La révolution amoureuse (l'amour des commencements)

Le choc amoureux, Francesco Alberoni, Pocket, 1979

Ce qui commence est déjà, et pourtant tout aussi bien il n’est pas encore. Être et non-être sont donc en lui en union immédiate ; ou le commencement est leur unité indifférenciée. L’analyse du commencement donnerait ainsi le concept de l’unité de l’être et du non-être - ou dans une forme plus réfléchie, l'unité de l’identité et de la non-identité. Ce concept pourrait être regardé comme la première, la plus pure définition de l’absolu.
Hegel, Logique I, p46.

"Qu'est-ce que tomber amoureux ? C'est l'état naissant d'un mouvement collectif à deux" (p9). Ainsi commence ce livre célèbre du psycho-sociologue Francesco Alberoni "Innamoramento e amore" qui avait attiré l'attention en 1979 sur les similitudes entre mouvements sociaux et coups de foudre, réfutant ainsi le fait que l'amour serait un repli sur la sphère privée alors que les mouvements sociaux sont si propices à tomber amoureux. En effet, comme les mouvements révolutionnaires, l'amour est une force de transformation de la vie quotidienne, de renouveau, de renaissance, de résurrection qui nous sauve du désespoir et de la solitude. Il est donc bien ridicule que certains partis qui se croient révolutionnaires prétendent exclure l'amour de leurs rangs, sous prétexte de son supposé égoïsme à deux et son caractère incontrôlable. Nous devrions faire au contraire une nouvelle alliance entre l'amour et la révolution, redevenir libres ensemble, briser nos liens et notre isolement en affrontant sérieusement les risques de l'institutionnalisation comme fin de l'histoire d'amour ou du soulèvement populaire pour continuer l'aventure collective, pour continuer à nous aimer et à refaire le monde, pour continuer à aimer la vie.

Dans la grisaille du présent, nous attendons un jour nouveau, une vie nouvelle, un printemps nouveau, une rédemption, un rachat, une revanche, une révolte. 180

De nombreuses expériences, la solidarité, la joie de vivre, le renouveau sont analogues. 10

Toutes ces réactions, Weber les attribue au chef, à ses qualités de chef. En réalité, il commet l'erreur que fait chacun de nous lorsqu'il tombe amoureux : celle d'imputer l'expérience extraordinaire qu'il est en train de vivre aux qualités de l'être aimé [...] C'est dans ces moments, enfin, que surgit un "nous" collectif nouveau, composé uniquement de deux personnes unies par l'amour. 12

Le couple amoureux "se reconnaît" dans le mouvement collectif et tend à se fondre en lui. 171

L'amour est donc plus fréquent à l'aube des grands mouvements, souvent il les précède. [...] Qui alors répand l'idée selon laquelle l'amour serait un mouvement égoïste et fermé ? L'institution politique, idéologique ou religieuse qui prétend exercer un contrôle total sur les individus. 175

Tomber amoureux ne correspond pas au désir d'aimer une personne belle ou intéressante ; mais à celui de reconstruire la société, de voir le monde d'un oeil nouveau. 82

L'éros est une force révolutionnaire même si elle se limite à deux personnes. Et dans la vie, on fait peu de révolutions. 20

L'amour est une révolution : plus l'ordre des choses est complexe, articulé et riche, plus terrible en est le bouleversement, plus difficile, dangereux et risqué le processus. 109

Personne ne tombe amoureux s'il est, même partiellement, satisfait de ce qu'il a et de ce qu'il est. L'amour naît d'une surcharge dépressive qui se caractérise par l'impossibilité de trouver dans l'existence quotidienne quelque chose qui vaille la peine. Le "symptôme" de la prédisposition à l'amour n'est pas le désir conscient de tomber amoureux, ni le désir intense d'enrichir l'existence ; mais le sentiment profond de ne pas exister, de n'avoir aucune valeur et la honte de ne pas en avoir. Le sentiment du néant et la honte de sa propre nullité : tels sont les signes avant-coureurs de l'état amoureux. 79

La surcharge dépressive précède tous les mouvements collectifs tout comme elle précède l'amour naissant [...] La conséquence c'est que le mouvement collectif (l'amour à l'état naissant) frappe toujours à l'improviste. 29

