Pour une philosophie de l’information

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Il semble que la philosophie soit restée bloquée sur la question du langage sans arriver à intégrer la notion d'information sinon pour faire une critique superficielle de sa trivialité. C'est d'autant plus fâcheux qu'elle se trouve incapable dès lors de penser notre actualité qui est celle de l'ère de l'information, justement. Des actualités, il ne sera pas question ici pourtant, ni des journaux d'information ni même de la communication ou des réseaux, mais de considérations qui paraîtront beaucoup plus inactuelles sur le concept lui-même d'information tel qu'il s'est manifesté dans le numérique et l'informatisation du monde. Aussi bien les sciences que les modes de vie en ont été profondément affectés sans que cela ne semble avoir beaucoup préoccupé les philosophes, sinon pour de vaines condamnations morales tout-à-fait inutiles alors que ce sont ses catégories qui devraient en être bouleversées.

C'est ce qu'on va essayer de montrer par ce qui relie information et finalité tout comme ce qui sépare l'émetteur du récepteur, l'information du fait, le logiciel du matériel, dualisme fondamental du corps et de l'esprit qui nous coupe de la présence immédiate mais devrait permettre de fonder un véritable matérialisme spirituel. De quoi renouveler le sens de la vie comme incertitude de l'avenir sans laquelle il n'y a pas d'information qui vaille. Il serait téméraire de vouloir déduire de prémisses si générales des conclusions un tant soit peu politiques mais on pourrait tirer tout de même de cette base, qui semble si mince, une éthique de la réaction et de la correction de nos erreurs, en tout cas donner un nouvel éclairage à des questions plus anciennes.

Il faudrait d'abord bien comprendre ce qui relie le concept d'information à une finalité sans laquelle elle n'a aucun sens. L'intentionalité filtre les données et les organise, la noèse structure le noème ("on n'entend que ce qu'on attend", le reste n'est que bruit). La pertinence de l'information sans laquelle elle n'a aucun caractère d'information est fonction de nos degrés de liberté, d'une capacité de réaction pour atteindre son but, ce qu'on peut définir comme une inversion de l'entropie naturelle (néguentropie) puisqu'il s'agit de ne pas laisser faire. De façon homologue, au niveau du signal physique, l'information se définit comme l'inverse de l'entropie, saillance improbable se détachant du bruit de fond. L'information est médiation ne prenant sens que dans l'action qu'elle guide (différence qui fait la différence). Tout comme l'affect, l'information est fonction de notre capacité d'agir.

La finalité, ou intentionalité donnant valeur à l'information, vise un effet qui ne peut être que répétition, souvenir du passé. La finalité comme produit de la reproduction constitue la condition tout à la fois de l'information, de la vie et de la liberté qui ne sont pas dissociables. Il faut ce retournement temporel d'un effet qui devient cause par la grâce de la sélection après-coup et de sa mémoire pour que l'information fasse événement, pour qu'on fasse l'expérience de la temporalité du vivant et de l'évolution, tout comme de l'histoire (l'information c'est le temps lui-même, l'événement dans sa temporalité, ce qui arrive et à quoi il faut réagir).

Du coup, et c'est l'autre point "bien connu" mais dont on ne prend pas toute la mesure, l'information crée une nouvelle dimension comme le cyberspace qui n'appartient pas à l'espace euclidien, division entre la pensée et l'étendue qui est aussi leur interpénétration et qui trace la séparation entre le psychique et le somatique comme entre le vivant et le mort, biosphère agitée au milieu d'un espace morne. C'est d'ailleurs parce que l'information et le vivant sont inséparables de finalités actives que la nature, dans l'espace euclidien cette fois, est le lieu de conflits entre finalités contraires, en contraste avec l'indifférence des forces physiques qui ont bien une cause mais pas de but et ne se trompent jamais (l'information comme la vie, c'est ce qui est capable d'erreur, cf. Canguilhem).

L'information et la cybernétique ont mauvaise presse, c'est peu de le dire. Il ne manque pas de critiques enflammées et répétitives contre leur logique binaire et des systèmes de contrôle nous ravalant semble-t-il au rang de fourmis dans une inhumaine Metropolis quand ce n'est pas le monde d'illusions programmées à la Matrix ! Pourtant on n'a pas attendu le monde moderne pour jouer des illusions religieuses et réduire les peuples en esclavage. La cybernétique, qui se voulait simplement la science des moyens d'atteindre ses fins et de la gouvernance, s'est constituée plutôt sur le fait qu'on ne pouvait pas tout programmer et sur les mécanismes du vivant (feedback, boucles de rétroaction, correction d'erreur) pour y suppléer, se guidant sur la perception du réel pour atteindre ses fins selon le principe du thermostat où c'est l'effet qui devient cause. La cybernétique ne faisait qu'imiter le vivant ou généraliser ses mécanismes à tous les systèmes orientés vers un but, direction par objectifs se réglant sur les résultats qui est une sorte de nouveau discours de la méthode appliqué à l'action et qui a fait incontestablement ses preuves, malgré des dérives tout aussi incontestables. De quoi permettre en tout cas de comprendre l'information par son rôle dans un système dont elle n'est qu'un élément, n'ayant aucune signification en soi mais devenant essentielle uniquement en fonction de la finalité poursuivie. Tout dépend bien sûr au service de quelle finalité on s'organise mais il ne faut pas confondre les principes avec leur applications plus ou moins dogmatique ou perverse (l'information a un coût et l'évaluation peut être contre-productive). On ne peut dire cependant que ce soient ses critiques qui auront eu raison de débuts prometteurs mais plutôt ses excès menant assez rapidement à une "cybernétique de second ordre" plus méfiante envers la notion de système et laissant une plus grande part à l'auto-organisation, ce qui était un réel progrès. Celle-ci a fini cependant par prendre toute la place avec des concepts brumeux comme celui d'émergence refoulant en fait toute organisation effective de même qu'une grande partie des premières réflexions de la théorie des systèmes, considérées comme obsolètes. Cela n'a pas empêché les principes de la cybernétique de prospérer dans la réalité (économique ou technique) mais a justifié du moins d'être délaissés par la réflexion. Ce n'est pas un hasard si au même moment l'auto-organisation devenait l'alibi magique du néolibéralisme pour défendre une auto-régulation des marchés dont on a vu toutes les limites. A trop négliger le système, on provoque des crises systémiques !

Il faudrait revenir sur ce qui constituait la première tentative sérieuse de ce qu'on peut appeler un matérialisme spirituel, le seul concept rationnel de l'esprit (qui ne le renie pas) et de son lien au corps (comment l'esprit immatériel peut commander un corps matériel) en se fondant sur la différence ontologique entre des données et leur support matériel (entre l'adresse mémoire et son contenu). En effet, plus que le langage, propre seulement à notre espèce, c'est l'information qui peut constituer la base d'un matérialisme qu'on peut dire spirituel en ce qu'il rend compte de l'incarnation de l'esprit dans un corps et de l'introduction de la finalité dans la chaîne des causes. Certes, il ne s'agit pas de vouloir y réduire la richesse de l'expérience humaine et de notre pensée, il y a toujours besoin de complexifier le tableau ensuite, ne pas en rester aux organismes les plus primitifs ni aux simples automatismes, mais on a bien là les germes d'une compréhension matérialiste de la vie et de la pensée qui manquait aux penseurs précédents, y compris marxistes. On y oppose d'un côté des conceptions plus ou moins mystiques nous assurant d'une essence divine sans commune mesure avec l'animal, ou de l'autre un déterminisme implacable nous ravalant à l'automate et dépourvu de toute liberté comme de pensée. Tout l'enjeu est de préserver l'un et l'autre, le monde matériel et celui de l'information. Ce n'est pas parce que les premiers cybernéticiens étaient mauvais philosophes ou devaient avancer un peu à l'aveugle qu'il ne faudrait pas se remettre à l'ouvrage avec plus de subtilité et de circonspection. Il serait temps qu'on sorte de ces erreurs symétriques dans leur unilatéralité et qu'on prenne conscience des implications de cette information qui nous est si envahissante et si mal connue pourtant, nous promettant en tout cas de privilégier les mauvaises nouvelles sur les bonnes (on ne parle pas des trains qui arrivent à l'heure!).

 

Le concept d'information a beau être plus ancien, il ne prend sa signification actuelle qu'à partir des années 1920-1930 avec les statistiques mais surtout la théorie de l'information, qui se détache de la théorie du signal (notamment par la correction d'erreurs), ainsi que la découverte de l'homéostasie assurée par des boucles de rétroaction, tout cela un peu avant les débuts de l'informatique et la découverte de l'ADN. Depuis ce temps il ne semble pas que la philosophie se soit intéressée sérieusement à ce nouveau concept qu'elle a eu plutôt tendance à vouloir rejeter avec mépris, comme Heidegger qui n'y voyait qu'une menace pour la pensée à ramener l'information au calcul et au quantitatif. Ce refoulement des nouvelles technologies s'interdit de penser notre temps mais surtout de pouvoir poser des problèmes philosophiques anciens d'une toute autre manière.

Certes on peut dire que la philosophie répète toujours la même chose, ce ne sont pas les ordinateurs ni les appareils numériques qui y changeront quelque chose. Depuis Platon, on ne fait la plupart du temps que répéter, commenter ou prolonger ce que la tradition nous a légué, en sciences comme en philosophie. A rebours de l'évangile contemporain, il faudrait admettre qu'avoir une nouvelle idée n'est presque toujours que tomber dans une nouvelle erreur (d'autant plus qu'elle nous paraît géniale). Il ne faut pas confondre une information avec une pure invention. Les nouvelles idées n'émergent que de l'expérience elle-même (le cognitif, c'est quand on se cogne au réel). C'est pour cela qu'il vaut mieux travailler l'histoire de la philosophie et se tenir au courant de l'avancement des sciences. Les grands philosophes se contredisent moins qu'on ne croit, tout est plutôt dans la formulation et les nouvelles interprétations qu'on peut en faire. S'il ne s'agit donc pas vraiment d'inventer une nouvelle philosophie, il s'agit du moins d'intégrer à la philosophie les découvertes du temps, ce qu'elle fait avec retard, on ne le sait que trop bien, mais occasion de voir l'histoire en acte, comment le nouveau redistribue les places et reformule les questions.

