Psychanalyse de la sexualité féminine

Le désir et le féminin, François Perrier et Wladimir Granoff, Aubier, 1979
Le problème de la perversion chez la femme et les idéaux féminins, 1960, Congrès d'Amsterdam

L'expérience la plus banale montre que sous le rapport, précisément, du désir sexuel, il y a comme une disparité entre les phénomènes attestés par les hommes et les femmes.  31


On ne peut plus parler d'amour et de sexualité sans prendre en compte l'apport de la psychanalyse qui en a complètement renouvelé l'approche. Il faut avouer que le triangle oedipien est à la fois une dimension essentielle pour comprendre les rôles sexuels et un aplatissement de l'expérience amoureuse qui sombre facilement dans un dogmatisme ridicule. Il n'y a rien que je connaisse mieux que la doctrine analytique à laquelle j'ai été formé très jeune (à l'EFP) et j'ai déjà pas mal écrit sur le sujet, par exemple dans "L'objectivation du sujet (L'Oedipe, le Phallus et la castration)".

Pourtant, dans les différents textes sur l'amour, je n'ai fait que de vagues allusions à la psychanalyse, essayant de retrouver le témoignage de l'expérience amoureuse, son vécu, son bouleversement et ses déchirures. A la fin, il semble bien pourtant que la tentative de rendre compte de l'expérience subjective bute sur ses ratés qui renvoient à des enjeux inconscients, échappant nécessairement à la conscience et qu'on ne devrait pas du tout confondre avec les désirs conscients alors qu'il s'agit plutôt de positions relatives et de contraintes formelles, presque grammaticales. Il est bon de reprendre maintenant cet éclairage psychanalytique à la lumière des descriptions précédentes.

Pour cela, on peut partir de l'intervention qui a fait date de François Perrier et Wladimir Granoff au congrès de psychanalyse d'Amsterdam en 1960. Ce qui est intéressant c'est de voir qu'on est presque encore dans la préhistoire de notre époque et d'y trouver tant d'échos avec des livres plus récents, mais on est frappé aussi du côté dogmatique et normatif de certains chapitres, de leur simplisme (ce n'est pas très compliqué, c'est trop abstrait). Pour la petite histoire, il faut dire que les auteurs tirent parti des indications de Lacan sur la dialectique du désir et la position féminine alors même qu'ils seront amenés à négocier l'exclusion de Lacan de la Société Française de Psychanalyse !

Malgré le rapprochement des conditions masculines et féminines, la psychanalyse manifeste le caractère prégnant de la différence des sexes dans l'inconscient, c'est-à-dire de la position d'être ou d'avoir l'objet du désir, être en position de donner à l'autre ce qu'il n'a pas. C'est la question de notre identité dans notre rapport à l'Autre (relation relative et interactive, complémentaire et réflexive). Les tentatives d'abolir toute altérité entre les hommes et les femmes, trouvent ici leurs limites. L'égalité complète entre les sexes est absolument indispensable juridiquement mais ne saurait guère s'imposer au-delà, dans notre rapport concret à un Autre (hétéro) lorsqu'il n'est pas rapport au même (homo). Il faut donc reconnaître que notre sexe nous détermine, le plus souvent avec l'aide des mécanismes biologiques et par une forte division culturelle, mais il ne faut voir là aucun biologisme ni essentialisme car la psychanalyse insiste malgré tout sur la bisexualité, sur l'ambivalence sexuelle, sur le choix de la position par rapport au Phallus et au Père.

Le Phallus n'est pas le pénis, bien que celui-ci le représente imaginairement, c'est l'objet du désir qui fonde le narcissisme. Ainsi, l'enfant est pour sa mère l'équivalent du Phallus. Pour une femme cela peut être de porter des insignes masculins, pour Freud, ou Irène Diamantis, le fait de vouloir être une intellectuelle (ou devenir psychanalyste) en ferait partie... Le Phallus est lié au langage car c'est la signification du désir de l'Autre (avoir ou être ce qu'il veut). Il y a donc une position féminine qui n'est pas liée au corps féminin (contrairement aux thèses de Françoise Dolto lors du même congrès sur la sexualité féminine, comme on le verra ensuite).

La sexualité est un jeu de rôles, tout comme les positions de dominant et de dominé qui ne dépendent pas toujours de critères physiques. C'est du moins le parti pris des auteurs qu'on peut accuser donc de théoricisme désincarné mais qui partent des relations névrotiques entre mère et enfant ou de l'opposition des perversions féminines et de celles de l'homme (opposition des homosexualités masculine et féminine notamment) pour aborder la question du désir féminin. Ce qui importe ici, ce n'est pas la jouissance de la chair, ce sont les oppositions qui répartissent les rôles, où les complémentaires s'épousent (les creux et les bosses) mais entretiennent tout autant le malentendu et le ratage du rapport sexuel.

De façon schématique les auteurs caractérisent la position masculine par l'activité et l'angoisse de castration alors que la position féminine est jalouse et passive, témoignant du "rôle plus grand que joue l'envie dans la psychologie féminine, et la particulière sensibilité de la femme aux frustrations" 33 (Dolto précise "Les femmes sont beaucoup plus tolérantes que les hommes à la frustration orgastique, mais beaucoup plus intolérantes qu'eux à la frustration d'amour" 186). Cela aurait pour conséquence une certaine jouissance du désir qui s'enflamme chez l'homme brandissant son membre en érection alors que les femmes n'éprouveraient dans le désir et l'attente qu'une frustration supplémentaire. "La femme n'a pas de goût pour le désir comme tel". Il fait parti pour elle des déplaisirs. En effet, l'opposition se situe ici entre celui qui a un trésor convoité (le phallus) qu'il peut donc perdre, qui le rend coupable, et celle qui ne l'a pas, qui a subi un préjudice et qui en éprouve déception et ressentiment. Le premier est actif, désirant mais angoissé, se situant dans l'avoir (d'une puissance) et se rebelle contre le père pour posséder la mère interdite, la seconde attend passivement d'être désirée, se situant dans l'être et dans les récriminations contre sa mère tout comme avec son mari (tout ceci est dans Freud mais déjà dans "La femme" de Michelet!). La passivité revendiquée du désir féminin le constitue en miroir du désir actif de l'homme, c'est sa cible, son Autre, son répondant.

Il faut souligner la permanente surprise de l'homme devant la naissance du désir sexuel féminin qu'il voit naître devant ses yeux à l'instant même où il manifeste le sien. 31

Dans le projet érotique de l'homme, on retrouve constamment la notion de désir dans l'érection assumée comme plaisir préliminaire, et la quête de l'émoi féminin. Jamais indifférent à la manifestation du plaisir de la femme, il en souhaite, attend, provoque, craint ou exacerbe les signes, pour participer au mystère de la volupté femelle, s'y oublier rarement, s'en garder parfois névrotiquement. Le surgissement de son orgasme à lui, référé qu'il est aux signes de la jouissance de l'autre, reste menacé par un trop tôt désarmant, ou un trop tard inhibé. 33

Il faut dire que si les hommes rêvent volontiers de femmes désirantes qui leur sautent dessus, ils peuvent être effrayés de ne pouvoir fournir lorsqu'ils en rencontrent réellement, car il faut que son désir à lui reste incontestable et initiateur, de l'ordre de l'excès, et non pas pouvoir être considéré comme insuffisant (impuissant). En effet, "ce jeu suppose un risque, celui de la détumescence, et aussi le vertige, l'angoisse, suscités par l'absolu de la demande féminine : la femme attend tout, reçoit tout du pénis au moment de l'amour" (Montrelay p80). La prostitution est le modèle d'un désir féminin qui serait entièrement provoqué par le désir de l'homme et dont il garde le contrôle, sans angoisse.