Il est possible de rendre quelqu'un amoureux si, au bon moment, une personne se présente et lui témoigne une profonde compréhension, si elle le conforte dans sa volonté de renouveau, si elle le pousse dans cette direction, si elle l'encourage, si elle se déclare prête à partager le risque du futur en le soutenant, en restant à ses côtés, quoiqu'il arrive et pour toujours. 83

L'état naissant a le pouvoir de réveiller chez les autres les propriétés qui sont les siennes. Quand une personne tombe amoureuse d'une autre, elle provoque toujours chez elle un éveil, une émotion. Celui qui aime tend à entraîner l'aimé dans son amour. 73-74

La personne dont nous tombons amoureux constitue pour nous l'élément grâce auquel nous allons modifier radicalement l'expérience quotidienne. Elle-même, en s'éprenant de nous, devient plus vive, pleine de fantaisie, plus capable de projets ; elle nous fait entrevoir une vie plus riche, plus amusante, plus fascinante, faite d'émotions intenses, de choses merveilleuses, de découvertes continuelles, de risques également. Le quotidien apparaît peu à peu comme un renoncement à tous ces biens. 148

Un amour naissant peut-il se transformer en un amour qui, pendant des années, conserve la fraîcheur de l'amour naissant ? Oui. Cela peut arriver quand les deux partenaires réussissent à mener ensemble une vie active et nouvelle, aventureuse et intéressante, dans laquelle ils découvrent ensemble des intérêts nouveaux, ou bien, lorsqu'ils affrontent ensemble des problèmes extérieurs [...] dans ce cas, ils luttent côte à côte pour un projet commun. 145

L'état naissant est une révolution de la vie quotidienne ; aussi peut-il se déployer lorsqu'il réussit à la bouleverser, c'est-à-dire lorsque la vie peut prendre une autre direction, nouvelle, voulue et intéressante. 146

L'amour est insurrectionnel, subversif, menaçant l'ordre établi, ce pourquoi les institutions font tout pour le contenir mais s'il est bien destructeur d'institutions et de vies, c'est aussi le fondateur de nouvelles institutions (mariage) et l'origine de la vie. Comme les mouvements sociaux, l'amour détruit une ancienne communauté où nous n'avions plus de place pour en créer une nouvelle (il sépare ce qui était uni, unit ce qui était séparé). La passion amoureuse est transgressive, elle se construit contre l'obstacle et la Loi qui exacerbent désir et jouissance. L'énamoration est une libération, une renaissance, le retour de la force vitale, des projets et de l'espérance. C'est un moment exceptionnel et, comme tel, il ne peut durer sans s'institutionnaliser et tomber dans l'ordinaire, jusqu'à la prochaine révolution. On a vu que l'amour naissant annonce parfois des révolutions imminentes et les mouvements sociaux favorisent la naissance de l'amour. On est donc loin d'une passion inutile et plus près d'une folie sacrée, de la part d'irrationnel au fondement de toute rationalité ou bien, au contraire, de la ruse de la raison. En tout cas, si l'amour est un phénomène du même ordre que les mouvements sociaux, non seulement il ne se confond pas avec la sexualité mais il est complètement désexualisé, chacun des deux sexes pouvant y occuper la place de l'amant ou de l'aimé (dans un autre ouvrage consacré à l'érotisme, l'auteur insistera sur les différences entre hommes et femmes dans leur abord de la sexualité où les différences sexuelles sont bien là constitutives, naturelles et culturelles).

Tomber amoureux n'est ni un phénomène quotidien, ni une sublimation de la sexualité, ni un caprice de l'imagination. 9

On réduit l'état amoureux à la sexualité, parce que la sexualité n'a pas un objet unique, exclusif ; elle n'est donc pas très redoutable. Lorsqu'il devient évident que la relation est intense, la culture décrète que l'amoureux voit dans l'autre un absolu de perfection, sans défaut, sans incertitude, et lui attribue ainsi les propriétés du délire. 95

Puisque l'état naissant est la vérité de l'institution - l'amour à l'état naissant est la vérité de l'amour - il découvre l'institution privée de vérité, pur pouvoir. Et puisque l'institution ne peut voir dans l'état naissant sa propre vérité - précaire, fugace, pur devenir - elle juge l'état naissant comme irrationnel, fou, scandaleux. 99

Tomber amoureux est un acte de libération. Et la liberté n'est pas seulement vécue comme le fait de se libérer de ses liens, mais comme le droit de ne pas dépendre des conséquences nées de décisions passées, qu'elles soient les nôtres ou celles d'autrui. 96

