L'expérience la plus banale montre que sous le rapport, précisément,
du désir sexuel, il y a comme une disparité entre les phénomènes
attestés par les hommes et les femmes. 31
On ne peut plus parler d'amour et de sexualité sans prendre
en compte l'apport de la psychanalyse qui en a complètement
renouvelé l'approche. Il faut avouer que le triangle oedipien est
à la fois une dimension essentielle pour comprendre les rôles
sexuels et un aplatissement de l'expérience amoureuse qui sombre facilement
dans un dogmatisme ridicule. Il n'y a rien que je connaisse mieux que la
doctrine analytique à laquelle j'ai été formé
très jeune (à l'EFP) et j'ai déjà pas mal écrit
sur le sujet, par exemple dans "L'objectivation du sujet (L'Oedipe,
le Phallus et la castration)".
Pourtant, dans les différents
textes sur l'amour, je n'ai fait que de vagues allusions à la psychanalyse,
essayant de retrouver le témoignage de l'expérience amoureuse,
son vécu, son bouleversement et ses déchirures. A la fin, il
semble bien pourtant que la tentative de rendre compte de l'expérience subjective
bute sur ses ratés qui renvoient à des enjeux inconscients, échappant nécessairement à la conscience et qu'on
ne devrait pas du tout confondre avec les désirs conscients alors
qu'il s'agit plutôt de positions relatives et de contraintes formelles,
presque grammaticales. Il est bon de reprendre maintenant cet éclairage psychanalytique
à la lumière des descriptions précédentes.
Pour cela, on peut partir de l'intervention qui a fait date de François Perrier
et Wladimir Granoff au congrès de psychanalyse d'Amsterdam en 1960.
Ce qui est intéressant c'est de voir qu'on est presque encore dans
la préhistoire de notre époque et d'y trouver tant d'échos
avec des livres plus récents, mais on est frappé aussi du côté
dogmatique et normatif de certains chapitres, de leur simplisme (ce n'est
pas très compliqué, c'est trop abstrait). Pour la petite histoire,
il faut dire que les auteurs tirent parti des indications de Lacan sur la
dialectique du désir et la position féminine alors même
qu'ils seront amenés à négocier l'exclusion de Lacan
de la Société Française de Psychanalyse !
Malgré le rapprochement des conditions masculines et féminines,
la psychanalyse manifeste le caractère prégnant de la différence
des sexes dans l'inconscient, c'est-à-dire de la position d'être
ou d'avoir l'objet du désir, être en position de donner à
l'autre ce qu'il n'a pas. C'est la question de notre identité dans
notre rapport à l'Autre (relation relative et interactive, complémentaire
et réflexive). Les tentatives d'abolir toute altérité
entre les hommes et les femmes, trouvent ici leurs limites. L'égalité
complète entre les sexes est absolument indispensable juridiquement
mais ne saurait guère s'imposer au-delà, dans notre rapport
concret à un Autre (hétéro) lorsqu'il n'est pas rapport au
même (homo). Il faut donc reconnaître que notre sexe nous détermine,
le plus souvent avec l'aide des mécanismes biologiques et par une
forte division culturelle, mais il ne faut voir là aucun biologisme
ni essentialisme car la psychanalyse insiste malgré tout
sur la bisexualité, sur l'ambivalence sexuelle, sur le choix de
la position par rapport au Phallus et au Père.
Le Phallus n'est pas
le pénis, bien que celui-ci le représente imaginairement, c'est
l'objet du désir qui fonde le narcissisme. Ainsi, l'enfant est pour
sa mère l'équivalent du Phallus. Pour une femme cela peut être
de porter des insignes masculins, pour Freud, ou Irène Diamantis,
le fait de vouloir être une intellectuelle (ou devenir psychanalyste) en ferait partie... Le Phallus
est lié au langage car c'est la signification du désir de l'Autre
(avoir ou être ce qu'il veut). Il y a donc une position féminine
qui n'est pas liée au corps féminin (contrairement aux thèses
de Françoise Dolto lors du même congrès sur la sexualité
féminine, comme on le verra ensuite).
La sexualité est un
jeu de rôles, tout comme les positions de dominant et de dominé
qui ne dépendent pas toujours de critères physiques. C'est
du moins le parti pris des auteurs qu'on peut accuser donc de théoricisme
désincarné mais qui partent des relations névrotiques
entre mère et enfant ou de l'opposition des perversions féminines
et de celles de l'homme (opposition des homosexualités masculine
et féminine notamment) pour aborder la question du désir féminin.
Ce qui importe ici, ce n'est pas la jouissance de la chair, ce sont les
oppositions qui répartissent les rôles, où les complémentaires
s'épousent (les creux et les bosses) mais entretiennent tout autant
le malentendu et le ratage du rapport sexuel.
De façon schématique les auteurs caractérisent la position
masculine par l'activité et l'angoisse de castration alors que la
position féminine est jalouse et passive, témoignant du "rôle
plus grand que joue l'envie dans la psychologie féminine, et la particulière
sensibilité de la femme aux frustrations" 33 (Dolto précise "Les femmes sont beaucoup plus tolérantes que les hommes à la
frustration orgastique, mais beaucoup plus intolérantes qu'eux à
la frustration d'amour" 186). Cela aurait pour conséquence une certaine jouissance du désir
qui s'enflamme chez l'homme brandissant son membre en érection alors que les femmes
n'éprouveraient dans le désir et l'attente qu'une frustration supplémentaire.
"La femme n'a pas de goût pour le désir comme tel". Il
fait parti pour elle des déplaisirs. En effet, l'opposition se situe
ici entre celui qui a un trésor convoité (le phallus) qu'il
peut donc perdre, qui le rend coupable, et celle qui ne l'a pas, qui a subi
un préjudice et qui en éprouve déception et ressentiment.
Le premier est actif, désirant mais angoissé, se situant dans
l'avoir (d'une puissance) et se rebelle contre le père pour posséder
la mère interdite, la seconde attend passivement d'être désirée,
se situant dans l'être et dans les récriminations contre sa
mère tout comme avec son mari (tout ceci est dans Freud mais déjà
dans "La femme" de Michelet!). La passivité revendiquée du
désir féminin le constitue en miroir du désir actif
de l'homme, c'est sa cible, son Autre, son répondant.
Il faut souligner la permanente surprise de l'homme
devant la naissance du désir sexuel féminin qu'il voit naître
devant ses yeux à l'instant même où il manifeste le sien.
31
Dans le projet érotique de l'homme, on retrouve constamment la notion
de désir dans l'érection assumée comme plaisir préliminaire,
et la quête de l'émoi féminin. Jamais indifférent
à la manifestation du plaisir de la femme, il en souhaite, attend,
provoque, craint ou exacerbe les signes, pour participer au mystère
de la volupté femelle, s'y oublier rarement, s'en garder parfois névrotiquement.
Le surgissement de son orgasme à lui, référé
qu'il est aux signes de la jouissance de l'autre, reste menacé par
un trop tôt désarmant, ou un trop tard inhibé. 33
Il faut dire que si les hommes rêvent volontiers de femmes désirantes
qui leur sautent dessus, ils peuvent être effrayés de ne pouvoir
fournir lorsqu'ils en rencontrent réellement, car il faut que son désir à
lui reste incontestable et initiateur, de l'ordre de l'excès, et non
pas pouvoir être considéré comme insuffisant (impuissant). En effet, "ce jeu suppose un risque, celui de la détumescence, et aussi le vertige,
l'angoisse, suscités par l'absolu de la demande féminine :
la femme attend tout, reçoit tout du pénis au moment de l'amour" (Montrelay p80). La prostitution
est le modèle d'un désir féminin qui serait entièrement
provoqué par le désir de l'homme et dont il garde le contrôle, sans angoisse.