On peut exprimer aussi la différence entre les positions de l'homme et la femme en constatant que la plupart des hommes voudraient (inconsciemment au moins) avoir toutes les femmes alors qu'une femme voudrait avoir un homme tout à elle, avec pour conséquence une infidélité constitutive d'un côté et les récriminations de l'autre, frustration pour l'un et déception pour l'autre. La position masculine est dans l'avoir et la perte (la castration comme amputation symbolique d'un objet imaginaire), la position féminine est d'être l'objet du désir, être aimée ou pas, voie du narcissisme mais aussi de l'homosexualité, du masochisme et du suicide... ("Inséparable de la variété de ses liens... une femme serait-elle davantage encline que l'homme à rechercher et à cultiver, dans le lien, ce qui porte à l'épanouissement du singulier, plutôt qu'à stigmatiser ce qui, dans ce rapport à autrui, ligote et brime le plaisir ?" J. Kristeva, Colette, 559)

Le rejet du plan de l'avoir comme possibilité virtuelle (ou phantasmatique) de trouver une issue est, pensons-nous, tout spécialement dépendant de la cohérence phallique du père ; c'est-à-dire en fin de compte de l'issue de son complexe de castration [...] Dans la famille, il faut qu'il y ait un phallus et que ce phallus soit du côté du père, que ce dernier puisse en faire la preuve, et qu'il puisse le donner. 78 [...] Or cet homme, le père, ne peut assumer son sexe qu'au prix de la castration. 79 [...] Cette renonciation à l'avoir, que la castration consacre, permettra le don sur lequel les auteurs ont insisté sans souligner ce que Lacan démontre, à savoir que c'est le don de ce qu'on n'a pas car on a renoncé à l'avoir. Ainsi se trouve évité le piège, que le leurre tend aux femmes pour le plus grand bien de tous, de voir dans le pénis, voire le sperme, l'objet de ce don littéralement sanctifiant. 81

Un certain nombre de notations sur l'évolution des moeurs ont gardé toute leur pertinence après plus de 40 ans. Soulignant la nouveauté d'un mariage devenu "bien souverain", les auteurs remarquent que c'est se préparer à des désastres car "tout mariage porte obligatoirement un écho de la castration" alors même que l'effacement du Père et de la transgression, rend tout insignifiant. "Si aucune femme n'est interdite, aucune femme n'est permise". Ils dénoncent comme une pure escroquerie "la prétention irresponsable qui déclare délivrer de la culpabilité" ainsi que "l'optimisme contemporain" d'un amour pacifié (psychologisé). Voilà bien ce que Lacan appelle opposer bouche pincée à une libération des moeurs que la psychanalyse a pourtant défendue depuis l'origine mais l'ambiguïté est déjà chez Freud qui met en cause la morale sexuelle "civilisée" tout en reconnaissant, contrairement à Reich, la fonction de l'obstacle puisque "la liberté sexuelle illimitée accordée dès le début ne conduit pas à un meilleur résultat." 63. "Aussi étrange que cela paraisse, je crois que l'on devrait envisager la possibilité que quelque chose dans la nature même de la pulsion sexuelle ne soit pas favorable à la réalisation de la pleine satisfaction" 64.


Les temps modernes ou la castration sans garantie (extrait)

[...]
Diverses éventualités sont connues. Les couples peuvent se constituer par achat ou par enlèvement. Le simulacre du rapt se trouve conservé dans le rituel de certaines peuplades contemporaines. L'essentiel est que, de nos jours, la famille se spécifie par un mariage dont le principe est un consentement mutuel - le mariage dit d'amour. [...] Notre époque n'a pas inventé les unions scellées par un désir partagé, mais elle inaugure l'ère où est tentée la conciliation de l'amour et de la loi. 67
[...]
La coalescence de l'amour et du conjungo fait du mariage la recherche d'un bien souverain. La femme est pour l'homme l'objet dans lequel et par lequel ce bien pourra être atteint. Par mariage, il sera gardé. Mais si un bien est souverain, l'homme ne saurait lui commander. Et s'il le garde, il ne pourra garder qu'un bien ; parmi ses biens.

Par ailleurs, le complexe d'Oedipe et le complexe de castration nous ont appris qu'il ne sera libre d'user de ses biens, qu'il a poursuivis pour ce qu'ils ne sont pas, que si dans cette poursuite il a transgressé la loi et payé la dette qui le libère.

Tout mariage porte obligatoirement un écho de la castration. Dans la mesure où dans le patrocentrisme oedipien, une des conditions exigibles pour une position correcte du complexe de castration vient à manquer, les contrecoups de cette carence se manifesteront au niveau de ce moment décisif de l'évolution oedipienne.

Or les circonstances contemporaines mettent précisément en scène une carence grave, sur le plan du rapport du père à sa propre loi. La visée d'un bien souverain sans transgressions articulables rend impossible le paiement de la dette, estompe le Nom du Père, comme engendrant le système signifiant. Dans cette mesure même le Nom du Père cesse d'être créateur absolu, c'est-à-dire ex nihilo. Pour autant, on pourra dire qu'à perdre leur filiation d'avec ce qui autorise le signifiant, les biens qui échoieront en partage tendront à devenir insignifiants.

Telle est la rançon du fleurissement, comme idéal, de la confusion de l'amour et du conjungo. Si aucune femme n'est interdite, aucune femme n'est permise, et toute femme qui n'est pas permise est interdite par la loi. Telle est la base effective sur laquelle s'édifie le mariage, dans la position contemporaine du complexe de castration.

A la bigamie originelle de l'homme, qui au-delà de sa partenaire cherche à retrouver celle qu'il n'a jamais eue, succède une démarche plus aveuglée où l'au-delà de l'objet tend à s'éteindre, l'objet étant d'emblée visé pour ce qu'il n'est pas. Et la conduite amoureuse de l'homme tendra à ne plus trouver son sens dans une course essoufflée pour capter une propriété qui le fuit.

Là sera son point de rencontre avec la femme, dont la démarche est le modèle inconscient de la sienne. Le patriarcalisme déclinant est, pour elle aussi, insuffisant à garantir une castration dont l'instance féminine renforcée ne saura qu'exacerber les effets disloquants et mutilants dans l'imaginaire.

Ainsi la femme sera-t-elle amenée - de plus en plus - à rejeter le premier amour pour sa mère et réprimer une partie de sa sexualité.

De ce rejet, selon sa nature et son intensité, les conséquences seront diverses. Elles pourront s'étager de l'érotomanie passionnelle jusqu'au style de récrimination où Freud a saisi la répétition, dans le mariage, des relations de la fille à la mère.

Ne vivant que dans l'attente de ce qui doit lui revenir pour autant que ça lui est dû, les aléas de l'identification de l'objet d'amour avec l'objet de la satisfaction se répercuteront au niveau du champ de la propriété sexuelle - qui, si elle subvertit tous les autres besoins, ne s'en vide pas moins du sens de son contenu.

Cette identification troublée pourra certes, en fouettant la quête de la femme et en la détournant de ses objets naturels, contribuer à retarder l'arrêt précoce du développement où Freud voyait son infériorité.

Mais à évacuer la propriété, c'est sur l'appropriation que l'accent se déplace. La modalité différente selon laquelle pour la fille et le garçon se fait la sortie du complexe d'Oedipe, explique que par rapport à cette propriété la femme se réclame, dans la relation amoureuse, d'un idéal de fidélité. L'observation clinique courante nous en montre l'incidence exacte. La femme n'est pas naturellement plus monogame que l'homme, mais à l'intérieur de chaque union, sa position se règle sur un idéal monogamique.

C'est ainsi que se démontre son incapacité alléguée et passée au compte de l'oubli avec chaque partenaire, d'évoquer les souvenirs d'une union révolue, de même que la répugnance souvent attestée à laisser coexister deux liaisons sexuelles.

Cette appropriation qui s'emballe, a vacuo en quelque sorte, est le reflet de la pente particulière à l'envie soulignée par Freud. Elle trouve son pendant dans le signe de la "désertion" sous lequel Jones en 1935 inscrit le destin de la femme, après l'avoir, en 1927, placé sous celui de la séparation.

La position de la femme, dans l'attente où elle se trouve, est celle d'un certain manque à avoir dont elle attend que la vie lui apporte le dédommagement.