C'est un effet de renouveau. L'amour naissant (celui de la passion ou des autres mouvements collectifs) possède la propriété extraordinaire de reconstruire le passé. 32

Sa nature réside justement dans le fait de n'être ni un désir, ni un caprice personnel, mais un mouvement porteur d'un projet et créateur d'institutions. Tous les mouvements collectifs séparent ce qui était uni et unissent ce qui était séparé. 23

Il n'existe pas de mouvement collectif qui ne parte d'une différence, il n'existe pas de passion amoureuse sans la transgression d'un interdit. 25

La raison en est peut-être celle-ci : s'il n'y a pas d'obstacle, il n'y a pas non plus de mouvement, personne ne peut donc tomber amoureux. 26

Selon l'optique de l'institution, l'état naissant est, par définition, l'inattendu. Puisque sa logique est différente de celle de la vie quotidienne, il représente l'incompréhensible. Puisqu'il attaque les institutions au nom de leurs valeurs mêmes et les accuse d'hypocrisie, il incarne le fanatisme. Puisqu'il reconstruit le passé et déclare rompu les liens et les pactes, il est monstrueux. Face à un état naissant, même le plus insignifiant, l'institution est ébranlée dans ses certitudes. En reproduisant l'événement qui a donné naissance à l'institution elle-même, en mettant à nu les forces qui l'alimentent, l'état naissant crée une situation pleine de risques mortels. 93

L'état naissant, en effet, a tendance à devenir institution et l'institution réside fondamentalement dans cette définition : dire, soutenir que l'état naissant est tout entier symboliquement réalisé et, en même temps, qu'il est pratiquement tout entier à réaliser. 151

L'amour surgit donc autour d'une institution, autour d'un pacte. Et le pacte surgit autour d'une limite, de la nécessité de reconnaître que tout n'est pas possible, que l'impossible existe. 108

Peut-on par un acte de volonté, cesser d'être amoureux ? Non. peut-on, par un acte de volonté éviter de tomber amoureux ? Oui [...] Il existe un savoir destiné à éviter de tomber amoureux. Toutes les institutions détiennent ce savoir, car toutes les institutions cherchent à empêcher l'individu de tomber amoureux [car elles] sont toujours centrées sur une entité qu'elles estiment plus importante que n'importe quel individu. Que ce soit le parti, le mouvement, la classe, la patrie, l'église ou Dieu, cette entité - par définition - est supérieure à n'importe quel homme ou à n'importe quelle femme réels. 178

L'expérience subjective de l'énamoration (ou de l'action historique) est celle du caractère irremplaçable de l'objet de notre désir comme de notre propre singularité, expérience de la certitude et de la plénitude de l'être, nostalgie d'une béatitude qui nous exile de l'être et rend bien fade l'existence ordinaire d'une vie absente avec ses petits calculs utilitaires. Bien que l'amour apparaisse à l'évidence comme une dépendance, une perte d'autonomie, c'est bien plus encore une libération, une individuation, une singularisation de l'existence, du moins au début...
L'autre, l'être aimé, devient celui qui ne peut être que lui, l'absolument unique [...] l'être aimé porte en lui quelque chose d'incomparable, quelque chose dont nous avons toujours ressenti le manque et qui s'est révélé à travers lui et que, sans lui, nous ne pourrions jamais plus retrouver. 19

Nous voulons être vus comme uniques, extraordinaires, indispensables, par un être qui est lui aussi unique, extraordinaire et indispensable. Voilà pourquoi l'amour naissant est, et ne peut être, que monogame. 43

Sentir que l'autre nous apprécie nous permet de nous apprécier nous-mêmes, de valoriser notre moi. C'est le mouvement de l'individuation. 44

Autres dimensions de l'état naissant : la vérité et l'authenticité. [...] Pour racheter son passé, il doit dire la vérité ; seule "la vérité rend libre". C'est pourquoi chacun se rachète en avouant à l'autre toute la vérité, en se montrant dans son discours sur lui-même complètement transparent à ses yeux et aux yeux de l'autre. 66

Ce que l'on trouve dans l'amour naissant et que l'on ne trouve pas dans la vie quotidienne, c'est la certitude que la vérité est accessible et que chaque problème a une solution, même si on ne l'a pas encore trouvée. 87

La nature même de l'amour naissant implique que l'on se fie à l'autre, que l'on se remette à lui, que l'on s'abandonne. Les amants ne sont pas jaloux. 42

