L'écoulement du temps est ce que tout le monde comprend sans y penser mais qu'on est bien en peine de définir lorsqu'on y pense comme Augustin déjà en soulignait le paradoxe (Confessions, XI-14). C'est qu'il y a différentes temporalités mêlées qui ne se recouvrent pas, temps relatif des physiciens, durée obstinée de la vie ou temps du projet humain tourné vers l'avenir, désir en souffrance et angoisse de la mort. "Il faut se savoir mortel et agir en immortel" disait Aristote. La cosmogonie grecque, fidèle à la tradition sumérienne, commence avec le Chaos puis Ouranos symbolise la séparation du Ciel et de la Terre, l'éternité d'un ordre immobile, ensuite Kronos introduisant le mouvement signifie l'achèvement de cet ordre éternel et la véritable naissance du temps, mais avec Zeus ce temps n'est plus seulement celui des mouvements cycliques, il devient le temps de la vie et des générations mortelles, générations qui passent les unes après les autres comme feuilles d'automne. Eternité, Temps et Génération ont toujours constituées les différentes temporalités de la logique, de la physique et de la vie, distinctions qu'on peut reprendre aujourd'hui à la lumière des sciences humaines, physiques et biologiques.
- L'espace-temps matériel
Le mot "temps" vient sans doute de température. C'est notre première appréhension du temps en ce qu'il change, et ce qu'on partage avec tous, fournissant ainsi matière à nos échanges en parlant de la pluie et du beau temps. Le climat nous rassemble avant même les ponctuations des temps sociaux. La météorologie constitue le sentiment originel du temps dans ce qu'il a d'imprévisible et de changeant. L'expérience du temps n'est donc pas d'abord dans la durée mais dans son caractère le plus éphémère et instable, rejoignant la physique la plus récente, celle des théories du Chaos largement issues de la question des limites aux prévisions météorologiques au-delà de quelques jours, et ce quelque soit la précision des calculs (Lorenz).
Au début de la cosmologie scientifique, avant la création du temps donc (!), le mystérieux Big Bang crée à la fois matière, espace et temps. Les lois de l'entropie donnent une direction au temps dès ce moment sous la forme du rayonnement et du refroidissement. Le temps est donc bien originellement une question de température, dans son caractère irréversible de dissipation (comme Prigogine l'a montré).
On ne peut identifier pourtant le temps à l'entropie qui détruit toute chose car on ne pourrait expliquer alors qu'il y ait quelque chose plutôt que rien. Le temps est créateur au contraire car le refroidissement provoque des "brisures de symétrie" comme la cristallisation d'un liquide, une eau qui devient soudain glace (par réduction du bruit?). Ainsi l'entropie elle-même est un facteur d'organisation et le temps un processus de complexification plus encore que de dégradation.Les découvertes en physique au cours des dernières décennies nous ont conduits à accorder une grande importance au concept de symétrie brisée. L'évolution de l'univers depuis sa naissance est envisagée comme une succession de brisures de symétries. Lorsqu'il surgit du Big Bang, l'univers est symétrique et sans structure. Au fur et à mesure qu'il refroidit, il brise une symétrie après l'autre, et autorise ainsi l'apparition d'une structure de plus en plus différenciée. Le phénomène de la vie lui-même prend naturellement sa place dans ce tableau. La vie aussi est une brisure de symétrie.F. J. Dyson, Infinite in all Directions, Harper and Row, 1988
Le temps reste malgré tout ce qui limite la durée des particules, de la matière, de son inertie. Certaines particules ont une durée de vie très courte mais plus elles vont vite, plus leur durée nous semble longue. La constance de la vitesse de la lumière malgré la relativité des vitesses et des durées permet à la théorie de la relativité de montrer l'équivalence de l'espace et du temps, jusqu'à parler d'espace-temps même si on ne peut revenir au passé comme on revient en arrière : l'univers continue inexorablement de refroidir. On connaît la déroutante conséquence de cette géométrisation de la durée impliquant qu'un objet immobile puisse être considéré comme se déplaçant dans le temps (pas dans l'espace) à la vitesse de la lumière (et un tout petit peu moins vite s'il bouge).
