Le cas Heidegger

Temps de lecture : 28 minutes

1. La connerie des philosophes
2. Psychanalyse
3. Sociologie
4. Histoire de la philosophie
5. Phénoménologie de l'existence
6. Différence ontologique
7. Confusions idéologiques

1. La connerie des philosophes

Jacques Rancière étant très attaché à l'égalité des intelligences - postulat dogmatique bien difficile à défendre - critique pour cela l'élitisme de Debord et des intellectuels ou philosophes qui prétendent désaliéner un peuple supposé sans aucun recul sur le Spectacle qui l'hypnotise et le système qui l'exploite. De fait, la conscience de la domination et de la propagande est sans doute plus répandue qu'on ne croit, mais cela n'arrange pas forcément les choses comme le manifestent les théories du complot qui en résultent. Il n'est vraiment pas possible de nier la connerie générale et ce n'est pas l'intelligence collective qu'on peut opposer à Debord mais, tout au contraire, sa propre connerie ou celle des philosophes, connerie qui n'épargne personne, y compris ses plus réputés critiques.

La connerie philosophique consiste presque toujours à vouloir sauver le sens et les croyances fondamentales qui le soutiennent (comme l'existence de Dieu, l'immortalité de l'âme, le libre-arbitre, l'espérance d'un paradis céleste ou terrestre, etc), tout-à-fait dans la continuité des religions, y compris pour les athées endurcis. L'étonnant, c'est qu'il y a indéniablement malgré tout production de vérités par le discours philosophique même si ces vérités ne visent finalement qu'à nous faire prendre des vessies pour des lanternes. Pour les philosophes en quête de consolations, la vérité ne serait ainsi qu'un moment du faux. Cela n'empêche pas de recueillir ensuite les résultats produits, comme Aristote l'aura fait dans l'Académie de Platon tout en rejetant sa fumeuse théorie des idées et, même, de l'immortalité de l'âme - ce qui n'empêchait pas Aristote de prendre les astres pour des dieux !

La connerie générale est normalement limitée par la pratique et les nécessités vitales, bon sens prosaïque cohabitant avec les religions et croyances les plus folles, mais ces limites ne s'appliquent guère aux spéculations philosophiques qui restent dans le discours. Il est plus difficile d'y procéder au partage entre raisons et pures conneries, ce qu'on va tenter quand même, au risque d'en rajouter dans la connerie (profitant de mon récent retrait) et juste à titre d'exercice. En tout cas, au lieu d'être dans une fascination paralysante, à la recherche de la vraie vérité qu'elles sont supposées avoir atteinte par leur système, partir de leur connerie change radicalement le point de vue sur les philosophies qui ne sont plus à prendre ou à laisser mais à considérer comme des approches partielles et partiales avec leurs apports et leurs errances, formulations datées qui font preuve souvent d'un excès de logique, sorte d'argument d'autorité visant à bloquer toute critique. "II faudrait recenser systématiquement toute la symbolique par laquelle le discours philosophique annonce sa hauteur de discours dominant" (Bourdieu). La question à poser n'est donc plus tant de sa vérité supposée que de son pouvoir de séduction ou d'intimidation, satisfaisant de profonds désirs.

Une des caractéristiques les plus remarquables de la philosophie, c'est en effet de nous donner une très haute idée de notre esprit, malgré tant de délires et contradictions, tout au contraire de la compagnie des sciences qui ne cesse de défier nos représentations et décevoir nos attentes. Alors que les philosophes prétendent fonder les sciences, ce sont pourtant les sciences qui découvrent leurs erreurs, et les sciences humaines, psychanalytiques et sociologiques, qui vont débusquer les raisons de leur philosophie et de leur propre connerie qui n'est pas seulement personnelle. Le succès public implique en effet une pertinence sociologique, le philosophe n'étant ici qu'un porte-parole du moment historique, tout cela n'empêchant pas, répétons-le, la mise au jour de fortes vérités, sans quoi on ne pourrait parler de philosophie.

Le cas Heidegger est emblématique de la séparation qu'on est obligé de faire entre son idéologie insoutenable et l'oeuvre philosophique qu'on a pu qualifier, non sans raisons, d'introduction du nazisme dans la philosophie - montrant que la connerie nazi n'était pas réservée aux incultes mais touchait les plus grands intellectuels - sans qu'il soit possible pour autant de l'exclure de la philosophie comme le voudraient certains, que ce soit sa phénoménologie de l'existence ou ses critiques de la métaphysique avec son travail d'historien de la philosophie. Voilà qui justifie de s'y intéresser de plus près - et qui exigerait un examen plus minutieux que ce petit article - d'autant plus que sa situation historique de montée irrésistible de la connerie comporte de grandes analogies avec la nôtre, notamment par ses dangereuses obsessions identitaires qui convoquent encore régulièrement la mystique heideggerienne.

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Renverser l’idéalisme de Hegel

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"Toute vraie philosophie est un idéalisme" affirme très justement Hegel, puisqu'elles ne font que manier des idées, mais, en fait, cela veut dire qu'elles sont trompeuses, reprenant les fausses promesses des religions dans la prétention de tout expliquer et nous guérir de la conscience de la mort par quelque formule bien frappée. Même en philosophie, on voudrait nous faire croire à des bobards. Les philosophies qui prétendent donner accès à une béatitude imbécile soustraite à l'extériorité, le Bien suprême à portée de main, rejoignent ainsi par les subterfuges de la raison ce que les Hindous atteignent par des pratiques du corps. L'alternative à cet idéalisme rationalisé n'est pas autre chose que la science et la théorie de l'évolution comme "philosophie" de l'extériorité où les causalités sont extérieures et non pas intérieures.

Pour autant, ce n'est pas une raison suffisante pour rejeter tout ce que ces philosophies idéalistes ont produit. La négation doit porter sur l'idéalisme tout en conservant ce qu'ils ont pu mettre au jour. Le meilleur exemple de ce renversement d'un idéalisme est sans doute celui de Platon avec sa fumeuse théorie des Idées et des âmes ailées supposées immortelles, théories avec lesquelles Aristote prendra très tôt ses distances, ce qui ne l'empêchera pas de recueillir et prolonger tout le travail considérable réalisé par Platon et son Académie sur tous les sujets. Si son biologisme se distinguait radicalement du monde des idées et qu'il ne croyait pas à l'immortalité de l'âme (liée au corps), il faut quand même remarquer que, dans sa Métaphysique, il donne une place éminente à un Dieu cause première qui serait tout occupé, comme le philosophe, à penser sa pensée. Ce qu'on retrouve chez Hegel :

L'Esprit parvient à un contenu qu'il ne trouve pas tout fait devant lui, mais qu'il crée en se faisant lui­ même son objet et son contenu. Le Savoir est sa forme et son mode d'être, mais le contenu est l'élément spirituel lui-même. Ainsi, de par sa nature, l'Esprit demeure toujours dans son propre élément, autrement dit, il est libre. p75

Ainsi tout se ramène à la conscience de soi de l'Esprit. Quand il sait qu'il est libre, c'est tout autre chose que lorsqu'il ne le sait pas. p76

Si l'on dit que l'Esprit est, cela semble d'abord signifier qu'il est quelque chose de tout fait. Mais il est actif. L'activité est son essence. Il est son propre produit, il est son commencement et sa fin. Sa liberté n'est pas une existence immobile, mais une négation constante de tout ce qui conteste la liberté. Se produire, se faire l'objet de soi-même, se connaître soi-même, voilà l'activité de l'Esprit. C'est de cette manière qu'il est pour soi. p76

Alors l'Esprit jouit de lui-même dans cette œuvre qui est son œuvre et dans ce monde qui est son monde. p89

On voit donc bien ce même court-circuit chez Hegel, la grande fresque historique qu'il déploie étant ramenée à la conscience de soi de l'Esprit - ou de Dieu ou de l'humanité. Pour être impressionnante, la grande unification qu'il arrive à construire n'est pas tenable jusqu'au bout et l'ipséité supposée de l'Esprit a tout d'une réflexivité narcissique un peu débile. Il ne faut pas croire que la volonté de garder la figure de Dieu, personnification de l'Esprit universel, soit de pure forme, aussi bien pour Hegel que Spinoza, quand elle assure la clôture du système, sa théodicée garantissant la bonne fin, son ambition religieuse initiale d'une unité supérieure, globalité de l'entièreté de l'Être, supprimant toute extériorité, toute altérité dans un savoir absolu ou connaissance du troisième genre. C'est bien ce qu'un point de vue scientifique ne peut accepter même si pour les sciences aussi tout est rationnel.

