Le cas Heidegger

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1. La connerie des philosophes
2. Psychanalyse
3. Sociologie
4. Histoire de la philosophie
5. Phénoménologie de l'existence
6. Différence ontologique
7. Confusions idéologiques

1. La connerie des philosophes

Jacques Rancière étant très attaché à l'égalité des intelligences - postulat dogmatique bien difficile à défendre - critique pour cela l'élitisme de Debord et des intellectuels ou philosophes qui prétendent désaliéner un peuple supposé sans aucun recul sur le Spectacle qui l'hypnotise et le système qui l'exploite. De fait, la conscience de la domination et de la propagande est sans doute plus répandue qu'on ne croit, mais cela n'arrange pas forcément les choses comme le manifestent les théories du complot qui en résultent. Il n'est vraiment pas possible de nier la connerie générale et ce n'est pas l'intelligence collective qu'on peut opposer à Debord mais, tout au contraire, sa propre connerie ou celle des philosophes, connerie qui n'épargne personne, y compris ses plus réputés critiques.

La connerie philosophique consiste presque toujours à vouloir sauver le sens et les croyances fondamentales qui le soutiennent (comme l'existence de Dieu, l'immortalité de l'âme, le libre-arbitre, l'espérance d'un paradis céleste ou terrestre, etc), tout-à-fait dans la continuité des religions, y compris pour les athées endurcis. L'étonnant, c'est qu'il y a indéniablement malgré tout production de vérités par le discours philosophique même si ces vérités ne visent finalement qu'à nous faire prendre des vessies pour des lanternes. Pour les philosophes en quête de consolations, la vérité ne serait ainsi qu'un moment du faux. Cela n'empêche pas de recueillir ensuite les résultats produits, comme Aristote l'aura fait dans l'Académie de Platon tout en rejetant sa fumeuse théorie des idées et, même, de l'immortalité de l'âme - ce qui n'empêchait pas Aristote de prendre les astres pour des dieux !

La connerie générale est normalement limitée par la pratique et les nécessités vitales, bon sens prosaïque cohabitant avec les religions et croyances les plus folles, mais ces limites ne s'appliquent guère aux spéculations philosophiques qui restent dans le discours. Il est plus difficile d'y procéder au partage entre raisons et pures conneries, ce qu'on va tenter quand même, au risque d'en rajouter dans la connerie (profitant de mon récent retrait) et juste à titre d'exercice. En tout cas, au lieu d'être dans une fascination paralysante, à la recherche de la vraie vérité qu'elles sont supposées avoir atteinte par leur système, partir de leur connerie change radicalement le point de vue sur les philosophies qui ne sont plus à prendre ou à laisser mais à considérer comme des approches partielles et partiales avec leurs apports et leurs errances, formulations datées qui font preuve souvent d'un excès de logique, sorte d'argument d'autorité visant à bloquer toute critique. "II faudrait recenser systématiquement toute la symbolique par laquelle le discours philosophique annonce sa hauteur de discours dominant" (Bourdieu). La question à poser n'est donc plus tant de sa vérité supposée que de son pouvoir de séduction ou d'intimidation, satisfaisant de profonds désirs.

Une des caractéristiques les plus remarquables de la philosophie, c'est en effet de nous donner une très haute idée de notre esprit, malgré tant de délires et contradictions, tout au contraire de la compagnie des sciences qui ne cesse de défier nos représentations et décevoir nos attentes. Alors que les philosophes prétendent fonder les sciences, ce sont pourtant les sciences qui découvrent leurs erreurs, et les sciences humaines, psychanalytiques et sociologiques, qui vont débusquer les raisons de leur philosophie et de leur propre connerie qui n'est pas seulement personnelle. Le succès public implique en effet une pertinence sociologique, le philosophe n'étant ici qu'un porte-parole du moment historique, tout cela n'empêchant pas, répétons-le, la mise au jour de fortes vérités, sans quoi on ne pourrait parler de philosophie.