Après Kuhn et Foucault, René Passet a montré comme les théories économiques d'une époque restaient dépendantes du paradigme scientifique du moment. C'est on ne peut plus frappant, les théories antérieures ne pouvant imaginer ce qui ne sera découvert que plus tard et permettra de nouvelles façons de penser. Les sciences nous marquent plus qu'on ne croit et les philosophies n'y échappent pas. On peut même dire que ce qu'il peut y avoir de nouveau en philosophie tient largement au progrès des sciences et techniques. En même temps, les sciences bénéficient en général d'un éclaircissement philosophique qui manque justement sur l'information, utilisée à toutes les sauces (notamment en Physique). Il se trouve qu'on a changé de paradigme depuis quelque temps déjà, non seulement avec l'informatique mais tout autant avec les théories du chaos, de la complexité et de l'information imparfaite, dans la même ligne que la physique quantique par rapport à la mécanique newtonienne, et suscitant autant de délires dans la pensée sauvage. Il n'est pas sûr que les philosophies en vogue s'en soient rendu compte...

Il y a bien eu un moment linguistique de la philosophie, dont la base était relativement étroite, ce qui n'a pas empêché que ce travail d'appropriation des lois du langage (de la phonologie jusqu'aux structures de parenté) ait pu être aussi utile que fécond malgré ses excès là aussi. De la même façon, avec une base aussi limitée sans doute mais tout aussi décisive, il serait bien nécessaire d'avoir une philosophie de l'information pour l'ère numérique, opérant la synthèse entre philosophies de la vie et philosophies du langage (entre existentialisme et structuralisme). On peut se poser légitimement la question de l'intérêt de s'intéresser à ce qui semble une régression par rapport au langage, qui caractérise bien mieux notre humanité, régression au biologique dans ses formes les plus simples, voire aux automates. La portée de l'information est pourtant d'autant plus grande que c'est une notion plus fondamentale et qui renouvelle l'ontologie dans sa temporalité (l'information est une notion aussi générale que celle de l'être).

J'avais déjà esquissé les implications philosophiques du concept d'information dans mon livre "Le monde de l'information" ou dans "L'improbable miracle d'exister" et si j'y reviens, ce n'est pas que j'aurais tellement à y rajouter mais seulement que l'absence de ce concept d'information me semble entretenir toute une série d'erreurs métaphysiques dont on s'encombre encore, notamment sur la conscience ou un esprit qu'on ne devrait plus pouvoir penser comme flottant au-dessus des eaux alors que l'esprit n'est que la capacité d'apprentissage et de réaction d'un corps. Un des symptômes de l'absence de prise en compte de l'information se trouve dans la vogue d'un spinozisme rétrograde qui devient envahissant depuis un moment déjà, devenue la philosophie dominante pour ceux qui veulent des réponses simples et dépourvues de dialectique, philosophie pour classes terminale pourrait-on dire si ce n'était aussi la philosophie naturelle des scientifiques. L'idée que l'esprit ne serait rien que l'envers du corps n'a aucun sens dans l'univers des signes qui se communiquent en se détachant ainsi de leur matérialité. L'idée même de ce qu'est un corps devrait en sortir radicalement transformée.

Il ne s'agit pas en effet d'en rester à une conception physique de l'information (comme celle de Simondon par exemple). L'in-formation ce n'est pas donner forme à une brique mais seulement la percevoir, l'intérioriser et y réagir éventuellement. C'est un processus cognitif et actif. Il faut maintenir le dualisme entre l'esprit et le corps, la vision et l'objet visé, entre l'information et son support, le software et le hardware, ce qui n'empêche pas qu'il y a aussi une certaine unité de l'électronique et du programme, intriqués comme dans les corps vivants, les deux étant à la fois fondamentalement différents dans leur mode d'existence et interdépendants. Cette intrication psychosomatique, ce composé hétérogène et solidaire, constitue la seule façon de reconnaître la réalité d'une âme pensante et sensible qui ne soit pas un simple épiphénomène, tout en restant on ne peut plus matérialiste (la matérialité du numérique et d'un immatériel qui s'impose matériellement). Le concept d'information permet de penser plus rigoureusement ce dualisme de la conscience et de son objet, de la perception et du perçu, de l'émetteur et du récepteur. C'est ce dualisme préalable qui permet de parler de matérialisme spirituel quand ils se conjuguent, car s'il n'y a pas d'information sans support matériel, elle ne se confond aucunement avec pourtant, ne prenant sens que par ce qui nous y concerne ou par un programme qui saurait quoi en faire.

Il faudrait s'en persuader, il n'y a pas d'information en soi. On pourrait même dire qu'il n'y a pas d'information en dehors du vivant si on n'avait construit des machines qui prolongent nos aptitudes en étant capables de mémoire, de logique et de réaction conditionnelle. Ce qui constitue l'information comme telle, c'est de répondre à nos questions ou nos inquiétudes, fonction anti-entropique qui est une autre façon, frontale cette fois, d'opposer le biologique au physique. C'est par cette opposition au monde, qui est aussi adaptation au monde, que l'information prend sens dans une évolution qui est finalement cognitive, prise dans une dialectique où le savoir antérieur est confronté à l'expérience du présent et des changements éprouvés dans le temps (car il y a plusieurs temporalités le long terme triomphant du court terme sur la durée seulement).

L'information n'est donc pas aussi simple qu'il y paraît et le matérialisme revendiqué se trouve profondément transformé par la médiation de l'information. C'est un matérialisme non seulement actif mais biologisant, qui ne peut plus négliger l'émotion (la psycho-sociologie), pas plus que notre rationalité limitée, comme si la causalité écologique ou sociologique était mécanique (parfaite et calculable) alors qu'elle doit passer par la médiation de l'information des individus et des groupes. Le monde de l'information est un monde par ouïe-dire où la représentation ne correspond jamais tout-à-fait à la réalité mais cela n'empêche pas que le monde existe pour nous comme extériorité qui ne fait aucun doute et nous vivons dans ce monde, dans l'expérience qu'on en a et qui s'impose à nous par les informations qu'on en reçoit. Tel est notre vécu où l'appareil de perception s'efface derrière le perçu. Il n'y a pas seulement le monde matériel qui s'impose à nous en son objectivité, le monde des signes et, pour nous, celui de la culture ou des institutions, s'imposent tout autant. Dans la réalité, nous sommes pris dans des discours avec leurs propres logiques et a priori, dans une répétition quotidienne et des processus collectifs où le sens ne fait pas de doute sur ce qu'il faut faire ou dire. On déborde largement ici de la simple information mais les phéromones peuvent être aussi impératives et objectives pour l'insecte. En tout cas, on reste dans la stricte séparation du sujet et de l'objet médiatisé par un code, une grille de lecture, carte qui n'est pas le territoire mais se donne pour tel.

 

Il faut être bien clair sur le fait qu'il ne s'agit pas du tout de vouloir tout réduire à l'information, qui est une spécificité du vivant, de sa reproduction, car, pour nous, être-parlants s'y superpose le langage qui est bien autre chose encore. Il y a donc deux parties distinctes, bien qu'elles partagent de nombreuses caractéristiques, une philosophie de l'information qui est une philosophie de la vie ou du numérique et une philosophie du langage à partir du langage narratif (récit) qui est une philosophie de la culture et de l'existence consciente entre passé et avenir. En effet, on n'aura plus affaire dans ce cas à un émetteur-récepteur mais à des interlocuteurs responsables, à un être parlant et un auditeur (un écrivain et ses lecteurs), ce qui introduit en tiers la dimension de l'Autre, de la vérité et de l'histoire. C'est ce qui rend aussi absurde de vouloir tout réduire au cerveau en oubliant que c'est l'organe de l'extériorité, des sens, en oubliant le langage, le regard de l'Autre, l'idéologie dominante, les vérités du jour et les processus bien réels (matériels, techniques, sociaux, économiques, historiques) qui organisent la conscience et ses réflexes cognitifs. Ceux-ci ne peuvent être malgré tout trop déconnectées de la réalité matérielle et purement manipulatoires. Le sujet de la perception n'est guère plus qu'une mémoire, le résultat d'un apprentissage alors que ce sont les autres être parlants qui nous forment et nous donnent un rôle social, une identité, une âme qu'on ne trouvera pas forcément à l'intérieur. On ne peut pour autant tout réduire au langage et s'il faut éviter tout réductionnisme, il faut aussi penser le plus simple et universel.

Bien sûr, une philosophie de l'information ne saurait déboucher sur une quelconque sagesse, apportant une inflexion de l'éthique tout au plus. De toutes façons, on peut dire que la philosophie en elle-même possède déjà sa propre éthique, une éthique liée au langage et même à la parole publique. On ne s'étonnera donc pas d'en retrouver l'essentiel dans les philosophies du langage, de la communication ou de l'information qui se recoupent en partie sans être vraiment comparables. A la différence des philosophies, les sagesses sont normatives, comme la psychologie, elles prétendent soigner les maux de l'âme par une discipline du corps visant une absence de pensée et l'indifférence au monde (ataraxie), se fermant justement aux informations (perturbantes en effet). On comprend qu'une philosophie de l'information puisse objecter à ces pratiques thérapeutiques mais tout comme la philosophie depuis l'origine qui ne cherche pas à refouler les problèmes ou faire le vide en soi mais part du fait qu'on pense et parle et qu'on puisse en devenir conscient donc conscient aussi de notre ignorance et de contradictions effectives, des fausses évidences ou du mensonge à soi-même. Non seulement conscience mais expression du négatif à l'opposé de la pensée positive et de l'auto-suggestion. La seule morale de la philosophie, se caractérisant par un discours public et rejetant toute initiation secrète, c'est d'annuler ce qui s'annule et ne garder qu'une raison qui ne se contredit pas, exigence d'authenticité. C'est la bonne foi de Zarathoustra (le vrai pas celui de Nietzsche) contre la mauvaise foi de Sartre, si l'on veut. Jusque là on resterait au niveau d'une information pouvant toujours être trompeuse s'il ne s'agissait aussi de conscience de soi (connais-toi toi-même, ce qui veut dire d'abord, connais ton ignorance) par où s'introduit la dimension morale de la philosophie qui est dans la conscience de son rapport aux autres. Agir en conscience, c'est faire preuve d'une conscience qu'on dit effectivement morale à pouvoir distinguer le bien du mal, c'est-à-dire ce qui peut se soutenir publiquement (universellement) ou non. Une philosophie de l'information ne peut aller si loin mais une des seules choses qu'elle peut ajouter à une philosophie de la communication ou du langage avec lesquels elle partage la question de la falsification, c'est la fonction anti-entropique de l'information ("le bâton veut être redressé" prétendait Ernst Bloch) et donc aussi la question des limites ou des régulations.

