Peter Lynds

Le temps ne s'arrête pas (Peter Lynds)


 
 


Un tout jeune professeur de 27 ans, originaire de Wellington (Nouvelle Zélande) a écrit en 2001 une mise au point intéressante sur le temps qui a été acceptée par des publications scientifiques en juin 2003 et fait l'objet de discussions parmi les physiciens depuis le mois d'août (voir article du Guardian). Sans crier au génie ou le comparer à Einstein comme on l'a fait, il semble bien que ce petit texte sur le temps fera date. Ce n'est pas que les thèses qu'il défend soient très nouvelles puisqu'on les retrouve en grande partie chez Aristote, Hegel et Bergson, mais la nouveauté est d'en tirer les conséquences physiques, principalement en démontrant qu'il ne peut y avoir de mesure exacte du temps, ni, donc, de tous les phénomènes temporels. Cette conclusion ne fait que renforcer le deuil d'un description complète des phénomènes, tel deuil qui s'est imposé déjà de la physique quantique aux théories du Chaos. La contrepartie c'est la résolution des impasses rencontrées lorsqu'on suppose, comme dans les paradoxes de Zénon d'Elée, une divisibilité infinie des mesures. La réfutation d'un temps ponctuel rejoint l'abandon récent de la notion de point ou de singularité au profit du concept de corde dont la longueur ne peut être inférieure à la longueur de Planck.

Peter Lynds remarque simplement, comme Aristote, que le temps est succession et mouvement mais pas une succession d'instants ponctuels. On ne peut arrêter le temps imaginairement sans annuler les dynamiques en cours, les trajectoires (de même qu'en passant à la limite, une tangente annule la courbure). C'est la principale objection de Peter Lynds aux représentations habituelles des physiciens. Arrêter le temps pour mesurer une position à un instant précis c'est annuler le mouvement, c'est une abstraction. Un corps en mouvement n'occupe pas une position qu'il traverse plutôt. Il n'y a donc pas d'exactitude possible de mesures d'un système dynamique, et tout est toujours en mouvement d'une façon ou d'une autre. C'est un principe d'incertitude différent mais du même ordre que le principe d'incertitude quantique. L'exactitude refusée est celle du point sans dimension, ce que la Physique a déjà connu avec les quanta et surtout en remplaçant les particules ponctuelles par des cordes ayant au moins 2 dimensions.

Le temps ne s'arrête jamais, tout simplement parce que le temps, cela n'existe pas. Là c'est plutôt Hegel qu'on retrouve ("Or, ce n'est pas dans le temps que tout naît et périt, mais le temps lui-même est ce devenir, ce naître et ce périr", Hegel, Enc. §258). Le temps n'est pas ce qui permet le mouvement, c'est le mouvement lui-même, et le mouvement est un processus dynamique contradictoire, contenant sa propre négation, c'est la pure négativité qui unit ce qui était éloigné et divise ce qui était uni. Peter Lynds en tire la conclusion que si le temps n'existe pas, car il n'est que succession de mouvements, toute idée de voyage dans le temps devient absurde (comme on le sait tous malgré quelques divagations savantes). L'idée d'un temps imaginaire tel qu'il a été proposé est aussi absurde. L'ordre des causes est toujours le même, le temps a donc toujours la même direction. On doit même ajouter que cela plaide pour l'interprétation de l'anti-matière comme image inversée de la matière, sinon l'inversion du temps n'y aurait aucun sens non plus.

La réfutation d'un temps ponctuel, ou d'un temps spatial, jusqu'à réfuter l'existence même du temps comme dimension autonome se révèle nécessaire pour maintenir la continuité des choses et des mouvements. On peut dire que Bergson était parti de cette réfutation d'un temps spatialisé (ce qui est "attribuer au temps une rapidité infinie", se donner l'avenir en même temps que le passé), des "Données immédiates de la conscience" à "Durée et simultanéité" et surtout "La pensée et le mouvant" où l'on retrouve la plupart des arguments de Peter Lynds :

L'instant est ce qui terminerait une durée si elle s'arrêtait. Mais elle ne s'arrête pas. Le temps réel ne saurait donc fournir l'isntant. ; celui-ci est issu du point mathématique, c'est-à-dire de l'espace.
Bergson, Durée et simultanéité

Nous savions bien, depuis nos années de collège, que la durée se mesure par la trajectoire d'un mobile et que le temps mathématique est une ligne...La ligne qu'on mesure est immobile, le temps est mobilité. La ligne est du tout fait, le temps est ce qui se fait, et même ce qui fait que tout se fait. Jamais la mesure du temps ne porte sur la durée en tant que durée; on compte seulement un certain nombre d'extrêmités d'intervalles ou de moments, cest-à-dire, en somme, des arrêts virtuels du temps.


Notre action ne s'exerce commodément que sur des points fixes; c'est la fixité que notre intelligence recherche; elle se demande où le mobile est, où le mobile sera, où le mobile passe.

Mais les moments du temps et les positions du mobile ne sont que des instantanés pris par notre entendement sur la continuité du mouvement et de la durée.

