1° Ses produits sont des marchandises. Mais ce qui le distingue des autres modes de production, ce n'est pas le fait de produire aussi des marchandises ; ce qui constitue le caractère dominant et déterminant de ses produits, c'est le fait d'être avant tout des marchandises. Cela implique en premier lieu que le travailleur lui-même se présente uniquement comme vendeur de marchandises, donc comme travailleur salarié libre, de sorte que le travail apparaît essentiellement comme travail salarié. Il n'est pas besoin de démontrer une fois de plus que le rapport entre capital et travail salarié détermine le caractère tout entier du mode de production. Quant aux agents principaux de ce mode de production, le capitaliste et le salarié, ils sont de simples incarnations, des personnifications du capital et du travail salarié; des caractères sociaux déterminés que le processus social de production imprime aux individus; des produits de ces rapports sociaux de la production.
Le caractère, 1°, du produit en tant que marchandise et, 2°, de la marchandise en tant que produit du capital, implique déjà l'ensemble des rapports de circulation, c'est-à-dire un processus social déterminé que les produits doivent subir et au cours duquel ils adoptent des caractères sociaux déterminés; il implique également des rapports particuliers des agents de production dont dépendent la mise en valeur de leur produit et sa reconversion en moyens de subsistance ou en moyens de production. Même en dehors de cela, c'est de ces deux caractères du produit en tant que marchandise ou de la marchandise en tant que produit capitaliste que découlent toute la détermination de la valeur et la régulation de l'ensemble de la production par la valeur. Dans cette forme très spécifique de la valeur, le travail fonctionne uniquement comme travail social : sa répartition, l'intégration réciproque et l'échange de ses produits, la subordination au mécanisme social, tout cela est abandonné aux agissements aléatoires des capitalistes individuels dont les actes s'annulent mutuellement. Comme ils s'affrontent uniquement en tant que propriétaires de marchandises, chacun cherchant à vendre le plus cher possible (et n'obéissant apparemment, dans l'organisation de la production, qu'à son bon plaisir), la loi interne s'impose uniquement à travers leur concurrence et les pressions qu'ils exercent les uns sur les autres, de sorte que les écarts se compensent mutuellement. La loi de la valeur agit ici uniquement comme loi immanente et, vis-à-vis des divers agents, comme loi naturelle aveugle, réalisant l'équilibre social de la production au milieu des fluctuations accidentelles de celle-ci.
En outre, il est de la nature de la marchandise et, plus encore, de la marchandise en tant que produit du capital que les caractères sociaux de la production se fixent dans des choses et que ses fondements matériels s'incarnent dans des personnes: voilà ce qui caractérise le système de production capitaliste.
2° Ce qui distingue tout particulièrement
l'économie capitaliste, c'est que la production de la plus-value
est son but immédiat et son mobile déterminant. Le capital
produit essentiellement du capital, et il ne le fait que dans la mesure
où il produit de la plus-value.
Il s'agit donc de remplacer une égalité de principe par
une inégalité effective mais surtout un état de fait
par une histoire partiellement cyclique. Non seulement un marché
parfait n'existe pas, mais c'est parce qu'il est imparfait qu'il peut fonctionner
par le profit, c'est-à-dire une valeur supérieure à
sa valeur de reproduction. Dès lors, la valeur se sépare
en valeur subjective et valeur objective ou bien demande
et offre qui ne coïncident plus. On donne ainsi à la valeur
une certaine mobilité qui permet d'en faire l'histoire plutôt
que de supposer une valeur-travail immuable car objective. Cela permet
d'y intégrer d'autres champs historiques aussi bien que les valeurs
spectaculaires. On pourra penser notamment, par cette historisation
du capitalisme, la transition d'un mode de production à un autre
dans la même tension entre valeur de marché et valeur de reproduction,
comme une déconnexion temporaire et productive. L'enjeu est de déterminer,
dans la confusion actuelle sur la nouvelle économie, les
transformations du présent et les contraintes comme les chances
de l'avenir.
Ce n'est pourtant qu'une reconstruction qui ne rend pas compte des conditions réelles de l'apparition des richesses et réduit le travail au salariat d'une "force de travail" mesurée par le temps alors que ce travail de la subjectivité prend des formes successives. Ainsi, dans un monde de chasseurs-cueilleurs qui ne connaissaient pas le travail, le passage à l'agriculture, à un travail dominé n'est en rien naturel mais exige certaines conditions culturelles, religieuses (les premiers cultivateurs travaillaient pour les dieux, cf. Le travail de l'Histoire). La première valeur est donc le sacré. Le "plus ancien métier du monde" est celui des prostituées sacrées mais surtout les premières cultures étaient destinées aux dieux et le sacré organisait l'échange (don ou potlatch).