Lié à des enjeux plus immédiats, la critique de l'idéalisme des essences doit permettre de remettre en cause ce prétendu esprit du peuple au nom duquel on fait encore la guerre, voulant opposer sa particularité à l'Etat universel en construction. Justement, le petit livre consacré à cet esprit des peuples, "La raison dans l'histoire", rassemble des exposés adressés à un large public et considérés comme offrant un accès plus facile à la philosophie hégélienne. Sauf qu'on est là très loin de la rigueur des ouvrages majeurs de Hegel et qu'il donne l'exemple même d'un discours purement idéologique (un peu comme "L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'État" d'Engels), prenant son aise avec les faits soigneusement choisis pour illustrer sa philosophie, quitte à inverser la chronologie (entre Chrétienté et Islam notamment), colportant sans retenu les préjugés et pires calomnies sur les autres peuples. C'est assez incroyable, véritable caricature d'une dialectique plaquée sur des connaissances parcellaires et qui a un fort pouvoir de conviction sur les ignorants mais révèle surtout ainsi les aspects douteux de cette conception populiste (héritée de Herder et de Fichte). En particulier, comme on le verra, alors que la Logique se terminait, par l'extériorité de notre position dans l'espace et dans le temps, les cours sur la philosophie de l'histoire évacuent d'emblée les causes extérieures dans l'autonomie donnée à l'Esprit et au destin de chaque peuple, idéalisme qu'il faut justement renverser au profit des causes matérielles.

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De l’homme religieux à l’homme de science

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En dépit de l'opinion dominante, il ne semble pas que les religions puissent garder durablement la place qui est encore la leur dans le monde de la techno-science car il y a bien incompatibilité entre sciences et religions, ce qui n'échappe pas aux fanatiques religieux. Malgré toute la bonne volonté des scientifiques ne voulant pas empiéter sur le domaine spirituel, il n'est pas vrai que les sciences n'auraient rien à (re)dire des religions, au contraire, tant de sciences étudient les religions ou les contredisent (anthropologie, philologie, histoire, sociologie, psychologie, neurologie, biologie, physique). Il ne peut y avoir de pacte de non agression, ou il n'y a plus de science. Il ne peut y avoir un partage des savoirs entre foi et raison comme on le prétend un peu légèrement - et le progrès des sciences paraît inexorable.

Ce n'est certes pas d'aujourd'hui qu'on assiste à la tentative de remplacement de l'homme religieux par l'homme de science mais l'entreprise avait lamentablement échoué avec le scientisme utilitariste du XIXè siècle dont Auguste Comte et John Stuart Mill avaient reconnu le caractère invivable, véritable "insurrection de l'esprit contre le coeur" qu'Auguste Comte a cru pouvoir contrer par une religion de l'humanité singeant de façon un peu trop caricaturale la religion catholique. Le marxisme lui-même a pu servir de religion de l'humanité un peu plus convaincante mais, avec son histoire sainte confrontée aux réalités, on s'est aperçu que son matérialisme affiché recouvrait des attitudes religieuses et dogmatiques. En croyant ramener le ciel sur la terre, c'est la politique qu'il ramenait à l'idéologie.

"On est dans le monde suivant la manière dont on le voit" (Hegel, La raison dans l'histoire, p51) et il n'est pas si facile de se débarrasser de tous les attributs de la religion qui structure profondément l'expérience personnelle et la représentation de soi, en dialogue avec un Autre, sous son regard omniprésent (l'oeil d'Horus), ce qui, comme je le notais dans le texte précédent, produit "un type bien particulier de personnalité, très centrée sur soi et son intériorité malgré les apparences, et qui sera d'ailleurs à l'origine de l'existentialisme depuis Kierkegaard, personnalité qui diffère radicalement de la personnalité scientifique à venir", ce qu'on va essayer d'examiner.

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En avant

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Non seulement tout le monde connaît et discute de ce qui est là et arrive, de ce qui se passe comme on dit, mais tout le monde s'emploie aussi à parler de ce qui ne doit intervenir que plus tard, de ce qui n'est pas encore là, et même de ce qu'il faudrait faire pour s'y préparer. Chacun a toujours déjà anticipé ce que les autres ont également anticipé et dont il se mettent en quête. Le bavardage s'irrite même, à la fin, que ce qu'il avait pressenti et réclamait constamment se produise effectivement car cela lui ôte du même coup l'occasion de pouvoir continuer à en rêver. Heidegger 1925, p403

Comme la pandémie et la guerre en témoignent abondamment, l'incertitude la plus grande de l'avenir suscite le besoin irrépressible d'en raconter la suite malgré tout, aussi incompétent soit-on. C'est d'autant moins chose nouvelle que ce mécanisme se révèle au principe même du fonctionnement du cerveau et de l'apprentissage, y compris pour l'Intelligence Artificielle (ou apprentissage automatique) qui progresse en validant ou non ses prévisions (on peut même utiliser pour cela ce qu'on appelle des "generative adversarial networks"). Ce mécanisme fait partie d'un nécessaire feedback qui relève plus généralement de la cybernétique, de la correction d'erreurs comme seul accès au réel (qui reste extérieur) et moteur de la dialectique cognitive. Celle-ci progresse inévitablement par l'erreur, dans l'après-coup du résultat indécidable d'avance, et pour cela même occupant l'imagination des suites possibles du récit, au-delà de nos propres intentionalités. Le plaisir musical témoigne même de son lien à la surprise déjouant nos prédictions, à ce décalage qui est le signe du réel.

Le prendre en compte devrait nous amener à réfuter la conception antérieure du futur, comme dimension temporelle assimilée à l'espace, et d'une humanité trop rapidement identifiée à ses finalités et sa projection dans un avenir présenté comme absolument prévisible et avec un volontarisme revendiquant une maîtrise illusoire (paranoïaque), véritable négation de l'histoire. Notre horizon est bien plus limité, non pas à l'instant présent mais à l'instant suivant et son après-coup, pas à pas, activité de l'esprit comme perception qui n'a pas de repos. Si la mémoire à court terme, mémoire de l'immédiat, est le coeur de la conscience, celle-ci sert à en tirer des prédictions grâce à la mémoire à long terme (réseaux de neurones). L'inquiétude de la suite et la tentative permanente de la deviner ou de redresser la barre sont plus fondamentales que le souci pratique qui nous en divertit, ou même de l'ennui qui nous en prive momentanément. On peut appeler cela notre liberté d'esprit et de toujours pouvoir renier ce qu'on croyait faussement jusque là.

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Les politiques des philosophes

Temps de lecture : 29 minutes

La philosophie apparaît en général comme une sagesse individuelle, Alain la définissant même comme une "doctrine du salut sans Dieu", même si Dieu y était bien présent jusqu'à Hegel et Schelling au moins. La philosophie politique apparaît par contre assez marginale tout au long de l'histoire de la philosophie mais c'est un peu comme la religion qui semble consister dans l'expérience mystique de l'adepte, sa foi, alors qu'elle a une fonction éminemment sociale (d'adhésion à un récit collectif et d'appartenance à un monde commun, celui de sa secte). De même, on va voir comme les différentes philosophies, opposées entre elles, s'avèrent en fait fonder des politiques et des idéologies encore vivaces, qui toutes promettent un salut, collectif cette fois.