Sans vouloir cliver artificiellement les divers niveaux du manque que toute demande comporte et met en avant dans une quasi-simultanéité, il semble néanmoins possible d'avancer que c'est d'une façon privilégiée dans le registre de l'avoir que la femme éprouvera son manque. Peut-être ne faut-il pas chercher ailleurs l'explication dernière de la facilité que rencontrent les femmes à étayer leurs demandes sur l'énumération de griefs où s'exprime leur privation.

C'est là encore que l'homme, dans sa position contemporaine, viendra la rejoindre. La séparation que la première relation fonde est celle que toute angoisse rendra présente, sa vie durant. Et la séparation par quoi l'homme apprendra son manque, comportera dans son évolution un temps particulier : ce temps de la castration. Temps d'une difficulté particulière, car les possibilités qu'ouvre le complexe de castration resteront pour lui virtuelles dans la mesure où le cours de son développement n'aura pas été idéal. Par une sorte de juste retour des choses, on peut dire que si à la fille il est au commencement demandé beaucoup et beaucoup pardonné par la suite (ce dont la plus banale observation de la précocité des filles et de ce qu'il en advient ensuite, rend compte), au garçon, il est beaucoup pardonné au début et beaucoup demandé par la suite. Le complexe de castration doit idéalement le débusquer d'une position où l'avoir serait la dimension dans laquelle il pourrait pallier son manque. Le décours favorable du complexe de castration doit mener le garçon à abandonner l'être comme plan où il aurait à faire valoir des revendications. C'est plutôt sur ce qu'il est et aura que ce complexe le retourne.

Il n'aura pas la mère, mais là n'est pas le problème : il ne manquera pas de femmes s'il devient un homme. Dans quelle mesure pourra-t-il l'être, puisqu'il ne peut pas être son propre père ? (Sauf dans la psychose). Le complexe de castration le nantit d'un titre du père à être comme lui. Il a la souche du titre de père. Cette évolution est celle que la famille contemporaine tend à rendre encore plus malaisée. La pression que nos sociétés, jusque dans l'éducation, exercent sur les filles depuis longtemps, va entièrement dans le sens de centrer sur le plan de l'avoir leur sentiment d'elles-mêmes ("Plus tard tu auras de belles robes, Toute femme a droit à..., peut prétendre à avoir..., Quand elle aura trois gosses elle sera contente et me fichera la paix", répondent les hommes). Présentement, cette même dimension devient graduellement, pour le garçon aussi, la seule où tout l'invite à se centrer. En guise de plaisanterie, on pourrait dire que peut-être un jour n'assisterons-nous plus à l'enchaînement des défis enfantins, qui, s'ils commençaient par la comparaison avantageuse des stocks de billes, s'achevaient par l'affirmation "mon père est plus fort que le tien", où autant que les forces possédées, l'être du père était mis en cause. Peut-être est-ce aux forces précisément que les enfants de demain s'arrêteront lorsqu'ils ne sauront aller au-delà de l'affirmation : "l'auto de mon père a 1000 chevaux et 1000 cylindres".

Ainsi se trouvent définis le lieu et la dimension où se rencontrent les aspirations de l'homme et de la femme. En ce sens, il serait faux de dire que dans le déclin que nous vivons du patriarcalisme, c'est à la femme qu'est dû le maintien de l'institution du mariage - qu'elle souhaite assurément. Amputé sans être castré au sens du complexe de castration, n'étant personne puisqu'il n'est pas un homme, et partant, ne pouvant rien posséder, il voudra tout avoir (pour la névrose obsessionnelle le portrait n'est pas chargé). Il voudra tout avoir, et la femme voulant avoir tout, ils sont fait pour s'entendre ou plus exactement, se marier. C'est aussi dans les pays où le patriarcalisme est le plus déchu que l'on se marie le plus. Si les U.S.A. ont la réputation d'être le pays du divorce, faut-il souligner à quel point cette réputation est un commentaire dont l'incomplétude éclate à ne pas rendre compte du fait que l'on n'y divorce pas pour reprendre une existence de célibataire, mais pour se remarier. Nous dirons que les U.S.A. sont le pays où l'on se marie le plus. Les Américains du Nord sont du reste les premiers à souligner le manque de considération où est, à leurs yeux, tenue en Europe l'institution du mariage. Mais la prime au mariage, qu'ils opposent à la prime au libertinage de la vieille Europe, est la version institutionnalisée de l'impossible coexistence, que le Vieux Monde laisse au chaos, de l'amour et du conjungo. C'est par où les idéaux féminins prennent à revers l'idéal de fidélité dont la femme se réclame. Car tout amour porte en lui la castration.
François Perrier et Wladimir Granoff





La sexualité féminine, Françoise Dolto, Livre de poche, 1982 (Amsterdam, 1960)


Les sensations érogènes génitales chez la femme. L'orgasme (extraits)

Le désir, quelle que soit sa provocation occasionnelle apparente, par une cause exogène sensorielle, le désir, une fois signifié aux sens de la femme, se focalise dans sa région génitale. Elle éprouve une sensation d'érection clitoridienne et de turgescence orbiculaire vaginale, accompagnée de chaleur et sécrétion humorale et de plaisir excitant d'intensité croissante jusqu'à un maximum, l'orgasme. Ce plaisir envahissant s'accompagne parfois d'une émission humorale encore plus nette que pendant la phase de croissance du plaisir, parfois non. Après l'acmé de tumescence et de volupté, la sensibilité d'excitation décroît plus ou moins rapidement, jusqu'à l'apaisement total de tension, caractérisé par la détumescence de la zone érogène et l'arrêt du processus humoral sécrétoire, par le besoin local physiologique de repos, ce qui rend pénible et parfois douloureux les essais d'excitation artificielle par manoeuvres externes. Après l'orgasme, la femme éprouve une détente corporelle générale, qui entraîne souvent un sommeil plus ou moins long. On peut distinguer :
L'orgasme clitoridien;
L'orgasme clitorido-vulvaire,
L'orgasme vaginal;
L'orgasme utéro-annexiel - que l'on confond à tort avec les orgasmes précédents, surtout avec l'orgasme vulvo-vaginal, parce qu'il n'est pas ressenti consciemment par la femme et qu'elle n'en parle donc jamais. Je pense qu'il doit être distingué, tant pour des raisons descriptives objectives que pour des raisons libidinales concernant la théorie psychanalytique.

Ces orgasmes peuvent être ressentis isolément ou en chaîne, l'un appelant les conditions qui entraînent l'autre, mais il peut arriver qu'ils soient non discernables les uns des autres dans le plaisir de la femme. 171-172

J'ai hésité à citer cette description qui me semble datée et un peu trop calquée sur l'orgasme masculin, mais cela permet de voir où on en était encore en 1960. L'orgasme utéro-annexiel est ici une innovation qui n'a pas eu de suite, pour autant que je sache (et que Lacan qualifiera plus loin de conneries), mais qui relève d'un fantasme effectif des femmes puisque c'est un orgasme qui est sensé être lié à l'appareil reproducteur, une sorte d'éjaculation interne projetant le sperme dans l'utérus (Rappelons que Françoise Dolto est une catholique pratiquante de la "bonne parole"). Il faut souligner le caractère complètement inconscient de cette jouissance que la femme éprouve sans le savoir ! Jouissance paradoxale, jouissance "supplémentaire". Dire que leur sexualité reste mystérieuse pour les femmes elles-mêmes n'est pas une figure de style mais l'étonnante réalité qui fait que "les femmes s'ignorent en tant que femmes" et, ne pouvant rien en dire, ont tendance à faire parler à leur place une prétendue "voix du corps" ou des sentiments. C'est bien pour cela aussi qu'on peut dire avec Simone de Beauvoir "On ne naît pas femme : on le devient" 13, Devenir femme résulte donc d'un apprentissage, et notamment la sexualité féminine qui s'épanouit avec l'âge mais reprenons le délire métaphorique de Dolto, qui imaginarise le fantasme féminin :