"Tous les objets de l'Univers se déplacent dans l'espace-temps toujours à la même vitesse, celle de la lumière [...] La vitesse spatiale d'un objet ne représente donc que la manière dont son trajet dans le temps est dévié" 70. "La lumière ne vieillit pas [..] A la vitesse de la lumière, le temps cesse de s'écouler", c'est pourquoi sa vitesse est la même pour tous. Plus on va vite plus l'espace rétrécit (les distances sont courtes) et moins le temps passe. Dans ce cadre la matière c'est l'inertie, ce qui freine la propagation de l'énergie et donc ce qui donne consistance à une durée qui étire les distances de l'espace. Inertie et durée se confondent, le temps c'est de la vitesse gelée plus que la vitesse n'est un temps dévié, me semble-t-il, même si les deux formules sont équivalentes.
Les physiciens font une erreur sans doute lorsqu'ils identifient complètement le temps physique à la dimension temporelle, ou l'espace physique à l'espace géométrique. Le caractère relativiste du temps physique ne se confond pas complètement avec la notion de temps, ce qui rendrait absurde les spéculations sur ce qui se passerait avant la création du temps ! Le temps reste une dimension préalable des fréquences, des ondes, de la vitesse, des lois de la Physique, d'une origine du monde et de la succession des causes (ce qui empêche que tout arrive en même temps). Le temps physique n'est qu'une déformation, une distorsion du temps, comme l'espace physique n'est qu'une déformation géométrique de l'espace sous l'effet de la matière (gravitation). La vitesse de la lumière rétrécit l'espace sans le supprimer complètement puisqu'elle n'est pas infinie, c'est pareil pour le temps dans son irréversibilité, la succession des événements a lieu dans un temps qui ne peut se réduire à rien aussi relatif soit-il dès lors qu'il y a mouvement de l'antérieur au postérieur. Ce qui est impossible c'est d'en faire une mesure (pour Aristote "le temps est nombre", "le temps n'est le mouvement qu'en tant que le mouvement est susceptible d'être mesuré" Physique XVI, 8). Il semble d'ailleurs que le temps physique correspondant à des rapports de durée (d'inertie, "le temps ne mesure que le mouvement et l'inertie" XIX, 11) devrait être lui-même quantifié, temps qui passe goutte à goutte plutôt que pure continuité temporelle (relié à la vitesse de la lumière qui n'est pas sous la forme c/t dans les formules de Maxwell mais bien t/c comme intervalle de temps minimum).Or, ce n'est pas dans le temps que tout naît et périt, mais le temps lui-même est ce devenir, ce naître et ce périr (Hegel, Enc. §258)Qu'est-ce donc que le temps s'il est toujours relatif et qu'il n'y a pas de temps absolu pour mesurer et contenir l'univers ? Comme dit Hegel, le temps n'est pas ce par quoi toute chose change et se corrompt mais il est ce changement lui-même, le temps c'est ce qui change. On comprend alors qu'il ne peut y avoir de temps sans matière, sans événements, ni donc de temps sans lieu (il y a bien indissolublement espace-temps). On ne mesure un changement ou une vitesse qu'avec un autre changement, une autre vitesse. Par contre, dire qu'on se déplace dans le temps à 300 000 km/s quand on est immobile, projeté dans un espace d'inertie, cela ne peut avoir d'autre sens, à mon avis, que celui d'une vitesse négative exprimant l'inertie de la matière qui ne transmet plus l'énergie à la vitesse de la lumière mais l'enferme dans ses particules (E=mc2). La matière c'est le temps, la durée des choses, de leur forme. Le temps est devenir, existence toujours temporaire, à la fois stabilité et instabilité, négativité, passage de l'être au néant et surgissement d'événements, processus irréversible.
Déjà à ce niveau physique le temps n'est donc pas une dimension continue et homogène d'un déroulement à l'infini, simple variable dans une fonction supposée permettre de calculer de façon entièrement prévisible l'évolution de l'univers. Pour qu'il y ait temps, il faut au contraire une émergence toujours improbable d'une brisure de symétrie (Big Bang, matière-antimatière, fermions, gravitation, cristaux, etc.). Il y a bien sûr plusieurs échelles de temps, et même une relativité d'échelle des lois physiques dans un système global espace-temps-échelle (La Recherche, 12/02). La physique fondamentale doit intégrer l'indéterminisme quantique, mais c'est une indétermination qu'on rencontre à tous les niveaux jusqu'au niveau phénoménal où le caractère chaotique et incertain du monde est notre expérience quotidienne (on retrouve la météorologie). Il y a donc toujours un horizon temporel (temps de Lyapounov), une limite à la prévisibilité. Le temps n'est pas séparable de son caractère d'imprévisibilité à plus ou moins long terme, ni du caractère improbable des événements qui se succèdent et que la physique peut prendre pour objet. Le caractère incertain du temps reflète le caractère statistique des phénomènes physiques. Cette improbabilité est elle-même inséparable du concept d'information puisqu'une information se définit de réduire l'incertitude mais il ne faut pas confondre le caractère limité de toute information avec une impossibilité de rien savoir. Que le temps soit par essence imprévisible ne veut pas dire que rien ne soit prévisible. On sait qu'à notre échelle, on peut se fier au mouvements des astres et au retour des saisons. Le plus mystérieux peut-être, c'est ce caractère cyclique du temps qui se retrouve dans la plupart des phénomènes physiques, des ondes constituant la matière à l'orbite des planètes.