Même Descartes, qui ne s'est guère occupé de politique, a pu faire dire à Tocqueville que la Révolution française était le fait de "cartésiens descendus dans la rue", ce qui est bien sûr exagéré, et peu conforme aux faits, mais n'est pas faux pour autant. Ainsi, la table rase du passé et la tentative de reconstruction rationnelle de la société par les révolutionnaires rejoignent bien la reconstruction rationnelle entreprise par Descartes comme par chaque système philosophique, reconstruction qui s'avère à chaque fois fautive. L'affirmation un peu trop optimiste d'un bon sens qui serait la chose la mieux partagée - ce que tout dément pourtant, notamment les sciences - participera beaucoup aussi à la légitimation de la démocratie, dans une conception "cognitive" de la démocratie, au moins très prématurée, et d'une volonté générale ne pouvant se tromper (pas de malin génie qui nous trompe).

En tout cas, pour ma part, c'est effectivement par souci politique surtout que je me suis intéressé à la philosophie, d'abord sous l'égide de Hegel et Marx, dans le sillage de Mai68, mais ayant fini par adopter une "philosophie" écologique de l'extériorité, je suis devenu plutôt antiphilosophe puisque réfutant aussi bien les promesses d'un salut personnel que d'un salut collectif dans une fin de l'histoire idyllique qui escamote l'extériorité du réel et les causalités écologiques. Les philosophies, qui ont fait avancer les connaissances et permis les sciences rationnelles, ne pêchent pas seulement en effet par ce qu'elles ignorent mais par ce qu'elles veulent refouler in fine grâce à quelque formule magique bien trouvée, le vrai n'étant plus qu'un moment du faux.

L'actualité politique illustre cependant qu'il ne suffit pas de simplement rejeter toute la tradition philosophique pour ne se fier qu'aux sciences car l'influence des diverses métaphysiques est bien réelle, elle aussi, motivant les différents mouvements de l'extrême-gauche à l'extrême-droite, les illusions révolutionnaires et démocratiques tout comme les revendications identitaires ou d'un retour à la nature. Ces illusions métaphysiques prennent des formes opposées entre Marx, Heidegger, Deleuze, etc., mais à chaque fois nous promettent la lune, une vie tout autre. Examiner l'histoire de la philosophie sous cet angle politique est en tout cas assez éclairant (rejoignant d'ailleurs des analyses marxistes).

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La fin de la philosophie

Temps de lecture : 20 minutes

  ni sagesse ni savoir absolu ni surhomme
Les éléments d'une philosophie écologique que je viens de rassembler ont toute l'apparence d'une philosophie (écologique, dualiste matière/information) et prolongeant l'histoire de la philosophie (Hegel, Marx, etc). Pourtant, je me suis senti très souvent obligé de préciser qu'on pouvait contester que cette philosophie sans consolation soit encore de la philosophie car ne promettant aucune sagesse et plutôt nouvelle version d'une vision scientifique du monde qui est souci écologique, conformément à l'époque, et qui ne procède pas d'un philosophe particulier ni d'un système a priori mais de résultats scientifiques pouvant toujours être remis en cause par l'expérience, après-coup.

On serait donc bien dans la fin de la philosophie au sens que lui donne Heidegger pour qui "Fin de la philosophie signifie : début de la civilisation mondiale en tant qu'elle prend base dans la pensée de l'occident européen. La fin de la philosophie au sens de sa ramification en sciences" (Questions IV p118). Ce point de vue "positiviste" vide toujours plus la philosophie de substance au profit des diverses sciences, poursuivant la déconstruction des philosophies idéalistes et de leurs illusions, y compris le matérialisme dogmatisé du marxisme prouvant qu'il ne suffit pas de se vouloir scientifique (car sans Dieu) pour l'être et ne pas tomber dans un nouveau dogmatisme idéaliste. C'est la leçon de l'histoire, raison pour laquelle il y a une histoire nous faisant avancer quoiqu'on dise. Tant que nous ferons des erreurs et que nous aurons des illusions sur la réalité, il y aura donc toujours une histoire de la philosophie mais qu'on pourrait considérer malgré tout comme une sortie de la philosophie et de la métaphysique. Nous serions ainsi dans l'histoire, qui n'est pas finie, de la fin de la philosophie absorbée par les sciences, et se réduisant finalement à la morale, à l'éthique comme philosophie première (Lévinas).

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L’insouciante tragédie de l’existence

Temps de lecture : 13 minutes

Il est irresponsable d'inciter les gens à chercher la vérité alors qu'il n'y a que la vérité qui blesse et qu'ils risquent de tomber sur le cadavre dans le placard. Rien de plus naïf que de s'imaginer qu'il suffirait de sortir de l'ignorance pour s'accorder sur ce qu'il faudrait faire et que tout s'arrange soudain. Il n'est pas étonnant que les religions prospèrent partout : c'est qu'à ne plus croire en Dieu, il n'est plus possible de diviniser l'humanité comme ont cru pouvoir le faire aussi bien les communistes ou nos républicains rationalistes que la plupart des philosophes. Que reste-t-il donc si on ne suit plus Hegel dans son épopée de l'Esprit, ni Marx dans son histoire sainte, ni Heidegger dans sa quête de l'Etre ?

Comment une conception écologique, reconnaissant nos déterminations extérieures qui nous font le produit de notre milieu, pourrait-elle garder une haute idée de l'humanité dès lors qu'on ne la croit plus maître de son destin ? Ce que l'accélération technologique rend plus palpable, c'est qu'au lieu d'être sortis de l'évolution, comme on nous l'enseigne, tout au contraire, c'est l'évolution technique qui nous a forgés et que nous continuons de subir de plus belle, loin d'en avoir la maîtrise, jusqu'à la modification de notre génome.

De plus, on est bien obligé de constater qu'en dépit de la haute opinion que nous avons de nous-même, l'Homo sapiens se montre si peu rationnel et si souvent inhumain - même s'il y a tout autant de gestes émouvants d'humanité. Il ne s'agit pas de noircir le tableau, il n'en a pas besoin quand la bêtise régnante s'étale partout, aussi bien sur les réseaux sociaux qu'en politique ou philosophie, nul n'en est à l'abri semble-t-il, mais au plus haut qu'on remonte on ne trouve qu'obscurantisme et l'absurdité des mythes ou de la religion de la tribu, justifiant souvent quelques cruautés au nom de grands mots et de l'ordre du monde. Il n'y a pas à s'en émerveiller.

Difficile, de toutes façons, de prétendre s'extirper par l'esprit de notre part biologique, animale, c'est-à-dire de notre destin de mortels qui ne nous grandit pas non plus dans les mouroirs modernes où l'on attend la mort sans aucun héroïsme. On peut toujours s'être illustré par de hauts faits, croire à la valeur de nos exploits passés et à notre haute moralité, à la fin, cela ne compte plus guère, mort presque toujours minable, aussi loin des clichés de Hegel que de Heidegger.

Nous ne nous réduisons certes pas à notre biologie et appartenons bien au monde de l'esprit, du sens, des idées et du récit de soi, mais revendiquer notre haute culture ne suffira pas à rehausser notre image quand elle ne fait que nous divertir de notre tragique réalité en nous racontant de belles histoires. Le plus trompeur, c'est de se croire toujours, par notre position, à la fin de l'histoire, du monde, de l'humanité pour en être les derniers représentants vivants. Par suite, l'Histoire a beau être pleine de massacres insensés, on fait comme si tout cela était du passé, comme si nous étions devenus maîtres et possesseurs de ce monde hostile par la force de la raison, heureux contemporains d'une fin radieuse, d'un dimanche de la vie où il ne devait se passer plus rien...

