La place des chaussettes
Notes de lecture présentées par Patrick Dieuaide :

* Christian Marazzi, La place des chaussettes. Le tournant Iinguistique de I'économie et ses conséquences politiques. (Édition de l'Éclat, 1998, Paris).

Le petit livre de Christian Marazzi devrait être distribué gratuitement, comme un tract, non pour diffuser la "bonne parole" mais au contraire, pour chercher à la reprendre et la porter sur le terrain de la réflexion critique d'abord, politique ensuite. L'intuition de Christian Marazzi est forte, contemporaine du temps présent "production et communication, dit-il, ne font qu'un ; elles se superposent dans le nouveau mode de production" (p. 17). Intuition radicale et de portée générale, qui enveloppe tout à la fois les rapports entre la sphère économique et la sphère politico-administrative, la sphère domestique et la sphère du travail salarié, la sphère de la vie sociale et celle du "monde vécu".

Pour ainsi dire, avec l'avènement du post-fordisme, les compteurs de l'Histoire sont remis à zéro. D'un seul coup d'un seul, tous les codes, normes, règles, institutions qui, autrefois, régissaient, guidaient, structuraient (de façon unilatérale le plus souvent) les rapports des individus entre eux, leurs comportements, leurs identités même... sont mis en question. Pour Christian Marazzi, l'entrée des Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication inaugure une révolution sociale sans précédent qui fait du langage ("la base de l'acte de communiquer") l'instrument d'un nouveau Panoptique, l'alpha et l'oméga d'un nouvel ordre disciplinaire fondé sur un principe redoutable (c'est nous qui le rajoutons), l'auto-organisation. L'auteur le montre très bien : travailler, c'est pour tout un chacun communiquer, produire du relationnel sur la base de "compétences linguistiques" en même temps que s'inscrire dans un agir instrumental soumis à des impératifs de flexibilité et de productivité imposés par le marché. "D'un côté, comme le rappelle Christian Marazzi, on fait appel à ce qui est commun aux hommes, à savoir la faculté de communiquer, alors que de l'autre ce partage de facultés communes et universelles (publiques) porte à hiérarchiser les rapports de travail en termes toujours plus personnels, toujours plus privés, et en ce sens serviles" (p. 56). En son essence, semble dire Christian Marazzi, l'intrusion d'une médiation linguistique dans chaque opération productive soumet le temps de la vie sociale aux normes de rendement imposées par le travail salarié. En cela, l'avènement du post-fordisme (ou du toyotisme) n'est pas autre chose que la création et la prise en charge par les individus eux-mêmes des règles de gestion et de développement des organisations productives, règles qui autrefois étaient assumées par le capital lui-même.

On imagine sans peine la portée de ces bouleversements : gestion en temps réel de l'activité des firmes, économies massives au niveau de l'embauche des personnels (notamment de surveillance et d'encadrement), diminution drastique des faux frais de la circulation (réduction des coûts de transaction, d'acquisition et de traitement de l'information…), l'auto-organisation de la production par la force de travail salariée fait des merveilles en termes d'abaissement des coûts.

Dans le même temps, la violence de l'antagonisme capital/travail des années soixante-soixante-dix est supplantée par des formes de commandement autrement plus efficaces, parce que fonctionnant sous les principes de l'auto-discipline, de l'implication permanente et de la responsabilisation individuelle. Ironie de l'Histoire : le langage devient force productive au moment où l'individu se voit priver du droit à la parole. Conséquence inéluctable : l'automate et le cybernaute se profilent à l'horizon comme les figures du genre humain de demain.