L'espace-temps physique, traversé d'interactions, de bruits, de phénomènes chaotiques, de brisures de symétrie, de changements de seuil, et de toutes sortes de recompositions, dans son indétermination statistique, est créateur de formes et de hasards tout au long de ses 15 milliards d'années d'évolution. Il appartient pourtant entièrement au monde des causes dans leur dérive même. Sur des durées certes considérables le temps se révèle un formidable constructeur, diversifiant et complexifiant son organisation à mesure qu'il se refroidit et produit des brisures de symétrie, des ruptures de seuil et des composés de plus en plus complexes. A plus court terme, le temps est auto-organisateur, amenant les différentes forces à leur minimum (vers un état de plus grande stabilité). On ne peut donc réduire le temps physique à l'entropie, la perte d'énergie ou de signal, alors qu'il produit différenciations et improbabilités, miracles et catastrophes. On peut même parler d'ordre spontané, d'auto-organisation de structures dissipatives loin de l'équilibre, on reste encore entièrement dans la physique, temps d'une causalité dominée par le passé même si elle ne peut être entièrement déterministe. Comme le dit Bergson, le causalisme radical rejoint le finalisme radical en annulant la durée et ses surprises, c'est-à-dire le temps lui-même, comme si tous les effets étaient données en même temps que leur cause.Le finalisme radical est tout près du mécanisme radical sur la plupart des points. L'une et l'autre doctrines répugnent à voir dans le cours des choses, ou simplement dans le développement de la vie, une imprévisible création de forme.Henri Bergson, L'évolution créatriceNote de septembre 2003 : un tout jeune professeur de Nouvelle-Zélande, Peter Lynds, a publié une mise au point intéressante sur le temps. Reprenant en grande partie ce que disait déjà Aristote (que le temps c'est le mouvement et qu'il n'est pas constitué d'instants ponctuels), ou Hegel (qui va jusqu'à dire que le temps n'existe pas, ce sont les choses qui changent) mais surtout Bergson (il n'y a que des durées continues), il montre que le temps n'a pas d'existence autonome, qu'il n'est que succession de mouvements, de dynamiques continues qu'on ne peut figer à un instant ponctuel. La conclusion qu'il en tire, c'est qu'il ne peut y avoir de mesure exacte du temps ou d'une distance dès lors que tout est en mouvement.
- L'évolution biologique (la durée)
Avec la vie, chacun le sait, il y a un saut qualitatif par rapport au temps des choses même si la durée se construit sur cette improbabilité de la forme et les incertitudes du hasard, puisque la durée biologique se définit d'y répondre justement par la reproduction et sa capacité d'apprentissage. Avec la vie, la durée n'est plus seulement une stabilité objective relevant de la théorie des systèmes dynamiques mais devient une stratégie, un objectif, un apprentissage. Elle devient désir et régulation. Il n'y a de durée que pour un être vivant ("points de résistance à une dégradation de l'énergie"). Parer à l'imprévu est une bonne définition de la vie qui introduit une séparation entre l'organisme et son environnement (sujet et objet, savoir et être), séparation qui s'exprime dans une souplesse de réaction permettant à l'organisme de se maintenir ou de s'adapter.