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Heidegger et la phénoménologie de l’existence (1925)

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La plupart des cours de Heidegger sont consacrés à l'histoire de la philosophie et la critique de la métaphysique, au nom de la différence ontologique entre l'Etre et l'étant qui le mènera à une forme de mystique. Ce n'est pas du tout le cas de ce cours de l'année 1925, bien qu'il était intitulé "Histoire du temps" car il n'en sera presque pas question. C'est pourquoi les éditeurs ont cru devoir le renommer "Prolégomènes à l'histoire du concept de temps", ce qui n'est guère mieux car, en réalité, il y a une première partie qui est une critique et une refondation de la phénoménologie débouchant sur une deuxième partie consacrée à la phénoménologie de l'existence qui en fait un de ses cours les plus intéressants, contemporain de la rédaction d'Etre et temps (paru en 1927) qui en reprendra l'essentiel. C'est, en effet, une de ses dernières tentatives de pratique de la phénoménologie et qu'il reniera d'ailleurs en partie, donnant trop prise pour lui à une anthropologie philosophique alors que c'est bien ce qui a fait tout le succès d'Etre et temps, inaugurant la période existentialiste dans laquelle il ne se reconnaissait pas du tout.

La position de Heidegger envers la phénoménologie est effectivement très ambivalente. Il avait été admiratif des Recherches logiques et était devenu l'assistant de Husserl qui l'incitera à faire une phénoménologie de la vie religieuse (1918-1921), ce qu'on peut considérer comme le précurseur de sa phénoménologie de l'existence, de la vie, en passant par une phénoménologie de l’intuition et de l’expression (1920) qui ira jusqu'à en faire une "Théorie de la formation des concepts philosophiques". Il passera cependant son temps à décrier la phénoménologie, notamment dans sa (si mal nommée aussi) "Introduction à la recherche phénoménologique" (1923-1924), dénonçant parfois violemment les banalités auxquelles elle aboutissait. C'est donc pour répondre aux insuffisances de la phénoménologie de Husserl qu'il élabore cette philosophie de l'existence, Etre et temps étant dédié à son maître en même temps qu'il l'abandonne. Son projet était effectivement de dépasser le subjectivisme de l'intentionalité et de l'ego transcendantal par l'ouverture du Dasein au monde extérieur et à l'historicité, par la primauté de l'attitude existentielle sur la théorie de la connaissance dominant toute la philosophie. C'est un apport considérable qu'on ne peut ignorer même si on ne peut oublier que cela ne l'a pas empêché de devenir un nazi convaincu et que ses descriptions évacuent la dimension morale et plus généralement le rapport à l'autre (au profit exclusif du "On" et "des autres" anonymes).

Surtout, y revenir permet de montrer qu'on gagne beaucoup à éclairer l'origine mystérieuse, "ontologique", de la temporalité du Dasein, par son ancrage dans le langage narratif (et pas seulement expressif ou communicatif), la prose du monde, le récit qui parle de ce qui n'est pas là et change complètement les perspectives existentielles de notre nature d'animal parlant ou de parlêtres, plutôt animal fabulateur ou mythomane, Homo demens comme Heidegger l'a honteusement illustré.

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Introduction à une philosophie écologique

Temps de lecture : 33 minutes

Il est sans doute contestable d'appeler philosophie ce qui ne promet aucune sagesse, philosophie sans consolation s'affrontant à une vérité déceptive et qu'on pourrait appeler à meilleur escient une anti-philosophie. Parler de philosophie écologique paraîtra tout autant spécieux par rapport à ce qu'on entend généralement sous ce terme puisqu'à rebours de l'unité supposée du vivant, il sera question ici de ses contradictions et d'un dualisme irréductible, d'une détermination par le milieu, par l'extériorité au lieu du développement d'une intériorité ou d'une essence humaine originaire. La question n'est donc plus celle de notre identité éternelle mais de notre situation concrète, d'une existence située qui précède bien notre essence, ce qu'on est et ce qu'on pense (conformément à l'ethnologie et la sociologie). La difficulté est de reconnaître le primat des causes matérielles en dernière instance (après-coup), opposant le matérialisme notamment économique à l'idéalisme volontariste, cela sans pour autant renier la dimension spirituelle et morale, le monde du langage et des récits, dualisme non seulement de la pensée et de l'étendue, de l'esprit et de la matière, du software et du hardware, mais de l'entropie et du vivant anti-entropique, du monde des finalités s'opposant au monde des causes, division de l'être et du devoir-être sans réconciliation finale. Ce matérialisme (ou plutôt réalisme) dualiste s'ancre à la fois dans l'évolution biologique ou technique et dans une philosophie de l'information et du langage, philosophie actuelle, qu'on peut dire post-structuraliste et reflétant les dernières avancées des sciences et des techniques (informatiques et biologiques) mais aussi la nouvelle importance prise par l'écologie en passe de devenir le nouveau paradigme du XXIème siècle.

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La vraie vie

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Notre conscience morale fait sans aucun doute notre humanité, le fond des rapports humains qui occupent incontestablement une grande place dans nos vies et dans nos pensées, cependant ils ne prennent pas toute la place et il faut se garder de les idéaliser. Pour revenir à leurs limites et leur ambivalence, il suffit de faire un retour aux choses mêmes, c'est-à-dire à la vie quotidienne dans sa réalité la plus prosaïque, aussi éloignée de celle de Heidegger que de Lévinas. Ce n'est pas une peinture flatteuse (il n'y a en effet que la vérité qui blesse), mais, après le monde matériel qui nous contraint et le monde moral qui nous oblige, il reste donc à faire la phénoménologie de notre vie concrète (matière des bons romans). Il ne s'agit pas de nier les grandes émotions, les moments merveilleux ou douloureux nous faisant éprouver plus intensément le sentiment d'exister ou la présence magique de l'autre, mais la vie quotidienne que les situationnistes avaient voulu magnifier est par définition plus routinière, menacée par la lassitude et l'ennui.

Vivre n'est jamais naturel aux humains, ce qui les distingue des animaux. Il faut sans arrêt décider à nouveau de continuer, y mettre nos conditions, se raconter des histoires. Se lever le matin exige souvent un effort avant de prendre le rythme de nos activités journalières et de nos habitudes. Quand on prend conscience de ce côté fastidieux, il y a de quoi vouloir fuir l'ennui et nous faire aspirer à une autre vie plus palpitante, ce qui certes peut être très positif à réorienter notre vie, nous faire changer de travail ou de lieu, mais ce n'est pas tous les jours qu'on peut passer à un autre mode de vie et il ne faut pas en attendre des miracles dans la vie quotidienne justement, ce qui serait s'exposer à de grandes déceptions en plus de constituer un objectif assez dérisoire, trop centré sur soi au lieu de s'engager dans un combat collectif (écologiste).

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Kojève et l’illusion de la fin réconciliatrice

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Kojève a été très important en France pour la compréhension de la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel dont il a donné une lecture limpide... mais qui en était une réinterprétation marxisante, anthropologique, matérialiste, assez différente de l'original sur de nombreux points (Etat universel, fin de l'histoire, rejet de la dialectique de la nature). Ses innovations (notamment le désir de désir) étaient cependant très éclairantes, parfois trop, constituant en fait une dogmatisation du système hégélien, transformé en système clos, définitif, et supposé ouvrir sur une prétendue sagesse.

On pouvait y voir cependant une mise à jour du système hégélien au temps du communisme triomphant (ayant donc perdu sa pertinence), la Révolution soviétique redoublant alors l'élan de la Révolution française et Kojève voulant être à Staline ce que Hegel avait été à Napoléon, sa conscience historique. S'il faut aujourd'hui dépasser Kojève, c'est sans doute qu'on est plutôt au temps de la contre-révolution, ou du moins de la fin du mythe révolutionnaire tel que Hegel, comme tant d'autres philosophes allemands, l'avait si profondément ressenti :

D’un seul coup, c’était l’idée, le concept du droit qui prévalait, et contre cela le vieil échafaudage de l’injustice ne pouvait résister. C’est sur l’idée de droit qu’on a donc érigé maintenant une Constitution et c’est sur cette base que tout devait désormais reposer. Depuis que le soleil brille au firmament et que les planètes gravitent autour de lui, on n’avait pas vu encore l’homme se dresser sur la tête, c’est-à-dire sur l’idée, et construire la réalité selon l’idée. Anaxagore avait dit le premier que le “nous”, la raison, gouverne le monde : mais voilà que l’homme en est venu à reconnaître que l’idée doit gouverner la réalité spirituelle. Ce fut ainsi un magnifique lever de soleil. Tous les êtres pensants se sont associés à la célébration de cette époque. Une émotion sublime a régné en ce temps, un enthousiasme de l’esprit a fait frissonner le monde entier, comme si l’on assistait pour la première fois à la réconciliation du divin avec le monde.
Hegel, Philosophie de l’histoire