L'orgasme utéro-annexiel est caractérisé par des mouvements du corps utérin qui bascule d'avant en arrière et d'arrière en avant avec une certaine articulation rythmée du col sur le corps utérin, des mouvements ondulatoires du corps utérin continuant ceux du vagin, mais à type de succion-aspiration, au point que les spermatozoïdes sont projetés en quelques secondes dans les trompes, ce que l'observation a permis de confirmer (sans orgasme utéro-annexiel, leur temps de cheminement est beaucoup plus long). Ces mouvements de l'orgasme utéro-annexiel sont totalement réflexes, la femme est très rarement, et si elle l'est, très vaguement, consciente de leur déclenchement. C'est lui qui apporte la jouissance maximum, secrète et silencieuse, caractéristique de cet orgasme, jouissance tellement vive qu'elle n'est pas compatible avec la maintenance de la sensation d'exister pour la femme. Le partenaire de la femme en est le seul témoin. C'est immédiatement après la fin de cette révolution organo-psychique résolutoire que la femme retrouve sa conscience un moment disparue, emportée qu'elle se souvient d'avoir été dans sa jouissance au dernier point d'impact vaginal, emportée par le déferlement comme par une lame de fond, en même temps qu'elle en éprouve une sensation intense de bien-être et de reconnaissance envers son partenaire.

L'orgasme utéro-annexiel est pour une femme toujours pleinement satisfaisant, tant du point de vue émotionnel que du point de vue physique. [...] Le fruit pour la femme d'un orgasme complet vaginal et utéro-annexiel éprouvé à l'occasion du coït est triple : l'apaisement de toute tension, la béatitude nirvanique, et chaque fois la conviction d'un bonheur jamais encore éprouvé. Elle ressent un émoi de tendresse reconnaissante pour son partenaire, dont la personne toute entière, seul témoin humain de son existence pendant la faille de temps et de conscience de son orgasme, justifie peut-être alors sa "fente", sans lui injustifiable ; la personne de son amant est associée à son sentiment et à son ressenti de rénovation.

Il s'y ajoute des résonances émotionnelles d'une qualité toute particulière, lorsque ce coït a des chances, même minimes, d'avoir été fécond, surtout si chacun des partenaires est prêt socialement à assumer cette éventualité. Ceci est certainement particulier à l'orgasme génital féminin. Est-ce parce qu'il est un écho de l'archaïque désir du pénis paternel, à qui dans la petite enfance la poupée fétiche avait suppléé ? Est-ce par l'ouverture des temps à venir d'un acte qui, en lui-même, déjà, totalement, a-logique, est cependant pour la femme marqué par son acceptation la plus totale, et qu'alors l'enfant futur le situe dans une dialectique trinitaire de fécondité, signifiance de pérennité vivante de l'entente des amants, au-delà de l'éphémère rencontre duelle ?  177-178-179

Tant qu'elle n'a pas été reconnue dans la valeur de don qu'elle en fait, le sexe de la femme est inconnu pour sa conscience, quoique présent dans son efficience sublimée, industrieuse et culturelle. [...] Losqu'une femme est animée d'amour pour un homme et qu'elle éprouve pour lui du désir, si le coït ne lui a pas apporté un orgasme ressenti complet par elle, elle ne sait pas que c'est pas son sexe qu'elle est fixée à cet homme, et elle n'est pas, quant à son narcissisme, libérée du souci permanent de sa personne, comme l'est une femme qui a été "révélée" par son partenaire qui répond à son amour et qui sait l'emmener à l'orgasme. Les effets de l'orgasme chez une femme amoureuse sont symboliques et mutants. ils la font accéder à la génitalité et à ses sublimations. 184

Pour peu qu'une femme accède, au-delà de l'apparence phallique des corps, à l'immanence émotionnelle de la réalité de son sexe, elle se comprend réflexivement moins qu'elle ne comprend l'homme. [...] Et son sexe, alors qu'elle le ressent en son tréfonds, quoi qu'elle dise de ses options, il lui reste intangible, inapparent, invisible, polymorphe dans ses sensations érotiques - des plus verbalisables et des plus localisables dans la périphérie et les fonctions de son corps, aux plus ineffables et aux plus diffuses dans l'intimité de son corps interne et dans toute sa personne, et même au-delà de ses limites temporelles et spatiales, donc au plus déraisonnable - sans que cela soit pour la surprendre. 307





Recherches sur la féminité, Michèle Montrelay (L'ombre et le nom, Minuit, 1977)
Critique no 278, 1970

S'interrogeant sur la sexualité féminine, et mesurant la peu de prise qu'elle offre à l'investigation analytique, Freud la compare à un "continent noir". [...] La sexualité féminine est un continent noir, inexploré, non par suite de quelque insuffisance provisoire de la recherche : elle est inexplorée dans la mesure où elle est inexplorable.
[...]
Voyons quels processus entraînent la maintenance de la féminité "hors refoulement", pour ainsi dire à l'état sauvage.

Le premier, d'ordre social, concerne l'absence d'interdits : la fille est moins que le garçon soumise aux menaces et aux défenses qui sanctionnent la masturbation. Sur celle-ci, on fait silence, d'autant plus qu'elle est moins observable. A l'abri de leur intimité, Françoise Dolto l'a montré, la fille, la femme peuvent vivre une sexualité "protégée". On évoque l'angoisse de viol, de pénétration, sans souligner que dans la réalité, au contraire, la fille court peu de risques. Au contraire, l'anatomie du garçon expose celui-ci très tôt à mesurer qu'il n'est maître, ni de la manifestation de son désir, ni de l'ampleur de ses plaisirs. Il fait l'expérience du hasard, mais aussi de la loi, avec son sexe : son corps lui-même prend valeur d'enjeu.

Par rapport à la castration, la position de l'homme diffère donc de celle de la femme, dont la sexualité est susceptible de rester en marge de tout refoulement. Qu'une telle éventualité se produise, alors l'enjeu de la castration pour la femme se trouve déplacé : il consiste dans la sexualité et le désir de l'autre sexe, le plus souvent celui du père, puis du partenaire masculin. C'est pourquoi Perrier et Granoff ont pu montrer "l'extrême sensibilité féminine à tous les avatars de la castration de l'homme".

D'autres processus encore, non plus d'ordre social mais pulsionnel, maintiennent la sexualité féminine en dehors de l'économie de la représentation. Il s'agit de l'intrication des pulsions orales-anales avec le plaisir vaginal. Jones, M. Klein, Dolto ont insisté sur le fait que les expériences archaïques que la fille a du vagin s'ordonnent en fonction de schèmes oraux-anaux pré-établis. A la limite, la sexualité précoce "tourne" autour d'un seul orifice, organe à la fois digestif et vaginal, qui tend, indéfiniment, à absorber, faire sien, dévorer. Nous retrouvons ici le thème de la concentricité. 67-68

Une troisième série de processus fait obstacle au refoulement : ceux-ci concernent le rapport de la femme à son propre corps, rapport simultanément narcissique et érotique. Car la femme jouit de son corps comme elle le ferait du corps d'une autre. Chaque événement d'ordre sexuel (puberté, expériences érotiques, maternité, etc.) lui arrive, Comme s'il venait d'un autre : il est l'actualisation fascinante de la féminité de toute femme, mais aussi, surtout, de la mère. Tout se passe comme si "devenir femme", "être femme", ouvrait l'accès à une jouissance du corps en tant que féminin et/ou maternel. Dans "l'amour propre" qu'elle se porte, la femme ne peut parvenir à faire la différence entre son propre corps et celui qui fut le "premier objet". 69

Dans sa nature et ses effets, le plaisir amoureux féminin varie considérablement. Variété quant aux lieux du corps investis, quant à l'intensité, l'issue (orgasme ou non), quant aux effets : un rapport sexuel "réussi" peut provoquer ou l'apaisement ou l'angoisse. Rappelons aussi qu'on ne saurait nécessairement conclure à la névrose en raison de la frigidité ; et que, réciproquement, des psychotiques, de grandes immatures, ont des orgasmes vaginaux intenses.