On peut exprimer aussi la différence entre les positions
de l'homme et la femme en constatant que la plupart des hommes voudraient
(inconsciemment au moins) avoir toutes les femmes alors qu'une femme voudrait
avoir un homme tout à elle, avec pour conséquence une infidélité
constitutive d'un côté et les récriminations de l'autre,
frustration pour l'un et déception pour l'autre. La position masculine
est dans l'avoir et la perte (la castration comme amputation symbolique d'un objet imaginaire), la position féminine est d'être
l'objet du désir, être aimée ou pas, voie du narcissisme
mais aussi de l'homosexualité, du masochisme et du suicide... ("Inséparable de la variété de ses liens... une femme
serait-elle davantage encline que l'homme à rechercher et à
cultiver, dans le lien, ce qui porte à l'épanouissement du
singulier, plutôt qu'à stigmatiser ce qui, dans ce rapport à
autrui, ligote et brime le plaisir ?" J. Kristeva, Colette, 559)
Le rejet du plan de l'avoir comme possibilité
virtuelle (ou phantasmatique) de trouver une issue est, pensons-nous, tout
spécialement dépendant de la cohérence phallique du
père ; c'est-à-dire en fin de compte de l'issue de son complexe
de castration [...] Dans la famille, il faut qu'il y ait un phallus et que
ce phallus soit du côté du père, que ce dernier puisse
en faire la preuve, et qu'il puisse le donner. 78 [...] Or cet homme, le
père, ne peut assumer son sexe qu'au prix de la castration. 79 [...]
Cette renonciation à l'avoir, que la castration consacre, permettra
le don sur lequel les auteurs ont insisté sans souligner ce que Lacan
démontre, à savoir que c'est le don de ce qu'on n'a pas car
on a renoncé à l'avoir. Ainsi se trouve évité
le piège, que le leurre tend aux femmes pour le plus grand bien de
tous, de voir dans le pénis, voire le sperme, l'objet de ce don littéralement
sanctifiant. 81
Un certain nombre de notations sur l'évolution des moeurs ont gardé
toute leur pertinence après plus de 40 ans. Soulignant la nouveauté
d'un mariage devenu "bien souverain", les auteurs remarquent que c'est se
préparer à des désastres car "tout mariage porte obligatoirement un écho de la castration" alors même que l'effacement du Père et de la transgression, rend
tout insignifiant. "Si aucune femme n'est interdite, aucune femme n'est permise". Ils dénoncent comme une pure escroquerie "la prétention irresponsable qui déclare délivrer
de la culpabilité" ainsi que "l'optimisme contemporain" d'un amour pacifié (psychologisé).
Voilà bien ce que Lacan appelle opposer bouche pincée à
une libération
des moeurs que la psychanalyse a pourtant défendue depuis
l'origine mais l'ambiguïté est déjà chez Freud qui
met en cause la morale sexuelle "civilisée" tout en
reconnaissant, contrairement à Reich, la fonction de l'obstacle puisque "la liberté sexuelle
illimitée accordée dès le début ne conduit pas à un meilleur résultat." 63. "Aussi
étrange que cela paraisse, je crois que l'on devrait envisager
la possibilité que quelque chose dans la nature même de la
pulsion sexuelle ne soit pas favorable à la réalisation
de la pleine satisfaction" 64.
Les temps modernes ou la castration sans garantie (extrait)
[...]
Diverses éventualités sont connues. Les couples peuvent se
constituer par achat ou par enlèvement. Le simulacre du rapt se trouve
conservé dans le rituel de certaines peuplades contemporaines. L'essentiel
est que, de nos jours, la famille se spécifie par un mariage dont
le principe est un consentement mutuel - le mariage dit d'amour. [...] Notre
époque n'a pas inventé les unions scellées par un désir
partagé, mais elle inaugure l'ère où est tentée
la conciliation de l'amour et de la loi. 67
[...]
La coalescence de l'amour et du conjungo fait du mariage
la recherche d'un bien souverain. La femme est pour l'homme l'objet dans
lequel et par lequel ce bien pourra être atteint. Par mariage, il sera
gardé. Mais si un bien est souverain, l'homme ne saurait lui commander.
Et s'il le garde, il ne pourra garder qu'un bien ; parmi ses biens.
Par ailleurs, le complexe d'Oedipe et le complexe de castration nous ont
appris qu'il ne sera libre d'user de ses biens, qu'il a poursuivis pour ce
qu'ils ne sont pas, que si dans cette poursuite il a transgressé la
loi et payé la dette qui le libère.
Tout mariage porte obligatoirement un écho de la castration. Dans
la mesure où dans le patrocentrisme oedipien, une des conditions exigibles
pour une position correcte du complexe de castration vient à manquer,
les contrecoups de cette carence se manifesteront au niveau de ce moment
décisif de l'évolution oedipienne.
Or les circonstances contemporaines mettent précisément en
scène une carence grave, sur le plan du rapport du père à
sa propre loi. La visée d'un bien souverain sans transgressions articulables
rend impossible le paiement de la dette, estompe le Nom du Père, comme
engendrant le système signifiant. Dans cette mesure même le
Nom du Père cesse d'être créateur absolu, c'est-à-dire
ex nihilo. Pour autant, on pourra dire qu'à perdre leur
filiation d'avec ce qui autorise le signifiant, les biens qui échoieront
en partage tendront à devenir insignifiants.
Telle est la rançon du fleurissement, comme idéal, de la confusion
de l'amour et du conjungo. Si aucune femme n'est interdite, aucune femme
n'est permise, et toute femme qui n'est pas permise est interdite par la
loi. Telle est la base effective sur laquelle s'édifie le mariage,
dans la position contemporaine du complexe de castration.
A la bigamie originelle de l'homme, qui au-delà de sa partenaire cherche
à retrouver celle qu'il n'a jamais eue, succède une démarche
plus aveuglée où l'au-delà de l'objet tend à
s'éteindre, l'objet étant d'emblée visé pour
ce qu'il n'est pas. Et la conduite amoureuse de l'homme tendra à ne
plus trouver son sens dans une course essoufflée pour capter une propriété
qui le fuit.
Là sera son point de rencontre avec la femme, dont la démarche
est le modèle inconscient de la sienne. Le patriarcalisme déclinant
est, pour elle aussi, insuffisant à garantir une castration dont l'instance
féminine renforcée ne saura qu'exacerber les effets disloquants
et mutilants dans l'imaginaire.
Ainsi la femme sera-t-elle amenée - de plus en plus - à rejeter
le premier amour pour sa mère et réprimer une partie de sa
sexualité.
De ce rejet, selon sa nature et son intensité, les conséquences
seront diverses. Elles pourront s'étager de l'érotomanie passionnelle
jusqu'au style de récrimination où Freud a saisi la répétition,
dans le mariage, des relations de la fille à la mère.
Ne vivant que dans l'attente de ce qui doit lui revenir pour autant que ça
lui est dû, les aléas de l'identification de l'objet d'amour
avec l'objet de la satisfaction se répercuteront au niveau du champ
de la propriété sexuelle - qui, si elle subvertit tous les
autres besoins, ne s'en vide pas moins du sens de son contenu.
Cette identification troublée pourra certes, en fouettant la quête
de la femme et en la détournant de ses objets naturels, contribuer
à retarder l'arrêt précoce du développement où
Freud voyait son infériorité.
Mais à évacuer la propriété, c'est sur l'appropriation
que l'accent se déplace. La modalité différente selon
laquelle pour la fille et le garçon se fait la sortie du complexe
d'Oedipe, explique que par rapport à cette propriété
la femme se réclame, dans la relation amoureuse, d'un idéal
de fidélité. L'observation clinique courante nous en montre
l'incidence exacte. La femme n'est pas naturellement plus monogame que l'homme,
mais à l'intérieur de chaque union, sa position se règle
sur un idéal monogamique.
C'est ainsi que se démontre son incapacité alléguée
et passée au compte de l'oubli avec chaque partenaire, d'évoquer
les souvenirs d'une union révolue, de même que la répugnance
souvent attestée à laisser coexister deux liaisons sexuelles.
Cette appropriation qui s'emballe, a vacuo en quelque sorte, est
le reflet de la pente particulière à l'envie soulignée
par Freud. Elle trouve son pendant dans le signe de la "désertion"
sous lequel Jones en 1935 inscrit le destin de la femme, après l'avoir,
en 1927, placé sous celui de la séparation.
La position de la femme, dans l'attente où elle se trouve, est celle
d'un certain manque à avoir dont elle attend que la vie lui apporte
le dédommagement.