Il faut y insister, ce n'est pas la vie qui introduit l'indétermination de l'être, elle se construit plutôt dessus (ou tout contre), identité qui se reproduit dans le changement, ce qui constitue sa durée. Cette durée de la vie s'installe dans une temporalité déjà constituée par une évolution planétaire chaotique, le miracle de la vie répond au miracle de la Terre, son destin singulier. L'histoire de la vie est l'histoire de la planète avec ses cataclysmes, ses bouleversements climatiques, ses marées, les cycles lunaires et les cycles des saisons. L'improbabilité de la vie est une réponse à l'improbabilité du monde physique, une tentative d'y répondre au moins et dont la persistance signe une réussite certaine. Le miracle de la vie a résisté jusqu'ici à toutes les catastrophes. Ce qu'il faut comprendre c'est qu'on passe de la dérive des lois physiques, leur indétermination réelle, au processus vital qui se confronte à cette indétermination pour tenter de s'y soustraire en se multipliant et en essayant de maintenir, face aux aléas du monde, une homéostasie intérieure (homéostasie relative car un dynamisme doit être préservé) par régulation, plasticité et prévoyance impliquant les différentes façons de se maintenir identique dans le changement. La vie est la nostalgie de l'unité déchirée par la contingence de l'être, introduction de la finalité dans la chaîne des causes.
La création de la vie, d'un ordre biologique à partir de l'indétermination quantique, son imprévisibilité, passe inévitablement comme Schrödinger en avait fait l'hypothèse dans "Qu'est-ce que la vie?" (avant la découverte de l'ADN), par la stabilité absolue du cristal. L'ADN s'est révélé effectivement un cristal apériodique (ni répétition, ni hasard donc). Structure stable et inerte indispensable à la reproduction du vivant, sa conservation dans le temps, sa spécificité. Ce n'est pourtant pas encore la vie elle-même dans son mouvement. Il ne suffit pas d'y introduire une énergie comme si le vivant était constitué par "d'un côté le cristal (image de l'invariance et de la régularité des structures spécifiques), de l'autre la flamme (image de la constance d'une forme globale extérieure) en dépit de l'agitation incessante interne" p81, c'est-à-dire à la fois reproduction du même et dynamique du mouvement. Le concept d'information manque ici cruellement car sans lui le cristal n'a pas de sens ni le mouvement de direction. C'est l'information qui fait de la vie l'intériorisation de l'extériorité et le foisonnement des formes, le passage du quantitatif au qualitatif, de la causalité à la finalité. Le temps de la vie est celui de la réflexion et du feedback, de l'attente de satisfaction et de la souffrance, de l'événement et de la surprise.
L'improbabilité du temps se traduit en effet, pour le vivant, en manque d'information. Toute vie s'insère dans un réseau et n'est pas isolée ni aveugle. On peut dire, avec Rossi, que "la vie est une qualité de la matière qui surgit du contenu informationnel inhérent à l'improbabilité de la forme". Dès lors la vie prend un autre sens comme apprentissage de l'imprévisibilité, réactions conditionnelles (sortes de transistors chimiques). Rien à voir donc avec les théories farfelues du "gène égoïste" se reproduisant par l'intermédiaire de formes animales sans importance puisque, au contraire, c'est la forme qui cherche à répondre à l'imprévisible par l'échange d'informations avec ce milieu capricieux, adaptation et apprentissage (ce qui se transmet, ce sont des stratégies d'adaptation). Ce ne sont pas les mêmes organismes qui survivent selon les durées prises en compte, mais en l'absence de catastrophes trop importantes, le développement est un processus de complexification et d'optimisation de l'énergie (niches écologiques), complexité plus ou moins résistante au stress et aux aléas du milieu. La vie n'est pas tant une lutte pour la survie qu'une adaptation, une co-évolution, une interaction par circulation d'informations.
- L'avenir de l'homme (l'histoire, le projet et la mort)
Le temps physique c'est donc l'imprévisible, qui devient information pour que la vie s'y adapte. La vie comme désir de durer et apprentissage n'est pourtant pas encore l'univers du discours et des projets humains, temps du récit et de l'histoire, présence écartelée entre passée et avenir. On se rend difficilement compte à quel point les mots donnent permanence aux êtres, les identifient même quand on ne les voit pas, structurant l'espace et le temps. "Tout phénomène est discours ou fragment de discours. Dès lors, la pensée ne peut atteindre l'individuel que par le détour de l'universel" (Lévinas). Le temps du sens et de l'histoire s'inscrit désormais sur fond de mémoire et d'éternité.