Le cas Heidegger est emblématique de la séparation qu'on est obligé de faire entre son idéologie insoutenable et l'oeuvre philosophique qu'on a pu qualifier, non sans raisons, d'introduction du nazisme dans la philosophie - montrant que la connerie nazi n'était pas réservée aux incultes mais touchait les plus grands intellectuels - sans qu'il soit possible pour autant de l'exclure de la philosophie comme le voudraient certains, que ce soit sa phénoménologie de l'existence ou ses critiques de la métaphysique avec son travail d'historien de la philosophie. Voilà qui justifie de s'y intéresser de plus près - et qui exigerait un examen plus minutieux que ce petit article - d'autant plus que sa situation historique de montée irrésistible de la connerie comporte de grandes analogies avec la nôtre, notamment par ses dangereuses obsessions identitaires qui convoquent encore régulièrement la mystique heideggerienne.

2. Psychanalyse

Il ne faut pas se cacher qu'on n'a absolument pas les moyens d'explorer les déterminations psychanalytiques pour lesquelles on manque complètement de matière dans le cas Heidegger mais on peut faire comme si, imaginer les origines de sa personnalité exaltée en même temps que renfermée, apparaissant comme un illuminé rétif aux bons usages mais produisant sur ses élèves une "fascination incomparable" qu'on peut dire religieuse, prêchant le sérieux de l'existence face à la mort et au néant tout en les galvanisant par le projet cosmique d'un dépassement de la métaphysique et d'un nouveau commencement. Bien qu'ayant pris ses distances avec l'église catholique dans les années précédant Être et Temps, il devra bien admettre à la fin de sa vie, que "Sans cette provenance théologique, je ne serais jamais parvenu sur mon chemin de pensée".

En l'absence de données sur son enfance, tout au plus une figure du père sans doute peu valorisante et une éducation catholique très rigoureuse, avec son lot de refoulement sexuel et de culpabilités, on ne peut donc que reconstruire de façon hasardeuse le soubassement inconscient de sa quête d'identité, de son besoin d'appartenance, de sa nostalgie de l'originel recouvert par les discours, ou le poids pour lui de la mort de Dieu muée en oubli de l'Être. On peut voir une convergence entre sa fascination pour Hitler (admirant ses mains!), le retour du divin qu'il avait d'abord renié, et son identification finale à Hölderlin, que justement la question du (second) père avait mené à la psychose. En reprenant l'affirmation que "C’est poétiquement que l’homme habite sur cette terre", il s'autorise en effet tout irrationalisme. Cette poétisation de l'existence est bien une sorte de folie, une vie dans un monde de significations imaginaires, poursuite fictive de la jouissance du m'être. L'obsession du retour à l'origine, ab ovo, a tout du roman des origines qui s'invente des parents plus glorieux pour refaire l'histoire...

[On retrouverait d'ailleurs chez Rimbaud ce père absent motivant cette fuite dans la poésie et l'hallucination des mots, sauf qu'au lieu de sombrer dans la folie, il renoncera à ses merveilleux enfantillages, forcé "d'enterrer mon imagination et mes souvenirs", pour revenir au réel, à "la réalité rugueuse à étreindre". Il est compréhensible que cet embellissement des faits apparaisse plus désirable que la triste réalité, comme pour cet impayable Sollers qui a toujours eu besoin de maîtres et qui tombe systématiquement dans tous les panneaux, goûtant n'importe quel élitisme de Mao à Debord ou Heidegger !]

Il ne s'agit là que de grossières indications, engageant à un véritable travail d'analyse sur l'incidence familiale, psychanalytique, des positions philosophiques à propos de la vérité, du divin, de l'idéal, de la liberté, de l'essence, etc. Cela, non pour tout y réduire mais peut-être pour mieux comprendre certains glissements de sens, certaines obsessions, rigidités ou incohérences qui nourrissent des débats sans fin.

3. Sociologie

Si les formations de l'inconscient ont donc leur place dans les grandes philosophies qu'elles parasitent, elles n'en constituent certes pas la détermination principale qui est historique, prenant place dans la succession des philosophes, comme on le verra, mais aussi sociologique. Ce contexte sociologique est bien plus solide que l'incidence de la psychologie. Ainsi, bien qu'il ne réussisse pas toujours à rendre sa philosophie compatible avec son idéologie, on peut dire que depuis le début Heidegger n'a fait que donner une traduction philosophique au mouvement populiste völkisch qui l'avait enthousiasmé dans sa jeunesse, voire fanatisé, et qu'on peut dire pré-nazi, tendu vers l'unité allemande et une vie "naturelle" en opposition à l'industrialisation galopante. Alors qu'il présente sa pensée comme questionnante (tout comme les complotistes), derrière ce brouillard de questions, il y a une conviction inquestionnée. C'est ce que Derrida opposera à ce questionnement qui se fait au nom d'une affirmation préalable dont la question est le masque.