Sans vouloir cliver artificiellement les divers niveaux du manque que toute
demande comporte et met en avant dans une quasi-simultanéité,
il semble néanmoins possible d'avancer que c'est d'une façon
privilégiée dans le registre de l'avoir que la femme éprouvera
son manque. Peut-être ne faut-il pas chercher ailleurs l'explication
dernière de la facilité que rencontrent les femmes à
étayer leurs demandes sur l'énumération de griefs où
s'exprime leur privation.
C'est là encore que l'homme, dans sa position contemporaine, viendra
la rejoindre. La séparation que la première relation fonde
est celle que toute angoisse rendra présente, sa vie durant. Et la
séparation par quoi l'homme apprendra son manque, comportera dans
son évolution un temps particulier : ce temps de la castration. Temps
d'une difficulté particulière, car les possibilités
qu'ouvre le complexe de castration resteront pour lui virtuelles dans la
mesure où le cours de son développement n'aura pas été
idéal. Par une sorte de juste retour des choses, on peut dire que
si à la fille il est au commencement demandé beaucoup et beaucoup
pardonné par la suite (ce dont la plus banale observation de la précocité
des filles et de ce qu'il en advient ensuite, rend compte), au garçon,
il est beaucoup pardonné au début et beaucoup demandé
par la suite. Le complexe de castration doit idéalement le débusquer
d'une position où l'avoir serait la dimension dans laquelle il pourrait
pallier son manque. Le décours favorable du complexe de castration
doit mener le garçon à abandonner l'être comme plan où
il aurait à faire valoir des revendications. C'est plutôt sur
ce qu'il est et aura que ce complexe le retourne.
Il n'aura pas la mère, mais là n'est pas le problème
: il ne manquera pas de femmes s'il devient un homme. Dans quelle mesure
pourra-t-il l'être, puisqu'il ne peut pas être son propre père
? (Sauf dans la psychose). Le complexe de castration le nantit d'un titre
du père à être comme lui. Il a la souche du titre de
père. Cette évolution est celle que la famille contemporaine
tend à rendre encore plus malaisée. La pression que nos sociétés,
jusque dans l'éducation, exercent sur les filles depuis longtemps,
va entièrement dans le sens de centrer sur le plan de l'avoir leur sentiment
d'elles-mêmes ("Plus tard tu auras de belles robes, Toute femme a droit
à..., peut prétendre à avoir..., Quand elle aura trois
gosses elle sera contente et me fichera la paix", répondent les hommes).
Présentement, cette même dimension devient graduellement, pour
le garçon aussi, la seule où tout l'invite à se centrer.
En guise de plaisanterie, on pourrait dire que peut-être un jour n'assisterons-nous
plus à l'enchaînement des défis enfantins, qui, s'ils
commençaient par la comparaison avantageuse des stocks de billes,
s'achevaient par l'affirmation "mon père est plus fort que le tien",
où autant que les forces possédées, l'être du
père était mis en cause. Peut-être est-ce aux forces
précisément que les enfants de demain s'arrêteront lorsqu'ils
ne sauront aller au-delà de l'affirmation : "l'auto de mon père
a 1000 chevaux et 1000 cylindres".
Ainsi se trouvent définis le lieu et la dimension où se rencontrent
les aspirations de l'homme et de la femme. En ce sens, il serait faux de
dire que dans le déclin que nous vivons du patriarcalisme, c'est à
la femme qu'est dû le maintien de l'institution du mariage - qu'elle
souhaite assurément. Amputé sans être castré au
sens du complexe de castration, n'étant personne puisqu'il n'est pas
un homme, et partant, ne pouvant rien posséder, il voudra tout avoir
(pour la névrose obsessionnelle le portrait n'est pas chargé).
Il voudra tout avoir, et la femme voulant avoir tout, ils sont fait pour
s'entendre ou plus exactement, se marier. C'est aussi dans les pays où
le patriarcalisme est le plus déchu que l'on se marie le plus. Si
les U.S.A. ont la réputation d'être le pays du divorce, faut-il
souligner à quel point cette réputation est un commentaire
dont l'incomplétude éclate à ne pas rendre compte du
fait que l'on n'y divorce pas pour reprendre une existence de célibataire,
mais pour se remarier. Nous dirons que les U.S.A. sont le pays où
l'on se marie le plus. Les Américains du Nord sont du reste les premiers
à souligner le manque de considération où est, à
leurs yeux, tenue en Europe l'institution du mariage. Mais la prime au mariage,
qu'ils opposent à la prime au libertinage de la vieille Europe, est
la version institutionnalisée de l'impossible coexistence, que le
Vieux Monde laisse au chaos, de l'amour et du conjungo. C'est par où
les idéaux féminins prennent à revers l'idéal
de fidélité dont la femme se réclame. Car tout amour
porte en lui la castration.
François Perrier et Wladimir Granoff
La sexualité féminine, Françoise Dolto, Livre de poche, 1982 (Amsterdam, 1960)
Les sensations érogènes génitales chez la femme. L'orgasme (extraits)
Le désir, quelle que soit sa provocation
occasionnelle apparente, par une cause exogène sensorielle, le désir,
une fois signifié aux sens de la femme, se focalise dans sa région
génitale. Elle éprouve une sensation d'érection clitoridienne
et de turgescence orbiculaire vaginale, accompagnée de chaleur et
sécrétion humorale et de plaisir excitant d'intensité
croissante jusqu'à un maximum, l'orgasme. Ce plaisir envahissant s'accompagne
parfois d'une émission humorale encore plus nette que pendant la phase
de croissance du plaisir, parfois non. Après l'acmé de tumescence
et de volupté, la sensibilité d'excitation décroît
plus ou moins rapidement, jusqu'à l'apaisement total de tension, caractérisé
par la détumescence de la zone érogène et l'arrêt
du processus humoral sécrétoire, par le besoin local physiologique
de repos, ce qui rend pénible et parfois douloureux les essais d'excitation
artificielle par manoeuvres externes. Après l'orgasme, la femme éprouve
une détente corporelle générale, qui entraîne
souvent un sommeil plus ou moins long. On peut distinguer :
L'orgasme clitoridien;
L'orgasme clitorido-vulvaire,
L'orgasme vaginal;
L'orgasme utéro-annexiel - que l'on confond à tort avec les
orgasmes précédents, surtout avec l'orgasme vulvo-vaginal,
parce qu'il n'est pas ressenti consciemment par la femme et qu'elle n'en
parle donc jamais. Je pense qu'il doit être distingué, tant
pour des raisons descriptives objectives que pour des raisons libidinales
concernant la théorie psychanalytique.
Ces orgasmes peuvent être ressentis isolément ou
en chaîne, l'un appelant les conditions qui entraînent l'autre,
mais il peut arriver qu'ils soient non discernables les uns des autres dans
le plaisir de la femme. 171-172
J'ai hésité à citer cette description
qui me semble datée et un peu trop calquée sur l'orgasme masculin,
mais cela permet de voir où on en était encore en 1960. L'orgasme
utéro-annexiel est ici une innovation qui n'a pas eu de suite, pour
autant que je sache (et que Lacan qualifiera plus loin de conneries), mais qui relève d'un fantasme effectif des femmes
puisque c'est un orgasme qui est sensé être lié à
l'appareil reproducteur, une sorte d'éjaculation interne projetant
le sperme dans l'utérus (Rappelons que Françoise Dolto est
une catholique pratiquante de la "bonne parole"). Il faut souligner le caractère
complètement inconscient de cette jouissance que la femme éprouve
sans le savoir ! Jouissance paradoxale, jouissance "supplémentaire".
Dire que leur sexualité reste mystérieuse pour les femmes elles-mêmes
n'est pas une figure de style mais l'étonnante réalité
qui fait que "les femmes s'ignorent en tant que femmes" et, ne pouvant rien
en dire, ont tendance à faire parler à leur place une prétendue
"voix du corps" ou des sentiments. C'est bien pour cela aussi qu'on peut dire avec Simone de Beauvoir "On ne naît pas femme : on le devient" 13,
Devenir femme résulte donc d'un apprentissage, et notamment la
sexualité
féminine qui s'épanouit avec l'âge mais reprenons
le délire métaphorique de Dolto, qui imaginarise le
fantasme féminin :
L'orgasme utéro-annexiel est caractérisé
par des mouvements du corps utérin qui bascule d'avant en arrière
et d'arrière en avant avec une certaine articulation rythmée
du col sur le corps utérin, des mouvements ondulatoires du corps utérin
continuant ceux du vagin, mais à type de succion-aspiration, au point
que les spermatozoïdes sont projetés en quelques secondes dans
les trompes, ce que l'observation a permis de confirmer (sans orgasme utéro-annexiel,
leur temps de cheminement est beaucoup plus long). Ces mouvements de l'orgasme
utéro-annexiel sont totalement réflexes, la femme est très
rarement, et si elle l'est, très vaguement, consciente de leur déclenchement.
