Les cycles du Capital

Capitalisme et révolutions
I
Théorie du cycle
Typologie historique des cycles

La notion de cycle est une notion délicate à manier et qu'il faut méditer longtemps car ce n'est pas une réalité solide qu'on peut vérifier dans le réel, ce n'est pas une horloge mais une bombe à retardement. Il faut se garder à la fois d'une trop grande confiance dans le savoir qu'on en tire, mais aussi de croire qu'on pourrait se passer de ce savoir si fragile sur les dynamiques en jeu dans notre moment historique. Longtemps, il n'y a eu que des mathématiciens pour mettre en évidence la réalité des cycles.

Comment devons nous procéder pour tirer de ces cycles toute l'information utile ? Pour ma part, j'essaie de caractériser chaque cycle en opposition aux autres afin de dégager une typologie colorant tout le cycle puis en parcourant chacun des cycles noter les correspondances et les différences qui peuvent être des alternances, des rythmes. Il faut essayer d'éliminer les résidus sans signification autre que locale. C'est ce qui est le plus délicat à faire car on peut ainsi supprimer un élément indispensable à la découverte d'un rapport mais il vaut mieux avancer prudemment en commençant par le plus évident. Rappelons la difficulté de manipuler les cycles, on se trompe très facilement, il faut réfléchir longtemps pour corriger la précipitation des premières conclusions.

On peut repèrer des cycles démographiques de croissance, jusqu'aux invasions barbares vers 450, puis une décroissance de 450 à 750, une nouvelle croissance continue jusqu'en 1250 avec une hausse des températures. La surpopulation crée alors des famines et la peste noire diminue la population de moitié, restant endémique jusqu'à la renaissance.

1492-1543 Espagne, Renaissance, Grandes découvertes
La découverte de l'Amérique va se traduire par un afflux d'or et d'argent appauvrissant les autres nations et leur capacité à financer leurs armées.

1543-1610 Protestantisme, Unification, Henri IV (1589), formation des Etats
Ce passage de la domination de l'Espagne à celle des Hollandais (et des anglais), se caracérise par l'abandon de toute préoccupation religieuse, de toute volonté de conversion des autres peuples au profit du pur commerce entre étrangers, constitution du marché mondial comme Etat de nature, Etat de guerre entre Etats. Séparation de l'économie et de l'éthique, constitution de l'économie-politique comme champ autonome. Début du petit âge glaciaire.

1610-1673 Hollande, Cromwell, Richelieu, Mazarin, Formation de la langue et de la culture française.
Le besoin d'or pour assurer la défense des États a développé le mercantilisme participant à l'extension du marché mondial pour en profiter tout en s'en protégeant (chacun se voulant seulement exportateur). C'est pour renforcer l'Etat (Colbert), par un protectionnisme agressif que le marché mondial est valorisé.

1673-1730 France, Louis XIV. Philosophes, lumières
Le déclin de la Hollande est dû à la faiblesse de son Etat qui faisait sa force commerciale, ne pouvant soutenir la guerre contre la France sans s'y épuiser. Réchauffement.

1730-1783 Angleterre, Louis XV, Libertins et libéraux
Puis les physiocrates ont cru que l'unique richesse était dans la production de la Terre mais ils vont étendre le marché en supprimant les péages au nom du mot d'ordre "laisser faire, laisser passer", des lois naturelles. C'est en Angleterre que le libéralisme (Hume) prépare la révolution industrielle.

1783-1837 Formation des nations, Code civil
Le premier cycle de Kondratieff qui est celui de la révolution française et de l'empire, le début de la révolution industrielle, est dominé par Londres (remplaçant Amsterdam). Moment d'élaboration des Droits, de renversement des anciennes structures féodales remplacées par les nations industrielles. C'est une crise agricole, en 1788, crise de l'ancien système de production qui provoque la Révolution et le retour de l'inflation. Manufactures.

1837-1883 Libéralisme, individualisme
Guizot : "Enrichissez-vous". L'État fiscal transformé en société anonyme, folie du rail. Fabriques. Nationalisme comme union des riches et des pauvres, des exploiteurs et des exploités (guerre des 2 races Francs-Gaulois ou Normands-Saxons) dans une même langue et une même armée. Chemin de fer. Fin du petit âge glaciaire.