Comment pourtant ne pas voir que l'essence de la durée est de couler, et que du stable accolé à du stable ne fera jamais rien qui dure ? Ce qui est réel, ce ne sont pas les états, simples instantanés pris par nous, encore une fois, le long du changement; c'est au contraire le flux, c'est la continuité de transition, c'est le changement lui-même. Ce changement est indivisible, il est même substantiel. Si notre intelligence s'obstine à le juger inconsistant, à lui adjoindre je ne sais quel support, c'est qu'elle l'a remplacé par une série d'états juxtaposés; mais cette multiplicité est artificielle, artificielle aussi l'unité qu'on y rétablit. Il n'y a ici qu'une poussée ininterrompue de changement - d'un changement toujours adhérent à lui-même dans une durée qui s'allonge sans fin."
Bergson, La pensée et le mouvant

Peter Lynds reprend aussi à peu près la même réfutation que Bergson du paradoxe d'Achille qui ne rattrape jamais la tortue et dont le sophisme ne tient pas tant à une divisibilité infinie qu'à la suppression du mouvement lui-même, réduit à l'occupation d'une position immobile. cf : http://www.ac-toulouse.fr/philosophie/forma/oliviebergsonzenon.htm

On le voit, Peter Lynds n'a rien inventé mais on ne demande pas aux physiciens d'inventer, plutôt de découvrir, et la portée de son intervention dépasse la philosophie, où il n'y aurait rien de neuf effectivement, pour s'appliquer à la physique, c'est là que se situe le coup de force. Même si cela n'ouvre pas vraiment de nouvelles perspectives, cela a au moins l'avantage de déblayer le terrain de spéculations hasardeuses et de revenir à "la primauté ontologique du continu" si chère au regretté René Thom, dans le contexte d'une physique qui prétend tout numériser et veut réduire l'univers quantique au discontinu ou à l'information.

Au niveau des insuffisances du texte, il faut objecter que l'affirmation du continu et de l'absence d'instant ponctuel (déjà pour Aristote, l'instant dure tout le temps, le temps n'est pas composé d'instants), ne devrait pas remettre en cause une quantification du temps qui pourrait même servir d'horloge absolue, comme temps minimum d'interaction (temps de Planck), temps qui coule goutte à goutte dans ses transformations au moins, sans préjudice pour la continuité des choses et de leurs mouvements. La vitesse de la lumière comme limite absolue est aussi une limite temporelle. D'ailleurs elle n'apparaît pas sous la forme c/t dans les formules de Maxwell mais bien t/c comme intervalle de temps minimum.

Surtout, souligner avec raison que le temps n'est pas l'espace ne suffit pas à rendre compte de la relativité du temps liée à la non-relativité de la vitesse de la lumière. Il me semble que cela devrait obliger à une définition plus rigoureuse du temps dans l'espace-temps de Minkowski (version géométrisée de la relativité restreinte) où l'on est supposé se déplacer dans le temps à la vitesse de la lumière quand on est au repos et où le temps s'arrête quand on va à la vitesse de la lumière. Ici, le temps n'est plus seulement succession mais c'est une vitesse relative ou vitesse négative, une inertie de la matière, une durée, une résistance, une interaction, qui n'épuise pas la notion de temps mais en représente la partie variable.

Pas de quoi trop s'extasier donc devant ce jeune prodige, mais il faut saluer sa pertinence et sa portée en continuant à en tirer toutes les conséquences. Il semble que la Science se connaît de mieux en mieux comme savoir en intégrant le savoir de ses limites et le caractère abstrait ou subjectif de tout savoir. Il n'y a pas que du savoir positif (vérification), il y a aussi du savoir négatif (réfutation). Cela nous rappelle aussi que la philosophie a souvent été à l'origine du progrès des sciences, au même titre au fonds que les mathématiques fournissant des fonctions logiques aux physiciens. Ainsi, on peut dire que la relativité d'Einstein n'est que l'application des idées d'Ernst Mach, leur mise en formule, mais c'est là l'essentiel d'en tirer les conséquences pratiques. Il ne s'agit pas d'une simple application de ce qui était bien connu car en contrepartie on comprend mieux Aristote ou ce que Hegel disait lorsqu'il disait que le temps n'existe pas ou lorsqu'il parlait de la fin du temps, fin d'un temps quantitatif au profit du qualitatif et d'un processus dynamique. Il faudrait ajouter, pour finir, que si la physique est bien une physique du continu (topologie, énergie, champs, fonctions d'onde), le monde de l'information s'en distingue complètement dès l'apparition de la vie. Le temps de l'information ou le temps biologique est bien un temps discontinu, non linéaire et comportant un temps de réponse. Il y a bien plusieurs temps : "temps physique, durée biologique et projet humain".


Page du Cern publiant le texte de Lynds :
http://cdsweb.cern.ch/search.py?recid=622019
avec le texte (en anglais) de Peter Lynds :
http://doc.cern.ch//archive/electronic/other/ext/ext-2003-042.pdf
Article (en anglais) du Guardian :
http://education.guardian.co.uk/higher/research/story/0,9865,1017994,00.html
Liens trouvés sur le site Automates intelligents.

Site de Peter Lynds :
http://www.peterlynds.net.nz/
Jean Zin 11/09/03
http://jeanzin.fr/ecorevo/sciences/lynds.htm

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