Comment, dans l'exubérance, la bizarrerie de ces plaisirs, leurs paradoxes, se repérer ? En s'attachant moins aux variétés de forme et d'intensité qu'à leur fonction dans l'économie. Ici encore, on distinguera deux types de plaisir sexuel : de type précoce, et sublimé.

Le premier est apparu tout à l'heure comme l'effet des expériences de sexualité archaïque. Même s'il se joue à deux, s'il présente les apparences de la sexualité adulte, il ne fait que ré-actualiser, porter à son comble dans l'orgasme la jouissance que la femme a d'elle-même. Dans ce type de plaisir, le regard de l'autre, son désir, renforcent encore le rapport érotique au sexe propre. D'où l'angoisse qui surgit avant et après l'acte sexuel.

Inversement, dans ses effets, le plaisir peut être structurant. Cette sorte de "génie", d'inspiration, que la femme découvre après l'amour, témoigne de ce qu'un événement d'ordre inconscient s'est produit, qui a permis par rapport au continent noir une certaine prise de distance.

Désignons par plaisir sublimé celui qui, tout en prenant les mêmes formes que le plaisir incestueux, néanmoins suppose et confirme l'accès de la femme au symbolique. Ce plaisir ne se prend plus à la féminité en tant que telle, mais au signifiant, et plus exactement au refoulement qu'il provoque : c'est pourquoi il s'identifie au plaisir pris au trait d'esprit. 77-78

Contrairement à ce qu'on pourrait croire, ce plaisir ne consiste pas dans la levée de l'inhibition, c'est-à-dire dans la libération d'une tension trop longtemps contenue. Loin de pouvoir se figurer dans le cliché du "défoulement", le plaisir surgit au contraire à partir de la mise en place de nouvelles représentations. 75

Le plaisir, par conséquent, loin de se réduire à l'excitation d'un organe, transporte au contraire la femme dans le champ du signifiant. 79

Tout ceci est suggestif mais loin d'être satisfaisant, même ce que Lacan en tirera ensuite (reconnaissant l'apport original de Michèle Montrelay). On n'a certes pas dit le dernier mot sur la question. On a même l'impression d'être encore au moyen âge malgré la libération sexuelle et le déferlement de la pornographie. Il est effarant de constater qu'il y a encore tant de questions sur le point G (Grafenberg) et "l'éjaculation féminine" de liquide "prostatique" qu'il peut provoquer, ce qu'on appelle les "femmes fontaines" dont la réalité est encore largement méconnue, voire contestée par la plupart. Notre époque éclairée reste donc bien obscurantiste sur la jouissance féminine.

Les recherches d'Alberoni sur les différences sexuelles dans l'abord de "L'érotisme" (Pocket) apportent des compléments utiles sur la continuité du désir féminin (qui veut avoir l'homme tout à elle) et la discontinuité du désir masculin (qui veut avoir toutes les femmes). Irène Diamantis parle de l'orgasme féminin comme désir, comme jouissance d'aspiration ("il n'y a pas chute, mais rupture d'un ordre"). Ce n'est pas une décharge soudaine suivie de l'épuisement du désir comme pour l'homme mais une continuité, un fondu-enchaîné largement indifférencié ("plus éparse que le spasme, et plus que lui chaude", Colette, Le pur et l'impur, p617) ; là où le désir de l'homme est physiologiquement discontinu (le sexe de l'homme devient réfractaire après l'éjaculation), la jouissance féminine est continue, prolongée, insatiable et donc beaucoup moins localisable dans le corps ou dans le temps, de l'ordre de l'être plus que de l'avoir, du plus ou moins plutôt que du tout où rien. La parole y a une grande part car les femmes sont aussi "pénétrées de mots". A cause de cette continuité de leur désir, les femmes ressentent une grande frustration, voire une humiliation, quand l'homme se détache d'elles après avoir "tiré son coup" et s'endort ou s'en va sans plus s'intéresser à elles. Catherine Millet témoigne dans "La vie sexuelle de Catherine M.", de ce moment de haine ressentie fugacement envers son partenaire au moment où il s'éloigne après l'amour.

Alberoni, remarque aussi qu'on peut considérer les journaux féminins et les romans d'amour comme l'équivalent de la pornographie pour les hommes. La fascination du pouvoir, du chef ou des vedettes, qui s'y étale relèverait pourtant d'un autre versant de la sexualité féminine, plus collective et moins possessive même si la rivalité phallique y est constitutive. Sinon les femmes seraient moins sensibles à la pornographie car les odeurs et le contact corporel serait plus investis sexuellement pour elles que le regard qui domine la sexualité masculine, mais aussi parce qu'elles ne distinguent pas l'amour du désir et cherchent la jouissance de l'Autre plus que la jouissance du corps. Tout cela ne doit pas servir à "justifier" les incompatibilités entre hommes et femmes mais plutôt à en prendre conscience pour rapprocher les points de vue, éviter les malentendus, les maladresses, mieux tenir compte de l'autre et ne pas se laisser prendre naïvement dans la revendication phallique.





Encore, Jacques Lacan, Seuil, 1975 (1972-1973)

Tous les besoins de l'être parlant sont contaminés par le fait d'être impliqués dans une autre satisfaction à quoi ils peuvent faire défaut. 49 La réalité est abordée avec les appareils de la jouissance. 52 L'inconscient, c'est que l'être, en parlant, jouisse, et, j'ajoute, ne veuille rien en savoir de plus. J'ajoute que cela veut dire - ne rien savoir du tout. 95

On la refoule, ladite jouissance, parce qu'il ne convient pas qu'elle soit dite, et ceci pour la raison justement que le dire n'en peut être que ceci - comme jouissance, elle ne convient pas. Je l'ai déjà avancé tout à l'heure par ce biais qu'elle n'est pas celle qu'il faut, mais celle qu'il ne faut pas. 57

La jouissance, en tant que sexuelle, est phallique, c'est-à-dire qu'elle ne se rapporte pas à l'Autre comme tel. 14

L'être sexué de ces femmes pas-toutes ne passe pas par le corps, mais par ce qui résulte d'une exigence logique de la parole. 15

Dans ce qu'il en est de la jouissance, il n'y a qu'un niveau élémentaire. La dernière fois, j'ai promu qu'elle n'était pas un signe de l'amour. C'est ce qui sera à soutenir, et qui nous mènera au niveau de la jouissance phallique. Mais ce que j'appelle proprement la jouissance de l'Autre en tant qu'elle n'est ici que symbolisée, c'est encore autre chose, à savoir le pas-tout que j'aurai à articuler. 26

La femme n'entre en fonction dans le rapport sexuel qu'en tant que mère. [...] A cette jouissance qu'elle n'est pas toute, c'est-à-dire qui la fait quelque part absente d'elle-même, absente en tant que sujet, elle trouvera le bouchon de ce a que sera son enfant. 36

Il n'y a de femme qu'exclue par la nature des choses qui est la nature des mots, et il faut bien dire que s'il y a quelque chose dont elles-mêmes se plaignent assez pour l'instant, c'est bien de ça - simplement, elles ne savent pas ce qu'elles disent, c'est toute la différence entre elles et moi.

Il n'en reste pas moins que si elle est exclue par la nature des choses, c'est justement de ceci que, d'être pas toute, elle a, par rapport à ce que désigne de jouissance la fonction phallique, une jouissance supplémentaire.

Vous remarquerez que j'ai dit supplémentaire. Si j'avais dit complémentaire, où en serions-nous ! on retomberait dans le tout.

Les femmes s'en tiennent, aucune s'en tient d'être pas toute, à la jouissance dont il s'agit, et, mon Dieu, d'une façon générale, on aurait bien tort de ne pas voir que, contrairement à ce qui se dit, c'est quand même elles qui possèdent les hommes.