C'est lui qui apporte la jouissance maximum, secrète et silencieuse,
caractéristique de cet orgasme, jouissance tellement vive qu'elle
n'est pas compatible avec la maintenance de la sensation d'exister pour la
femme. Le partenaire de la femme en est le seul témoin. C'est immédiatement
après la fin de cette révolution organo-psychique résolutoire
que la femme retrouve sa conscience un moment disparue, emportée qu'elle
se souvient d'avoir été dans sa jouissance au dernier point
d'impact vaginal, emportée par le déferlement comme par une
lame de fond, en même temps qu'elle en éprouve une sensation
intense de bien-être et de reconnaissance envers son partenaire.
L'orgasme utéro-annexiel est pour une femme
toujours pleinement satisfaisant, tant du point de vue émotionnel
que du point de vue physique. [...] Le fruit pour la femme d'un orgasme complet
vaginal et utéro-annexiel éprouvé à l'occasion
du coït est triple : l'apaisement de toute tension, la béatitude
nirvanique, et chaque fois la conviction d'un bonheur jamais encore éprouvé.
Elle ressent un émoi de tendresse reconnaissante pour son partenaire,
dont la personne toute entière, seul témoin humain de son existence
pendant la faille de temps et de conscience de son orgasme, justifie peut-être
alors sa "fente", sans lui injustifiable ; la personne de son amant est associée
à son sentiment et à son ressenti de rénovation.
Il s'y ajoute des résonances émotionnelles d'une qualité
toute particulière, lorsque ce coït a des chances, même
minimes, d'avoir été fécond, surtout si chacun des partenaires
est prêt socialement à assumer cette éventualité.
Ceci est certainement particulier à l'orgasme génital féminin.
Est-ce parce qu'il est un écho de l'archaïque désir du
pénis paternel, à qui dans la petite enfance la poupée
fétiche avait suppléé ? Est-ce par l'ouverture des temps
à venir d'un acte qui, en lui-même, déjà, totalement,
a-logique, est cependant pour la femme marqué par son acceptation
la plus totale, et qu'alors l'enfant futur le situe dans une dialectique
trinitaire de fécondité, signifiance de pérennité
vivante de l'entente des amants, au-delà de l'éphémère
rencontre duelle ? 177-178-179
Tant qu'elle n'a pas été reconnue dans
la valeur de don qu'elle en fait, le sexe de la femme est inconnu pour sa
conscience, quoique présent dans son efficience sublimée, industrieuse
et culturelle. [...] Losqu'une femme est animée d'amour pour un homme
et qu'elle éprouve pour lui du désir, si le coït ne lui
a pas apporté un orgasme ressenti complet par elle, elle ne sait pas
que c'est pas son sexe qu'elle est fixée à cet homme, et elle
n'est pas, quant à son narcissisme, libérée du souci
permanent de sa personne, comme l'est une femme qui a été "révélée"
par son partenaire qui répond à son amour et qui sait l'emmener
à l'orgasme. Les effets de l'orgasme chez une femme amoureuse sont
symboliques et mutants. ils la font accéder à la génitalité
et à ses sublimations. 184
Pour peu qu'une femme accède, au-delà de l'apparence phallique
des corps, à l'immanence émotionnelle de la réalité
de son sexe, elle se comprend réflexivement moins qu'elle ne comprend
l'homme. [...] Et son sexe, alors qu'elle le ressent en son tréfonds,
quoi qu'elle dise de ses options, il lui reste intangible, inapparent, invisible,
polymorphe dans ses sensations érotiques - des plus verbalisables et
des plus localisables dans la périphérie et les fonctions de
son corps, aux plus ineffables et aux plus diffuses dans l'intimité
de son corps interne et dans toute sa personne, et même au-delà
de ses limites temporelles et spatiales, donc au plus déraisonnable
- sans que cela soit pour la surprendre. 307
Recherches sur la féminité, Michèle Montrelay (L'ombre et le nom, Minuit, 1977)
Critique no 278, 1970
S'interrogeant sur la sexualité
féminine, et mesurant la peu de prise qu'elle offre à l'investigation
analytique, Freud la compare à un "continent noir". [...] La sexualité
féminine est un continent noir, inexploré, non par suite de
quelque insuffisance provisoire de la recherche : elle est inexplorée
dans la mesure où elle est inexplorable.
[...]
Voyons quels processus entraînent la maintenance de la féminité
"hors refoulement", pour ainsi dire à l'état sauvage.
Le premier, d'ordre social, concerne l'absence d'interdits
: la fille est moins que le garçon soumise aux menaces et aux défenses
qui sanctionnent la masturbation. Sur celle-ci, on fait silence, d'autant
plus qu'elle est moins observable. A l'abri de leur intimité, Françoise
Dolto l'a montré, la fille, la femme peuvent vivre une sexualité
"protégée". On évoque l'angoisse de viol, de pénétration,
sans souligner que dans la réalité, au contraire, la fille court
peu de risques. Au contraire, l'anatomie du garçon expose celui-ci
très tôt à mesurer qu'il n'est maître, ni de la
manifestation de son désir, ni de l'ampleur de ses plaisirs. Il fait
l'expérience du hasard, mais aussi de la loi, avec son sexe : son
corps lui-même prend valeur d'enjeu.
Par rapport à la castration, la position de l'homme diffère
donc de celle de la femme, dont la sexualité est susceptible de rester
en marge de tout refoulement. Qu'une telle éventualité se produise,
alors l'enjeu de la castration pour la femme se trouve déplacé
: il consiste dans la sexualité et le désir de l'autre sexe,
le plus souvent celui du père, puis du partenaire masculin. C'est
pourquoi Perrier et Granoff ont pu montrer "l'extrême sensibilité
féminine à tous les avatars de la castration de l'homme".
D'autres processus encore, non plus d'ordre social mais pulsionnel, maintiennent
la sexualité féminine en dehors de l'économie de la
représentation. Il s'agit de l'intrication des pulsions orales-anales
avec le plaisir vaginal. Jones, M. Klein, Dolto ont insisté sur le
fait que les expériences archaïques que la fille a du vagin s'ordonnent
en fonction de schèmes oraux-anaux pré-établis. A la
limite, la sexualité précoce "tourne" autour d'un seul orifice,
organe à la fois digestif et vaginal, qui tend, indéfiniment,
à absorber, faire sien, dévorer. Nous retrouvons ici le thème
de la concentricité. 67-68
Une troisième série de processus fait obstacle au refoulement
: ceux-ci concernent le rapport de la femme à son propre corps, rapport
simultanément narcissique et érotique. Car la femme jouit de
son corps comme elle le ferait du corps d'une autre. Chaque événement
d'ordre sexuel (puberté, expériences érotiques, maternité,
etc.) lui arrive, Comme s'il venait d'un autre : il est l'actualisation fascinante de la
féminité de toute femme, mais aussi, surtout, de la mère.
Tout se passe comme si "devenir femme", "être femme", ouvrait l'accès
à une jouissance du corps en tant que féminin et/ou
maternel. Dans "l'amour propre" qu'elle se porte, la femme ne peut parvenir
à faire la différence entre son propre corps et celui qui fut
le "premier objet". 69
Dans sa nature et ses effets, le plaisir amoureux
féminin varie considérablement. Variété quant
aux lieux du corps investis, quant à l'intensité, l'issue (orgasme
ou non), quant aux effets : un rapport sexuel "réussi" peut provoquer
ou l'apaisement ou l'angoisse. Rappelons aussi qu'on ne saurait nécessairement
conclure à la névrose en raison de la frigidité ; et
que, réciproquement, des psychotiques, de grandes immatures, ont des
orgasmes vaginaux intenses.