1883-1937 Colonialisme, impérialisme, fascisme, racisme, scientisme, communisme, monopoles, Taylor, usines, scolarisation, ingénieurs

1937-1997 Société salariale, keynésianisme et communisme, société de consommation et du spectacle (fordisme, Etat-providence), multi-nationales, globalisation (conquête de l'espace), formation, cadres.

1997-2057 Information, post-fordisme, immatériel, Internet, réseaux, écologie, indépendants, biotechnologies, espace, valorisation de la personne, production de l'homme par l'homme. On peut déterminer cette économie comme étant véritablement une économie d'abondance avec le sens négatif que peut avoir un excès d'informations (abondance de biens nuit). Au-delà de la société de consommation, l'abondance d'une société de l'automation n'est pas sans poser des problèmes au capitalisme par la déconnexion du travail et de la valeur comme du revenu et de l'emploi.

Kondratieff  0 : 1730-1783


I
1783-1837
54 ans
II
1837-1883
46 ans
III
1883-1937
54 ans
IV
1937-1997
60 ans
V
1997-2047?
50? ans
Dominante Nationalisme
république, empire, 
droits, propriété
Libéralisme
bourgeoisie, Bourse,
Inde
Colonialisme
Impérialisme, 
monopoles, Étatisme
Fordisme
Etat-providence
consommation, formation
Immatériel
Toyotisme 
globalisation,
Espace, biotechnologies
Rente Mobilité Propriétaire Concentration Planification Mobilité
Économiste Smith Ricardo Taylor, List Keynes
?
Idéologie Rationalisme Individualisme Scientisme, racisme Spectacle Écologie
Fin Féodalisme Politique Individualisme Colonialisme Salariat, URSS
Centre Londres (Vienne) New York (Tokyo) Hong-Kong
Expansion Europe USA Australie, Japon, Argentine, Chili Asie Afrique ?
Capital Marchand Actions Banques (concentration) État, salariés Capital-risque
Énergie Bois, eau Charbon Électricité Pétrole Information
Organisation Manufacture, filature Atelier, Fabrique Usine, Chaîne Multi-nationale Réseaux
Direction Maître Patron Directeur Manager Animateur
Qualité Audace Épargne Obéissance Gestion, calcul Adaptabilité
Travailleurs Esclaves Salariés Ingénieurs Cadres Indépendants
Mobilité Marine Chemin de fer Automobile, radio, poste Aviation, téléphone Internet
Innovation Machine à vapeur, métier à tisser Acier, mécanique Organisation,
chimie
Électronique, cinéma, télé Informatique, biotechnologies
.

Pour les cycles antérieurs voir la tentative de Tableau étendu
Synoptique historique des phases du cycle

I
II
III
IV
V
Âge d'or 
reprise+déflation 
Innovations, 
Économie de la demande, qualité
Opportunités, externalités
spéculation
1783 
Machine à vapeur filatures Montgolfière
Néo-classicisme
 

1788 crise agricole

1837 
Chemin de fer, charbon acier,
Victoria, Guizot

1843 folie du rail
1846 maladie pomme de terre

1883 
Électricité, Taylor,
Automobile, Colonies, Boulanger, anarchistes 
10H

crise 1893

1937 
électronique, aviation, téléphone, cinéma
fordisme

Droit au travail, grands travaux
40H

1997 
Asie 
Informatique
Internet

Euro

Droit au revenu
35H

+bas prix 
Crise d'adaptation 
Nouvelle génération
6
1789 
Révolution 89
Révolte esclaves Haïti 1790
10
1847 
Révolution 48
Droit au travail, ateliers nationaux
13
1896 
Dreyfus
ruée vers l'or Alaska
3
1940 
Guerre mondiale
Pétain, résistance
6
2003 
Papy boom
Prospérité
croissance+inflation 
Économie de l'offre
Réglementation
Productivité
Quantité
Exode rural, immigration
révolution industrielle, 
corsaires 
Napoléon
Hegel

Malthus 1799 
1803 étalon or 
JB Say, loi des débouchés

49 ruée vers l'or Californie 
Libre échange, 
fête impériale, Napoléon III, Haussmann
Disraéli (union races)
Marx
Réalisme