On sera bien d'accord que l'information ne suffit pas à fonder une éthique et qu'il faudrait y intégrer le négatif, le désir et l'inconscient, ce qui complique tout de même pas mal les choses... Tout cela pour dire qu'il ne s'agit en aucun cas de tout ramener à une suite de zéros et de uns en faisant fi de la richesse humaine et de l'histoire intellectuelle. A l'opposé de la prétention à tout expliquer par l'information, il s'agit tout au contraire de partir du fait que malgré la saturation d'informations inutiles, on manque toujours d'informations ! Cette ignorance première sans laquelle l'information n'aurait aucun sens, c'est justement ce qui fait d'une philosophie de l'information une philosophie de la liberté en tant que nous avons besoin d'informations complémentaires pour nous décider. Sans cette part d'ignorance, on n'aurait effectivement que des automatismes. Ce qui empêche de prétendre qu'on serait entièrement déterminés par nos origines ou nos intérêts, c'est bien de ne pas savoir quoi faire et d'avoir des conflits de conscience ! C'est notre inquiétude et notre manque d'informations qui met en éveil tous nos sens et définit la conscience pour Laborit (qui n'est donc pas du tout un flux). A cette liberté de réflexion donnée paradoxalement par notre rationalité limitée, il faut joindre, comme on l'a vu, la liberté de tromper, puisque l'information n'est pas la chose même. Certes, la liberté de mentir est indissociable du langage et de notre responsabilité envers les autres. Une bonne part de notre "responsabilité" morale peut être attribuée à la réciprocité des interlocuteurs, sauf que l'information aussi a un rôle décisif dans notre responsabilité, en particulier pour les menaces écologiques qu'on ne connaît que par les informations qu'on en a pu avoir et dont on doit évaluer la pertinence, l'urgence et les remèdes envisagés. Du fait qu'elle est liée à une finalité et à nos capacités d'action, on pourrait tirer de l'information (et non de la communication ou du langage) une sorte d'obligation de réaction, de ne pas subir passivement. On sait du moins que plus les informations à traiter sont complexes, et plus on exige l'autonomie des acteurs. Il y a d'autres propriétés de l'information qu'on aurait pu évoquer comme sa non-linéarité qui la distingue de la proportionnalité des forces physiques et mériteraient plus d'attention dans une économie numérique.

Voilà donc quelques apports d'une philosophie de l'information pouvant modifier nos conceptions du monde, mais prendre conscience de l'information, c'est toujours essayer de prendre conscience de soi, de savoir qui nous sommes. L'ère du numérique est pour cela très instructive, changeant radicalement les perspectives car s'il ne faut pas réduire l'information à l'informatique, celle-ci a permis d'éclairer son rôle biologique et la question de la conscience. Au fond, Heidegger avait raison d'avoir peur du concept d'information qui réduit effectivement à néant tout le côté obscurantiste de son histoire de l'Être, tout comme il rend d'ailleurs inconsistante l'idée même de nature. On voudrait opposer au monde froid de l'information la chair animale hérissée de poils voire les odeurs qui ne sont pourtant rien d'autre que des informations qui nous saisissent et déclenchent toute une série de réactions en nous. Le Paon et le Putois témoignent à quel point le monde animal est bien déjà un monde de signes.

L'opprobre jetée sur l'information est du même ordre que la condamnation de la technique. C'est un jugement moral qui oppose la vie bonne à une vie inhumaine. Il y aurait le naturel d'un côté et l'artificiel de l'autre, ce qu'on peut illustrer facilement, notamment dans la science-fiction, mais qui est un peu plus compliqué dans la réalité. Il ne fait aucun doute que nous avons de très nombreux automatismes, instinctuels ou fruits de l'habitude, ainsi que des réponses toutes faites pouvant être facilement confondues avec celles d'un ordinateur. Pourtant, si la vie artificielle n'est pas la vie, c'est que la vie évolue sans cesse. Le monde de l'information n'est pas celui où chaque clef trouvera sa serrure dans la satisfaction de ses besoins naturels, c'est d'abord un monde changeant. Si le vivant se définit par les finalités qu'il poursuit activement, on ne saurait lui assigner une finalité dernière mais seulement de rester sur le qui-vive et réagir à la surprise de l'information, ce qui est de l'ordre de l'apprentissage et du jeu plus que d'une supposée jouissance de l'être en sa présence ou d'un désir rassasié. Sous le jour rasant de l'information, il n'est plus tenable de considérer notre essence comme plus corporelle qu'intellectuelle et dépourvue de tout négatif, nostalgie de l'unité d'une vision religieuse de la vie où toute information serait superfétatoire pour une vie déjà vécue et simplement conforme à sa destinée. On oublie dans l'affaire non seulement le regard divin supposé donner un sens univoque au monde (onto-théologie) mais surtout l'étendue de notre ignorance devant ce qui nous arrive et mobilise toute notre attention. En effet, ce que nous apprend indubitablement l'information, c'est que la vie est inséparable de l'incertitude de l'avenir, toujours en construction, que la vie, c'est l'évolution et le changement. C'est sans doute pour la même raison qu'une vie humaine en dehors de l'histoire serait bien ennuyeuse, sans l'obligation de choisir son camp, sans la vérité en jeu. Dans ces conditions, impossible de prétendre avoir le dernier mot, juste de rajouter aux concepts fondamentaux de la philosophie ce petit mot d'information qui parait si dérisoire mais dont dépend notre vie plus qu'on ne croit.

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49 réflexions au sujet de “Pour une philosophie de l’information”

  1. @michel Martin> Je ne suis pas convaincu par cette approche. La communication est à l'échelle de l'information, mais il s'agit de la création d'un lien à partir d'une suite d'interactions. Il y a donc une qualité de la communication, mais ce n'est certainement pas le temps.

  2. La communication me semble l'inverse de l'information. On est envahit par les prêtres de la "bonne" communication, petits censeurs merdiques qui ont trouvé de nouveaux catéchismes ataraxiques de la bonne vie ensemble et font chier leur monde avec leurs lunettes de myopes bigots si trop pleins de leurs bonnes intentions enflées de stupidité. Un de mes grands plaisirs est de leur voler dans les plumes, ils ne s'y attendent pas en général, et leur réaction est à la hauteur de leur surprise. Un vrai régal à assumer, comme tout plaisir.

    C'est triste, après Rimbaud ou Baudelaire, les bréviaires sont de retour.

  3. Dominique Wolton il est gentil mais ça casse pas 3 pattes à un canard, il prêche la bonne parole, ce qui est parfait pour les média où il est omniprésent. L'histoire de l'accélération, c'est ce qui avait lancé l'encyclopédie des nuisances (à propos du tgv) et c'est bien un truc de snob, sachant qu'il est donné à n'importe qui de se soustraire à l'urgence et au bruit du monde mais qu'à défaut de croire rejoindre ainsi une quelconque divinité, on risque de n'y trouver qu'ennui ou divertissement. C'est le type même du blabla inutile ("ça va trop vite") de celui qui croit qu'il est le conducteur et qu'il va convaincre la terre entière d'être un peu plus sage pour préserver sa tranquillité, ou alors de se fermer aux informations extérieures. Le Dalaï lama dont c'est la profession se croit obligé quand même de faire preuve d'un peu plus d'humilité.

    En tout cas j’exècre les donneurs de leçons et ce que je dis n'a rien à voir avec la communication dont on nous rabat les oreilles, ce qui n'a rien de nouveau puisque ce sont les sophistes qui ont créé la réthorique et la philosophie a dû répliquer en rappelant l'existence de la vérité derrière les beaux discours. Les mêmes sophistes sont maintenant rétribuées par les entreprises pour endoctriner leurs troupes et les guérir de leur jugement qu'il soit moral ou rationnel. Il ne faut pas s'en prendre aux pauvres missionnaires envoyés au casse-pipe, ils sont payés pour cela et s'ils sont devenus croyants d'avoir été endoctrinés aussi, c'est qu'ils sont bien naïfs.

    Reste qu'il est toujours utile de formuler ses objectifs et d'examiner les moyens à mettre en oeuvre pour les atteindre en se dotant d'outils d'évaluation et de suivi mais qui doivent être adaptés aux activités en question et non transposés dogmatiquement. En tout cas, ce n'est pas la cybernétique qui nous déshumanise ici, mais le même ressort que celui des sophistes déjà, la cupidité qui n'a rien de nouveau sous le soleil avec la bêtise de celui qui se croit plus malin que les autres parce qu'il ne s'encombre pas de principes moraux.

    Pour ma part, je ne parle ni de communication ni de la technique mais de ce qui n'intéresse personne, en tout cas ce dont personne ne parle, de la subversion de l'ontologie par l'émergence du concept d'information et qui ne dépend pas de nos usages ni de nos vies trépidantes ou du high-frequency trading. De toutes façons nous serons toujours en saturation d'informations, notre attention n'étant pas extensible, mais c'est une limite qui ne pourra pas être dépassée.

  4. Sur Wolton, je ne comprends pas bien ce qui motive votre agressivité, si ce n'est un réflexe de différenciation basique, ou une animosité personnelle? Parce que beaucoup d'éléments que vous mettez en avant se retrouvent dans son discours et ne sont pas du tout favorables aux médias agités tels qu'ils sont vis à vis de la communication et à l'illusion de rapidité croissante qu'ils véhiculent (agitation). Bon, c'est possible que Wolton mériterait une petite tarte du Gloupier, mais pas plus.

  5. Le mot de la fin fait parti de mes pensées préférées : "vie et incertitude"

    Si l'on se pose la question de quoi sommes nous sûr, deux voies s'offrent à nous :
    _ Affirmer par exemple notre science ou les religions, etc.
    _ Avouer humblement que l'on n'est sûr de rien

    La première s'appuie sur notre expérience et/ou notre croyance. La certitude devient qq chose d'immuable, on sait, c'est tout et ça ne changera pas. Ce qui est sûr est sûr en bref. C'est faire phi de toute incertitude... est-ce à dire que l'incertitude n'existe pas? Il n'y a en tout cas qu'un pas...

    La seconde s'appuie sur notre doute, notre humilité. Il ne s'agit pas d'une faiblesse de connaissance comme on pourrait le croire : car si l'on n'est sûr que l'on n'est sûr de rien...peut-on affirmer que l'on n'est sûr de rien? Bref, notre doute doute de lui-même. De cette incompatibilité peut naître notre action, notre réaction, notre force de vie. L'incertitude est bien un allié de la vie...