Comment, dans l'exubérance, la bizarrerie de ces plaisirs, leurs
paradoxes, se repérer ? En s'attachant moins aux variétés
de forme et d'intensité qu'à leur fonction dans l'économie.
Ici encore, on distinguera deux types de plaisir sexuel : de type précoce,
et sublimé.
Le premier est apparu tout à l'heure comme l'effet des expériences
de sexualité archaïque. Même s'il se joue à deux,
s'il présente les apparences de la sexualité adulte, il ne
fait que ré-actualiser, porter à son comble dans l'orgasme
la jouissance que la femme a d'elle-même. Dans ce type de plaisir,
le regard de l'autre, son désir, renforcent encore le rapport érotique
au sexe propre. D'où l'angoisse qui surgit avant et après l'acte
sexuel.
Inversement, dans ses effets, le plaisir peut être structurant. Cette
sorte de "génie", d'inspiration, que la femme découvre après
l'amour, témoigne de ce qu'un événement d'ordre inconscient
s'est produit, qui a permis par rapport au continent noir une certaine prise
de distance.
Désignons par plaisir sublimé celui qui, tout en prenant les
mêmes formes que le plaisir incestueux, néanmoins suppose et
confirme l'accès de la femme au symbolique. Ce plaisir ne se prend
plus à la féminité en tant que telle, mais au signifiant, et plus exactement au refoulement qu'il provoque : c'est pourquoi il s'identifie au plaisir pris au trait d'esprit.
77-78
Contrairement à ce qu'on pourrait croire, ce plaisir ne consiste pas
dans la levée de l'inhibition, c'est-à-dire dans la libération
d'une tension trop longtemps contenue. Loin de pouvoir se figurer dans le
cliché du "défoulement", le plaisir surgit au contraire à
partir de la mise en place de nouvelles représentations. 75
Le plaisir, par conséquent, loin de se réduire à l'excitation d'un organe, transporte au contraire la femme dans le champ du signifiant. 79
Tout ceci est suggestif
mais loin d'être satisfaisant, même ce que Lacan en tirera ensuite
(reconnaissant l'apport original de Michèle Montrelay). On n'a certes
pas dit le dernier mot sur la question. On a même l'impression d'être
encore au moyen âge malgré la libération sexuelle et
le déferlement de la pornographie. Il est effarant de constater qu'il
y a encore tant de questions sur le point G (Grafenberg) et "l'éjaculation féminine"
de liquide "prostatique" qu'il peut provoquer, ce qu'on appelle les "femmes fontaines" dont la réalité
est encore largement méconnue, voire contestée par la plupart.
Notre époque éclairée reste donc bien obscurantiste sur la jouissance féminine.
Les recherches d'Alberoni sur les différences
sexuelles dans l'abord de "L'érotisme" (Pocket) apportent des compléments
utiles sur la continuité du désir féminin (qui veut avoir
l'homme tout à elle) et la discontinuité du désir masculin
(qui veut avoir toutes les femmes). Irène
Diamantis parle de l'orgasme féminin comme désir, comme jouissance d'aspiration ("il n'y a pas chute, mais rupture d'un ordre"). Ce n'est pas une décharge soudaine suivie de
l'épuisement
du désir comme pour l'homme mais une continuité, un fondu-enchaîné
largement indifférencié ("plus éparse que le spasme, et plus que lui chaude", Colette, Le pur et l'impur, p617) ; là où le désir
de l'homme est physiologiquement discontinu (le sexe de l'homme devient réfractaire
après l'éjaculation), la jouissance féminine est continue,
prolongée, insatiable et donc beaucoup moins localisable dans le
corps ou dans le temps, de l'ordre de l'être plus que de l'avoir, du
plus ou moins plutôt que du tout où rien. La parole y a une grande
part car les femmes sont aussi "pénétrées de mots".
A cause de cette continuité de leur désir, les femmes ressentent
une grande frustration, voire une humiliation, quand l'homme se détache
d'elles après avoir "tiré son coup" et s'endort ou s'en va
sans plus s'intéresser à elles. Catherine Millet témoigne
dans "La vie sexuelle de Catherine M.", de ce moment de haine ressentie fugacement
envers son partenaire au moment où il s'éloigne après
l'amour.
Alberoni, remarque aussi qu'on peut considérer les journaux
féminins et les romans d'amour comme l'équivalent de
la pornographie pour les hommes. La fascination du pouvoir, du chef ou des
vedettes, qui s'y étale relèverait pourtant d'un autre versant
de la sexualité féminine, plus collective et moins possessive
même si la rivalité phallique y est constitutive. Sinon les
femmes seraient moins sensibles à la pornographie car les odeurs et
le contact corporel serait plus investis sexuellement pour elles que le regard
qui domine la sexualité masculine, mais aussi parce qu'elles ne distinguent
pas l'amour du désir et cherchent la jouissance de l'Autre plus que
la jouissance du corps. Tout cela ne doit pas servir à "justifier"
les incompatibilités entre hommes et femmes mais plutôt à
en prendre conscience pour rapprocher les points de vue, éviter les
malentendus, les maladresses, mieux tenir compte de l'autre et ne pas se
laisser prendre naïvement dans la revendication phallique.
Encore, Jacques Lacan, Seuil, 1975 (1972-1973)
Tous les besoins de l'être parlant
sont contaminés par le fait d'être impliqués dans une
autre satisfaction à quoi ils peuvent faire défaut. 49 La réalité
est abordée avec les appareils de la jouissance. 52 L'inconscient,
c'est que l'être, en parlant, jouisse, et, j'ajoute, ne veuille rien
en savoir de plus. J'ajoute que cela veut dire - ne rien savoir du tout.
95
On la refoule, ladite jouissance, parce qu'il ne convient pas qu'elle soit
dite, et ceci pour la raison justement que le dire n'en peut être que
ceci - comme jouissance, elle ne convient pas. Je l'ai déjà
avancé tout à l'heure par ce biais qu'elle n'est pas celle
qu'il faut, mais celle qu'il ne faut pas. 57
La jouissance, en tant que sexuelle, est phallique, c'est-à-dire qu'elle
ne se rapporte pas à l'Autre comme tel. 14
L'être sexué de ces femmes pas-toutes ne passe pas par le corps,
mais par ce qui résulte d'une exigence logique de la parole. 15
Dans ce qu'il en est de la jouissance, il n'y a qu'un niveau élémentaire.
La dernière fois, j'ai promu qu'elle n'était pas un signe de
l'amour. C'est ce qui sera à soutenir, et qui nous mènera au
niveau de la jouissance phallique. Mais ce que j'appelle proprement la jouissance
de l'Autre en tant qu'elle n'est ici que symbolisée, c'est encore autre
chose, à savoir le pas-tout que j'aurai à articuler. 26
La femme n'entre en fonction dans le rapport sexuel qu'en tant que mère.
[...] A cette jouissance qu'elle n'est pas toute, c'est-à-dire qui
la fait quelque part absente d'elle-même, absente en tant que sujet,
elle trouvera le bouchon de ce a que sera son enfant. 36
Il n'y a de femme qu'exclue par la nature
des choses qui est la nature des mots, et il faut bien dire que s'il y a
quelque chose dont elles-mêmes se plaignent assez pour l'instant, c'est
bien de ça - simplement, elles ne savent pas ce qu'elles disent, c'est
toute la différence entre elles et moi.
Il n'en reste pas moins que si elle est exclue par la nature des choses,
c'est justement de ceci que, d'être pas toute, elle a, par rapport
à ce que désigne de jouissance la fonction phallique, une jouissance
supplémentaire.
Vous remarquerez que j'ai dit supplémentaire. Si j'avais dit complémentaire, où en serions-nous ! on retomberait dans le tout.
Les femmes s'en tiennent, aucune s'en tient d'être pas toute, à
la jouissance dont il s'agit, et, mon Dieu, d'une façon générale,
on aurait bien tort de ne pas voir que, contrairement à ce qui se
dit, c'est quand même elles qui possèdent les hommes.