Il n'y a aucune comptabilité entre ce que l'on donne et ce que l'on reçoit. 64

L'amour est l'établissement d'une nouvelle communauté, d'une nouvelle et heureuse vie en commun où, par la grâce de l'innocence de son projet, tous devraient se reconnaître. 36

Son passé a acquis une autre signification à la lumière de son nouvel amour. L'être aimé peut garder de la tendresse pour son mari ou pour sa femme, justement parce qu'il est amoureux. La joie de ce nouvel amour le rend aimable, tendre, bon. En général, c'est l'autre qui n'accepte pas cet état de choses, qui n'y croit pas, qui désire l'être aimé tout entier pour lui et les amoureux en viennent souvent à briser plus de choses que chacun d'entre eux ne l'aurait voulu. 34

Dans l'état naissant, l'exigence du choix revêt les caractéristiques du dilemme. C'est comme si l'on demandait à une mère, à qui on a enlevé deux enfants, de choisir lequel d'entre eux devra être tué. Il n'y a pas de solution. L'état naissant est toujours confronté au dilemme, tous les mouvements collectifs sont confrontés au dilemme. 37

La perte de l'ancien partenaire coïncide avec la perte de tout ce que l'on est, la perte de ses propres valeurs, de l'image de soi-même, de sa propre estime. Celui qui est amoureux ne se rend pas compte de la terrible offense qu'il commet et qui ne peut lui être pardonnée. Aussi rencontre-t-il le refus, le désespoir, le cri, là où il attendait la compréhension. 35

Puisque existe un obstacle, puisque l'autre est différent, puisque la réponse n'est jamais absolument certaine ni, du moins, exactement proportionnelle à la demande, les faits, les choses, les combinaisons les plus fortuites se transforment en signes à interpréter, en invitations, en refus, en présages. 45

Ce faisceau de manières de penser et de sentir que nous venons de décrire (instant-éternité, bonheur, buts absolus, autolimitation des besoins, égalité, communisme, authenticité et vérité, réalité et contingence, etc.) représente les propriétés structurelles, permanentes de l'état naissant. 69

L'exception ne peut devenir la règle. Vient le moment de l'institutionnalisation et de la fin des illusions, des ruptures et des séparations, le passage de l'amour à la haine ou bien l'indifférence ; le retour à nos petites affaires trop quotidiennes, aux luttes de pouvoir, aux rapports de domination, à la culpabilité et aux devoirs.

Le passage de l'amour naissant à l'amour implique que chacun obtienne la preuve de pouvoir être aimé malgré sa déshumanisation. La preuve (de réciprocité) entraîne une lutte dans laquelle chacun demande à l'autre de se rendre sans conditions, de perdre son humanité concrète, la seule qu'il connaisse. C'est un combat entre gens qui s'aiment mais c'est également un combat à mort. Celui qui subit l'épreuve lui oppose une résistance désespérée. Et celui qui impose l'épreuve l'impose véritablement et décide dans son coeur que si l'autre n'en sort pas victorieux, il ne l'aimera plus. Chacun veut être aimé bien qu'il semble un monstre et qu'il dise non, chacun veut être aimé bien qu'il inflige des épreuves monstrueuses comme condition de son oui. Mais l'épreuve est toujours réciproque. 107

Lorsqu'on tombe amoureux l'autre apparaît toujours plein d'une vie débordante. Il est en effet l'incarnation de la vie dans l'instant de sa création, dans son élan, la voie vers ce que l'on n'a jamais été et que l'on désire être. L'aimé est donc toujours une force vitale libre, imprévisible, polymorphe. Il est comme un superbe animal sauvage, extraordinairement beau et extraordinairement vivant. Un animal dont la nature n'est pas d'être docile mais rebelle, n'est pas d'être faible, mais fort. La "grâce" est le miracle qu'un telle créature devienne douce à notre égard et qu'elle nous aime. 130

Peu à peu, il devient domestique, disponible, toujours prêt, toujours reconnaissant. Ce faisant la superbe bête sauvage se transforme en un animal domestique, la fleur tropicale, arrachée à son milieu, s'étiole dans le petit vase posé sur la fenêtre. 131

Le projet est toujours un projet de transformation de la vie quotidienne, et renoncer à cette transformation est considéré, pour la plupart, comme un échec. 142