Ainsi, loin d'être une conséquence de sa philosophie, son rejet de la technique la précède plutôt, accusant la dévastation technique du monde et la marchandisation de l'humain d'être la manifestation du nihilisme accompli, sans patrie, et s'il a fini par être obligé d'admettre qu'il est absurde d'être contre la technique, son mode de vie le dément, resté scotché aux idéaux de sa jeunesse dans sa "cabane en bois". Il est surtout absurde de faire de la technique une conséquence de la métaphysique, comme si elle relevait de l'idéologie et d'un choix existentiel, idéalisme vraiment déconnecté des causalités matérielles et d'une évolution technique prolongeant l'évolution biologique. La critique de la technique et de la modernisation correspond plutôt à un moment du développement industriel. Comme toute critique de la technique, sa politisation n'arrête en rien ses progrès mais nourrit la nostalgie d'un passé disparu et débouche sur une sorte de mysticisme qui opère une séduction obscure sur ses adeptes, promesse d'un plus d'être, sauvé du machinisme (ou plutôt de la machination calculatrice attribuée aux juifs).

Tout cela garde une actualité certaine. Cette révolution réactionnaire portée par la jeunesse allemande voulant revenir à l'ancien temps agraire et qui débouche sur une philosophie existentielle, peut être vue comme le symptôme de l'industrialisation de masse détruisant l'ordre féodal et déclassant les professions intellectuelles (l'université) aussi bien que les artisans. Or, notre présent, connaît des bouleversements similaires avec la réorganisation numérique et la mondialisation uniformisante des réseaux, nourrissant pareillement la nostalgie d'une ancienne société organique complètement fantasmée qui serait harmonieuse et nettoyée de ses éléments étrangers. Bien qu'à la différence du temps du colonialisme, le biologisme raciste qui s'y ajoutait soit largement déconsidéré désormais, aujourd'hui encore cette philosophie réactionnaire sert des populismes, pas seulement en Russie (dont, au moment du pacte germano-soviétique, Heidegger louait la spiritualité égale à celle des Allemands dans leur opposition au mercantilisme juif-américain!). Rideau.

4. Histoire de la philosophie

Sauf qu'il y a plus. Ce n'est pas seulement un moment de l'histoire des sociétés avec ses tragédies mais un moment de l'histoire de la philosophie et même de la fin de la philosophie après Hegel, Comte, Marx et Nietzsche. Loin d'être un génie isolé, venu de nulle part, Heidegger participe à toute une tendance historique, de Schelling et Kierkegaard jusqu'à Jaspers, qui oppose l'affect au savoir et l'existence, l'être au monde, au système, refusant la réduction de la philosophie à une théorie de la connaissance tout comme de prendre le point de vue de Sirius (la connaissance du 3ème genre) ou celui du méta-niveau dialectique qui justifie le pour et le contre quand notre décision individuelle est requise et qu'il faut prendre parti. La valorisation de l'engagement, de l'existence comme décision, est un héritage de l'essence de la liberté religieuse et de la possibilité du mal comme du péché - on sait où cela l'a mené.

S'il a participé à l'émergence de la phénoménologie, comme assistant de Husserl, et surtout du mouvement existentialiste, il les a assez vite désavoués, ne restant pas sur ses positions précédentes, hésitant sur le rôle de l'individu au regard d'un Être impersonnel, et retrouvant la dialectique qu'il rejetait dans le jeu entre dévoilement et oubli, comme entre l'Être et le néant. Si presque chaque cours précédent Être et Temps tente de définir la philosophie, il prétendra ensuite n'avoir pas de philosophie, se situant alors explicitement à la fin de la philosophie et passant à un autre mode de pensée plus poétique.