    Evidemment, il s'agit de deux extrêmes... tous 2 mènent à une philosophie de vie.

  6. Il y a eu une panne de serveur cette après-midi.

    La philosophie rejette à la fois dogmatisme et scepticisme. Il ne s'agit pas de dire qu'il n'y a rien de certain mais que l'existence est confrontée à l'incertitude, raison de l'information. Nous savons beaucoup de choses mais pas ce qui va arriver demain (pour la Bourse par exemple).

    Sinon, je ne m'acharne pas sur Wolton, juste le premier paragraphe, le reste ne le concerne pas (ce n'est pas un sophiste). Je n'ai aucune animosité contre lui, même pas un véritable désaccord, juste sans intérêt.

  7. Encore un peu de Wolton.
    Je trouve que Wolton est bien meilleur à l'oral qu'à l'écrit. Il apporte quand même un repère qui peut faire déclic qui me semble important: il pointe notre détestation de la communication qui exige une prise en compte des réalités et de l'autre et qui demande du temps, qu'on peut mettre en regard de notre penchant commun pour l'idéologie, la propagande, l'emballage. C'est à dire que la prise en compte des réalités de l'autre, qui sont différentes des nôtres, est beaucoup moins confortable que la croyance idéologique unificatrice (propension à la croyance qui est sans doute un des ressorts de l'unité du groupe et de la survie de l'espèce).
    Votre démarche volontariste orientée vers la communication dans le sens où vous privilégiez la prise en compte des réalités de tous ordres au détriment de la propagande est assez rare pour être soulignée. Votre éloignement des mondanités et des médias en témoigne.

  8. Il y a eu à nouveau quelques problèmes d'accès...

    Je ne m'intéresse pas à ce que dit Wolton qui sont des truismes usés qu'il est sans doute toujours bon d'entendre, je veux juste souligner que cela n'a absolument rien à voir avec ce que je dis qui est beaucoup moins intéressant que ce que dit Wolton. Ce que je dis ici est beaucoup trop abstrait et spéculatif mais se situe sur un tout autre plan ontologique et historique, soulevant des tonnes d'objections passionnées. Si je devais passer dans les médias, impossible de parler de tout cela, mieux vaut parler développement personnel et amélioration des communications. L'intérêt du web est de n'être pas obligé de s'adresser à la masse et qu'on peut se contenter d'une niche philosophique...

  9. "Il ne semble pas que la philosophie se soit intéressée sérieusement à ce nouveau concept [l'information] qu'elle a eu plutôt tendance à vouloir rejeter avec mépris."
    C'est tout de même un peu fort. La plus basique recherche sur "philosophy of information" ramène des quantités de textes et de références sur ce domaine en plein essor. Quelques auteurs au hasard (enfin, pas tout à fait): Margaret Boden, Brian Cantwell-Smith, Gregory Chaitin, Daniel Dennett, Fred Dretske, Hubert Dreyfus , Luciano Floridi, John McCarthy, John Searle, Patrick Suppes, Terry Winograd.
    De plus, la théorie de l'information a beaucoup progressé depuis l'époque de la cybernétique et de Shannon.
    Mais il est vrai que dans ces courants très divers de recherche et de réflexion, on ne rencontre pas de "nouvelle dimension qui n'appartient pas à l'espace euclidien" ou de "regard divin".
    Bien cordialement.

  10. Me voilà donc démarqué ! Je n'ai bien sûr pas dit que personne n'avait parlé d'information avant moi, j'ai même mis en illustration un ouvrage sur l'histoire du concept d'information mais que je sache, cela n'a pas donné encore une école de pensée comparable à la philosophie du langage. Je ne connais certes pas tous les auteurs que vous citez mais votre propre réaction montre qu'ils ne se sont pas intéressés assez sérieusement au concept lui-même (une hirondelle ne fait pas le printemps et le plus cité, Luciano Floridi - non traduit en français encore - est un peu poussif même s'il va un peu dans le même sens que moi et a effectivement l'intérêt d'être un des seuls à avoir fait une philosophie de l'information qui reste encore confidentielle). Je ne connais pas tout sur la philosophie de l'information mais tout ce que j'en entends me semble rater l'essentiel. Le titre "pour une philosophie de l'information" est un engagement à ce qu'on en parle plus, qu'on en fasse l'équivalent de la philosophie du langage, mais c'est aussi pour faire quelques mises au point, peu appréciées donc

    En tout cas, il semblerait que je n'ai rien dit en dehors de la mise en cause d'une honorable profession qui effectivement ne m'intéresse guère pour ce que j'en connais, il y a un nombre étonnamment réduit de philosophes importants dans l'histoire. Il faut dire qu'il est difficile d'avoir plus mauvais lecteur qui croit que je défendrais un "regard divin" que je réfute au contraire [j'ai donc un peu changé la formulation] mais qui est le produit du langage et ce que Heidegger appelait onto-théologie. Mon style est certainement trop obscur mais le cyberspace [là aussi, j'ai rajouté le mot dans le texte en espérant réduire le malentendu] n'est effectivement pas euclidien sans que ce soit si extraordinaire, n'ayant absolument rien de mystique, c'est juste qu'il n'y a pas de commune mesure entre la logique et le lieu. La vraie démarcation est là.

    PS : je n'avais pas compris que Patrick Peccatte me reprochait surtout de ne pas connaître sa propre contribution à une philosophie de l'information qu'il semble avoir découvert depuis peu (alors que j'en parle depuis 10 ans) et dont on pourra vérifier le formidable intérêt en allant sur son site ! Cela fait longtemps qu'on se connait de loin, on est des dinosaures de l'internet français de 1997 où son premier site était sur la démarcation, raison de mes (lourdes) allusions, mais on n'a jamais été intéressés l'un par l'autre, moi plus continental et lui farouche partisan d'une philosophie anglo-saxonne que je trouve creuse bien que dominante au niveau mondial. En tout cas, j'ai une conception moins mystique que lui de l'émergence.

  11. René Thom est très intéressant, j'en avais parlé en 1994 dans mon Prêt-à-penser mais pas sur sa conception de l'information que je trouve très insuffisante tout comme celle de Simondon.

    http://jeanzin.fr/ecorevo/philo/pre...

    Il y a bien sûr beaucoup de gens qui ont parlé d'information et je critique depuis longtemps notamment des conceptions de physiciens (voir par exemple ce site et la dernière revue des sciences) ou de mathématiciens comme Jean-Paul Delahaye (ou Kolmogorov-Chaitin qui ont une conception trop quantitative de l'information et de la complexité).

    Il est certain que, comme presque toujours, je ne suis pas dans le consensus ni dans la bavasserie universitaire. Je ne fais pas exprès et j'ai donc sûrement tort (n'ayant aucun titre à quoi que ce soit) mais c'est éventuellement ce qui peut faire l'intérêt de ce que je dis.

  12. La sociocratie de Gerard Endenburg s'inscrit dans les démarches de prise en compte de l'information selon un modèle cybernétique. Je ne sais pas si vous connaissez sa thèse qui doit dater de la fin des années 80 et dont on trouve une traduction "Sociocracy as social design." datée de 1998.
    De mon point de vue, aucun doute que sa démarche participe à la construction d'identités cognitives reconnues comme telles par le statut très élevé qu'il donne à l'information et à ses porteurs. A ma connaissance, c'est la seule tentative de mise en pratique plutôt réussie de la philosophie de l'information que vous appelez de vos vœux.
    Pourquoi ne pas faire un peu d'anthropologie et aller voir de plus près ce qui se passe dans les groupes qui ont adopté la boîte à outils d'Endenburg, pour y voir de plus près l'assemblage ou la répulsion de l'institution pro-cognitive avec ou contre le penchant idéologique spontané?

  13. L'intérêt que je vois à l'approche thomienne est qu'il donne une piste à suivre pour géométriser le problème de l'information et de la complexité d'un message. Géométriser permet de déganguer le problème de l'approche quantitative (Shannon, Kolmogorov, etc.).Dans cette optique l'essentiel de l'article se trouve peut-être dans la note (2) qui relie l'information à une certaine complexité topologique de la morphologie générique issue de la catastrophe signifiée par le message.

    Pour pouvoir philosopher sur l'information peut-être faut-il commencer par étendre le langage naturel? Ce que Thom s'efforce de faire par sa tentative de géométrisation de la pensée.

  14. L'intérêt de la théorie des catastrophes, c'est en effet de sortir du quantitatif et il rend bien compte ainsi des morphologies, y compris de la morphologie du langage (le chat mange la souris) mais il ne peut pas aller beaucoup plus loin dans l'analyse du langage et il rate complètement le concept d'information comme réaction conditionnelle et ne comprend pas du tout que l'effet puisse devenir cause par sa mémoire et sa répétition. Il refoule la finalité biologique derrière une géométrie des formes et une causalité immédiate qui n'a que l'inconvénient d'ignorer le temps et toutes les médiations. En fait il n'a pas une théorie de l'information mais plutôt une critique d'un usage étendu du concept d'information qu'il attribue curieusement à la mauvaise foi des biologistes. Il a cependant raison d'insister sur le caractère complexe de l'information impliquant un émetteur, un récepteur et une question.

    Il faudrait bien sûr en dire beaucoup plus sur l'information, ce que j'ai fait notamment dans "le monde de l'information" mais cet article n'était pas destiné à refaire une théorie de l'information, ni à proposer des applications de la cybernétique (il y a foison), plutôt à essayer de montrer, à partir de ce que m'avait appris cette théorie de l'information, en quoi la philosophie pouvait en être ébranlée dans ses fondements. Je ne suis pas sûr qu'on ait besoin pour cela de mots nouveaux, ce sont les concepts qui sont difficiles à intégrer dans leur simplicité même.

    Pour les applications, c'est tout autre chose et très souvent critiquable par des approches trop unilatérales ou normatives. Par sa puissance même la cybernétique peut être un facteur d'asservissement. On peut même dire qu'elle ne sert qu'à ça et le savoir devrait aider à en critiquer les mésusages et s'y opposer quand il le faut. La critique de la première cybernétique était bien sûr fondée. Y réintroduire l'auto-organisation était nécessaire, au moins pour adapter les organisations à leur situation. Un excès de formalisme est nuisible, la capacité de changer de mode de fonctionnement ou d'organisation étant aussi essentiel. Il faut donc se méfier des trop grandes généralisations, des méthodes étant plus adaptées à des petits groupes ou prennent trop de temps. Un fonctionnement informel peut être suffisant parfois mais on peut expérimenter des méthodes qui ont fait leur preuve quand le besoin s'en fait sentir et pour atteindre ses buts un peu de méthodologie ne fait pas de mal.