Ensuite, cet excédent de richesse, produit d'abord pour les dieux, augmente le niveau général et améliore les conditions de reproduction d'une collectivité définie par sa production. Cet au-delà du besoin immédiat s'incarne bientôt dans le désir du maître, ses activités militaires, religieuses, politiques, culturelles participant à la reproduction symbolique (source première de la valeur). Enfin cet excédent entre dans l'échange marchand (à l'opposé de l'économie du don) et, depuis Sumer au moins, dans le contrat écrit où le rapport humain devient rapport entre choses. Auparavant l'échange concernait surtout les biens rares (silex, cuivre, fer, pierres précieuses) qui pouvaient être plus rarement de la nourriture, désormais l'échange d'excédents se fait sur une base plus calculée où se cherche une valeur plus objective (profane) qu'on peut identifier à la valeur-travail comme valeur de reproduction mais, là encore on ignore les véritables conditions de la valeur dans ces temps guerriers où ce qui domine, c'est la valeur militaire : Le pouvoir de la Cité-Etat est l'origine véritable des richesses, se matérialisant notamment par les tributs qui lui sont versés comme rente et qui entrent d'une façon ou d'une autre dans la détermination de la valeur. La guerre est bien ici "payer ses dettes" selon l'expression de Clausewitz. Dans ce contexte, le commerce ne se fonde pas du tout sur la valeur-travail mais plutôt sur le risque.
Ensuite, pour Thomas d'Aquin, la valeur mesure la peine du travail. Ce sera encore la théorie d'Adam Smith alors que le machinisme ne se soucie plus de la peine mais seulement du temps de travail. Marx démontre très simplement que la valeur d'un produit ne dépend pas de la peine ou du plaisir qu'on a eu à le faire. Pourtant cette notion théologique du travail comme peine se retrouve encore aujourd'hui chez de nombreux auteurs comme Supiot. C'est une valeur qui reste dominante dans le contexte famillial ou dans un monastère. Les systèmes d'échange réciproques utilisent cette mesure plus que le temps passé effectif. Même si la production est déterminante, on ne peut ignorer la face de plaisir de la valeur, du côté de la demande.
La constitution d'un "marché universel" et le passage à des armées de mercenaires réduit progressivement la valeur militaire au profit de la "valeur universelle" que représente l'or, de même que l'État fiscal devient dépendant de la société civile et de l'activité économique. L'arrivée massive d'or suite à la conquête des amériques bouleverse les équilibres sociaux, appauvrissant relativement les pays n'ayant pas accès à cette source de richesse qui est le véritable étalon de la valeur. Dès lors le mercantilisme se donnera comme but d'obtenir de l'or par le commerce extérieur couplé au protectionnisme empêchant l'or de sortir du pays. Ce qui ne nous semble plus du tout une valeur, paraissait pourtant on ne peut plus objectif aux contemporains. Là encore, on peut toujours dire que la véritable valeur reste la valeur-travail, elle n'en était pas moins bouleversée par l'arrivée d'or inflationniste mettant en évidence le rôle de la demande dans la constitution de la valeur, et donc l'importance de la mobilité du marchand pour rencontrer cette demande.
Le mercantilisme ayant accompagné le processus d'accumulation de capitaux du capitalisme marchand sera suivi de la concentration des terres et l'expropriation des terrains communaux mais aussi par leur valorisation. Cette logique de propriétaire fera de la terre l'unique richesse pour les Physiocrates, passage du bénéfice marchand à la rente foncière. La possession de la terre devient la condition de la richesse comme auparavant la mobilité. C'est là encore une valeur objective sur laquelle on peut se reposer, la terre nourricière (labourage et pâturage) source d'abondance et de plaisirs mais à laquelle il faut donner notre pénible labeur.
Toutes ces conditions sont un préalable au développement du capitalisme, de la révolution industrielle qui met de nouveau en évidence le travail lui-même comme constituant la richesse des nations (Smith) et la valeur-travail comme temps moyen de reproduction devient le fondement universel de l'échange. Ce qui a pu apparaître comme la "véritable valeur" n'est pourtant qu'une théorie de la valeur applicable à l'industrialisation, au machinisme, au processus de substitution de la machine au travail humain et donc à un temps de travail standardisé.