12H

or Afrique du Sud 
Belle époque, 
compromis colonial 
Bergson, Husserl

crises 1900, 1907 
1905 Russie 
Einstein, Freud
1912 Schumpeter, innovation
Futurisme, cubisme

Bretton-Woods, FMI, plan Marshall 
30 glorieuses 
compromis fordiste
baby boom
Sartre, Debord

Pilule
Mai 68 
1971 fin Bretton Woods

Immigration 
Écologie 
Taxe Tobin 
société d'assistance
+ haut quantité
18
1807 
10
1857 
Grundisse
17
1913 
33
1973
12
2015?
Stagflation
stagnation+inflation
rareté+antagonisme
Protectionnisme
Guerre emprunt dévaluation
blocus guerre de crimée
Darwin

1860 Libre échange 
1èer internationale

1914 fin étalon or
guerre 14-18, 
Ford
Proust,
DADA
Vietnam, choc pétrolier,
Toyota
Terrorisme
Friedman
1977 punk, no future
Russie, Chine, Inde
énergie
+haut prix et intérêts
7
1814 
Waterloo
9
1866 
guerre de sécession
7
1920 
révolution russe
7
1980 
10
2025?
Bulle immobilière
stagnation+rigueur 
Vieillissement
monétarisme
spéculation
Baisse des coûts, 
politique de l'offre
dégraissage
privatisations
Chômage
Ricardo 1817, inflation appauvrit

Romantisme
1822 Protectionnisme

Pasteur

Capital
 

Commune 1871
Rimbaud

Harding 
Années folles 
Surréalisme
Lukács, Heidegger

1921 baisse d'impôt, rigueur, chômage 
1923 rémunération des comptes 
1925 faillites bancaires 
1926 baisse impôts 
1928 krach Londres 
1928 Hayek épargne

Reagan
Golden boys, yuppies
Euro-dollars
Actionnariat salarié
Islamisme
Micro informatique

1981 baisse d'impôt, rigueur, chômage
1983 rémunération des comptes
1985 faillites bancaires
1986 baisse impôts
1987 krach New York


+haut endettement
Krach immobilier
Surproduction
12
1826 
krach Londres
7
1873 
krach Vienne
9
1929 
krach New-York
9
1989 
Guerre Golfe
krach Tokyo, Moscou
10
2035?
Dépression
récession+déflation 
Concentrations
dérégulation
libéralisme
révolution 1830
Richard Jones 1833 baisse profit
Walras 1874
Thiers
Impressionnisme
années 30
Protectionnisme
chute URSS, GATT 
globalisation 
néo-libéralisme
Marchés dérivés 

+ bas quantité
11
1837 
Banqueroute État français
Rothschild
9
1883 
9
1937 
36, New Deal, Hitler, Keynes 1936
10
1997 
Crise asiatique
12
2047
.
Et après...
Il n'y a là rien qui permette une quelconque prévision à court terme quand on est, au mieux, à 5 ans près. On ne peut aller plus loin que son temps et il est certain qu'on a tendance à donner à l'ensemble du cycle à venir les caractéristiques de notre phase d'innovation et de mobilité mais 60 ans c'est long. La fin de la société salariale me semble acquise, ainsi que la production en réseaux mais les questions qui restent en suspend sont celles de savoir si l'économie de la demande et des externalités est temporaire, le toyotisme correspondant au moment de surproduction et l'externalisation à la première phase du cycle d'innovation (comme en 1840 pour le Chemin de fer qui a provoqué aussi d'ailleurs une sorte de flux tendus). Il semble pourtant bien que l'informatique et le travail immatériel imposeront ces caractéristiques de la "nouvelle économie" comme durables, transformant profondément le cycle. Il est inutile de prédire une croissance de 30 ans alors qu'on peut avec beaucoup plus de certitude compter sur 20 ans de croissance, au-delà, même si la probabilité d'allongement des cycles en rapport avec l'allongement de la vie est raisonnable, c'est s'aventurer beaucoup trop. Il faut en effet tenir compte du caractère exceptionnel de ce nouveau cycle, de la rupture brutale qu'il introduit et ne pas exclure, au moins pour des raisons écologiques, la possibilité d'une phase de décroissance succédant à 250 ans d'accélération continue. La surpopulation peut, en effet, produire une catastrophe similaire à la peste noire, au moins dans les pays du tiers-monde, en tout cas on peut attendre du développement qu'il diminue la fécondité (comme ici depuis 1918 ou 1965) même si on assiste à un regain dans l'immédiat (conformément au cycle).