A partir de "Qu'est-ce que la métaphysique?", en 1929, qui rencontrera également un grand succès, immédiatement traduit en japonais entre autres, une grande partie de l'enseignement de Heidegger consistera en effet en une déconstruction de la métaphysique et des différents philosophes, tentative de reconduire aux expériences originelles les ayant motivés, point de vue original dans l'histoire de la philosophie et qui, bien que contestable, sera parfois très éclairant. Alors que cette philosophie de la philosophie était très critique et dévalorisante, il a tenté d'en restaurer le prestige sous une autre forme, celle du penseur qui pense fort et proposant "des chemins, non des œuvres", comme pour se soustraire à la critique ! Cependant, "la succession presque suffocante des tentatives de pensée de Heidegger" donnera aux philosophes nombre de nouveaux objets de réflexion qui vont pouvoir les occuper pendant des années, d'autant plus qu'ils sont mal définis - mais le nouveau commencement recherché finira par tourner court...

5. Phénoménologie de l'existence

Même si, dès ses premiers cours, il y avait déjà "des rumeurs qui circulaient dans le monde universitaire selon lesquelles un jeune génie était apparu à Fribourg", c'est incontestablement la phénoménologie de l'existence exposée dans "Être et Temps" (1927 reprenant son cours de 1925) qui lui vaudra sa renommée internationale et qui en fera peut-être le plus grand philosophe du XXè siècle, non pas tant par sa propre philosophie cependant, ni même la cohorte de ses admirateurs, mais pour avoir influencé de très nombreux autres philosophes ou commentateurs s'emparant de ces nouveaux problèmes mis au jour, explorant de nouvelles directions (présocratiques, Dasein analyse, herméneutique, déconstruction, onto-théologie, etc).

L'ironie, c'est qu'il a dû rapidement renier en partie son oeuvre principale et cette célébrité due, selon lui, à un malentendu qui en faisait une anthropologie philosophique et un manifeste existentialiste quand il visait plutôt une ontologie fondamentale. C'est bien ce qu'il expose au début du livre mais ce qui laissait les lecteurs assez indifférents, au contraire des descriptions existentielles de l'angoisse, de la quotidienneté, du souci, de l'ambiance émotionnelle, etc. Cela témoigne bien qu'on doit distinguer l'auteur de son oeuvre dès lors qu'elle lui a complètement échappé, ne devant pas être jugée sur ses intentions mais ses effets - tout comme la névrose de l'artiste ne suffit pas à faire la valeur de son oeuvre mais de rencontrer les préoccupations du public. Si l'incidence de son idéologie rétrograde doit être systématiquement dénoncée, pas besoin de partager ses croyances ni d'être Allemand pour trouver des échos avec sa propre expérience dans cette phénoménologie de l'existence comme être au monde, bien que trop influencée par sa "Phénoménologie de la vie religieuse", que lui avait confiée Husserl, et qui lui donne sa tonalité tragique.

Il y a bien sûr de nombreuses critiques qu'on peut faire à ces analyses et à leur provenance religieuse. D'abord, cette dévalorisation d'une quotidienneté dont il faudrait sortir, faisant miroiter les mirages d'une existence supérieure, plus intense (sans temps mort), métaphysique enfin, d'une authenticité aussi introuvable que l'homme désaliéné du marxisme mais cette fois complètement déconnectée de la production et plus généralement de l'action, existence de penseur professionnel. Ensuite la survalorisation de la conscience de la mort qui nous individualise - Sartre avouant à la fin de sa vie qu'il n'avait guère éprouvé l'angoisse dont il avait repris le thème uniquement parce qu'elle était à la mode ! Il est certainement plus pertinent de parler de l'être-pour-autrui (qui nous met en cause dans notre être) que de l'être-pour-la-mort (restant plus abstrait) même si la question du suicide se pose à chacun. Le désir n'émane pas d'un fond originel de réalisation de soi (comme le serine le développement personnel) mais du désir de reconnaissance comme désir de désir (proche, si on veut, de la responsabilité que Heidegger définit comme "répondre à l'appel", sauf que l'être-avec évacue les relations personnelles au profit de la communauté). L'idée que le Dasein serait tendu vers son pouvoir-être le plus propre est au moins excessive, étant passif la plupart du temps dans une destinée subie plus que choisie, et sa conception de la liberté qui serait d'agir en vu de soi-même est très contestable, évacuant à la fois ce désir de désir et la recherche de la vérité, dût-elle nous nuire, tout comme la liberté morale consistant à se détacher de ses particularités au profit de l'universel en tant qu'êtres de raison. Plus généralement, le Dasein semble plutôt impliquer de remplacer la supposée expression de notre essence par une causalité écologique, ouverture à l'extériorité, ce qui pourrait être plus proche du Heidegger plus tardif s'il ne restait si ambivalent, et il y a d'autres concepts fondamentaux qui lui manquent, en particulier l'importance du récit - qui parle de ce qui n'est pas là et que la poésie lui cache - mais aussi l'après-coup, absent des "extases" du temps subjectif (à-venir, avoir été, présent) et bien plus décisif qu'il ne le pense, étant au principe de l'évolution comme feedback du réel - ce qui relativise beaucoup l'assimilation de l'ex-sistence à un projet préalable.