Le populaire - moi, j'en connais, ils ne sont pas forcément ici, mais j'en connais pas mal - le populaire appelle la femme la bourgeoise. C'est ça que ça veut dire. C'est lui qui l'est, à la botte, pas elle. Le phallus, son homme comme elle dit, depuis Rabelais on sait que ça ne lui est pas indifférent. Seulement toute la question est là, elle a divers modes de l'aborder, ce phallus, et de se le garder. Ce n'est pas parce qu'elle est pas-toute dans la fonction phallique qu'elle n'y est pas du tout. Elle y est pas pas du tout. Elle y est à plein. Mais il y a quelque chose en plus.
[...]
Il y a une jouissance à elle, à cette elle qui n'existe pas et ne signifie rien. Il y a une jouissance à elle dont peut-être elle-même ne sait rien, sinon qu'elle l'éprouve - ça elle le sait. Elle le sait, bien sûr, quand ça arrive. Ça ne leur arrive pas à toutes.
[...]
Ce qui laisse quelque chance à ce que j'avance, à savoir que, de cette jouissance, la femme ne sait rien, c'est que depuis le temps qu'on les supplie, qu'on les supplie à genoux - je parlais la dernière fois des psychanalystes femmes - d'essayer de nous le dire, eh bien motus ! On n'a jamais rien pu en tirer. Alors on l'appelle comme on peut, cette jouissance, vaginale, on parle du pôle postérieur du museau de l'utérus et autres conneries, c'est le cas de le dire. Si simplement elle l'éprouvait et n'en savait rien, ça permettrait de jeter beaucoup de doutes du côté de la fameuse frigidité. 69-70

Cette jouissance qu'on éprouve et dont on ne sait rien, n'est-ce pas ce qui nous met sur la voie de l'ex-sistence ? Et pourquoi ne pas interpréter une face de l'Autre, la face Dieu, comme supportée par la jouissance féminine ? 71

D'être dans le rapport sexuel, par rapport à ce qui peut se dire de l'inconscient, radicalement l'Autre, la femme est ce qui a rapport à cet Autre. [...] Rien ne peut se dire de la femme. 75

Si la libido n'est que masculine, la chère femme, ce n'est que de là où elle est toute, c'est-à-dire là d'où la voit l'homme, rien que de là que la chère femme peut avoir un inconscient. et à quoi ça lui sert ? Ça lui sert, comme chacun sait, à faire parler l'être parlant, ici réduit à l'homme, c'est-à-dire - je ne sais si vous l'avez bien remarqué dans la théorie analytique - à n'exister que comme mère. 90

Quand je dis que la femme n'est pas toute et que c'est pour cela que je ne peux pas dire la femme, c'est précisément parce que je mets en question une jouissance qui au regard de tout ce qui sert dans la fonction phallique est de l'ordre de l'infini. 94

La femme ne peut aimer en l'homme que la façon dont il fait face au savoir dont il âme. [...] De sorte qu'on pourrait dire que plus l'homme peut prêter à la femme à confusion avec Dieu, c'est-à-dire ce dont elle jouit, moins il hait, moins il est - les deux orthographes - et, puisqu'après tout il n'y a pas d'amour sans haine, moins il aime. 81-82

Tout amour se supporte d'un certain rapport entre deux savoirs inconscients. 131

Tout amour, de ne subsister que du cesse de ne pas s'écrire, tend à faire passer la négation au ne cesse pas de s'écrire, ne cesse pas, ne cessera pas. Tel est le substitut qui fait la destinée et aussi le drame de l'amour. 132



Télévision, Jacques Lacan, Seuil, 1974 (1973)


Si j'ai parlé d'ennui, voire de morosité, à propos de l'abord "divin" de l'amour, comment méconnaître que ces deux affects se dénoncent - de propos, voire d'actes - chez les jeunes qui se vouent à des rapports sans répression -, le plus fort étant que les analystes dont ainsi ils se motivent leur opposent bouche pincée.

Même si les souvenirs de la répression familiale n'étaient pas vrais, il faudrait les inventer, et on n'y manque pas. Le mythe c'est ça, la tentative de donner forme épique à ce qui s'opère de la structure.

L'impasse sexuelle sécrète les fictions qui rationalisent l'impossible dont elle provient.

L'ordre familial ne fait que traduire que le Père n'est pas le géniteur, et que la Mère reste contaminer la femme pour le petit d'homme ; le reste s'ensuit. 50-51

Peut-on dire par exemple que, si l'homme veut La femme, il ne l'atteint qu'à échouer dans le champ de la perversion ? [...] Moyennant quoi L'homme, à se tromper, rencontre une femme, avec laquelle tout arrive : soit d'ordinaire ce ratage en quoi consiste la réussite de l'acte sexuel. Les acteurs en sont capables des plus hauts faits, comme on le sait par le théâtre. Le noble, le tragique, le comique, le bouffon (à se pointer d'une courbe de Gauss), bref l'éventail de ce que produit la scène d'où ça s'exhibe. 60-61

C'est d'où une femme, - puisque de plus qu'une on ne peut parler - une femme ne rencontre L'homme que dans la psychose.

Posons cet axiome, non que L'homme n'ex-siste pas, cas de La femme, mais qu'une femme se l'interdit, pas de ce que ce soit l'Autre, mais de ce qu' "il n'y a pas d'Autre de l'Autre", comme je le dis.

Ainsi l'universel de ce qu'elles désirent est de la folie : toutes les femmes sont folles, qu'on dit. C'est même pourquoi elles ne sont pas toutes, c'est-à-dire pas folles-du-tout, arrangeantes plutôt : au point qu'il n'y a pas de limites aux concessions que chacune fait pour un homme : de son corps, de son âme, de ses biens.

N'en pouvant mais pour ses fantasmes dont il est moins facile de répondre.

Elle se prête plutôt à la perversion que je tiens pour celle de L'homme. Ce qui la conduit à la mascarade qu'on sait, et qui n'est pas le mensonge que des ingrats, de coller à L'homme, lui imputent. Plutôt l'à-tout-hasard de se préparer pour que le fantasme de L'homme en elle trouve son heure de vérité. [...] Par quoi, de l'amour, ce n'est pas le sens qui compte, mais bien le signe comme ailleurs. C'est même là tout le drame. 63-64



L'Etourdit, Jacques Lacan, Scilicet 4, 1973 (juillet 1972)


Dire qu'une femme n'est pas toute, c'est ce que le mythe nous indique de ce qu'elle soit la seule à ce que sa jouissance dépasse celle qui se fait du coït.

C'est bien pourquoi c'est comme la seule qu'elle veut être reconnue de l'autre part : on ne l'y sait que trop.

Mais c'est encore où se saisit ce qu'on y a à apprendre, à savoir qu'y satisfit-on à l'exigence de l'amour, la jouissance qu'on a d'une femme la divise, lui faisant de sa solitude partenaire, tandis que l'union reste au seuil.

Car, à quoi l'homme s'avouerait-il servir de mieux pour la femme dont il veut jouir, qu'à lui rendre cette jouissance sienne qui ne la fait pas toute à lui : d'en elle la re-susciter.
[...]
J'ai dis : aimer, non pas : à elles être promis d'un rapport qu'il n'y a pas. C'est même ce qui implique l'insatiable de l'amour, lequel s'explique de cette prémisse.