Tout est là, la réconciliation finale entre l'être et le devoir-être était en marche, attestée par l'histoire vécue, "le ciel allait se trouver transporté sur la terre" (Ph, II, 129). Les esprits étaient assez échauffés pour produire toutes sortes d'utopies comme "le plus ancien programme systématique de l'idéalisme allemand" qu'il avait rédigé, même si Hegel deviendra bien plus réaliste par la suite. Il est frappant de trouver chez presque tous les philosophes une étonnante capacité à soutenir des positions intenables par excès de logique. Ces absurdités sont d'ailleurs souvent ce qui fait tenir tout le système, y croire étant censé apporter bonheur et sagesse au niveau personnel comme au niveau de la société future ! Si nous ne sommes pas encore dans le meilleur des mondes, comme le prétend la Théodicée de Leibniz, Hegel tout autant que Marx nous promettent que c'est pour bientôt, déjà en cours. C'est bien ce qui est contestable, cet aboutissement de la dialectique hégélienne ou de la lutte des classes abolissant les contradictions dans une réconciliation finale.

Le paradoxe, c'est de partir de la reconnaissance de la contradiction et de son caractère inéliminable pour s'imaginer pouvoir y mettre un terme ainsi ! Kojève sera justement celui qui assumera jusqu'au bout ce paradoxe avec le thème de la fin de l'histoire identifiée à l'Etat universel et sans classes, redoublant la fausse interprétation rétroactive de la Révolution Française comme rationalisation et réalisation de l'idée alors que, non seulement elle échappait constamment à ses acteurs, mais surtout qu'elle avait lamentablement échoué - sauf que Napoléon était censé en réaliser les principes en propageant le Code civil, ce qui servira même de modèle à la dialectique historique.

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Le temps de l’après-coup

Temps de lecture : 11 minutes

Depuis Kant et la Révolution française jusqu'à Hegel et Marx, l'histoire s'est voulue la réalisation des finalités humaines - menant directement au conflit des finalités, des idéologies, des conceptions du monde, des valeurs. L'existentialisme insistera aussi, mais au niveau individuel cette fois, sur la prévalence du futur, du projet, de nos finalités encore. Et certes, malgré le poids du passé, notre monde est bien celui des fins, des possibles, de ce que nous pouvons faire, de nos libertés donc. Nos représentations comme nos émotions sont puissances d'agir, intentionalités tendues vers un objectif, mais ce n'est pas pour autant ce qui suffit à spécifier notre humanité alors que le règne des finalités est celui du vivant et du monde de l'information, au principe de la sélection par le résultat inversant les causes.

Ce qui change tout avec l'humanité, c'est d'en faire un récit constituant un monde commun, en dehors du visible immédiat, et dont nous connaissons la fin : conscience de la mort qu'on tentera sans cesse de renier. C'est de s'inscrire dans un récit commun, dont nous épousons les finalités, que nous pouvons avoir un avenir, une "précompréhension de l'être", de la situation et de nous-mêmes, du rôle que nous y jouons. Ce n'est pas une communion mystique avec l'Être, l'ouverture directe de l'existence à sa vérité alors qu'il n'y a d'être et de vérité que dans le langage (qui peut mentir, faire exister ce qui n'existe pas). Ce qui rend trompeurs les grands récits qui nous rassemblent, c'est de toute façon leur caractère linéaire et simplificateur, où le début annonce déjà la fin qui de plus se terminerait forcément bien, règne de la finalité et des héros de l'intrigue, refoulant les causalités matérielles et l'après-coup qui réécrit sans cesse l'histoire.

La question des finalités reste bien sûr l'affaire constante de la liberté, même dans les tâches utilitaires, mais ces finalités, toujours sociales, se heurtent à un réel extérieur qui ne se plie pas à nos quatre volontés et se moque bien de nous. C'est la première leçon de l'existence, qu'il n'y a pas d'identité de l'être et du devoir-être et qu'il faut constamment s'y confronter. Il y a assurément de nombreuses réussites, des finalités concrètes qui sont atteintes quotidiennement, sans quoi nous ne serions pas là, mais impossible d'ignorer tous les ratés de la vie et la dureté du réel, toutes les illusions perdues et d'abord les illusions politiques, rêves totalitaires qui tournent mal de réalisation de l'idée. En ne se pliant pas à nos finalités, ce qui se manifeste, c'est bien l'étrangeté du monde et la transcendance de l'être, son extériorité. De quoi nous engager non pas à baisser les bras ni à foncer tête baissée à l'échec mais à régler notre action sur cet écart de l'intention et du résultat pour corriger le tir et se rapprocher de l'objectif.

Le matérialisme doit être pris au sérieux contre les utopies, l'idéalisme, le subjectivisme. L'histoire reste une histoire subie car effectivement déterminée en dernière instance, c'est à dire après-coup (post festum dit Marx) par la (re)production matérielle et, donc, d'abord par le progrès technique. Il y a un progrès incontestable, le progrès des connaissances qui ne dépend pas tellement de nous ni de nos finalités puisqu'on ne peut savoir à l'avance ce qu'on n'a pas encore découvert et qui bousculera encore nos anciennes évidences. Par contre, il est clair que nous dépendons complètement de ces avancées et de cette accumulation de savoirs, tout comme du monde extérieur et de notre écologie.

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La division de la pensée et de l’être

Temps de lecture : 20 minutes

Sur notre situation philosophique
La philosophie, depuis Socrate, s'oppose aussi bien au dogmatisme qu'au scepticisme comme recherche de la vérité et savoir en progrès mais le scepticisme en constitue un moment essentiel pour mettre en cause le dogmatisme qui se reconstitue sans cesse. Selon Heinz Wissmann, ce qui distinguerait la mythologie de la philosophie, ce serait que la mythologie s'arrête au principe d'oppositions de forces antagonistes quand la philosophie en cherche l'unité. On retrouverait la même distinction du monothéisme avec le dualisme manichéen, mais cela dit bien une vérité sur la tendance des philosophies et des sciences à reconstituer un système unifiant (Fichte en fait même le principe de la science). Il faut dire que, contrairement au dualisme qui se le donne au départ, l'unité supposée rend très problématique la justification du mal et du devenir, ce qui rend cette clôture dogmatique instable, simple aboutissement momentané qui sera livré à la critique d'un nouveau moment sceptique, tout comme les dogmes précédents. C'est ainsi que les sciences avancent en changeant de modèles ou de paradigmes au travers de l'histoire quand elles rencontrent des faits qui en montrent l'insuffisance. C'est ainsi que la philosophie progresse aussi, non pas une simple diversité d'opinions mais une succession de figures qui se répondent et intègrent les questions du temps.

Platon illustre parfaitement ce parcours, essayant de reconstruire tout un système cosmologique sur sa théorie des idées et des âmes ailées, alors même qu'il était parti de la table rase de Socrate questionnant tous les savoirs au nom de la conscience de son ignorance ! Socrate ne prétendait certes pas au système, c'est ce qui le singularise par rapport à ses successeurs tout comme aux présocratiques dits "physiciens" cherchant l'élément primordial, lui ne s'intéressant qu'au désir et à la justice. Il représente bien le moment sceptique ou critique de la philosophie même si, refusant le relativisme des sophistes, il était convaincu de pouvoir arriver à la vérité par le dialogue. En tout cas, Socrate ne croyait pas en un bien suprême mais seulement un bien en rapport à ses fins.