L'existence reste, ô combien, improbable et le temps constitué d'événements imprévisibles. Heidegger a montré qu'on ne pouvait assimiler le Temps à un quelconque "étant" existant à côté des autres dimensions ou des autres choses, car le Temps c'est l'existence même. L'Être n'est pas autre chose que ce qui apparaît dans le temps, la succession des événements, leur sens chaque fois renouvelé. Le Temps s'identifie donc, comme pour Hegel, à la vérité comme sujet, processus historique de dévoilement, de déploiement des possibilités de l'Être. Bergson identifie de son côté le sujet avec le sentiment de la durée et de l'attente mais le temps humain est d'abord celui des projets, tourné vers l'avenir, ouverture aux possibles et conscience de notre mort. Malgré le poids du passé, le temps est toujours désir, intentionnalité, ce qui est devant nous, la vie qu'il nous reste à vivre, l'être qui manque. Le temps des hommes est le temps de l'action et du sens, d'un désir de reconnaissance qui est d'un tout autre ordre que la finalité reproductive. C'est enfin l'imprévisibilité de l'avenir qui donne toute son importance à l'individuation (au stress et à la réponse individuelle) et fait de chacun le veilleur de l'humanité. La dignité de l'homme, comme disait déjà Aristote, c'est d'être "le principe des futurs".
Dire que l'Absolu est non seulement Substance, mais encore Sujet, c'est dire que la Totalité implique la Négativité, en plus de l'Identité. C'est dire aussi que l'être se réalise non pas seulement en tant que Nature, mais encore en tant qu'Homme. Et c'est dire enfin que l'Homme, qui ne diffère essentiellement de la Nature que dans la mesure où il est Raison (Logos) ou Discours cohérent doué d'un sens qui révèle l'être, est lui-même non pas être-donné, mais Action créatrice (= négatrice du donné). L'Homme n'est mouvement dialectique ou historique (= libre) révélant l'être par le Discours que parce qu'il vit en fonction de l'avenir, qui se présente à lui sous la forme d'un projet ou d'un "but" (Zweck) à réaliser par l'action négatrice du donné, et parce qu'il n'est lui-même réel en tant qu'Homme que dans la mesure où il se crée par cette action comme une oeuvre (Werk). Kojève. Introduction... p 533
Il y a bien sûr pour nous toutes sortes de temporalités, différents temps logiques, différents temps sociaux. On croit toujours que tout continuera comme avant (bonheur ou dépression) mais cette illusion, ce "mauvais infini" comme l'appelle Hegel, recouvre la réalité d'un temps cyclique ou dialectique fait d'oppositions et de retournements, de ruptures et d'émergences soudaines, de victoires et de défaites. Dans ce qu'il a de réel, le temps est toujours celui de la surprise, de la négativité et du transitoire.
Dans la conception positive des choses existantes, la dialectique inclut du même coup l'intelligence de leur négation fatale, de leur destruction nécessaire, parce que, saisissant le mouvement même dont toute forme faite n'est qu'une configuration transitoire, rien ne saurait lui en imposer ; parce qu'elle est essentiellement critique et révolutionnaire. Marx I, 559On ne peut abandonner pourtant toute continuité temporelle, absorbés par un présent inconsistant. Pour donner sens à notre existence, nous devons nous inscrire dans une histoire humaine qui nous dépasse. Les temps sociaux, ponctués de rites et de fêtes, unifient les différentes temporalités sous une apparence de répétition immuable et d'un temps objectif, au nom d'un grand récit idéologique ou religieux qui nous rassemble et nous constitue en collectivité, dans la succession des générations.
Jusqu'à l'ère moderne, les heures restaient malgré tout très variables selon qu'il faisait jour ou nuit, selon qu'on était en été ou en hiver... L'horloge mécanique introduit ici une standardisation qui a eu des conséquences considérables puisqu'en permettant de mesurer la productivité horaire elle a fait du temps la mesure de la valeur d'échange (à la place de la peine ou du sacrifice). C'est l'origine du machinisme et du salariat, c'est-à-dire du capitalisme. Ce n'est pas dire que l'invention de l'horloge mécanique soit le facteur déterminant puisque Archimède en avait déjà construite une et que les chinois n'y ont vu qu'un jouet amusant. La technique n'est qu'un levier de transformation sociale qui doit rencontrer des forces locales pour tirer parti de sa puissance supplémentaire.