Qu'il ait fallu le discours analytique pour que cela vienne à se dire, montre assez que ce n'est pas en tout discours qu'un dire vient à ex-sister. Car la question en fut des siècles rebattue en termes d'intuition du sujet, lequel était fort capable de le voir, voire d'en faire des gorges chaudes, sans que jamais ç'ait été pris au sérieux. 23

Qu'une femme ici ne serve à l'homme qu'à ce qu'il cesse d'en aimer une autre; que de n'y pas parvenir soit de lui contre elle retenu, alors que c'est bien d'y réussir, qu'elle le rate.
- que maladroit, le même s'imagine que d'en avoir deux la fait toute,
- que la femme dans le peuple soit la bourgeoise, qu'ailleurs l'homme veuille qu'elle ne sache rien . 25

On voit que pour Lacan, c'est l'homme qui se fait "avoir" quand il aime, dans l'amour il n'est pas le Maître, à devoir maîtriser son désir, c'est celle qui se fait m'être et s'abandonne qui devient sa maîtresse, de donner corps à cette jouissance supplémentaire que son partenaire ressent comme ce qui lui échappe et le ravit ; mais il n'y a pas de savoir de cette jouissance pour la femme qui en est le lieu ou le signe, voire le semblant et qu'on accuse en vain de n'en rien garder. Chacun reste avec sa jouissance phallique, jouissance d'organe, jouissance du corps solitaire, en perdant cette jouissance de l'Autre entr'aperçue, rapport sexuel qui peut-être "cesse de ne pas s'écrire" un instant, sans laisser de trace pourtant qu'une déchirante nostalgie. C'est là où il importerait le plus d'être compris que le langage échoue et les paroles nous trahissent. Pourtant, dire l'impasse sexuelle laisse l'espoir de la dépasser, de sortir de la répétition en y mettant un terme. "Dieu est père-vers, c'est un fait rendu patent pour le Juif lui-même. Mais à remonter ce courant, on finira bien - je ne veux pas dire que je l'espère - par inventer quelque chose de moins stéréotypé que la perversion. C'est même la seule raison pour quoi je m'intéresse à la psychanalyse, et pourquoi je m'essaie à la galvaniser" (RSI, 08/04/75).

Même le don de soi le plus total ne supprime pas chez la femme une ultime restriction secrète de son âme ; il existe un quelque chose, dont on attendrait en réalité la révélation et la présentation, et qui ne veut pas se détacher de son sol nourricier. Il ne s'agit certes pas ici de limitation volontaire du don, de quelque chose qu'on n'accorderait pas au bien-aimé, mais d'une ultime partie secrète de la personnalité, qui simplement ne peut pas s'expliciter pour ainsi dire, et qui se donne tout autant, mais pas sous une forme transparente et nommable : un réceptacle clos dont le destinataire ne possède pas la clef. Rien d'étonnant à ce que naisse en lui l'impression qu'on lui cache quelque chose, si le sentiment de ne pas posséder est interprété comme un refus de donner. Quelle que soit l'origine de ce phénomène de réserve, il se présente comme une mystérieuse imbrication de oui et de non, de don et de refus, que d'une certaine façon la coquetterie préfigure.
Georg Simmel, Psychologie de la coquetterie, II, 1909





Le génie féminin, 3. Colette, Julia Kristeva, Folio, 2002


Il faut insister sur le fait que la jouissance de l'Autre ne peut être référée seulement au rapport sexuel, comme une jouissance ordinaire du désir de l'Autre qui nous entraîne (ou du jeu des organes) alors que son bouleversement révolutionnaire implique au contraire un caractère exceptionnel, transgressif, inespéré, valorisant, initiatique, force cosmique, moment qu'on croyait perdu à jamais ou bien achèvement soudain comme ce qui cèle une union durable ou la conception d'un enfant. Un tel événement est donc bien rare et se révèle plutôt aux premières rencontres ou lors de retrouvailles, surtout lorsque l'homme pouvait paraître inaccessible, représentant phallique (au titre du savoir, du pouvoir, de la beauté ou de la richesse). C'est bien une jouissance supplémentaire, qui s'ajoute à la jouissance sexuelle et passe par l'accomplissement sexuel mais qui est d'un autre ordre, de l'ordre du langage dit Lacan, on pourrait dire de notre histoire symbolique ou des rapports sociaux, du sens qui va avec le joui mais qui se réduit en fin de compte aux identifications parentales, au simulacre de rapports incestueux.

Puisque nous sommes "mêmes" (moi et la mère), je ne "la" perds pas, je jouis de la mère, je suis la mère qui jouit, donc je suis Tout par mon texte sensible qui refait la chair du monde. 229

D'abord selon la modalité du comme si, de l'illusoire, du je joue le jeu, mais je sais bien que je n'en suis pas, car je ne l'ai pas. En conséquence, la position phallique de la femme constitue le sujet féminin dans le registre de l'étrangeté radicale, d'une exclusion constitutive, d'une irréparable solitude. 555

Lorsque la mère parvient à dépasser l'emprise sur l'enfant comme prothèse phallique et à dépassionner le lien à autrui, au-delà du temps du désir, qui est celui de la mort, s'ouvre pour elle, dans une certaine sérénité, le temps cyclique des générations, des recommencements et des renaissances. Dès lors, cette femme n'est plus dans le jeu de la mascarade, pourtant si amusant, si séduisant, où la féminité se construit comme un maquillage du féminin. 557


On pourrait dire, en paraphrasant Lacan, que c'est de ce que l'homme puisse prêter à confusion avec un Dieu pour une femme (qui n'en croit pas ses yeux) que celle-ci éprouve une jouissance débordante d'une éternelle reconnaissance faisant surgir le désir de son incarnation dans l'enfant à venir et l'identification à sa mère. L'homme ressent cette jouissance tout autant, il sent qu'il a été fait Dieu par la femme (voir Michelet encore), qu'elle a eu foi en lui, qu'il l'a comblée et qu'ainsi il l'a faite mère, ce qui marque la mémoire de l'homme à jamais, plus que sur le moment sans doute, où il était secoué par un triomphe auquel il avait peine à croire et qu'il devait mener à son apothéose. Car si la femme y perd la conscience (et le souvenir...), l'homme étant actif ne peut s'abandonner tout-à-fait ni trop s'y croire, ce qui voudrait dire devenir fou ou simplement inconscient (ce qu'on appelle perdre la tête), éprouvant plutôt un effet de déréalisation et de suspension du temps, mais il garde le souvenir de la certitude de l'Autre et du sentiment d'éternité d'une existence comblée ; preuve d'avoir possédé un jour et su donner l'objet du désir qui lui manque et dont il a reperdu aussitôt l'assurance, marque aussi de sa dépendance d'un lien dont il ne peut plus se défaire et qui l'asservit (Ce que Kristeva appelle la "passivité violente et non moins dominatrice de la jouissance féminine" 330). Si la femme est bien le lieu et le signe de cette jouissance supplémentaire, on peut dire que cette jouissance la dépasse comme jouissance partagée par son partenaire qui la ressent, en est secoué tout autant ou presque.

Le rapprochement esquissé par Julia Kristeva entre la perversion et l'inceste comme suppression des barrières entre les générations me semble très éclairant. On comprend mieux que le bien connu "déni de la castration" des pervers, qui est déni de la castration de la mère, consiste à détourner la satisfaction sur des fétiches, des objets partiels à disposition de l'enfant (ou de la mère). C'est un déni de la jouissance féminine en tant que jouissance du phallus du père, hors de portée de l'enfant. Au fond il n'y a qu'une "jouissance génitale", qu'on peut appeler normale parce qu'elle n'est pas perverse, qu'elle a rapport à l'Autre plus qu'à l'organe, et c'est une jouissance incestueuse, la reconnaissance de la jouissance féminine comme jouissance de la mère, identification à son désir d'un phallus, substituable par principe et donc toujours d'un phallus factice (Ce n'est pas plus qu'un homme... 377), jouissance dont l'homme est l'instrument plus que la cause. On remarquera que, dans ce schéma, toute négation de la différence des sexes est équivalent à la négation de la jouissance féminine ainsi donc que de la castration et de la place du père c'est-à-dire aussi du fossé entre générations et de l'interdit de l'inceste. Par contre, reconnaître la jouissance féminine, la béatitude de la Béatrice de Dante ou le ravissement de la belle Hélène, c'est déclarer la guerre, c'est en être insupportablement exilé en son propre pays.