  15. "Je ne suis pas sûr qu'on ait besoin pour cela de mots nouveaux".
    Je pense que l'idée d'enrichir le langage naturel par un stock d'images archétypes et la combinatoire algébrique afférente est une bonne idée car l'idée d'information renvoie naturellement à celle de forme.

    
    

    Thom réduit les quatre causes aristotéliciennes à deux, l'efficiente et la formelle. Il le justifie p.465 de AL.

    "Il ne comprend pas du tout que l'effet puisse devenir cause par sa mémoire et sa répétition."
    Il consacre une partie de ES à traiter de ce problème qu'il a clairement vu (p.71). Et il l'aborde par la théorie de la roue du moulin (p.62). L'inversion apparaît dans les rectangles opposés par un sommet qui jalonnent les chapitres 3, 4, 5. Son modèle de BP (blastula physiologique) vient de là.

    PS: je suis peut-être à côté de la plaque...

  16. Franchement je ne trouve pas du tout convaincant ses arguments. Réduire la cause finale à la cause formelle, c'est ne pas comprendre vraiment Aristote et réduire la mémoire ou la répétition à la canalisation (comme Freud au début d'ailleurs) est plus que réducteur, cela rate les mécanismes biologiques et notamment la sélection après-coup. La notion de cycle ou de "roue du moulin" n'est pas adaptée ici (et je suis pourtant très attentif aux cycles) il y a bien au contraire un effet en retour de la fin sur le désir et la cause efficiente. Par ses modélisations mathématiques René Thom peut faire abstraction des médiations et retomber sur ses pieds mais la biologie passe par la mémoire et la sélection (et de très nombreuses médiation), que ça lui plaise ou non, avec différentes temporalités et l'information ne prend sens que par un effet qui devient cause (ce pourquoi existe le mécanisme du plaisir et de la peine).

  17. "...ce sont les autres être parlants qui nous forment et nous donnent un rôle social, une identité, une âme qu'on ne trouvera pas forcément à l'intérieur."
    Oui, "calculer" l'autre et se faire "calculer" par l'autre, par les autres, me semble être une des caractéristiques forte de l'espèce sociale que nous sommes. On a besoin d'être mis au monde par la communauté. Ce besoin est d'ailleurs confondu, pas forcément à tort, avec ce qui fait le sens de la vie à nos yeux. On peut remarquer que chez les espèces sociales plus rustiques, comme les abeilles ou les fourmis, les échanges d'informations entre les individus sont incessants, au moyen des antennes, par échange d'aliments etc... Nos codages nous laissent des marges de manœuvre cognitives importantes, mais notre besoin d'être mis au monde par la communauté présente peut-être quelques traits archaïques semblables aux autres espèces sociales.

  18. Il faut cependant du connu pour qu'il y ait de l'inconnu. Ce que je voulais indiquer en insistant sur le langage et la construction sociale de l'individu, son extériorité, c'est que ce n'est pas parce qu'on peut faire une philosophie de l'information et de la vie qu'il faudrait nous réduire à cela. L'éthique est d'abord fonction du discours, notre dignité et notre humanité tiennent d'abord au fait qu'on soit des êtres parlants produits d'une longue civilisation. Ce n'est pas une raison pour refouler notre animalité mais sans nous y réduire. La difficulté est toujours de tenir ensemble plusieurs dimensions et des tendances contradictoires, de composer l'esprit avec la matière. Il faut laisser place à l'hétérogène (le connu et l'inconnu). C'est pourquoi tout jugement définitif se condamne par son caractère trop unilatéral. Distinguer une philosophie de l'information d'une philosophie du langage va dans ce sens d'une pluralité de niveaux de réalité au-delà du dualisme entre signifiant et signifié et même de la sainte trinité du Symbolique, de l'Imaginaire et du Réel.

  19. "La difficulté est toujours de tenir ensemble plusieurs dimensions et des tendances contradictoires, de composer l'esprit avec la matière. Il faut laisser place à l'hétérogène (le connu et l'inconnu)".
    Sans vouloir vous rabattre les oreilles avec Krishnamurti, mais c'est le premier philosophe qui m'a vraiment touché et votre texte m' a fortement fait y repenser. Sa pensée émancipatrice est très subtile et gagne vraiment à être ... connue. Il ne propose pas d'effacer le connu pour mieux aborder l'inconnu, mais seulement de s'en émanciper. Il précise qu'il serait ridicule de devoir sans cesse tout réapprendre et que ce n'est pas de ça qu'il parle. Il ne s'agit pas d'une philosophie qui proposerait de sortir la tête d'un sac pour tout de suite la mettre dans un autre. Quoique mal comprise, sa philosophie peut conduire à la tyrannie du présent, mais elle contient aussi l'antidote à cet éventuel dérapage, cet enfermement initial.
    L'homogène ou l'hétérogène n'est pas vraiment un problème dès lors qu'on sort d'un cadre militant ou rationaliste voulant tout expliquer sans en avoir les moyens.
    Pour en revenir aux finalités, deux logiques coexistent chez les humains. Une logique sociale, solidaire, relativement mécanique, et une logique d'évolution, donc de liberté, d'émancipation. Les deux participent à l'élaboration de la finalité, concourant toutes les deux à la survie de l'espèce et à son adaptation.

    Question vite fait: bien que la vie soit synonyme de finalité, on ne peut tout de même pas parler de spiritualité pour tous les êtres? Il faut une conscience de cette finalité pour qu'on puisse parler de spiritualité?

  20. Dans l'expression matérialisme spirituel, le terme "spirituel" ne désigne ici qu'une dimension différente de la matière et qui donc commence avec la vie de la première cellule et toute utilisation basique de l'information, donc bien avant la conscience de ses finalités et les mécanismes du plaisir ou de la peine. J'avais forgé ce mot composé pour l’existentialisme au départ, ce qui est compatible avec ce que je dis ici qui concerne plutôt la séparation/union de l'esprit (perception, ADN) avec la matière (corps, métabolisme). L'enjeu est bien de sortir du monisme en acceptant la dualité et ne réduisant pas l'esprit à la matière (le software au hardware) ni le contraire. Ce qu'on appelle spiritualité est tout autre chose en général et qui m'est assez étranger, du moins depuis que je ne suis plus un enfant, c'est une façon de faire exister ce qui n'existe pas et se manifeste même par son absence ! Ce sont des pensées considérées comme élevées car désintéressées mais mes pensées sont aussi élevées sans avoir besoin de se monter la tête avec des conneries mystiques. D'une certaine façon, c'est effectivement ce que les grandes spiritualité prétendent de vivre en conscience de notre finalité dernière mais la seule finalité dernière est notre reproduction, notre persistance dans l'être, le reste n'est que finalité partielle, éviter les mauvais coups qui est la lutte contre l'entropie quotidienne. Beaucoup de ces finalités partielles sont des automatismes ne nécessitant aucune conscience mais le chat qui guette la souris doit bien avoir une vague conscience qu'il attend qu'elle sorte de son trou. C'est la spiritualité du chat.

    Il y a plus de 2 logiques et si ce que j'ai lu de Jiddu Krishnamurti (ce n'est pas le Krishnamurti le plus connu) m'a paru assez sympa, le Zen chinois contient l'essentiel. Il y a de bons maîtres. Comme on ne peut tout réinventer, il faut en passer par quelques maîtres mais ne pas leur donner trop d'importance. Pour ma part, si je n'ai pas vraiment de maître, c'est de ne pas savoir ce que je pense a priori, d'avoir l'esprit vide mais d'essayer de comprendre ce qui se passe avec ce que je peux en savoir.

    Par contre, je trouve Stephen Wolfram un peu délirant même s'il a produit pas mal de choses. Je ne crois pas du tout qu'on puisse tout réduire à des automates cellulaires même si c'est un domaine très intéressant. Je suis persuadé notamment qu'on ne peut réduire l'énergie à l'information, ce qui distingue le physique du cognitif. J'insiste sur le caractère hétérogène de l'immatériel et du matériel, ce contraire de Stephen Wolfram.

  21. Une sorte de matérialiste glandulaire :

    http://blogdesinfideles.blogspot.de...

    "la pensée a aussi inventé l'opposé du temps, le maintenant, l'éternel présent. Le présent n'existe que comme une idée. Au moment où vous essayez de fixer le présent, il a déjà été absorbé par le passé."

    Pour ma part, j'avais trouvé curieux la seule fois où j'avais pris de l’héroïne à 20 ans que m'avaient vendue 2 baba en Angleterre.

    Pendant 24 heures j'étais devenu complètement silencieux, tout ce que j'entendais dire me passait par une oreille et ressortait aussi vite, j'étais devenu un spectateur invisible.

    http://livres.krinein.com/fils-homm...

  22. "Pour en revenir aux finalités, deux logiques coexistent chez les humains. Une logique sociale, solidaire, relativement mécanique, et une logique d'évolution, donc de liberté, d'émancipation. Les deux participent à l'élaboration de la finalité, concourant toutes les deux à la survie de l'espèce et à son adaptation."

    Même si c'est un peu réducteur, aborder la question de l'information en lien avec la finalité selon ces deux logiques ouvre quelques perspectives. Par exemple, je lis que vous privilégiez la logique d'émancipation et qu'à cette fin, vous sélectionnez les informations qui iront dans ce sens. Si vous étiez plus sur une longueur d'onde socio, sur une stratégie positive d'union qui fait la force, alors votre choix d'informations pertinentes pour pousser à cette stratégie serait différente, parce que vous y auriez intégré le groupe. Ce qui peut passer pour un repli (communautaire) ou une xénophobie peuvent en fin de compte se rapporter à une stratégie positive de groupe. La dialogique va bien permettre de concevoir un dialogue transformateur de la combinaison, du dialogue entre ces deux stratégies (et non statique comme pourrait induire une simple démarche dialectique). En ce sens, la sociocratie d'Endenburg est une dialogique assez puissante, conservant la structuration hiérarchique permettant au groupe de prendre rapidement des décisions et en même temps protégeant les objecteurs en plaçant très haut le statut de l'objection en tant qu'outil de recueil et de prise en compte d'informations. On peut même ajouter que l'organisation en cercles est un outil de mise en place de la subsidiarité capable d'atténuer les classiques tendances "bureaucratiques" ou paternalistes des systèmes hiérarchisés.