Voilà ce qu'on peut dire rapidement afin ne pas prendre pour argent comptant ses descriptions phénoménologiques mais ces critiques dévastatrices ne les annulent pas toutes et n'auraient pu se formuler sans ces premières esquisses trop partiales de la facticité de la vie - mais qui ont fait date (le faux est un moment du vrai). Il est clair que sans "Être et Temps", avec tous ses malentendus, Heidegger serait cantonné à un tout petit cercle de métaphysiciens. Cela ne veut pas dire que le reste serait négligeable, en premier lieu, sa critique justifiée de la phénoménologie bien qu'assez maladroite au début. La phénoménologie est une étape décisive de la constitution de l'objet [auquel manque le récit et l'après-coup qui n'est pas simple remplissement] mais elle suspend trop l'être du sujet à son intentionalité présente, chosifiée, au lieu de l'intégrer dans la totalité de la situation et de restituer l'être-au-monde du Dasein dans sa différence radicale avec les étants.

6. Différence ontologique

Heidegger a longtemps considéré, en effet, la "différence ontologique" entre l'Être et l'étant comme sa seule obsession. Radicalisation de la réduction phénoménologique (époché), il s'agit de distinguer l'être de tout contenu particulier, des étants qu'il rend présents, la mise entre parenthèses ou "hors circuit" du monde étant censée donner accès au sens de l'Être en retour, à notre rapport à l'Être avant toute intentionalité. C'est incontestablement une différence intéressante mais qu'on peut interpréter de multiples façons, entre la noèse et le noème, le signifiant et le signifié, le verbe et le nom ou l'apparaissant et l'apparu, l'événement et le résultat.

Non seulement il y a constamment confusion entre ces différentes déclinaisons mais il faudrait y voir aussi la totalité du monde, ce que Jaspers appelait l'englobant, sens de l'Être révélé par le langage et qui ne peut être assimilé à un étant mais déterminant assez mystérieusement notre destin - identifié d'ailleurs de façon assez incompréhensible à la patrie (allemande) sous prétexte d'appartenance au lieu. Cette confusion entre ces niveaux de l'Être global et du petit Être-là semble bien reproduire le glissement chez Aristote de l'être quelconque à l'Être suprême, de l'ontologie à la théologie, mais on est dans le plus grand flou, sinon une sorte de folie et un rabâchage incessant où c'est l'étrangeté du Dasein (Unheimlich, sans abri et sans foyer) qui s'oublie dans sa quête insensée de retrouver l'Être perdu ("L’absence de patrie (foyer) qui reste ainsi à penser repose dans l’abandon de l’Etre, propre à l’étant. Elle est le signe de l’oubli de l’Etre"). L'Etre devient le nom de la nostalgie d'un sens originaire, "le désir de retrouver une enfance pelotonnée mystérieusement dans le Lieu" comme dit Lévinas. C'est ce qui donne à ses partisans l'air de sectes mystiques, sinon mystifiantes, d'initiés au mystère de l'Être inaccessible aux foules, comme éblouis par la clarté de l'Être. Pourtant l'oubli de l'être finira par se concevoir de façon positive, analogue à l'oubli de la perception dans le perçu, de l'énonciation dans l'énoncé.