La perversion, de ne pas vouloir renoncer à l'impossible bien suprême, contaminerait toute création et toute révolte politique, toute construction d'un "autre monde". Vieille rengaine, les révolutions sont toujours dirigées par des enfants, mais la création et la résistance ne sont plus des fantasmes, c'est l'humanisation du monde, sa culture et sa rationalisation, la ruse de la raison, l'histoire qui continue à se contredire... Si les gauchistes sont bien un peu "fous" (des pervers altermondialistes, des hystériques revendicatrices, des sauveurs du monde, des artistes...), ceux qui sont passifs sont inhibés ou trop infantiles, et les conformistes de droite ne sont que des "valets" soumis, des obsessionnels, des phobiques, des sado-masochistes... Tout ceci est à prendre avec un grain de sel !
L'interdit paternel ne menace pas nécessairement de priver le fils de son organe ; plus structurellement, il représente à l'enfant son incapacité à combler génitalement la mère. Le sujet pervers sera celui qui déniera cet interdit paternel ou oedipien, et qui en fera un déni de la génitalité. La génitalité ne m'intéresse pas (tel serait le discours implicite du pervers), elle n'existe pas, tant d'autres plaisirs, voire de jouissances plus ou moins sublimatoires, sont à ma portée [...] Quelles qu'en soient les figures, l'enfant ne manque pas de tirer un immense bénéfice de cette situation de déni : ne lui épargne-t-elle pas la blessure narcissique qui résulte du fossé séparant le petit de la génération de ses parents ?

Le pervers dénie la différence des générations du même mouvement par lequel il dénie l'interdit de l'inceste et la castration de la mère : il comble le fossé des générations, efface le sentiment de dérilection que ce fossé inflige. "Le futur pervers n'a pas souffert d'une carence narcissique, mais d'un trop plein d'investissement narcissique dont l'effondrement soudain lui est insupportable." Pour combattre cet insupportable de la désidentification, le pervers se mobilise dans une quête effrénée, souvent épuisante, de satisfactions paroxystiques. [...]

Chaque acte pervers pourra dès lors être interprété non seulement comme une attaque contre le couple procréateur et comme un désir de retrouver la couplaison originelle mère-enfant, mais comme un effort pour dominer l'univers génital et son monde par la création d'un autre monde. Au chaos "impur" (pour reprendre le tire de Colette : Le Pur et l'Impur) de la sexualité génitale et de toute sexualité qui la comprend, il s'agira d'opposer une néo-réalité : "mon" univers secret, "mon" intimité cachée, "mon oeuvre" forcément dissidente qui viole l'ordre du monde et ce que je perçois comme ses insoutenables excès, pour lui substituer une sérénité paradisiaque. Vengeance contre la mère et le père réunis, pareille créativité, dans sa poussée mégalomaniaque et narcissique, contient plus ou moins inconsciemment une haine envers la réalité. Et si cette haine a partie liée avec le mal, c'est qu'elle est impulsée par l'hybris de la destruction visant le monde des parents. dans cette perspective, toute créativité ne comporte-telle pas sa valeur "perverse", a-familiale, a-sociale ?

Créativité (infantile) contre créativité (parentale), il s'agira d'investir l'oralité et l'analité (de l'enfant) plus que la génitalité (des parents) : l'analité "idéalisée" et "sublimée" en "paradis parfumés", en senteurs exquises. 224-225

Ainsi envisagées, les réactions perverses peuvent se comprendre comme une réaction maniaque à une dépression déniée : plutôt que d'accepter la perte de l'objet et de s'engager dans une élaboration du deuil, le sujet s'approprie - dans des fantasmes et dans des passages à l'acte pervers - des substituts de satisfaction, des "ersatz" qu'il surinvestit. Beaucoup de dépressions, comme certains deuils,s 'accompagnent d'abréactions orgiaques à caractère pervers ; tandis qu'à l'inverse la clinique des perversions découvre en arrière-plan une douloureuse mélancolie, souvent impossible à élaborer. 226

Terminons, en revenant au côté femme (la mère-version), par ce que dit Julia Kristeva à propos du témoignage de Colette sur sa vie (bi)sexuelle mouvementée ("libérée" par l'échec de son premier  mariage). Les hommes n'y ont pas le beau rôle, toujours jugés bien sévèrement, alors que la frêle femme bafouée se révèle plus solide que ses amants et dénuée de toute culpabilité envers eux. Tout en nous tenant enlacés, la jouissance sexuelle est aussi ce qui nous sépare plus que d'un étranger.

Il n'y a pas d'émancipation féminine sans une libération de la sexualité de la femme, laquelle est fondamentalement une bisexualité et une sensualité polyphonique [...] Nul, mieux que Colette, n'a saisi combien la vie érotique est dominée par les pulsions, d'une part, et par les liens à l'objet ou au partenaire, de l'autre. Nul, mieux qu'elle, n’a su écrire comment la liberté d'une femme ne se conquiert qu’à la condition de s'arracher et à ses pulsions et à l'autre ; et cela, moins pour accéder à une fusion mystique avec le Grand Autre, que pour s'immerger dans un orgasme singulier avec la chair du monde. Lequel la fragmente, la naufrage et la sublime. Et où il n'y a plus ni moi ni sexe, mais des plantes, des bêtes, des monstres et des merveilles : autant d’éclats de liberté. Jamais au-delà du sexe, mais toujours à travers la sexualité, par une exaltation orgasmique du moi dont la souveraineté s'achève dans une joie aux limites de l'extraordinaire, du monstrueux. Telle est la jouissance de Colette, continue et éparse, infinie et sensuelle : elle comprend la décharge phallique virile sans se limiter à son battement ; elle se prolonge en vibrations infinies dans les recels de l'Etre, qu'elle s'approprie par l’alphabet de son style fleuri. Indissolublement sens et sensation, l'inimitable écriture de Madame Colette est une véritable transsubstantiation de son corps.

Cette femme a connu l'éblouissement immédiat qui l’a assurée que sa jouissance continue, sensitive, à la fois organique et pensée, partageait quelque chose d'inhumain, de cosmique et, en ce sens, de monstrueux.
http://www.fabula.org/colloques/barthes/colette.php ou p25


On peut compléter cet aperçu de la théorie lacanienne de la sexualité féminine avec le texte inaugural de 1958 "La signification du phallus" où Lacan dégage la logique oedipienne comme signification du désir de la mère (métaphore paternelle) et qui vaut mieux que les "propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine" écrits la même année en vue du congrès d'Amsterdam. Il souligne aussi à quel point vouloir être aimé pour soi-même, c'est vouloir être visé comme sujet de l'énonciation (comme liberté, comme personne), obligeant à barrer tout contenu, sacrifiant l'avoir pour l'être, éprouvant l'amour de l'autre sans fin.

La théorie plus tardive de la sexuation, dont on on vient de lire des extraits, s'est élaborée d'abord dans le séminaire de Saint Anne sur le Le savoir du psychanalyste (1972) qui date de la même époque. Lacan y définit significativement le savoir du psychanalyste comme le savoir de l'impuissance (du ratage, du non-rapport, de ce qui laisse toujours à désirer), savoir dont on a horreur. Il n'y a pas de "rapport sexuel", de béatitude durable, d'harmonie universelle. La mère reste interdite et ce n'est pas une vérité dont on pourrait se faire une raison car la jouissance féminine nous y donne un accès éblouissant bien que fugitif. Savoir qu'un amour ne dure pas toujours n'en soulage pas du tout la peine (ni la haine), c'est un savoir qui ne sert à rien ou presque. Il y a du refoulé, toujours. Le désir dure et sa brûlure plus encore. Voilà ce qui sauve le discours psychanalytique du discours universitaire et moralisateur sur l'amour, et ce dont la philo-sophie comme savoir de l'ignorance devrait prendre de la graine (sans compter les conséquences politiques de la psychanalyse dont on est loin d'avoir pris toute la mesure).


Voir aussi l'article du Point sur la vie sexuelle des français (03/2002), constatant une homogénéisation des attitudes sexuelles, une fatigue masculine, des femmes de plus en plus dominantes et la hausse de la fidélité (baisse du multipartenariat à cause du SIDA).

Jean Zin 16/04/04
http://jeanzin.fr/ecorevo/psy/feminine.htm

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