Mais Christian Marazzi va plus loin encore que ce simple constat dans la mesure où à ses yeux, le langage est peut être aussi et avant tout "une technologie politique", une puissance rationalisante qui, à l'échelle de la société, enlève aux institutions toute légitimité ainsi qu'une bonne partie de leur pouvoir de coercition. La démocratie représentative se voit ainsi vider de toute substance pour devenir une "démocratie totalitaire", une "démocratie sans droit". S'emparant du langage, la rationalité capitaliste (le Logos occidental dirait H. Lefebvre) porte à son point extrême la toute puissance de l'Homo oeconomicus : le Politique se dissout dans le Social, le Social dans l'Économique et l'Économique ne renverrait qu'à lui-même comme principe de structuration de la Société. Dès lors, le droit à la parole n'est plus une liberté fondamentale, organique, mais ouvertement, devient le privilège d'une caste, celle des entrepreneurs devenus "homme politique" (p.40), "manipulateur de symboles" (R. Reich). "Prolifération des formes d'auto représentation politiques" (p.41), auto proclamation, "foire des sens" (p.79) sont la conséquence de cette main mise sur les moyens économiques et politiques de production des codes, des images, des symboles. Désormais, la politique se joue dans le champ des représentations selon la règle "du plus offrant". Dans cette société du spectacle, le réel inclut le virtuel, plaçant les individus dans un rapport inversé au monde. L'exemple des "classes moyennes" cité par Christian Marazzi est éclairant : pure construction sociale fondée politiquement sur les images et les clichés qu'on donne d'elle, la classe moyenne se présente comme le reflet fugitif et changeant d'une communauté qui, depuis longtemps déjà, ne recouvre plus aucune réalité.

Faut-il s'étonner dans ces conditions, que les luttes sociales "sortent" des usines pour se porter sur le terrain privé et informel des rapports interindividuels et de la communication? Comme Christian Marazzi le montre à propos du rapport homme/femme dans la vie domestique (cf. la référence à "la juste place des chaussettes"), le travail des femmes (effectué pour le compte de leur mari) ne cesse de se transformer pour revêtir une forte composante relationnelle. Ce travail place la communication et le langage au centre des luttes des femmes pour la préservation et/ou la constitution d'une identité politique. Plus généralement, l'écart ne cesse de se creuser entre le monde des représentations et celui du vécu et de l'agir productif des individus. De toute évidence, pour Christian Marazzi, c'est dans cet écart qu'il faut "travailler" : travailler pour produire des langages, inventer et démultiplier les pratiques politiques alternatives visant à surmonter les résistances locales (cf. l'exemple des centres de distribution contrôlée d'héroïne), à soutenir l'aspiration de fond qui traverse l'ensemble de la société et qui s'exprime dans les désirs singuliers (et réprimés) d'appartenance à une communauté. "Le vrai problème, souligne Marazzi, est celui de savoir créer d'autres lieux en commun capables de combler l'écart entre le désir de communauté et son inconsistance concrète, c'est-à-dire politique" (p. 146).

Nous touchons ici aux limites des thèses développées par Christian Marazzi. Aux lecteur-citoyens avides d'investir politiquement l'espace du Social, la question ne peut pas ne pas se poser : le retour au Politique peut-il être pensé en termes "d'implication de la société civile dans la redéfinition de la démocratie" ?

En effet, comment penser cette implication dès lors que pour s'affirmer et se reconnaître comme une force politique autonome capable de dominer les buts et les moyens du travail, la Société doit par elle-même être capable de produire ses propres représentations ? En d'autres termes, comment concilier cette exigence ultime d'unité et de cohésion sociale avec celle de la préservation des langages multiples et variés par lesquels et aux moyens desquels les individus sont appelés à vivre et travailler ensemble ? En trouvant une "médiation raisonnable" répond Christian Marazzi. Mais que peut vouloir dire être "raisonnable" quand il s'agit de monter "à l'assaut du ciel", d'expérimenter de nouvelles pratiques ? Ici, et comme le fait si joliment Christian Marazzi, il n'est qu'une seule attitude possible, répondre avec le coeur : "Être raisonnable, cela veut dire faire de la "place des chaussettes" la place de l'amitié et de l'amour".
 

Alice, revue de critique du temps
Automne 1998, n°1


 
L'entrée en production de la communication n'a rien de mystérieux ; elle est déterminée par le fait que, confrontée à un marché saturé à cause d'un pouvoir d'achat réduit et, donc, de la capacité limitée de consommation-absorption du marché lui-même, la production doit s'adapter, elle doit se structurer de manière à pouvoir augmenter le rendement (la productivité) sans augmenter excessivement la quantité. Les gains de productivité ne s'effectuant plus avec les "économies d'échelles" qui, dans le fordisme, étaient obtenues en augmentant la quantité des biens produits (réduisant de la sorte le prix unitaire de ceux-ci), mais avec la production de petites quantités de nombreux modèles de produits, avec la réduction à zéro des défauts et la rapidité de réponse aux oscillations du marché.
[Droit au revenu]