Jean Wahl, comme la plupart, considérait que la différence ontologique n'avait aucun intérêt, pourtant cela permettra notamment de renouveler l'essence de la vérité comme a-lètheia, dé-couverte, ce qui n'est pas sans pertinence bien que vouloir dépasser la philosophie comme théorie de la connaissance pour son fondement dans l'expérience existentielle peut aussi mener à tout l'irrationnel et on peut soupçonner malgré tout que la mise en cause de la vérité comme conformité aux faits a un côté un peu "louche" (comme dit Bourdieu). Pourtant, ce qui permet de mieux le comprendre, peut-être, c'est René Thom remarquant pratiquement que "ce qui limite le vrai, ce n'est pas le faux mais l'insignifiant", il ne suffit pas de produire des données en série. Justement ! il est sûr que ces subtilités ne sont pas aussi passionnantes que l'être-dans-le-monde, l'angoisse, l'authenticité (le propre et l'impropre), etc.

Plus cela ira, plus l'attention de Heidegger se détournera pourtant du subjectif au profit de l'ouverture de l'Être lui-même, c'est-à-dire de possibilités qui se dévoilent, d'un sens extérieur qui s'impose historiquement au subjectif, horizon temporel de l’être.

L’être n’apparaît comme différence ontologique que pour la
pensée représentante.

Mais ce n’est pas nous qui faisons cette différence. Ce n’est pas du tout de cela qu’il est question. La différence est plutôt ce en quoi nous entrons.

Il utilisera ensuite la graphie Seyn "pour signifier une nouvelle orientation de son questionnement qui, sautant par-dessus la différence ontologique, va s'adresser directement à l'être comme vérité", au sens désormais d'événement dévoilant. On pourrait dire qu'il ouvre ainsi à des philosophies de l'extériorité s'il ne voulait toujours donner sens à l'Être, signifiant n'ayant pourtant aucun signifié propre, et l'unifier dans toutes ses formes par la pensée, si ce n'est le simple mot. Adorno avait raison de rétorquer que cette insistance sur la transcendance de l'être et son inconnu, implique dès le départ un sens particulier unifiant et une primauté de l'être, n'y retrouvant que ce qu'il y avait mis. Ce qui ruine ces spéculations sur l'avenir de l'Être, c'est le mécanisme de l'évolution, la sélection après-coup qui donne sans doute la primauté au réel, mais un réel particulier, local, situé et précaire, à chaque fois différent, écologique enfin.

Après, je ne prétends pas comprendre toutes les subtilités de sa dernière "philosophie" qui m'apparaît plus poétique sinon délirante avec une configuration "quadripartite" de l'être, inspirée de Hölderlin, comprenant pour l'être, la Terre et le Ciel, ainsi que pour la parole, les Divins et les Mortels, couples d'opposés : être et devenir, être et apparence, être et penser, être et devoir - tout cela est bien joli mais n'a absolument rien produit et semble bien de la pure connerie cette fois - en tout cas ne m'intéresse guère...

7. Confusions idéologiques

Un point qui reste très problématique est celui de la place du Dasein ou du subjectivisme, qui était au coeur de sa phénoménologie de l'existence, mais avec lequel il a voulu très vite prendre ses distances au profit de l'Être lui-même et de sa manifestation qu'on peut dire objective. Cette orientation vers l'ouverture à l'extériorité (la pensée du dehors), qu'on pourrait reprendre à notre compte, influencera pas mal de ses successeurs mais elle n'est pas si claire qu'elle paraît car Heidegger n'arrive pas réduire à rien le rôle du poète ou du penseur (son propre rôle), jusqu'à se croire le sauveur du monde (ou le berger de l'Être) ! C'est là où l'idéologie résiste, contradiction qui se voit bien dans le manuscrit du tournant (1936) publié sous le nom d'Apports à la philosophie où il prétend pourtant opérer "ce retournement où ce n'est pas l'étant qui est fondé par l'homme, mais où, tout au contraire, c'est être homme qui se voit fondé par l'Etre". Il reste marqué pourtant par une des grandes illusions du subjectivisme, alors même qu'il le dénonce, c'est de continuer à s'imaginer, comme dans sa jeunesse, que le monde serait fait pour nous, au lieu que nous en serions les produits, que nous serions d'une certaine façon un être de besoins spirituels à satisfaire ou d'esprit à cultiver, qu'il s'agirait même de la possibilité d'un séjour sur terre, à nos conditions ou menacé par notre effondrement subjectif ! En réalité, nous participons à une évolution qui nous dépasse et se moque bien de nous, évolution à laquelle nous devons en permanence nous adapter, n'ayant pas la simplicité d'un destin mais de multiples trajectoires autonomes (il n'y a pas de synchronicité du présent).