    Remarque sur la saturation d'information et de l'intérêt de développer une philosophie de l'information. Dès lors que nous disposons de grilles de tri des informations élaborées et efficaces (sans pour autant jamais atteindre la perfection), alors la saturation est considérablement atténuée. Il y a une relation entre notion de saturation d'information et efficacité des outils de tri.

  23. Il n'y a absolument aucun rapport entre la dialectique hégélienne et une quelconque dialogique. Le problème, c'est qu'on s'imagine trop facilement comprendre la dialectique hégélienne sans aller y voir de plus près. Ce sont surtout les marxistes qui font les plus gros contre-sens sur une dialectique qui a été effectivement très appauvrie par Marx, sans que je vois bien le rapport avec Spinoza. Edgar Morin croit aussi que la dialogique est supérieure à la dialectique parce qu'il n'y aurait pas de synthèse, ce qui est à côté de la plaque. Il faut comprendre comment Hegel développe toute la logique à partir de la dialectique (être/néant/devenir, quantité/qualité/mesure, être/essence/concept), on voit que cela n'a rien à voir avec un dialogue ni avec un compromis entre forces contraires qui aurait plutôt à voir avec Habermas. On pourrait comparer la dialectique hégélienne aux fractals, une force à longue portée qui se brise sur des résistances locales ou plutôt une rencontre qui produit toute une série de répercussions temps après temps, sans pouvoir sauter une étape. C'est à la fois une contrainte cognitive et temporelle, exigeant à chaque fois l'après-coup qui ne peut se négocier par un dialogue ouvert menant au juste milieu. Il y aura toujours saturation d'informations quelques soient les outils de tri qui devront effectivement s'améliorer sans cesse. Je suis persuadé que la sociocratie ou autre méthode éprouvée comme il y en a pas mal ont leurs applications, il ne faut pas croire que ce soient des solutions universelles. Là comme ailleurs, ce qui compte, c'est l'expérience et la sélection par le résultat mais s'il faut introduire des méthodes pour atteindre ses objectifs lorsqu'on n'y arrive pas, il faut laisser le maximum de place à l'informel. Là aussi, il y a un équilibre à trouver et une dialectique qui doit se corriger sans cesse car la principale leçon de la dialectique, c'est qu'on ne sait pas à l'avance, qu'on ne peut s'accorder sur une vérité moyenne car personne ne connaît la vérité à l'avance, vérité qui est sujet et se construit dans l'épreuve du réel au même titre qu'un organisme vivant en interaction avec son environnement. Aucune harmonie naturelle ne pourrait arrêter l'évolution comme figée dans sa perfection alors que rien d'autre n'existe que ce processus même. La structure de la logique de Hegel, c'est la première chose que j'ai mise en ligne en 1997 : http://jeanzin.fr/ecorevo/philo/heg... Je recommande toujours un peu lourdement ce plagiat que j'ai fait de la Phénoménologie car on y voit bien comme la dialectique des positions morales n'a rien à voir avec un dialogue mais avec la prise de conscience des contradictions de sa position menant à une position contraire : http://jeanzin.fr/2006/05/20/misere-de-la-morale

  24. peut-on dire que Marx a "Spinozé" la dialectique Hégélienne en voulant "la remettre sur ses pieds"

    Je doute fortement que Spinoza ou Marx aient quelques talents, expérience pour remettre sur pied quiconque.

    Assez ridicule, ça me rappelle un diplomate français qui se tortillait le cul dans une fiesta en Creuse pour se la jouer festif. A vouloir être un gentil festif, on en fait du n'importe quoi.

    Spinner ou pas, c'est pas le problème.

    Il y a les spinneurs et les anti spinneurs, and so what ?

  25. Il y a tout de même une dialectique des faits.

    La technique permet de réparer partiellement la barbarie religieuse :

    http://www.liberation.fr/societe/20...

    A vrai dire, je n'ai jamais bien compris comment on pouvait justifier la torture physique à long terme au nom d'une idéologie. C'est quand même le point positif de notre époque que d'être en mesure de mettre en relief l'absurdité de telles pratiques et de restaurer partiellement ce qui a été dévasté.

    Comment est ce possible que des femmes soient charcutées dans leur part la plus intime pour des motifs religieux, j'ai jamais compris.

  26. "Ce sont surtout les marxistes qui font les plus gros contre-sens sur une dialectique qui a été effectivement très appauvrie par Marx, sans que je vois bien le rapport avec Spinoza"
    Par exemple quand Marx dit "Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c'est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience", il réduit un rapport dialectique (systémique) à un enchaînement de causes à effets. Je vois Spinoza comme un de ceux qui a évacué la magie de la pensée philosophique, mais en restant dans une logique de causes à effets très insuffisant pour aborder les systèmes, alors que la dialectique de Hegel est profondément systémique.

  27. Marx a raison quand il dit "Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c'est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience", ce dont on ne peut dire que ce ne soit pas hégélien sauf que ce n'est qu'un premier temps auquel il faut ajouter que, oui, leur conscience déterminée par leur existence sociale détermine en retour leur existence. Marx a encore plus raison quand il précise que l'économie est déterminante "en dernière instance", les contraintes matérielles étant limitantes, ce qui n'empêche pas que les idées peuvent devenir efficientes en s'emparant des foules. Ce qu'on peut reprocher aux marxistes, voire à Marx lui-même, c'est d'arrêter la dialectique ici (comme à la supposée fin de l'histoire avec la dissolution des classes par le prolétariat dépossédé de tout). En cela, il se rapprocherait du monisme de Spinoza, dépourvu en effet de toute dialectique, sauf que Marx réintroduit la dialectique dans l'action elle-même (et la production de l'homme par l'homme). Il reste le facteur idéaliste (spirituel) de l'action s'opposant à la matérialité passive. Il identifie la dialectique au négatif qui doit renverser l'ordre existant mais curieusement s'imagine qu'ensuite il n'y aura plus de négatif ni de renversement de l'ordre établi ! C'est du moins ce qu'en a retenu le marxisme et le discours explicite de Marx dont la position est cependant plus hégélienne qu'on ne croit, son renversement ne faisant que continuer une dialectique aboutissant à l'esprit absolu dont la négation est l'existence concrète. Ainsi, Marx avait relu la logique juste avant de publier le premier livre du capital qui s'organise selon la logique hégélienne. Il est indéniable qu'à se vouloir matérialiste, la dialectique marxiste perd sa dimension cognitive et s'appauvrit (Engels) mais c'est surtout le dogmatisme du marxisme-léninisme qui a du en appauvrir le sens, ce qui est la destinée de la communication d'un message pour le grand nombre qui doit se simplifier et devenir plus redondant pour être audible, se détacher du bruit ambiant.

    L'excision ne relève pas de la religion mais de la culture qui produit beaucoup de "barbarie" ou de tortures depuis toujours, sans que ce soit l'effet d'une volonté mauvaise mais de simples croyances ou traditions. Si on veut la relier au thème de l'article, on peut dire que la culture est normalisatrice, qu'elle souligne les traits, redouble l'information, ne veut pas d'une information qui induirait en erreur comme la présence d'un organe trop proche de celui du mâle chez une femme. La culture se distingue de la nature comme le signe se détache du fond, affirmant d'abord son caractère de signe, d'artifice culturel, d'intentionalité humaine. La culture veut contraindre les pieds des femmes à rentrer dans des chaussures trop petites (ou allonger leur cou), notre époque étant sans doute celle de la réintroduction de la nature dans la culture pour mettre un terme à ce masochisme qui ne date pas d'hier...

  28. Effectivement, la religion est une part de la culture et j'imagine assez bien le traumatisme vécu par une femme excisée quand bien même la culture y mettrait sa couche de langage bienveillant.

    Il est tout de même à remarquer que les femmes actuelles continuent pour partie à utiliser des chaussures contraignant la morphologie du pied et du squelette, aboutissant ainsi à toutes sortes de déformations et d'infirmités morphologiques.

  29. Je ne sais pas trop ce que veut dire un langage informatique avant le zero et le un puisque le livre de Boole qui montre tout ce qu'on peut tirer du langage binaire, "Les lois de la pensée", date de 1854. Cela peut faire référence à la machine d'information de Charles Babbage programmée par Ada Lovelace en 1840 qui a formé le mot algorithme et qui n'était pas en binaire puisque c'était une machine analogique (si je me souviens bien). Les premiers programmes sont ceux des métiers Jacquard mais on ne peut parler de langage de programmation. Le bit représente le minimum d'information réduite à un oui ou non, les ordinateurs sont donc construits sur cette base physique (potentiel positif ou négatif, spin d'un côté ou de l'autre, etc.) et un programme compilé est une suite de zéros et de uns mais on ne programme pas en binaire, ou très exceptionnellement. L'unité de base de la programmation est plutôt l'octet et on utilise plutôt un assembleur qui est plus lisible (pour modification) mais doit être compilé (en zéros et uns) pour être exécutable. L'objet principal de l'informatique, c'est l'erreur (bug informatique ou erreur de saisie de l'utilisateur), sans langage de programmation, c'est à peu près impossible de trouver une erreur (ou alors il faut un debugger exécutant le programme pas à pas).

    Sinon, tant qu'on sera des êtres parlants, il faudra se mouler dans des coutumes et des costumes un peu trop étroits pour nous mais on est quand même plus cool que les cultures originaires qu'on nous vante en oubliant toutes ces contraintes qu'on ne supporterait plus, avec raison. Il y a encore du boulot mais comparé à l'avant Mai68, c'est le jour et la nuit.

  30. Les machines analogiques sont fondées sur le calcul intégral, donc le langage mathématique qui n'a rien de binaire, tout au moins sur le plan de l'histoire.

    Par ailleurs, le langage binaire ne se résume pas à 0 ou 1, le vocabulaire, mais comprend aussi les opérateurs logiques gérés par le Central Processing Unit.

    Il y aurait éventuellement un parallèle possible avec la double articulation du langage.

    Sans les opérateurs logiques, addition, comparaisons, il n'y a aucune possibilité algorithmique, ni de langage.

    La brique de base, base binaire 0 et 1, n'est que l'intégration de ce principe de différenciation au niveau le plus élémentaire.