Juste avant Socrate, c'est Parménide qui semble constituer le véritable fondateur de la philosophie dans son moment dogmatique cette fois, supposé dépasser la contradiction héraclitéenne. Pour ce qui nous en reste, il commence en effet par la distinction entre opinion et vérité, distinction sans laquelle il n'y a pas de philosophie. Or, cette division semble bien constater la séparation de la pensée et de l'être alors que Parménide dit l'exact contraire et qu'au nom du principe de non-contradiction, il ne peut exister de non-être, qu'il y a donc unité de la pensée et de l'Être, de la présence compacte de l'Être dont la pensée fait partie et qui ne peut être autre, ce qui reste le même dans le temps malgré le changement et les oppositions (identité continue que Platon appellera Idée ou Forme mais qui serait plutôt processus).

On peut retrouver le même schéma dans les différentes philosophies d'une division initiale suivie de la tentative de reconstituer l'unité perdue, fonction qu'on peut dire thérapeutique de nous délivrer de la contradiction manifeste tout comme de la peur de la mort. Jaspers dénoncera ces philosophies assimilées à des constructions mythologisantes servant à fuir les questions existentielles. Cette fonction a été confiée pendant une longue période à la philosophie religieuse mais on a oublié à quel point longtemps la philosophie a été hantée par la religion, jusqu'à Jaspers lui-même, malgré la lente pénétration de la science dans la philosophie depuis Descartes. Le dieu des philosophes a presque toujours été central dans la philosophie jusqu'à très récemment. Si pouvait exister cette étrange abstraction d'un Dieu créateur omniscient qui a fait ce qu'il a voulu, ordonnant à sa création, il y aurait bien unité de la pensée et de l'être, mais c'est précisément ce qui ne tient plus et justifierait un nouvel existentialisme matérialiste.

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Karl Jaspers, l’existentialisme de l’échec

Temps de lecture : 15 minutes

Karl Jaspers (1883-1969) reste assez méconnu en France. Ce qu'on peut considérer comme son premier ouvrage philosophique, "Psychologie des conceptions du monde" (1919), n'est même pas traduit alors qu'il fondait ainsi ce qui sera l'existentialisme à partir d'une typologie caractérielle de la relation au monde des différentes personnalités : attitude enthousiaste ou pragmatique, aspiration à l'élévation spirituelle, etc. Avec ce livre, il passait en fait de la psychologie à la philosophie, à ce qu'il appelait une philosophie de l'existence, toute existence étant "située" par rapport au monde, étant "orientation dans le monde". Le moi n'était plus ainsi une pure intériorité mais renvoyait désormais à la place où il se trouve, au rôle qu'il joue dans la situation, à son environnement extérieur (ce qui fait penser aux thérapies familiales ou systémiques).

On avait certes beaucoup de raisons de ne pas le lire, non seulement il était anti-scientiste, anti-communiste, anti-freudien, anti-darwinien, mais il défendait la foi, accusant l'athéisme de nihilisme. Il n'était pas vraiment chrétien car il considérait Dieu comme irreprésentable, pur concept englobant, et identifiait la transcendance au désir de tout humain à s'élever par la foi à quelque chose qui le dépasse. Il faut dire qu'avant de se lancer dans la philosophie, il avait été le fondateur d'une psychiatrie compréhensive (biographique) inspirée d'une psychologie phénoménologique. Sa "Psychopathologie générale" (1913), devenue un classique et que Sartre a traduite, était certainement un progrès à l'époque même si Lacan l'avait trouvé critiquable, sa propre thèse psychiatrique de 1932 répondant à l'article inaugural de Jaspers sur "L'origine de la paranoïa en rapport avec la personnalité" (1910).

Il faut dire aussi que sa philosophie n'avait pas la flamboyance prophétique de celle de Heidegger qui l'a éclipsé, mais on ne peut comprendre Heidegger pourtant sans Jaspers avec qui il avait constitué au début de sa carrière une "communauté de lutte sûre d'elle-même". Leurs chemins se sépareront assez vite mais il est intéressant de les confronter. Ainsi, ce que Jaspers appelle l'englobant, qui n'est pas objet, est remplacé chez Heidegger par l'Être, qui n'est pas l'étant. Il semble bien que Heidegger dans "Chemins qui ne mènent nulle part" polémique à plusieurs reprises avec Jaspers ("L'époque des conceptions du monde") qui l'avait d'ailleurs fait interdire d'enseignement après-guerre à cause de son nazisme non repenti.

Surtout l'existentialisme chrétien (au moins d'esprit) avait de quoi rebuter la jeunesse en soulignant le côté tragique de l'existence dans un monde hostile, pleine d'échecs et de déceptions, proche en cela de Pascal. D'être "située" rendrait toute existence "coupable" de sa partialité, de sa finitude qui fait d’elle une existence individuelle concrète. L'expérience privilégiée pour Jaspers, c'est ce qu'il appelle les situations limites où se révèle l’impossibilité radicale de l'existence qui se cogne au réel, conduite à l'échec et au "naufrage" de toutes ses possibilités. Rien de séduisant, en effet. On est loin des expériences existentielles positives et dans le sens de l'histoire, tout comme d'une liberté triomphante. Chez Heidegger, l'angoisse elle-même est positivée, comme l'être-pour-la-mort et l'ennui, supposés révéler nos possibilités les plus propres. Avec l'Être, on nage en pleine positivité jusqu'à la poétisation de la finitude et l'exaltation de l'existant, refoulant le négatif inhérent à toute vie pour le reporter sur la métaphysique ou la technique. C'est très différent chez Jaspers pour qui la liberté de choix qui caractérise l'existence nous mène immanquablement à la faute, révélant nos limites plutôt. C'est d'autant plus sans issue que, si je dois choisir, en réalité je suis déjà choisi, engagé, par la situation - ce qui est indéniable, cependant, aller jusqu'à dire que la liberté se réduirait alors à l'acceptation de sa propre destinée témoigne cette fois d'un manque de négativité...

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L’invention des peuples de Herder à Heidegger

Temps de lecture : 21 minutes

On peut faire remonter la notion de peuple aux tribus originaires se faisant rituellement la guerre pour ne pas trop se mélanger malgré l'échange de femmes, ou bien, dans l'antiquité, aux peuples colonisateurs de l'âge du bronze jusqu'à l'Empire de Cyrus reconnaissant la diversité des peuples et de leurs dieux. Les Hébreux, qui se présentent eux-mêmes comme les conquérants de leur terre promise, prétendent être un peuple élu, bien que formé de tribus disparates dont l'unité ne tient qu'à leur dieu - mais qui marquent leur appartenance dans leur corps par la circonsision. Pour les Grecs, qui ont été eux aussi les envahisseurs barbares de la civilisation mycénienne et qui ont fondé de nombreuses colonies (jusqu'à Marseille), l'ethnos désigne plutôt la diversité des coutumes (dont Hérodote rendra compte) même si Aristote prête aux Grecs des qualités exceptionnelles, supposés courageux et intelligents alors que les européens seraient courageux mais barbares et les asiatiques raffinés mais pleutres!

S'il n'y a donc rien de nouveau dans le sentiment d'appartenance à un peuple, on voit déjà la variabilité historique de ses conceptions. Surtout, aussi bien le règne des empires que des petits royaumes ramèneront le peuple à ne plus désigner que les sujets d'un prince alors même que le catholicisme après le stoïcisme affirmait l'universalité humaine communiant dans le même Dieu. C'est ce qui formera, à partir de l'Empire romain jusqu'au XVIIè, une culture chrétienne européenne (occidentale) plus que nationale.

Le retour des peuples dans l'histoire peut se dater de la Révolution française mais aura été préparé philosophiquement un peu avant, notamment par Herder, qui devait lancer avec Goethe le préromantisme du Sturm und drang, et qui opposait la diversité des langues et des cultures à l'universalisme kantien, fournissant ainsi les bases du principe de l'autodétermination des peuples, revendication très à gauche à l'origine, et même libertaire, avant qu'elle ne dégénère en nationalisme agressif...