Le populaire - moi, j'en connais, ils ne sont pas forcément ici, mais
j'en connais pas mal - le populaire appelle la femme la bourgeoise. C'est ça que ça veut dire. C'est lui qui l'est, à
la botte, pas elle. Le phallus, son homme comme elle dit, depuis Rabelais
on sait que ça ne lui est pas indifférent. Seulement toute
la question est là, elle a divers modes de l'aborder, ce phallus,
et de se le garder. Ce n'est pas parce qu'elle est pas-toute dans la fonction
phallique qu'elle n'y est pas du tout. Elle y est pas pas du tout. Elle y est à plein. Mais il y a quelque chose en plus.
[...]
Il y a une jouissance à elle, à cette elle qui n'existe
pas et ne signifie rien. Il y a une jouissance à elle dont peut-être
elle-même ne sait rien, sinon qu'elle l'éprouve - ça
elle le sait. Elle le sait, bien sûr, quand ça arrive. Ça ne
leur arrive pas à toutes.
[...]
Ce qui laisse quelque chance à ce que j'avance, à savoir que,
de cette jouissance, la femme ne sait rien, c'est que depuis le temps qu'on
les supplie, qu'on les supplie à genoux - je parlais la dernière
fois des psychanalystes femmes - d'essayer de nous le dire, eh bien motus
! On n'a jamais rien pu en tirer. Alors on l'appelle comme on peut, cette
jouissance, vaginale, on parle du pôle postérieur du
museau de l'utérus et autres conneries, c'est le cas de le dire. Si
simplement elle l'éprouvait et n'en savait rien, ça permettrait
de jeter beaucoup de doutes du côté de la fameuse frigidité.
69-70
Cette jouissance qu'on éprouve et dont on ne sait rien, n'est-ce pas
ce qui nous met sur la voie de l'ex-sistence ? Et pourquoi ne pas interpréter
une face de l'Autre, la face Dieu, comme supportée par la jouissance
féminine ? 71
D'être dans le rapport sexuel, par rapport à ce qui peut se
dire de l'inconscient, radicalement l'Autre, la femme est ce qui a rapport
à cet Autre. [...] Rien ne peut se dire de la femme. 75
Si la libido n'est que masculine, la chère femme, ce n'est que de
là où elle est toute, c'est-à-dire là d'où
la voit l'homme, rien que de là que la chère femme peut avoir
un inconscient. et à quoi ça lui sert ? Ça lui sert, comme
chacun sait, à faire parler l'être parlant, ici réduit
à l'homme, c'est-à-dire - je ne sais si vous l'avez bien remarqué
dans la théorie analytique - à n'exister que comme mère.
90
Quand je dis que la femme n'est pas toute et que c'est pour cela que je ne peux pas dire la
femme, c'est précisément parce que je mets en question une
jouissance qui au regard de tout ce qui sert dans la fonction phallique est
de l'ordre de l'infini. 94
La femme ne peut aimer en l'homme que la façon dont il fait face au
savoir dont il âme. [...] De sorte qu'on pourrait dire que plus l'homme
peut prêter à la femme à confusion avec Dieu, c'est-à-dire
ce dont elle jouit, moins il hait, moins il est - les deux orthographes -
et, puisqu'après tout il n'y a pas d'amour sans haine, moins il aime.
81-82
Tout amour se supporte d'un certain rapport entre deux savoirs inconscients.
131
Tout amour, de ne subsister que du cesse de ne pas s'écrire, tend à faire passer la négation au ne cesse pas de s'écrire, ne cesse pas, ne cessera pas. Tel est
le substitut qui fait la destinée et aussi le drame de l'amour. 132
Télévision, Jacques Lacan, Seuil, 1974 (1973)
Si j'ai parlé d'ennui, voire
de morosité, à propos de l'abord "divin" de l'amour, comment
méconnaître que ces deux affects se dénoncent - de propos,
voire d'actes - chez les jeunes qui se vouent à des rapports sans
répression -, le plus fort étant que les analystes dont ainsi
ils se motivent leur opposent bouche pincée.
Même si les souvenirs de la répression familiale n'étaient
pas vrais, il faudrait les inventer, et on n'y manque pas. Le mythe c'est
ça, la tentative de donner forme épique à ce qui s'opère
de la structure.
L'impasse sexuelle sécrète les fictions qui rationalisent l'impossible dont elle provient.
L'ordre familial ne fait que traduire que le Père n'est pas le géniteur,
et que la Mère reste contaminer la femme pour le petit d'homme ; le
reste s'ensuit. 50-51
Peut-on dire par exemple que, si l'homme veut La femme, il ne l'atteint
qu'à échouer dans le champ de la perversion ? [...] Moyennant
quoi L'homme, à se tromper, rencontre une femme, avec laquelle
tout arrive : soit d'ordinaire ce ratage en quoi consiste la réussite
de l'acte sexuel. Les acteurs en sont capables des plus hauts faits, comme
on le sait par le théâtre. Le noble, le tragique, le comique,
le bouffon (à se pointer d'une courbe de Gauss), bref l'éventail
de ce que produit la scène d'où ça s'exhibe. 60-61
C'est d'où une femme, - puisque de plus qu'une on ne peut parler - une femme ne rencontre L'homme que dans la psychose.
Posons cet axiome, non que L'homme n'ex-siste pas, cas de La femme, mais
qu'une femme se l'interdit, pas de ce que ce soit l'Autre, mais de ce qu'
"il n'y a pas d'Autre de l'Autre", comme je le dis.
Ainsi l'universel de ce qu'elles désirent est de la folie : toutes
les femmes sont folles, qu'on dit. C'est même pourquoi elles ne sont
pas toutes, c'est-à-dire pas folles-du-tout, arrangeantes plutôt
: au point qu'il n'y a pas de limites aux concessions que chacune fait pour
un homme : de son corps, de son âme, de ses biens.
N'en pouvant mais pour ses fantasmes dont il est moins facile de répondre.
Elle se prête plutôt à la perversion que je tiens pour
celle de L'homme. Ce qui la conduit à la mascarade qu'on sait, et
qui n'est pas le mensonge que des ingrats, de coller à L'homme, lui
imputent. Plutôt l'à-tout-hasard de se préparer pour
que le fantasme de L'homme en elle trouve son heure de vérité.
[...] Par quoi, de l'amour, ce n'est pas le sens qui compte, mais bien le
signe comme ailleurs. C'est même là tout le drame. 63-64
L'Etourdit, Jacques Lacan, Scilicet 4, 1973 (juillet 1972)
Dire qu'une femme n'est pas toute, c'est ce
que le mythe nous indique de ce qu'elle soit la seule à ce que sa
jouissance dépasse celle qui se fait du coït.
C'est bien pourquoi c'est comme la seule qu'elle veut être reconnue de l'autre part : on ne l'y sait que trop.
Mais c'est encore où se saisit ce qu'on y a à apprendre, à
savoir qu'y satisfit-on à l'exigence de l'amour, la jouissance qu'on
a d'une femme la divise, lui faisant de sa solitude partenaire, tandis que
l'union reste au seuil.
Car, à quoi l'homme s'avouerait-il servir de mieux pour la femme dont
il veut jouir, qu'à lui rendre cette jouissance sienne qui ne la fait
pas toute à lui : d'en elle la re-susciter.
[...]
J'ai dis : aimer, non pas : à elles être promis d'un rapport
qu'il n'y a pas. C'est même ce qui implique l'insatiable de l'amour,
lequel s'explique de cette prémisse.
Qu'il ait fallu le discours analytique pour que cela vienne à se dire,
montre assez que ce n'est pas en tout discours qu'un dire vient à
ex-sister. Car la question en fut des siècles rebattue en termes d'intuition
du sujet, lequel était fort capable de le voir, voire d'en faire des
gorges chaudes, sans que jamais ç'ait été pris au sérieux.
23
Qu'une femme ici ne serve à l'homme qu'à ce qu'il cesse d'en
aimer une autre; que de n'y pas parvenir soit de lui contre elle retenu,
alors que c'est bien d'y réussir, qu'elle le rate.