On pourrait s'accorder aussi sur le fait qu'il faut passer de l'existentialisme (individualiste) à l'écologie (extériorité) s'il n'avait une conception idéaliste de la nature et régressive de l'écologie (comme beaucoup d'écologistes). La question de la technique, évoquée plus haut dans ses déterminations sociologiques et politiques, manifeste ici toute son ambiguïté puisqu'elle est prise dans le conservatisme agraire de départ, s'opposant au désenchantement du monde et à l'évolution technique qui nous priverait de notre expérience existentielle, technique présentée comme la plus grande menace, alors même qu'il finira par la considérer comme partie intégrante du destin de l'Être auquel nous sommes confrontés ("La technique est dans son essence un destin historico-ontologique de la vérité de l'Être en tant qu'elle repose dans l'oubli" p117).

Plus généralement, sa funeste idéologie de départ produit une atmosphère malsaine de spiritualisme opposé à l'homme scientifique calculateur (juif), avec une religiosité sans dieu et le cinéma d'une profondeur de surface. Son irrationalisme arrive à captiver son public par une promesse de sens sans arrêt différée et ne débouchant jamais sur rien en dehors d'une certaine poésie surjouée. Certes les sciences sont arides et déçoivent nos attentes mais le reconnaître ne doit pas mener à une religion de substitution. "Point de cantiques : tenir le pas gagné". On ne choisit pas sa religion contrairement à l'évangile contemporain, on y croit ou pas, presque toujours par héritage, ce n'est pas un choix rationnel (malgré le stupide pari de Pascal) et les avancées des sciences ne laissent plus aucune place à un esprit divin. Nous ne sommes pas du tout en position de dicter aux sciences ce qu'elles doivent dire, et quand elles contredisent nos croyances, nous avons juste à nous y faire.

Finalement, on a bien l'impression que la difficulté à comprendre Heidegger, entretenant le mystère et un élitisme certain, vient de multiples confusions et glissements de sens entre l'Être et l'être-là, l'Être supposé transcendant et sa révélation par le langage (récit en fait), le rôle préservé du penseur et l'histoire impersonnelle de l'Être, l'étrangeté du monde et la nostalgie patriotique, avec à chaque fois l'impression de forçage pour sauver son idéologie sans jamais en venir à bout, assez lucide pour reconnaître qu'il s'était engagé dans des chemins sans issue, pas assez pour renoncer à ses lubies. Heidegger a beau avoir exploré de nouvelles voies, dont certaines fructueuses, il n'est pas le détenteur des secrets de l'Être, c'est juste un ridicule petit-bourgeois nazi qui se la pète dont Thomas Bernhard se moque avec férocité et dont la mort n'a pas été plus glorieuse que sa vie. C'est juste que sa névrose a correspondu avec la fin de la philosophie et une sorte de panique à devoir passer de l'homme religieux à l'homme de science, transition encore largement en cours, qu'on le veuille ou non, maintenant qu'on décode le cerveau et que l'intelligence artificielle prend le relais, temps de toutes les désillusions sur notre importance historique et nos rêves grandioses d'une vie poétique.

Il ne s'agit pas de rendre compte de toute la philosophie de Heidegger et de ses contradictions, c'est seulement un essai trop rapide de montrer comme peuvent se mêler ce qui relève de l'idéologie et de la philosophie, où l'on voit la cohabitation des pires conneries (quoi de pire que le nazisme?) et de nouveaux objets d'analyse soumis à la critique. Tout son effort névrotique pour renouveler la promesse philosophique avec la prétention de trouver à quel moment nous avons été dénaturés, arrachés à notre origine mythique, produira cependant un foisonnement d'études nouvelles. Cela confirme que peu importe la connerie de départ et son auteur, c'est l'après-coup qui sélectionne la part de vérité. Il n'y a donc pas de commencement qui vaille, ni de penseur décisif, ni de propriété intellectuelle, ni de peuple, mais des causalités externes changeantes ainsi qu'une accumulation continue des connaissances scientifiques avec le temps.

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