  31. Dialectique et dialogique, une clarification de vocabulaire serait bienvenue.
    Voilà ce que j'en ai compris (sans doute de travers pour aller un peu vite):
    Tant que Hegel ne s'est pas intéressé à la dialectique, ce mot avait un sens assez clair. En gros, autour d'une question, il s'agit de faire la thèse, l'antithèse et la synthèse conciliant les contradictions apparentes mises en évidence entre la thèse et l'antithèse. Si on veut aller un peu plus loin, il s'agit de lever des contradictions qui proviennent du système de langage, des grilles de lecture qui génèrent des contradictions dans les représentations, mais au final pas dans les faits, puisque si des faits en apparence contradictoires existent, c'est parce qu'ils ne le sont pas. La dialectique à l'ancienne et Spinoza ne sont pas contradictoires.

    Avec Hegel, tout se complique, la notion de système vient complètement changer la donne et le sens même du mot dialectique, si bien que ça n'aurait pas été une mauvaise idée d'en trouver un autre. Les interactions circulaires, ou en rétroaction, entre causes et effets font perdre son sens à ces deux mots. On entre dans ce qu'Edgar Morin nomme "la complexité". Si de plus on ajoute des relations non transitives comme dans le cas du chifoumi, on s'écarte encore de la simplicité des relations causes-effets. Si dans le cas de dialectique complexe intégrant les notions de systèmes on avait pu parler de dialogique, c’eût été plus simple, non?

  32. @Michel Martin :

    Ce qu'expose J Zin, si j'ai compris, c'est le processus évolutif des causes et des effets, ces derniers devenant des causes à leur tour, après maturation et effets cumulatifs matériels.

    D'une certaine façon, je rejoins cette approche en passant par les matrices d' Hadamard qui mettent à plat ce qui influe ou peu, quelle que soit la diachronique des évènements dont on peu discuter à l'infini.

  33. @olaf :
    Diachronique. merci Olaf pour ce dia qui enrichit le vocabulaire de la complexité ou l'esprit est tiré à hue et à dia du fait de la complexité liée au fonctionnement des systèmes.

    La diachronique permet de ramener l'étude d'un système à une succession d'évènements représentés en causes et effets, chacun prenant successivement la place de l'autre. C'est quand même un subterfuge, même s'il donne quelques résultats.

  34. On peut dire effectivement que le terme dialogique sert juste à se distinguer des dialectiques hégéliennes et marxistes, c'est en tout cas explicite chez Edgar Morin, retrouvant le sens plus traditionnel de la dialectique qui a connu déjà des glissement de sens des dialogues de Platon où la dialectique accouche de la vérité par dichotomies (avant d'être juste une forme d'exposé purement formel dans ses dernières oeuvres) pour devenir au Moyen-Âge plutôt une méthode de discussion (disputatio). Le sens des mots n'est jamais fixe mais si le terme de dialectique ne s'appliquait qu'au discours avant Hegel, l'idée d'une unité des contraires ou du caractère structurant des conflits était bien présente (d'Héraclite à Pascal en passant par l'ésotérisme), Hegel n'ayant fait que montrer leur analogie avec la dialectique utilisée en rhétorique. Kojève rejetait la dialectique de la nature pour ne garder qu'une dialectique cognitive qui est aussi une dialectique des désirs mais il y a de bonnes raisons de revenir à ce que dit Hegel de la dialectique de la nature qui vaut bien mieux que Engels même si c'est dans les faits sociaux et politiques (historiques) qu'on a affaire à une dialectique qu'on peut dire matérielle en ce que ce sont des forces qui nous dépassent.

    Ce n'est pas la notion de système qui singularise Hegel, Spinoza étant bien avant lui le fondateur d'un système logique figé. Ce qui distingue Hegel, c'est d'avoir intégré le mouvement dans le système qui n'est plus statique, le concept important ici, c'est la négation (toujours partielle) et ce mot justement intraduisible d'aufhebung utilisé par Luther pour désigner le passage de la loi à l'amour, une négation qui est un accomplissement, un achèvement. La dialectique hégélienne est bien plus déterministe que la complexité chaotique dans la composition des opposés, jeu de ping pong de plus en plus serré, et il n'y a pas à regretter le sens des mots, seulement à les spécifier. Parler de dialectique hégélienne est suffisamment explicite. Cela n'empêche pas d'utiliser le terme de dialectique autrement, le mot de dialogue pouvant être tout autant pertinent sans avoir à parler de dialogique (qui désigne au départ une juxtaposition de discours, une pluralité de récits qui se croisent).

  35. "En effet, la conscience morale apparaît lorsque la conscience de soi se reconnaît dans la conscience des autres (un Je qui est un Nous), nostalgie de l'unité avec les autres."
    C'est tiré du début de votre article de 2006 sur la phénoménologie de l'esprit.
    Je tente une analyse contradictoire de votre interprétation de nostalgie de l'unité avec les autres. Je reviens aux deux stratégies de sélection des informations au service de la vitalité humaine que sont le conservatisme (l'union qui fait la force, la solidarité) et le progressisme (la liberté qui permet de découvrir des solutions nouvelles d'adaptation). On retrouve la combinaison, qui peut être contradictoire ou synergique, difficile à démêler du je et du nous, et pas seulement cette nostalgie de votre analyse causale. Il me semble que vous avez sélectionné un type d'information et que vous l'avez traité pour la mettre au service de la stratégie d'émancipation que vous privilégiez. Je suis persuadé qu'on doit pouvoir trouver des analyses symétriques à la vôtre. maintenant, je ne vais pas pousser trop loin, au risque d'un retournement dialectique, je n'oublie pas qu'une bonne part de vos réflexions font la part belle à la solidarité, mais sans concession pour l'autonomie individuelle.

    Quelques dictons à consonance dialectique, en attendant que je rentre, si tant est que j'y parvienne, dans la philo d'Hegel réservée sans doute à un tout petit nombre, comme vous le dites:
    "Le mieux est l'ennemi du bien."
    "L'occasion FAIT le larron (et non pas RÉVÈLE)", qu'on peut traduire en ce moment par "c'est la porte ouverte du poulailler qui fait le renard." etc...

  36. Je crois effectivement que l'autonomie individuelle est le but de la politique tout comme la liberté est pour Hegel le but de l'esprit mais je ne l'oppose absolument pas à la solidarité ni au collectif puisque je suis persuadé justement que l'autonomie est une production sociale. De la même façon je n'oppose pas égoïsme et altruisme car l’égoïsme est le plus souvent un égoïsme de groupe, donc altruiste (famille, parti, patrie). On ne peut dire que je néglige la socialisation et la constitution d'un nous puisque je propose des institutions pour cela. S'il y a besoin d'institutions pour renouer des solidarités locales, c'est qu'elles ont été défaites par l'individuation entre autres, que ce n'est plus une donnée "naturelle" et subie mais voulue.

    Je suis effectivement très réticent à une certaine socialisation, celle des foules, des églises et de la pensée de groupe. J'ai expérimenté la difficulté de penser avec d'autres sans tomber dans un dogmatisme répétitif. Je connais la force du bouc émissaire et du rejet de l'autre qui soude les communautés. J'ai éprouvé tous les enthousiasmes politiques ou religieux, je connais leur séduction mais aussi les désastres où ils nous ont mené. Alors, le manque d'information, il est de quel côté ?

  37. @Jean Zin :
    Merci pour cette réponse très synthétique et sans détour. J'ai beau chercher, plus je vous connais et plus je me sens proche de votre approche politique, aussi bien sur le fond que sur la façon de réfléchir. La principale différence, c'est votre compétence et mon ignorance, mais vos textes m'aident beaucoup et de mieux en mieux au fur et à mesure que les zones de malentendu s'estompent.

    Pour le très relatif manque d'information concernant les stratégies des groupes, j'ai seulement évoqué le principe de finalité qui nous fait sélectionner à notre insu plutôt tel ou tel type d'informations en fonction de nos finalités. Comme votre penchant pour l'émancipation et l'autonomie ne peut faire aucun doute, j'en ai déduit que cette position militante devait vous conduire à négliger quelque peu les informations au service des finalités collectives, de la force du groupe, quand bien même vous compensiez intellectuellement.

  38. On est tous très ignorant, il serait très déplacé de ma part de faire le savant, connaissant trop bien tout ce que je ne connais pas. Je me contente du rôle de critique et d'agitateur d'idées. En tant qu'écologiste, je ne pense pas qu'on puisse prétendre que je néglige les finalités collectives même si je plaide pour une écologie émancipatrice et non pas autoritaire. Par contre, ce qui est vrai, c'est que je suis dubitatif sur les forces collectives actuelles et leurs possibles débouchés, ce qui me fait privilégier le niveau municipal qui est bien un collectif, se distinguant de tout communautarisme comme de tout parti. Ce qui est vrai aussi, c'est que je n'y participe pas moi-même, ce qu'on peut légitimement me reprocher mais j'invoque là-dessus les incommodements de l'âge. Comme en tout autre domaine que j'explore, je me contente d'indiquer des pistes ou réfuter quelques erreurs pour ceux qui veulent continuer l'aventure, pas pour me faire le général de l'assaut imaginaire contre ce vieux monde et toutes ses tares. Je n'en sais pas plus que je ne dis et ne fais que ce que je peux.

    La dialectique nous assure au moins qu'on n'aura jamais le dernier mot et qu'on ne sera jamais au juste milieu. Ce que je dirais demain corrigera ce que je dis aujourd'hui. Il y a donc des moments où il faut défendre l'individu contre le collectif et d'autres où c'est le collectif qu'il faut défendre contre l'individualisme même s'il faut toujours essayer de tenir les deux bouts.

    Le texte sur la phénoménologie montre que ce n'est pas si simple de se dévouer à sa communauté, ce qui commence avec le traditionalisme mais n'est pas tenable longtemps et tombe facilement ensuite dans un égoïsme considéré comme ce qui est vraiment le plus universel avant de se rendre compte que cet hédonisme n'est pas tenable ni satisfaisant, et en devenir du coup trop rigoriste, etc. Il n'y a pas seulement deux positions opposées et qu'on pourrait attribuer à des variations hormonales ou des traumatismes infantiles mais toute une série de compositions différenciées et changeantes entre le singulier et l'universel comme entre l'individu et ses différents collectifs. D'ailleurs, s'il est vrai qu'on sélectionne les informations en fonction de nos finalités, celles-ci sont multiples et ne se réduisent pas à une finalité dernière comme le suggère forcément tout récit qu'on en fait.