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Le nazi Heidegger, de l’existence à l’Être comme patrie

Temps de lecture : 30 minutes

La lettre sur l'humanisme (1946)
Revenir sur Heidegger peut paraître excessif à certains - son nazisme le disqualifiant définitivement. Ainsi, pour Emmanuel Faye, il n'y aurait rien à sauver de son oeuvre qui ne relèverait que de l'esbroufe, voire du camouflage, et pas de la philosophie. C'est une double erreur car si son nazisme avait effectivement des fondements philosophiques, ils continuent à travailler notre époque et n'ont pas été assez pris au sérieux. L'influence de Heidegger se fait sentir notamment dans la critique de la technique et une certaine écologie qu'on peut dire religion de la nature. Il y a une véritable nécessité à en déconstruire les présupposés.

Cette entreprise de dénazification met surtout en lumière tous les dangers de se réclamer d'une essence humaine survalorisée dont on pourrait priver les autres, pauvres aliénés. Xénophobie, racisme et sexisme sont l'envers de tous les discours identitaires sous leurs airs les plus avenants. Cela ne les empêche pas de prospérer car ils répondent à une incontestable demande. Ces dangers sont plus globalement ceux de tout idéalisme voulant se persuader d'une détermination du monde par l'idée (métaphysique ou religion), au lieu de nécessités extérieures impérieuses. Du coup, ils ne craignent rien tant qu'un effondrement subjectif et la perte de notre si précieuse essence attachée à l'idéal. Cette construction d'une identité humaine, toujours menacée, a besoin de se fonder sur un récit mythique avec une origine unique, continue et créatrice. A ces mythes primitifs de fondation, célébrant nos ancêtres, il faut opposer notre réalité historique d'une détermination par le milieu qui nous forme et nous change, ballotés par l'histoire, plus que ses acteurs, et dont nous devons encore apprendre de dures leçons.

Cependant, en dépit de cette attaque frontale qui ne se dérobe pas contre des tendances agissant dans la société actuelle, l'autre erreur serait de feindre d'ignorer l'événement qu'a été Être et Temps, ce qu'on a pu y reconnaître de nous-mêmes, devenu inoubliable - tout en refusant l'incroyable glissement qui s'opère à la fin (§74), et plus encore après, de la découverte de l'existence à l'Être comme patrie et plus précisément comme Être allemand - qu'il exaltera jusqu'au bout, où la découverte de notre singularité et notre étrangeté au monde débouche sur l'appartenance à un peuple comme à sa terre et l'adhésion aveugle au parti, nouvel exemple d'une philosophie faite pour refouler la séparation sous une prétendue réconciliation finale qui la suture.

J'ai donc trouvé utile de citer l'extrait de la lettre sur l'humanisme où Heidegger argumente justement ce passage d'une ontologie existentielle - description de notre ouverture au monde qui nous met en cause dans notre être - se tournant ensuite vers l'extériorité de l'Être - comme origine et devenir historique - pour aboutir de façon si décevante à l'identifier à la patrie - qu'il tente certes de dénationaliser mais où se retrouve quand même l'expérience de la guerre à l'origine de sa philosophie de l'existence, et ce qui avait justifié très concrètement son engagement nazi.

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La liberté contre l’identité chez Sartre

Temps de lecture : 27 minutes

Les premiers livres de philosophie que j'ai lu, avant d'en avoir l'âge, ont été la Critique de la raison pratique de Kant puis l'Être et le Néant de Sartre. Ce n'est pas un livre sans faiblesses mais celles-ci n'ont pas tant d'importance au regard de l'influence qu'il exercera sur son époque. En effet, s'y fondait une position politique opposée à celle du nazi Heidegger et de sa quête de l'originaire, position de gauche pour laquelle "l'existentialisme est un humanisme". Revenir à Sartre est utile pour combattre le retour des tendances identitaires et autoritaires en y opposant une liberté de principe qui nous constitue comme interlocuteur, véritable dignité de l'homme. On donnera cependant presque un sens inversé à l'affirmation anti-platonicienne que "l'existence précède l'essence", où l'homme n'est plus au centre, auto-création de soi-même, alors que c'est le milieu qui détermine entièrement l'évolution d'une essence humaine changeante - ce qu'il faut concilier avec notre liberté supposée, sa nécessité métaphysique comme sa réalité pratique.

Le début du livre est difficile à suivre, qui fait de la conscience ce qui introduit le néant dans l'être, difficile car peu convainquant finalement, repris de Kojève en plus confus, mais qui servira de fondement métaphysique à la suite au nom d'une conscience désincarnée qui serait pur néant et négativité du fait que la conscience est toujours conscience de quelque chose dont elle se distingue (conscience de ce qu'elle n'est pas) et projection dans des possibles (qui ne sont pas encore). On peut dire que c'est une simplification brutale de la conscience (et de Hegel ou Heidegger). De même que le travail ne peut être réduit à une négation, de même l'intentionalité ou le projet ne peut être réduit à une néantisation, étant tout au plus de l'ordre de la négation de la négation (néguentropie) ou négation d'un manque (p249), de l'ordre de la réaction, de l'apprentissage et du calcul. On accordera plus facilement la caractérisation de la conscience comme "purement interrogative", à la fin du livre (p713), et qui pour cela nous met en question mais la mise en question de notre être, par la conscience comme par les autres, n'est pas pure annulation ni réductible à l'angoisse de la mort (le Maître absolu) et plutôt division du sujet, culpabilité, réponse argumentée. Bien qu'il soit donc contestable de tout réduire au néant, cela servira de socle à une conception de l'homme très différente de celles de Hegel ou Heidegger - qu'il semble pourtant ne faire que répéter - puisqu'elle le libère au contraire de ses dettes envers le passé comme de toute essence supposée. Il ne s'agit plus d'être-là, d'habiter le lieu, mais de le déborder, toujours déjà pris dans la négation ou la fuite en avant, non à cause de notre finitude de mortels mais de notre réflexivité et de notre projection dans l'avenir, entreprise de désidentification pour laquelle l'identité qui nous fige devient même une insulte, nous ramenant à une chose inerte, nous assignant à notre place, devenus anonymes et muets.

On sent bien ce qu'il y a de nécessaire autant que d'excessif à privilégier ce qu'on peut avoir d'insaisissable et d'imprévisible. Les philosophes me semblent toujours délirer un peu (par excès de logique) et leur argumentation souvent purement instrumentale pour défendre des positions subjectives, des règles de vie qui incarnent leur philosophie et en font toute la séduction. Ce plaidoyer pour une liberté irresponsable (bien qu'elle prétende à la plus grande responsabilité), peut être lue comme son autobiographie aussi bien qu'un manuel de savoir-vivre libertaire nous faisant revivre le souffle de la libération après-guerre - qui devait effectivement rompre avec son passé.

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Heidegger, sauveur du monde

Temps de lecture : 49 minutes

Apports à la philosophie. De l'avenance (1936-1938)
ou Contributions à la philosophie. De l'événement
apports à la philosophie
Après avoir dénoncé sa compromission avec le nazisme, dans sa philosophie même, j'ai essayé de rendre compte des origines, largement religieuses, de la pensée heideggerienne dont l'existentialisme s'est nourri mais à partir de ce qu'on peut appeler son moment athée. Celui-ci commence avec son cours sur l'Ontologie et prendra toute sa force dans Être et Temps. Il s'agit avec ce livre posthume, qui est en même temps, surtout dans sa première moitié, une critique du nazisme réel (par rapport au sien), d'aborder ce qu'on appelle le "tournant" et qui est plutôt de l'ordre d'une conversion (ou re-conversion!) puisqu'il s'agit bien d'un retour au religieux sous la forme du "Dieu à venir", incroyable personnification de la totalité de l'Être et de l'histoire qui prend la place de l'humanisme existentialiste en refondant l'appel à une transcendance capable de donner toute sa valeur à l'existence.

