cette
insoutenable précarité de l'existence. On n'est pas au
bout. Tout n'a pas été dit. L'histoire n'est pas finie et
nous réserve
ses surprises. L'ennui et une sourde insatisfaction qui s'insinue
partout sont
le signe avant-coureur de bouleversements dont hélas, on imagine
mal qu'ils puissent être sans douleurs ni terribles destructions
pour faire éclater
ces murs de béton que nous avons dressés entre nous et
qui
nous rendent plus durs que la pierre. Ce sont les conséquences
de
la guerre sans doute. Le déclarer c'est déjà y
mettre un terme.
Il ne faut pas rêver d'un monde idéal
délivré des peines d'amour, du moins un traité de
paix serait déjà une bénédiction, la
possibilité d'un peu plus de solidarité et de
responsabilité. Ce ne sera pas
le paradis (la mère reste interdite, le désir jaloux)
mais
le retour peut-être du temps de l'amour et des promesses du
printemps,
d'un temps plus raisonnable, plus généreux, plus humain,
en espérant que ça ne nous ramène pas au pire...
On
n'en a pas fini certes avec l'amour, ni avec la politique, sans jamais pouvoir se
reposer sur ses lauriers (
Rien n'est jamais acquis à l'homme, ni sa force, ni sa faiblesse). Une seule certitude, la liberté comme l'amour ne se prouvent qu'en
acte,
miracle toujours aussi improbable. Serons nous à la hauteur,
nous qui sommes si malhabiles ? En tout cas, les feux qui brilleront
dans la nuit au sommet des collines pour éclairer notre avenir,
c'est
nous seuls qui les aurons allumés de nos mains, et nul autre.
Voir d'autres extraits plus "techniques" (sur la perversion) que j'ai renvoyés à la fin de "
Psychanalyse de la sexualité féminine".