Le deuxième sexe, Simone de Beauvoir


adhuc ardens rigidoe tentigine vulvae
Et lassata viris, necdum satiata recessit
Juvénal

C'est qu'en vérité la volupté n'a pas du tout chez la femme la même figure que chez l'homme. J'ai dit déjà qu'on ne savait pas exactement si le plaisir vaginal aboutissait jamais à un orgasme défini : sur ce point les confidences féminines sont rares et même quand elles visent la précision elles demeurent extrêmement vagues ; il semble que les réactions soient très différentes selon les sujets. Ce qui est certain c'est que le coït a pour l'homme une fin biologique précise : l'éjaculation, et assurément c'est à travers quantité d'autres intentions très complexes que cette fin est visée; mais une fois obtenue elle apparaît comme un aboutissement et, sinon comme l'assouvissement du désir, du moins comme sa suppression. Au contraire, chez la femme, le but est au départ incertain et de nature plus psychique que physiologique; elle veut le trouble, la volupté générale mais son corps ne projette aucune conclusion nette de l'acte amoureux : et c'est pour cela que pour elle le coït n'est jamais tout à fait fini : il ne comporte aucune fin. Le plaisir mâle monte en flèche; lorsqu'il atteint un certain seuil il s'accomplit et meurt abruptement dans l'orgasme; la structure de l'acte sexuel est finie et discontinue. La jouissance féminine est irradiée dans le corps tout entier; elle n'est pas toujours centrée sur le système génital; même alors les contractions vaginales plutôt qu'un véritable orgasme constituent un système d'ondulations qui rythmiquement naissent, s'effacent, se reforment, atteignent par instants un paroxysme, puis se brouillent et se fondent sans jamais mourir tout à fait. Du fait qu'aucun terme fixe ne lui est assigné, le plaisir vise l'infini : c'est souvent une fatigue nerveuse ou cardiaque ou une satiété psychique qui limite les possibilités érotiques de la femme plutôt qu'un assouvissement précis; même comblée, même épuisée, elle n'est jamais tout à fait délivrée : Lassata necdum satiata, selon le mot de Juvénal.

L'homme commet une grave erreur quand il prétend imposer à sa partenaire son propre rythme et qu'il s'acharne à lui donner un orgasme : souvent il ne réussit qu'à briser la forme voluptueuse qu'elle était en train de vivre à sa manière singulière. C'est une forme assez plastique pour se donner à elle-même un terme : certains spasmes localisés dans le vagin ou dans l'ensemble du système génital ou émanant du corps tout entier peuvent constituer une résolution; chez certaines femmes, ils se produisent assez régulièrement et avec assez de violence pour être assimilés à un orgasme; mais une amoureuse peut aussi trouver dans l'orgasme masculin une conclusion qui l'apaise et la satisfasse. Et il se peut aussi que d'une manière continue, sans heurt, la forme érotique se dissolve tranquillement. La réussite n'exige pas comme le croient quantité d'hommes méticuleux mais simplistes une synchronisation mathématique du plaisir mais l'établissement d'une forme érotique complexe. Beaucoup s'imaginent que "faire jouir" une femme est une affaire de temps et de technique, donc de violence; ils ignorent à quel point la sexualité de la femme est conditionnée par l'ensemble de la situation. La volupté est chez elle, avons-nous dit, une sorte d'envoûtement; elle réclame un total abandon ; si des mots ou des gestes contestent la magie des caresses, l'envoûtement se dissipe. C'est une des raisons pour lesquelles si souvent la femme ferme les yeux : physiologiquement, il y a là un réflexe destiné à compenser la dilatation de la pupille; mais même dans l'ombre elle abaisse encore les paupières; elle veut abolir tout décor, abolir la singularité de l'instant, d'elle-même et de son amant, elle veut se perdre au coeur d'une nuit charnelle aussi indistincte que le sein maternel. Et plus particulièrement elle souhaite supprimer cette séparation qui dresse le mâle en face d'elle, elle souhaite se fondre avec lui. On a dit déjà qu'elle désire en se faisant objet demeurer un sujet. Plus profondément aliénée que l'homme, du fait qu'elle est désir et trouble dans son corps tout entier, elle ne demeure sujet que par l'union avec son partenaire; il faudrait que pour tous deux recevoir et donner se confondent; si l'homme se borne à prendre sans donner ou s'il donne le plaisir sans en prendre elle se sent manoeuvrée; dès qu'elle se réalise comme Autre, elle est l'autre inessentiel; il lui faut nier l'altérité. C'est pourquoi le moment de la séparation des corps lui est presque toujours pénible. L'homme après le coït, qu'il se sente triste ou joyeux, dupé par la nature ou vainqueur de la femme, en tout cas renie la chair; il redevient un corps intègre, il veut dormir, prendre un bain, fumer une cigarette, sortir au grand air. Elle voudrait prolonger le contact charnel jusqu'à ce que l'envoûtement qui l'a faite chair se dissipe tout à fait; la séparation est un arrachement douloureux comme un nouveau sevrage; elle a de la rancune contre l'amant qui s'écarte d'elle trop brusquement. Mais ce qui la blesse davantage, ce sont les paroles qui contestent la fusion à laquelle pendant un moment elle avait cru.
p179-181

18/09/04

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