- que maladroit, le même s'imagine que d'en avoir deux la fait toute,
- que la femme dans le peuple soit la bourgeoise, qu'ailleurs l'homme veuille qu'elle ne sache rien . 25
On voit que pour Lacan, c'est l'homme qui se fait "avoir" quand
il aime, dans l'amour il n'est pas le Maître, à devoir maîtriser
son désir, c'est celle qui se fait m'être et s'abandonne qui devient
sa maîtresse, de donner corps à cette jouissance supplémentaire
que son partenaire ressent comme ce qui lui échappe et le ravit ; mais
il n'y a pas de savoir de cette jouissance pour la femme qui en est le lieu
ou le signe, voire le semblant et qu'on accuse en vain de n'en rien garder.
Chacun reste avec sa jouissance phallique, jouissance d'organe, jouissance
du corps solitaire, en perdant cette jouissance de l'Autre entr'aperçue,
rapport sexuel qui peut-être "cesse de ne pas s'écrire" un instant,
sans laisser de trace pourtant qu'une déchirante nostalgie.
C'est là où il importerait le plus d'être compris que
le langage échoue et les paroles nous trahissent. Pourtant, dire l'impasse
sexuelle laisse l'espoir de la dépasser, de sortir de la répétition
en y mettant un terme. "Dieu est père-vers, c'est un fait rendu
patent pour le Juif lui-même. Mais à remonter ce courant, on
finira bien - je ne veux pas dire que je l'espère - par inventer quelque
chose de moins stéréotypé que la perversion. C'est même
la seule raison pour quoi je m'intéresse à la psychanalyse,
et pourquoi je m'essaie à la galvaniser" (RSI, 08/04/75).
Même le don de soi le plus total ne supprime pas chez la femme une
ultime restriction secrète de son âme ; il existe un quelque
chose, dont on attendrait en réalité la révélation
et la présentation, et qui ne veut pas se détacher de son sol
nourricier. Il ne s'agit certes pas ici de limitation volontaire du don,
de quelque chose qu'on n'accorderait pas au bien-aimé, mais d'une
ultime partie secrète de la personnalité, qui simplement ne
peut pas s'expliciter pour ainsi dire, et qui se donne tout autant, mais
pas sous une forme transparente et nommable : un réceptacle clos dont
le destinataire ne possède pas la clef. Rien d'étonnant à
ce que naisse en lui l'impression qu'on lui cache quelque chose, si le sentiment
de ne pas posséder est interprété comme un refus de
donner. Quelle que soit l'origine de ce phénomène de réserve,
il se présente comme une mystérieuse imbrication de oui et
de non, de don et de refus, que d'une certaine façon la coquetterie
préfigure.
Georg Simmel, Psychologie de la coquetterie, II, 1909
Le génie féminin, 3. Colette, Julia Kristeva, Folio, 2002
Il faut insister sur le fait que la jouissance
de l'Autre ne peut être référée seulement au rapport
sexuel, comme une jouissance ordinaire du désir de l'Autre qui nous
entraîne (ou du jeu des organes) alors que son bouleversement révolutionnaire
implique au contraire un caractère exceptionnel, transgressif,
inespéré, valorisant, initiatique, force cosmique, moment qu'on croyait perdu
à jamais ou bien achèvement soudain comme ce qui cèle
une union durable ou la conception d'un enfant. Un tel événement
est donc bien rare et se révèle plutôt aux premières
rencontres ou lors de retrouvailles, surtout lorsque l'homme pouvait paraître
inaccessible, représentant phallique (au titre du savoir, du pouvoir, de la beauté
ou de la richesse). C'est bien une jouissance supplémentaire, qui
s'ajoute à la jouissance sexuelle et passe par l'accomplissement sexuel mais qui est d'un autre ordre, de
l'ordre du langage dit Lacan, on pourrait dire de notre histoire symbolique
ou des rapports sociaux, du sens qui va avec le joui mais qui se réduit
en fin de compte aux identifications parentales, au simulacre de rapports
incestueux.
Puisque nous sommes "mêmes" (moi et la mère), je ne "la" perds
pas, je jouis de la mère, je suis la mère qui jouit, donc je
suis Tout par mon texte sensible qui refait la chair du monde. 229
D'abord selon la modalité du comme si, de l'illusoire, du je joue le jeu,
mais je sais bien que je n'en suis pas, car je ne l'ai pas. En conséquence,
la position phallique de la femme constitue le sujet féminin dans
le registre de l'étrangeté radicale, d'une exclusion constitutive,
d'une irréparable solitude. 555
Lorsque la mère parvient à dépasser l'emprise sur l'enfant
comme prothèse phallique et à dépassionner le lien à
autrui, au-delà du temps du désir, qui est celui de la mort,
s'ouvre pour elle, dans une certaine sérénité, le temps
cyclique des générations, des recommencements et des renaissances.
Dès lors, cette femme n'est plus dans le jeu de la mascarade, pourtant
si amusant, si séduisant, où la féminité se construit
comme un maquillage du féminin. 557
On pourrait dire, en paraphrasant Lacan, que c'est de ce que l'homme puisse
prêter à confusion avec un Dieu pour une femme (qui n'en croit
pas ses yeux) que celle-ci éprouve une jouissance débordante
d'une éternelle reconnaissance faisant surgir le désir de son
incarnation dans l'enfant à venir et l'identification à sa mère. L'homme ressent cette jouissance
tout autant, il sent qu'il a été fait Dieu par la femme (voir
Michelet encore), qu'elle a eu foi en lui, qu'il l'a comblée et qu'ainsi il l'a faite mère,
ce qui marque la mémoire de l'homme à jamais, plus que sur le
moment sans doute, où il était secoué par un triomphe
auquel il avait peine à croire et qu'il devait mener à son apothéose. Car si la femme y perd la conscience
(et le souvenir...), l'homme étant actif ne peut s'abandonner tout-à-fait ni trop s'y croire,
ce qui voudrait dire devenir fou ou simplement inconscient (ce qu'on appelle
perdre la tête), éprouvant plutôt un effet de déréalisation
et de suspension du temps, mais il garde le souvenir de la certitude de l'Autre
et du sentiment d'éternité d'une existence comblée ;
preuve d'avoir possédé un jour et su donner l'objet du désir
qui lui manque et dont il a reperdu aussitôt l'assurance, marque aussi de sa dépendance
d'un lien dont il ne peut plus se défaire et qui l'asservit (Ce que Kristeva appelle la "passivité violente et non moins dominatrice de la jouissance féminine" 330).
Si la femme est bien le lieu et le signe de cette jouissance supplémentaire,
on peut dire que cette jouissance la dépasse comme jouissance partagée par
son partenaire qui la ressent, en est secoué tout autant ou presque.
Le rapprochement esquissé par Julia Kristeva entre la perversion
et l'inceste comme suppression des barrières entre les générations
me semble très éclairant. On comprend mieux que le bien connu
"déni de la castration" des pervers, qui est déni de la castration
de la mère, consiste à détourner la satisfaction sur
des fétiches, des objets partiels à disposition de l'enfant (ou de la mère).
C'est un déni de la jouissance féminine en tant que jouissance
du phallus du père, hors de portée de l'enfant. Au fond il n'y a qu'une "jouissance génitale",
qu'on peut appeler normale parce qu'elle n'est pas perverse, qu'elle a rapport
à l'Autre plus qu'à l'organe, et c'est une jouissance incestueuse,
la reconnaissance de la jouissance féminine comme jouissance de la
mère, identification à son désir d'un phallus, substituable
par principe et donc toujours d'un phallus factice (Ce n'est pas plus qu'un homme... 377), jouissance dont l'homme est l'instrument plus que la cause. On remarquera
que, dans ce schéma, toute négation de la différence
des sexes est équivalent à la négation de la jouissance
féminine ainsi donc que de la castration et de la place du père
c'est-à-dire aussi du fossé entre générations
et de l'interdit de l'inceste. Par contre, reconnaître la jouissance
féminine, la béatitude de la Béatrice de Dante ou le
ravissement de la belle Hélène, c'est déclarer la guerre,
c'est en être insupportablement exilé en son propre pays.
La perversion, de ne pas vouloir
renoncer à l'impossible bien suprême, contaminerait toute création et toute
révolte politique, toute construction d'un "autre monde".