  39. Les dernières discussions m'ont amené à me faire un avis, sans doute très discutable, de la dynamique de la cure psychanalytique, le voilà:
    L’analyse ne me semble pas être une…analyse, mais un rituel, une dynamique de mise au monde symbolique. L’analyste rejoue certaines phases de passage à l’âge adulte qui n’ont pas été assez achevées ou même contrariées et qui provoquent culpabilité et inhibitions, il redonne la permission de voir, de penser et d’agir qui délivre la parole selon l’expression que c’est l’occasion qui FAIT le larron. Pour un moment, l’analyste devient le parent ou bien il joue le rôle social en jeu dans le baptême ou dans les rites de passage. Il signifie: « maintenant que tu es assez grand pour ne plus être soumis à tes démons, que tu as compris que tu étais un élément constitutif du groupe social, tu as le droit de voir, de penser et d’agir sans demander la permission à quiconque. Je te transmets le droit de délivrer à ton tour à ceux que tu voudras cette permission de voir, de penser et d’agir. » Fin de la cure.

    Illustration par Catherine Clément. Le premier cas se rapporte à un quitus plutôt qu'un loyer, cad un permis définitif, alors que le second se rapporte à un cas ou l'image du loyer est plus appropriée:
    "Qui sont nos propriétaires ? par Catherine Clément le 29/10/2008 sur les matins de FC, (je lui avais demandé son texte qu'elle m'a gentiment transmis et que je restitue ci-dessous)

    « L’autre jour, j’écoutais Tobie Nathan parler en public des mondes nouveaux construits par les Africains en exil. Ethno-psychologue, Tobie Nathan a fondé à l’Université de Saint-Denis une consultation pour soigner en région parisienne les migrants qui n’ont plus de repères. En assistant à cette consultation, j’ai compris que le trouble a toujours la même cause: un rite négligé, quelquefois oublié, quelquefois méprisé, un rite appris dès l’enfance dans le pays d’où l’on était venu. Mon ami Tobie a une façon très particulière de parler des souffrances engendrées par le rite oublié : il dit que les propriétaires rappellent leur existence et viennent toucher le loyer. Propriétaires de quoi ? De vous, de moi et d’eux, les migrants. Qui sont-ils ? Les propriétaires sont les dieux des humains – prudemment, Tobie ne parle pas des dieux, il dit « les Etres ». Les Etres ! Entendez-les avec une majuscule; c’est ainsi qu’on comprend que ce sont bel et bien des dieux. Pour une athée comme moi, c’est étrange, mais il est vrai qu’on est rarement athée à la naissance : l’athéisme est plutôt une position construite dans l’âge adulte. Prenons un exemple. Une jeune marocaine, très diplômée, indifférente à la religion, très bien insérée, pourvue d’un travail, vêtue d’un tailleur et bien sûr, cheveux libres, est la proie de malaises inexpliqués. Examens négatifs, même les plus sophistiqués. Elle retourne au Maroc. Puis un soir, elle tombe et s’affaisse, en transe. C’est là que tout se joue. Si l’on dit « en crise » et qu’on pense hystérie, on se trompe de monde. L’hystérie est un vieux symptôme européen, plutôt « vintage », d’ailleurs; un très très vieux symptôme. Mais si on dit « en transe », on a une solution. La transe signale qu’un djinn s’est emparé du corps. La mère de la jeune femme a fait le nécessaire et elle a consulté une thérapeute traditionnelle pour accomplir le rite négligé. Rapidement résumé : des versets du Coran écrits sur du papier, plongés dans l’eau : les écritures sacrées une fois bien dissoutes, la patiente avale l’eau. Elle ingère le sacré. Elle se réintègre, elle guérit. Le djinn est satisfait : car le propriétaire, c’est lui. Il n’en demande pas plus. La jeune femme ne change pas de mode de vie. Simplement, elle s’est reliée au territoire dans lequel elle a été élevée. Jusque là, tout va bien. Chacun peut retrouver son rite. Mais Tobie Nathan a pris un autre exemple, terrible. C’est un jeune congolais de 17 ans, ancien enfant-soldat. A 7 ans, il a été razzié par des milices armées pour ce genre de guerre civile qui dévaste l’Afrique d’aujourd’hui. Pour lui faire perdre la mémoire de sa petite enfance, tout est bon, y compris l’obliger à tuer ses parents. Table rase et terreur. On lui donne une petite mitraillette, l’enfant devient soldat, il tue énormément. Un jour, cela s’arrête et le voilà en France. Que faire avec lui ? Il n’a pas de mémoire, pas d’éducation, il sait tuer, il est en proie à des crises violentes et les services sociaux ne savent pas comment faire. Une thérapie par la parole ? Ca ne marche pas. Aucune thérapie ne marche; cela se comprend. Un jour, il trouve une solution. Où ? Dans une église évangélique. Les crises dont il est la proie deviennent des transes avec illuminations; il s’apaise. Il a trouvé un nouveau propriétaire, qui n’est plus tout à fait le Jésus du catholicisme, ni du protestantisme, mais un Christ nouveau, un nouvel Etre. Désormais, l’ancien enfant soldat lui paiera son loyer en suivant le culte de l’église évangélique, dont on sait qu’elle progresse à une vitesse éclair un peu partout dans le monde, en Amérique latine et maintenant, en France, dans les banlieues. Il y aurait donc maintenant de nouveaux Etres apparaissant à la faveur des guerres qui, elles aussi, prennent de nouvelles formes, car les enfants-soldats sont d’invention récente. Est-ce ainsi qu’il faut comprendre la progression fulgurante des églises évangéliques ? Je crois que oui. En leur donnant un propriétaire, ces églises sont apparemment capables d’intégrer des humains complètement égarés, des enfants meurtriers qu’on a volontairement privés de parents, d’enfance, de passé et d’appartenance. Choquant ? Moins que de laisser ces humains dans l’état criminel où on les a plongés."

  40. J'aime bien Tobie Nathan qui dit presque toujours des choses intéressantes. Catherine Clément aussi d'ailleurs, meilleure à la radio qu'à l'écrit. D'ailleurs, dans l'ensemble France-Culture s'est nettement améliorée ces derniers temps avec l'intégration de Vacarme ou de la RiLi. Je regrette un peu moins le panorama d'antan qui permettait de suivre l'actualité éditoriale.

    Il ne faut pas cependant prendre Tobie Nathan trop à la lettre, je ne suis pas sûr qu'il croit lui-même à ce point à ce qu'il dit, ce sont plutôt des images heuristiques visant un effet. Il me fait penser à Dolto qui avait un véritable génie clinique mais pouvait dire des bêtises théoriques (sans parler de la religion!). Plus généralement, il faut se méfier de cette propension à vouloir des réponses simples identifiant ceci à cela et la psychanalyse à la sorcellerie.

    Il y a une véritable nouveauté du dispositif analytique qu'on ne peut ramener aux dispositifs précédents (comme la confession). La psychanalyse est une expérience riche, à laquelle j'ai été plutôt rétif, qui nous a beaucoup enseigné sur le fonctionnement psychique. Contrairement à la présentation habituelle qui en fait une reconstruction historique, je pense que ce qui en constitue le coeur, c'est l'analyse du transfert supposé mener à sa dissolution. C'est ce qui rend absolument non pertinent l'interprétation qu'en fait le par ailleurs très intéressant Yves Cohen qui identifie le psychanalyste au révolutionnaire professionnel, ce qui serait plus proche de la psychologie ou du développement personnel. L'analyse du transfert est la prise de conscience de nos projections, si l'on veut, mais plutôt du fait qu'il faut en passer par l'Autre (le propriétaire?) et de notre désir comme désir de désir, dans l'actualité de la relation analytique avec le psychanalyste et non dans la petite enfance qui nous a incontestablement structurés.

    La psychanalyse manifeste à la fois ce qu'un dispositif produit et ce que l'histoire de chacun y apporte. On ne peut en rester à un fonctionnalisme trop simple où nous ne serions que des noeuds pour des flux qui nous traversent et où ce ne serait que "l’occasion qui FAIT le larron". Dans son dernier livre, "Monde pluriel", Bernard Lahire dénonce ce structuralisme trop unilatéral en y réintroduisant la mémoire et le temps avec la formule «passé incorporé (dispositions ou compétences) + contexte d'action présent = pratiques observables». Notre savoir constitué des informations passés détermine notre avenir y compris dans ses errements et ce qui fait de nous des personnes singulières, c'est notre propre histoire et la culture reçue en héritage que nous ne nous contentons pas de transmettre mais dont nous prolongeons la dialectique faite de reniements autant que de fidélité, avec la part d'imprévisibilité que cela nous laisse.

  41. "Il ne faut pas cependant prendre Tobie Nathan trop à la lettre, je ne suis pas sûr qu'il croit lui-même à ce point à ce qu'il dit, ce sont plutôt des images heuristiques visant un effet."
    Tout à fait d'accord. Je crois que l'idée de mise au monde symbolique est puissante et donne peut-être une clé. Il faut que l'autre qui nous délivre la permission nous apparaisse légitime. Suivant la culture que nous recevons, notre construction de l'autre légitime va varier, ainsi que le rituel attendu. Dans le cas où ce sont simplement les parents ou les proches qui auraient dû faire le boulot de nous aider à grandir et que ce boulot n'est pas tout à fait satisfaisant (ce qui est toujours le cas avec notre mode de vie où on a peu de chance de croiser l'autre compétent - j'ai lu ça quelque part chez Dolto), alors le psy peut constituer un bon substitut à la carence du groupe. Par contre, si notre culture effective prévoit certains rites de passage que nous aurions intériorisés, il est possible que nous tournions en rond tant que nous n'avons pas "payé le loyer" à ce propriétaire. C'est peut-être un des fondements de la démarche de Tobie Nathan qui aurait perçu dans ces cas de figure la capacité limitée du psy à apparaître, à la fois comme l'autre légitime et sa capacité à effectuer la bonne mise en scène, le bon rituel.

    Plus généralement, notre propension à prendre nos désirs pour des réalités, nos désirs de désirs, notre imagination fertile, a sans doute besoin pendant notre croissance, de ce mécanisme de transfert et de contre transfert permanent avec le groupe pour nous éduquer, pour qu'on nous délivre progressivement ce droit de voir, penser et agir sans contrôle hiérarchique.

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