Wallerstein situe le point de retournement, annonçant la fin du capitalisme et le début de l'écologie, en Mai 68 qui a vu le retour du mouvement de libération associé en 1789 à la modernisation économique mais qui avait été réduit par le libéralisme comme par le léninisme à la seule "libération" technique. Le changement introduit par l'informatique et les réseaux est lui d'une telle ampleur qu'il modifie le travail et la civilisation elle-même. Il y a là un empilement de cycles où on peut voir le véritable alignement des planètes de la fin d'un monde. Le nouveau cycle est certes comparable aux trente glorieuses d'il y a 60 ans, mais plus encore à la révolution industrielle qui a 250 ans, et encore plus à la Renaissance, au livre, à Gutenberg il y a 500 ans. L'histoire des religions suggère aussi que nous sommes à l'aube d'une nouvelle religion comme il y a 2000 et 4000 ans, précédés de périodes sans dieux comme au temps de la fondation de l'Empire Romain qui n'est pas sans évoquer notre globalisation. Enfin, même si cela paraîtra exagéré, je prétends que les transformations du travail nous renvoient au néolithique, il y a 10 000 ans (sans qu'un cycle puisse être décelé à cette distance) et les changements climatiques un peu au-delà sans doute (même si c'est l'homme qui provoque le déluge, cette fois par ses fautes vraiment). Il ne s'agit pas de prétendre qu'on entre dans un nouvel âge où plus rien ne sera comme avant, mais de montrer qu'on ne peut pas se fier à un seul cycle. Tout reste donc possible, l'avenir ne se réduit pas aux cycles économiques mais le retour de la croissance n'est pas forcément une bonne chose et devrait mobiliser toute notre responsabilité, il y a urgence. Pour l'instant rien ne nous pousse à l'optimisme ni pour l'écologie planétaire, ni pour la guerre et la misère (Wallerstein encore nous promet 50 ans de chaos avant un monde écologique mettant fin au capitalisme par l'unification politique du marché mondial). Les retournements de conjoncture et la Science des cycles nous enseignent pourtant avec les poètes qu'il ne faut jamais désespérer, même au plus noir de la nuit, du retour d'un nouveau jour.

Et nos amours
Faut-il qu'il m'en souvienne
La joie venait toujours après la peine
Apollinaire


1. Les marchés ne sont qu'un cas particulier de phénomènes qu'on dit "mimétiques" alors qu'ils relèvent de l'auto-organisation. L'économie du don connaît aussi la logique du Krach. Le parrain qui donne et à qui l'on doit peut donner toujours plus à mesure que son réseau d'influence s'étend mais demande aussi de plus en plus en retour jusqu'à l'effondrement soudain du système.
2. Schumpeter montre le passage de la dépendance de l'État envers la noblesse pour la défendre, à la dépendance envers l'économie pour payer la solde des mercenaires (1er salaire) dès que les armées ont dû être plus nombreuses. Ce passage à l'État fiscal soumet dès lors la politique à l'économique car l'État dépend dans ses moyens de l'activité commerciale privée.
3. Cette explication du cycle est identique au schéma classique de la crise économique donné par Hicks comme croissance de la production entraînant une croissance des revenus jusqu'au seuil du plein emploi où la limite de la demande finale entraîne dans une surproduction, un surinvestissement se traduisant par une décroissance de l'investissement et de la production entraînant à son tour une baisse des revenus et donc de la demande disponible. "La surproduction ne signifie pas que les besoins du marché se trouvent satisfaits mais sa capacité économique d'absorption qui voit ses propres limites dépassées par la production et plus encore, par la capacité de production".

Les citations de Marx sont tirées de La Pléiade, Économie I et II
 
 


Jean Zin 02/2000
http://jeanzin.fr/ecorevo/politic/capital.htm


[Tableau étendu]
[La transition] [Les Cycles]
[Kondratieff 1]
[Index]