Vieille rengaine, les révolutions sont toujours dirigées par
des enfants, mais la création et la résistance ne sont plus
des fantasmes, c'est l'humanisation du monde, sa culture et sa rationalisation,
la ruse de la raison, l'histoire qui continue à se contredire... Si
les gauchistes sont bien un peu "fous" (des pervers altermondialistes, des
hystériques revendicatrices, des sauveurs du monde, des artistes...),
ceux qui sont passifs sont inhibés ou trop infantiles, et les conformistes
de droite ne sont que des "valets" soumis, des obsessionnels, des phobiques,
des sado-masochistes... Tout ceci est à prendre avec un grain de sel
!
L'interdit paternel ne menace pas nécessairement de priver
le fils de son organe ; plus structurellement, il représente à
l'enfant son incapacité à combler génitalement la mère.
Le sujet pervers sera celui qui déniera cet interdit paternel ou oedipien,
et qui en fera un déni de la génitalité. La génitalité
ne m'intéresse pas (tel serait le discours implicite du pervers),
elle n'existe pas, tant d'autres plaisirs, voire de jouissances plus ou moins
sublimatoires, sont à ma portée [...] Quelles qu'en soient
les figures, l'enfant ne manque pas de tirer un immense bénéfice
de cette situation de déni : ne lui épargne-t-elle pas la blessure
narcissique qui résulte du fossé séparant le petit de
la génération de ses parents ?
Le pervers dénie la différence des générations
du même mouvement par lequel il dénie l'interdit de l'inceste
et la castration de la mère : il comble le fossé des générations,
efface le sentiment de dérilection que ce fossé inflige. "Le
futur pervers n'a pas souffert d'une carence narcissique, mais d'un trop
plein d'investissement narcissique dont l'effondrement soudain lui est insupportable."
Pour combattre cet insupportable de la désidentification, le pervers
se mobilise dans une quête effrénée, souvent épuisante,
de satisfactions paroxystiques. [...]
Chaque acte pervers pourra dès lors être interprété
non seulement comme une attaque contre le couple procréateur et comme
un désir de retrouver la couplaison originelle mère-enfant,
mais comme un effort pour dominer l'univers génital et son monde par
la création d'un autre monde. Au chaos "impur" (pour reprendre le tire de Colette : Le Pur et l'Impur) de la sexualité génitale et de toute sexualité qui
la comprend, il s'agira d'opposer une néo-réalité :
"mon" univers secret, "mon" intimité cachée, "mon oeuvre" forcément
dissidente qui viole l'ordre du monde et ce que je perçois comme ses
insoutenables excès, pour lui substituer une sérénité
paradisiaque. Vengeance contre la mère et le père réunis,
pareille créativité, dans sa poussée mégalomaniaque
et narcissique, contient plus ou moins inconsciemment une haine envers la
réalité. Et si cette haine a partie liée avec le mal,
c'est qu'elle est impulsée par l'hybris de la destruction
visant le monde des parents. dans cette perspective, toute créativité
ne comporte-telle pas sa valeur "perverse", a-familiale, a-sociale ?
Créativité (infantile) contre créativité (parentale),
il s'agira d'investir l'oralité et l'analité (de l'enfant)
plus que la génitalité (des parents) : l'analité "idéalisée"
et "sublimée" en "paradis parfumés", en senteurs exquises.
224-225
Ainsi envisagées, les réactions perverses peuvent se comprendre
comme une réaction maniaque à une dépression déniée
: plutôt que d'accepter la perte de l'objet et de s'engager dans une
élaboration du deuil, le sujet s'approprie - dans des fantasmes et
dans des passages à l'acte pervers - des substituts de satisfaction,
des "ersatz" qu'il surinvestit. Beaucoup de dépressions, comme certains
deuils,s 'accompagnent d'abréactions orgiaques à caractère
pervers ; tandis qu'à l'inverse la clinique des perversions découvre
en arrière-plan une douloureuse mélancolie, souvent impossible
à élaborer. 226
Terminons, en revenant au côté femme (la mère-version),
par ce que dit Julia Kristeva à propos du témoignage
de Colette sur sa vie (bi)sexuelle mouvementée ("libérée"
par l'échec de son premier mariage). Les hommes n'y ont pas
le beau rôle, toujours jugés bien sévèrement,
alors que la frêle femme bafouée se révèle plus
solide que ses amants et dénuée de toute culpabilité
envers eux. Tout en nous tenant enlacés, la jouissance sexuelle est
aussi ce qui nous sépare plus que d'un étranger.
Il n'y a pas d'émancipation
féminine sans une libération de la sexualité de la femme,
laquelle est fondamentalement une bisexualité et une sensualité
polyphonique [...] Nul, mieux que Colette, n'a saisi combien la vie érotique
est dominée par les pulsions, d'une part, et par les liens à
l'objet ou au partenaire, de l'autre. Nul, mieux qu'elle, n’a su écrire
comment la liberté d'une femme ne se conquiert qu’à la condition
de s'arracher et à ses pulsions et à l'autre ; et cela,
moins pour accéder à une fusion mystique avec le Grand Autre,
que pour s'immerger dans un orgasme singulier avec la chair du monde.
Lequel la fragmente, la naufrage et la sublime. Et où il n'y a plus
ni moi ni sexe, mais des plantes, des bêtes, des monstres et des
merveilles : autant d’éclats de liberté. Jamais au-delà
du sexe, mais toujours à travers la sexualité, par une exaltation
orgasmique du moi dont la souveraineté s'achève dans une
joie aux limites de l'extraordinaire, du monstrueux. Telle est la jouissance
de Colette, continue et éparse, infinie et sensuelle : elle comprend
la décharge phallique virile sans se limiter à son battement
; elle se prolonge en vibrations infinies dans les recels de l'Etre, qu'elle
s'approprie par l’alphabet de son style fleuri. Indissolublement sens
et sensation, l'inimitable écriture de Madame Colette est une véritable
transsubstantiation de son corps.
Cette femme a connu l'éblouissement immédiat qui l’a assurée
que sa jouissance continue, sensitive, à la fois organique et pensée,
partageait quelque chose d'inhumain, de cosmique et, en ce sens, de monstrueux.
On peut compléter cet aperçu de
la théorie lacanienne de la sexualité féminine avec
le texte inaugural de 1958 "La signification du phallus" où Lacan dégage la logique oedipienne comme signification
du désir de la mère (métaphore paternelle) et qui vaut mieux que les "propos directifs
pour un Congrès sur la sexualité féminine" écrits
la même année en vue du congrès d'Amsterdam. Il souligne
aussi à quel point vouloir être aimé pour soi-même,
c'est vouloir être visé comme sujet de l'énonciation
(comme liberté, comme personne), obligeant à barrer tout contenu,
sacrifiant l'avoir pour l'être, éprouvant l'amour de l'autre
sans fin.
La théorie plus
tardive de la sexuation, dont on on vient de lire des extraits, s'est élaborée
d'abord dans le séminaire de Saint Anne sur le Le savoir du psychanalyste
(1972) qui date de la même époque. Lacan y définit
significativement le savoir du psychanalyste comme le savoir de l'impuissance
(du ratage, du non-rapport, de ce qui laisse toujours à désirer),
savoir dont on a horreur. Il n'y a pas de "rapport sexuel", de béatitude
durable, d'harmonie universelle. La mère reste interdite et ce n'est
pas une vérité dont on pourrait se faire une raison car la jouissance
féminine nous y donne un accès éblouissant bien que
fugitif. Savoir qu'un amour ne dure pas toujours n'en soulage pas du tout
la peine (ni la haine), c'est un savoir qui ne sert à rien ou presque.
Il y a du refoulé, toujours. Le désir dure et sa brûlure
plus encore. Voilà ce qui sauve le discours psychanalytique du discours
universitaire et moralisateur sur l'amour, et ce dont la philo-sophie comme
savoir de l'ignorance devrait prendre de la graine (sans compter les conséquences
politiques de la psychanalyse dont on est loin d'avoir pris toute la mesure).
Voir aussi l'article du Point sur la vie sexuelle des français
(03/2002), constatant une homogénéisation
des attitudes sexuelles, une fatigue masculine, des femmes de plus en plus
dominantes et la hausse de la fidélité (baisse du multipartenariat
à cause du SIDA).