L'informatisation et l'automation ont profondément transformé un travail de plus en plus qualifié, immatériel, créatif, relationnel qui ne peut plus se mesurer par sa durée, la productivité à court terme faisant place à une productivité globale et statistique, signifiant la fin du productivisme salarial et capitaliste. Cette contradiction des nouvelles forces productives immatérielles et des anciens rapports de production du salariat se traduit en souffrances dans la vie de chacun et par l'extension d'une précarité qui nous prive d'avenir.
Si les temps anciens étaient dominés par le passé, l'héritage, la répétition de l'origine, les rites sacrés, les temps modernes ont été ainsi dominés par le présent, la productivité à court terme et la nouveauté. Désormais il se pourrait que l'économie cognitive ne pouvant plus se mesurer à court terme, nous ouvre à la construction de l'avenir, la formation, l'investissement dans le développement humain, l'écologie et le souci des générations futures. Nous savons désormais, devant les catastrophes annoncées, que la course aveugle du productivisme n'est pas durable en plus d'être inadaptée à une économie cognitive. Pour retrouver un projet d'avenir il nous faudra redonner force collective à notre désir de durer, un désir d'humanité au-delà du temps présent.
- Gagner du temps ou le perdre
Le temps nous fuit, hélas, que nous ne pouvons jamais saisir et plus nous gagnons du temps, plus il nous manque. Vient-il d'ailleurs à être vraiment libre que c'est souvent pire encore dans l'ennui vide de la retraite ou du chômage. Car si le manque de temps vient à manquer, ce temps de longue attente nous presse encore de toute son impatience. C'est la fonction du temps de nous pousser à l'action, et il n'y a aucune façon d'en réduire l'urgence même si on rêve souvent d'en suspendre la course.Gagner du temps c'est pourtant bien ce qu'on n'arrête pas de faire, dans le capitalisme salarial, mais aussi dans notre vie intime. Gagner du temps permettra-t-il à la femme de retrouver son mari, comme on peut toujours en rêver, ou bien, plutôt, le temps gagné augmentera-t-il celui consacré au ménage par exemple (comme le montre "La place des chaussettes", plus il y a de machines domestiques, plus le niveau exigé socialement s'élève). Le temps libéré n'est jamais libre, il permet tout au plus de prolonger d'autres activités que le travail salarié, mais le plus souvent ce "temps libre" couvre surtout le temps productif non-rémunéré (externalités positives).
Pris sous l'angle de la consommation comme reproduction, le temps libre n'est pas si libre que cela, intégré à la production jusque dans sa jouissance hiérarchique (le sursalaire). Sous l'angle du travail contemporain, mobilisant toutes nos capacités relationnelles, il n'y a pas de temps libre non plus, jouissance individuelle qui pourrait être soustraite à la valorisation sociale, dans ce que Toni Négri appelle la société-usine. Il n'y a qu'un temps hors salariat, de production de soi.
En fait cette mesure du "temps libre" ne fait que reproduire la mesure du "temps de travail" et la séparation qui n'est plus tenable du travail (salarié) et de la vie (privée), comme la "valeur d'usage" n'est souvent que l'autre face de la "valeur d'échange" avec son prétendu calcul d'utilité et de gain de temps. Dans la vie, nos valeurs ne se mesurent pas et ne se réduisent pas à l'utilitarisme ; le temps non plus ne se réduit pas à sa mesure, temps d'attente ou de souffrance. Un instant de bonheur peut avoir un goût d'éternité et une longue aventure passer comme un éclair. La question qui se pose est celle de savoir à quoi nous devons consacrer le temps qu'il nous reste plutôt qu'un repli illusoire sur "la vie quotidienne" et "la vie privée" ou bien perdre son temps à vouloir le gagner. Nous ne pouvons changer notre passé et nous n'avons pas choisi notre situation présente avec ses injustices et ses souffrances, seul l'avenir nous appartient, temps du désir et des promesses.
Si le temps de travail est la mesure de la richesse, c'est que la richesse est fondée sur la pauvreté, et que le temps libre résulte de la base contradictoire du surtravail; en d'autres termes cela suppose que tout le temps de l'ouvrier soit posé comme du temps de travail et que lui-même soit ravalé au rang de simple travailleur et subordonné au travail. C'est pourquoi la machinerie la plus développée contraint aujourd'hui l'ouvrier à travailler plus longtemps que ne le faisaient le sauvage ou lui-même, lorsqu'il disposait d'outils plus rudimentaires et primitifs.K.Marx, Grundisse II, p. 225-226/595-596.