Le plus paradoxal (il n'est d'ailleurs pas sans en éprouver la contradiction et vouloir en sortir, par exemple p517), c'est qu'on peut considérer que son errance tient malgré tout à la surévaluation de la place qu'il laisse à l'homme dans l'histoire (berger de l'Être). En quoi il se révèle finalement solidaire des errements de son temps (et de son nihilisme), à rebours des critiques qu'il en fait de la façon la plus explicite (dans "la lettre sur l'humanisme" notamment) et de ce qui constitue l'objet même de son "tournant" :

Ce retournement où ce n'est pas l'étant qui est fondé par l'homme, mais où, tout au contraire, c'est être homme qui se voit fondé par l'Etre. (p214)

Malgré un vocabulaire abscons et des pages illisibles (par exemple p322), ce qu'on peut considérer comme un délire pénible et répétitif a du moins l'intérêt de pousser jusqu'au bout les conséquences (religieuses) de positions qu'on retrouve largement dans l'écologie et les discours technophobes, tout comme chez les critiques de l'aliénation ou les discours élitistes qui se croient subversifs, tous ceux enfin qui se voudraient effectivement les sauveurs du monde (et ils sont nombreux). Le plus tragique, en effet, c'est que tous ces utopistes à côté de la plaque sont de nouveau prêts à s'allier avec les pires populistes et réactionnaires au nom de leurs rêves de retour au passé sous couvert d'avenir et d'une nature idéalisée, sinon de croyances ouvertement religieuses, sans voir qu'ils prêtent ainsi main forte à des périls bien plus grands et qui n'ont rien d'imaginaires cette fois !

Il ne peut s'agir pour autant de réduire à rien les apports d'un des si rares grands philosophes sous prétexte qu'il a été un nazi convaincu - avant certes de le regretter amèrement (mais sans véritable repentir, ne s'offusquant pas tant de "la brutalité de la violence" p279, encore moins comme on le verra dans les cahiers noirs de l'antisémitisme qu'il partage ou la régénération de la race allemande, et prônant plutôt une désertion de la politique). Cela prouve à quel point les philosophes peuvent se tromper et comme la recherche de la vérité peut égarer les plus grands esprits et pas seulement les masses incultes comme on voudrait s'en rassurer. Lorsqu'on touche à l'essentiel, le risque de l'erreur en est décuplé, la moindre déviation, une négation de trop, peut porter à de lourdes conséquences. Il ne suffit pas pour autant de se délecter d'une critique facile et moralisante qui s'imagine pouvoir, au nom de ses propres certitudes, rejeter de l'histoire comme nuls et non advenus tous ces errements, simplement les oublier comme s'ils n'avaient jamais eu lieu, faire un trou dans nos mémoires...

Au contraire, il n'est pas possible de se soustraire à l'exigence de faire du faux un moment du vrai, ce qu'on essaiera pour finir dans ce qu'on peut appeler une inversion matérialiste ou scientifique de son idéalisme mystique ouvertement anti-scientifique. La subjectivité de l'être-parlant, qui n'est effectivement plus cause de soi - ce sur quoi on s'accorde - peut être renvoyée au désir de désir et à l'énonciation plus qu'à un Etre mythifié (et sans nous réduire à nos neurones). Ces dimensions sociale et symbolique sont partie intégrante de notre monde, très matériellement, même si elles structurent la part subjective, le fait d'y être concerné dans son être et dans l'urgence, ce qui constitue bien l'expérience de l'existence sur laquelle il nous éclaire, engagée dans les rapports humains et sociaux, les paroles trompeuses, les promesses non tenues et la manie de se raconter des histoires. Qu'on ne puisse nier nos déterminations, et qu'on soit bien obligés d'admettre que nous sommes forcément limités à l'état des savoirs et des représentations de notre temps, n'est pas une raison pour autant d'adopter un point de vue extérieur, de surplomb, indifférent, ni de se dérober à la nécessité de fonder la dignité du sujet et la valeur de l'existence - sans avoir besoin pourtant d'un Dieu qui nous les donne (mais l'Autre, garant de la vérité, qui n'existe pas?).

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Du national-populisme au nazisme

Temps de lecture : 10 minutes

Hannah Arendt et Martin Heidegger, histoire d'un amour, Antonia Grunenberg
Heidegger-ArendtLorsqu'on se replonge dans l'Allemagne pré-nazi et les débats philosophico-politiques de l'époque sur l'aliénation et les utopies communautaires ou communistes, on ne peut qu'être frappé de l'immense écart avec ce qui a suivi. Pour certains, ces massacres de masse n'auraient été qu'une parenthèse dans cette quête de l'absolu qu'il faudrait reprendre à notre compte comme si de rien n'était, comme si le réel n'en avait révélé le caractère non seulement illusoire mais criminel. Il est assez effarant de voir à quel point on se fait encore des idées aujourd'hui sur la politique et l'issue de la crise, comme s'il n'y avait jamais eu d'histoire avant nous et que notre situation était entièrement inédite.

Il est exact que notre entrée dans l'ère de l'information "change tout" mais il ne faut pas exagérer comme la "nouvelle économie" qui pouvait prétendre que les règles de la logique même avaient changé avant l'éclatement de la bulle internet qui a ramené ces spéculations hasardeuses à la dure réalité (de même que les gigantesques sommes injectées finiront bien par faire s'écrouler le château de cartes). Ce qui est vrai, c'est que le numérique apporte de nouvelles possibilités d'information et de mobilisation mais il rend aussi à peu près impossible le repli nationaliste.

Si l'histoire ne se répète jamais à l'identique, le contexte en étant toujours assez différent, il n'en reste pas moins qu'on peut y déceler des cycles qui reviennent comme les modes et qu'il est toujours instructif d'y retrouver des conjonctions étonnement semblables, notamment entre la crise de 1929 et la nôtre, caractéristiques de la fin d'un cycle de Kondratieff (fin de la déflation, krach de la dette et début d'un nouveau cycle d'inflation). Rien ne permet d'en prédire la suite, le pire n'est jamais sûr, les leçons du passé pouvant toujours servir, comme on l'a vu avec les réactions des banques centrales à l'opposée des années 1930, et c'est bien ce à quoi on peut participer en rappelant quelques faits.

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Une existence digne de ce nom

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WPBanksy-life-is-beautifulLa remise en cause de notre existence est à la fois la chose la plus banale et la plus embrouillée. Difficile d'en tirer les fils sans s'y perdre, marché florissant des sagesses, des religions comme du "développement personnel", sinon des philosophes médiatiques qui prétendent nous donner les clés du bonheur et nous apprendre à être nous-mêmes ! S'il y a tant de charlatans, c'est malgré tout que la question de l'exigence d'une "existence digne de ce nom" se pose et n'est pas de celles dont on se débarrasse si facilement même si elle n'a pas forcément de réponse (ou alors plusieurs).

Ce serait une erreur de réduire la philosophie à cette question de la vie bonne, comme beaucoup le font dans la confusion entre la passion de la vérité et le souci thérapeutique (ou les technologies du bien-être). Il n'empêche que la question se pose à laquelle tous les philosophes sont confrontés, s'empressant d'y répondre en général par le plaisir de la connaissance et de la contemplation ainsi que par le mépris des autres plaisirs, trop éphémères et bestiaux à leur goût - avec le souci, au nom du gouvernement de soi et de l'auto-nomie, du détachement des passions et de nous délivrer du singulier par l'universel, autant dire nous délivrer du souci de l'existence, tout au plus nous apprendre à mourir (consolation de la philosophie). De ne pas situer la vérité hors de la vie ni la réduire aux plaisirs du corps, l'existentialisme introduit une toute autre exigence d'intensité, de créativité, de prise de risque qui est sans aucun doute sa part d'irrationalisme mais peut-être pas aussi fou qu'un rationalisme qui se croirait dépourvu de contradictions (alors qu'il en vit) et resterait insensible au vécu individuel. Pour Sartre, l'existentialisme est un humanisme, ce que récusera Heidegger, mais c'est incontestablement pour l'un comme pour l'autre, une nouvelle éthique plus qu'une ontologie, dans le rapport à soi-même au lieu d'une morale du rapport à l'autre et sa liberté (comme l'avait cru Gorz). Mon récent retour sur les premiers cours de Heidegger m'a semblé en tout cas l'occasion de se confronter à cette exigence de vérité dans l'existence qui nous met face à notre liberté et à nos choix.

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