adhuc ardens rigidoe tentigine vulvae
Et lassata viris, necdum satiata recessit
Juvénal
C'est qu'en vérité la
volupté n'a pas du tout chez la femme la même figure que
chez l'homme. J'ai dit déjà qu'on ne savait pas
exactement si le plaisir vaginal aboutissait jamais à un orgasme
défini : sur ce point les confidences féminines sont
rares et même quand elles visent la précision elles
demeurent extrêmement vagues ; il semble que les réactions
soient très différentes selon les sujets. Ce qui est
certain c'est que le coït a pour l'homme une fin biologique
précise : l'éjaculation, et assurément c'est
à travers quantité d'autres intentions très
complexes que cette fin est visée; mais une fois obtenue elle
apparaît comme un aboutissement et, sinon comme l'assouvissement
du désir, du moins comme sa suppression. Au contraire, chez la
femme, le but est au départ incertain et de nature plus
psychique que physiologique; elle veut le trouble, la volupté
générale mais son corps ne projette aucune conclusion
nette de l'acte amoureux : et c'est pour cela que pour elle le
coït n'est jamais tout à fait fini : il ne comporte aucune
fin. Le plaisir mâle monte en flèche; lorsqu'il atteint un
certain seuil il s'accomplit et meurt
abruptement dans l'orgasme; la structure de l'acte sexuel est finie et
discontinue. La jouissance féminine est irradiée dans le
corps tout
entier; elle n'est pas toujours centrée sur le système
génital; même alors les contractions vaginales
plutôt qu'un véritable orgasme constituent un
système d'ondulations qui rythmiquement naissent, s'effacent, se
reforment, atteignent par instants un paroxysme, puis se brouillent et
se fondent sans jamais mourir tout à fait. Du fait qu'aucun
terme fixe ne lui est assigné, le plaisir vise l'infini : c'est
souvent une fatigue nerveuse ou cardiaque ou une satiété
psychique qui limite les possibilités érotiques de la
femme plutôt qu'un assouvissement précis; même
comblée, même épuisée, elle n'est jamais
tout à fait délivrée : Lassata necdum satiata, selon le mot de Juvénal.
L'homme commet une grave erreur quand il prétend imposer
à sa partenaire son propre rythme et qu'il s'acharne à
lui donner un orgasme : souvent il ne réussit qu'à briser
la forme voluptueuse qu'elle était en train de vivre à sa
manière singulière. C'est une forme assez plastique pour
se donner à elle-même un terme : certains spasmes
localisés dans le vagin ou dans l'ensemble du système
génital ou émanant du corps tout entier peuvent
constituer une résolution; chez certaines femmes, ils se
produisent assez régulièrement et avec assez de violence
pour être assimilés à un orgasme; mais une
amoureuse peut aussi trouver dans l'orgasme masculin une conclusion qui
l'apaise et la satisfasse. Et il se peut aussi que d'une manière
continue, sans heurt, la forme érotique se dissolve
tranquillement. La réussite n'exige pas comme le croient
quantité d'hommes méticuleux mais simplistes une
synchronisation mathématique du plaisir mais
l'établissement d'une forme érotique complexe. Beaucoup
s'imaginent que "faire jouir" une femme est une affaire de temps et de
technique, donc de violence; ils ignorent à quel point la
sexualité de la femme est conditionnée par l'ensemble de
la situation. La volupté est chez elle, avons-nous dit, une
sorte d'envoûtement; elle réclame un total abandon ; si
des mots ou des gestes contestent la magie des caresses,
l'envoûtement se dissipe. C'est une des raisons pour lesquelles
si souvent la femme ferme les yeux : physiologiquement, il y a
là un réflexe destiné à compenser la
dilatation de la pupille; mais même dans l'ombre elle abaisse
encore les paupières; elle veut abolir tout décor, abolir
la singularité de l'instant, d'elle-même et de son amant,
elle veut se perdre au coeur d'une nuit charnelle aussi indistincte que
le sein maternel. Et plus particulièrement elle souhaite
supprimer cette séparation qui dresse le mâle en face
d'elle, elle souhaite se fondre avec lui. On a dit déjà
qu'elle désire en se faisant objet demeurer un sujet. Plus
profondément aliénée que l'homme, du fait qu'elle
est désir et trouble dans son corps tout entier, elle ne demeure
sujet que par l'union avec son partenaire; il faudrait que pour tous
deux recevoir et donner se confondent; si l'homme se borne à
prendre sans donner ou s'il donne le plaisir sans en prendre elle se
sent manoeuvrée; dès qu'elle se réalise comme
Autre, elle est l'autre inessentiel; il lui faut nier
l'altérité. C'est pourquoi le moment de la
séparation des corps lui est presque toujours pénible.
L'homme après le coït, qu'il se sente triste ou joyeux,
dupé par la nature ou vainqueur de la femme, en tout cas renie
la chair; il redevient un corps intègre, il veut dormir, prendre
un bain, fumer une cigarette, sortir au grand air. Elle voudrait
prolonger le contact charnel jusqu'à ce que l'envoûtement
qui l'a faite chair se dissipe tout à fait; la séparation
est un arrachement douloureux comme un nouveau sevrage; elle a de la
rancune contre l'amant qui s'écarte d'elle trop brusquement.
Mais ce qui la blesse davantage, ce sont les paroles qui contestent la
fusion à laquelle pendant un moment elle avait cru.
p179-181