Plus l'amour naissant s'entête à tout réaliser dans le concret, dans le pragmatique, dans les faits, plus il est condamné à s'éteindre. 141

Peu à peu, pour ne plus désirer la personne qu'il a aimée, il devra trouver en lui-même des raisons de se libérer de cet amour, il devra chercher à reconstruire ce qu'il a vécu, investissant de haine tout ce qui a été. Par la haine il tentera de détruire le passé. 117

Le seul mouvement vrai, profond qu'il éprouve, marqué du sceau douloureux de l'authenticité, est la nostalgie, la nostalgie d'une réalité perdue. Et pour se défendre de la nostalgie, il est contraint de se battre avec le passé, d'alimenter en lui le ressentiment et la haine. 118

Celui qui est amoureux est immédiatement porté à se reconnaître dans une autre personne amoureuse, même si celle-ci le quitte pour un autre. Il comprend profondément l'amour de l'autre et, quelle que soit la douleur qu'il puisse éprouver, il le respecte. L'amour qu'il éprouve l'amène à comprendre l'autre, à lui témoigner de la sympathie, à vouloir son bonheur. [...] Il pense alors au suicide pour libérer lui-même et l'aimé d'un poids intolérable. 118

Il souhaite le bonheur de l'être dont il est amoureux et il s'écarte pour le lui laisser. 119

Après l'amour, si la haine n'a pas réussi à tout effacer, il reste au moins le souvenir qui marque la mémoire, et pour toujours, d'un moment d'éternité qui peut revenir à tout instant, moment qu'on revit en rêve avec ravissement à chaque fois. Mais on oublie tellement, et le plus souvent on perd de vue nos amours passés, coupés de notre histoire. Parfois reste une amitié sincère mais trop souvent un lien de dépendance plus ou moins malsain entre l'un qui aime encore et l'autre qui n'aime plus. La communauté perdue, chacun redevient étrangement étranger l'un à l'autre, d'avoir pourtant été si proches jusqu'à mélanger leurs chairs, jusqu'à donner sa vie, jusqu'à donner la vie. Ah, qu'il revienne ce temps de l'amour ! Qu'il vienne, qu'il vienne le temps où l'on s'éprenne !

Quelle que soit la personne avec laquelle il a des rapports, il continue d'imaginer qu'il fait l'amour avec l'être aimé et il en retire une expérience qu'il revivra fantasmatiquement avec celui dont il est amoureux. On arrive donc à ce paradoxe : on peut faire l'amour avec quelqu'un que l'on n'aime pas sans jamais le faire réellement avec lui, et ne jamais faire l'amour avec la personne que l'on aime et cependant ne le faire qu'avec elle. 143

Elle n'aime plus, car elle n'a plus confiance, mais il lui est agréable de se sentir aimée et surtout, il lui est agréable de sentir qu'elle exerce un pouvoir sur celui qui l'aime. Un immense pouvoir grâce auquel elle oblige l'autre à l'accepter telle qu'elle est, un pouvoir grâce auquel en humiliant l'autre elle se libère de son passé, se prépare à voir d'autres choses, à chercher d'autres choses, un nouvel amour peut-être. L'amour de l'autre, amour sincère, profond et de plus en plus désespéré, lui sert à renforcer ses propres décisions jusqu'au moment où elle n'aura plus besoin de l'autre. 127

Au niveau politique, on verra l'équivalent dans le premier cas fantasmatique avec les mouvements nostalgiques qui rejouent le grand soir dans des agitations dérisoires, dans le deuxième cas oppressif on peut penser à la confiscation par des politiciens démagogues des idéaux révolutionnaires à des fins d'asservissement, de "terreur intellectuelle" voire de culte de la personnalité. On sait que la révolution débouche sur le bonapartisme. L'enjeu d'une révolution est de penser la société post-révolutionnaire sans retomber dans l'isolement d'une communauté dépressive.

Pour qu'une nouvelle révolution soit possible, il faut sans doute que la nostalgie de la précédente ait épuisée sa puissance de fascination, qu'il n'y ait plus de pouvoir légitime, idéologique ou politique (on s'en approche). Nous n'avons plus rien à perdre qu'une si longue solitude, nous pouvons nous aimer à nouveau, nous reconnaître, nous manifester en explosions sociales, retrouver la joie d'être ensemble après toutes ces années d'hiver.
Jean Zin 29/03/04
http://jeanzin.fr/ecorevo/psy/alberoni.htm

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