Pour comprendre le caractère temporaire de la valeur-travail, il était indispensable d'assister à la nouvelle métamorphose de la valeur dans l'économie de l'immatériel. Lorsque les machines se substituent à la "force de travail" on ne peut plus en effet mesurer un "temps de travail" pour une expertise, une capacité de résolution des problèmes, de coopération, d'initiative. Ce n'est plus le temps passé qui compte mais la compétence effective. La valeur n'est plus dans le temps de travail lorsque le travail non qualifié n'est plus productif mais dans le savoir effectif. Ce n'est pas le temps passé à programmer qui fait la valeur d'un logiciel mais les possibilités réelles qu'il offre. On retourne ainsi à une valeur "culturelle" qui est difficilement objectivable et se dirige plutôt sur la demande, le marketing pour en fixer le prix. La rareté passe du côté des personnes, des compétences singulières pour répondre à une demande sociale. Du sacré au pouvoir, de la peine au temps de travail puis au savoir, la valeur semble réintégrer la subjectivité sociale qui la constitue, l'objectif du travail étant de plus en plus subjectif en même temps que de moins en moins individuel.
- Les cycles de la valeur
Séparation sujet-objet
Le concept général de valeur dépend toujours de
la demande, de l'intérêt, des finalités d'un sujet
; la valeur est donc bien subjective par essence (Condillac), fonction
de l'utilité et de la rareté (utilité marginale)
même si elle tend à l'objectivité en passant de la
pure demande subjective à la "valeur-travail" de sa reproduction
(production marginale) du point de vue du producteur. Plutôt
que s'enfermer dans un dogmatisme unilatéral, on peut suivre Marshall
(maître de Keynes) dans la différenciation des valeurs subjectives
et objectives. On voit bien que la valeur-travail doit passer par
le marché et ne peut se détacher de la demande subjective.
Valeur-travail et valeur subjective sont depuis toujours inextricablement
mêlés, contraintes de reproduction et désir du sujet
vivant. La valeur subjective ramenée aux variations de la demande,
n'est supposée apporter qu'une fluctuation, une marge d'erreur par
rapport à la valeur objective s'équilibrant globalement et
sur le long terme à une valeur moyenne. Cela a toutes les apparences
pourtant d'une fiction normative qu'il ne faut pas vouloir vérifier
dans la réalité même si elle ne peut être transgressée
longtemps sans engendrer des crises (qui ont effectivement lieu). On doit
dire, d'une part, qu'il n'y a jamais de véritable valeur objective
d'autre part que sa forme de valeur-travail est temporaire. Dans son passage
au savoir c'est plutôt la subjectivité qui travaille pour
répondre à la subjectivité d'une demande, la valeur
étant cette connexion réalisée favorisant de nouveau
la mobilité marchande.
Unité historique
Nous devons concevoir ainsi le processus de valorisation comme la dialectique
inter-subjective d'une (re)production matérielle du sujet qui est
un processus historique situé. Ce n'est pas un hasard donc
si cette valeur-travail objective doit passer par la valeur purement subjective
du marché, de l'or ou de la monnaie qui mesure notre croyance à
la religion industrielle, notre confiance dans l'avenir économique.
Remarquons ici que l'objectivité que l'on prête à l'intersubjectivité
dans les sciences, témoigne dans l'économie plutôt
d'une subjectivité affolée, d'enthousiasmes et de paniques
communicatives avant de renoncer à des spéculations hasardeuses.
Il faut pourtant en passer par cette demande immaîtrisable qui incarne
l'énigme du sujet au fondement de l'économie plus encore
que le travail et sa valeur objective qui n'est rien sans une demande subjective
pour la valider. La séparation du sujet et de l'objet, de l'esprit
et du corps, de la demande et de la valeur camouflent cependant l'unité
du processus historique qui les unit temporellement.
Le cycle dialectique
A partir des métamorphoses de la valeur et de sa division nous
pouvons construire une dialectique historique entre valeur subjective et
valeur objective, se traduisant notamment par le cycle de la rente tel
que nous l'avons dégagé des cycles de Kondratieff. Il faut
commencer par la demande qui précède par définition
la production (précisons, c'est bien l'innovation technique qui
permet l'expression de la demande mais il faut que la demande se fasse
assez pressante pour engendrer une survaleur). Un simple investissement
ou bien un cycle d'innovation ou un nouveau mode de production débuterait
ainsi par ce que nous nommerons une "économie de la demande",
des valeurs spéculatives correspondant à une rente de situation.
A plus long terme, l'égalisation par le marché doit provoquer
un retour vers une économie de l'offre rétablissant
l'objectivité sociale de la valeur jusqu'à saturation cette
fois des marchés solvables, donnant l'avantage aux concentrations
monopolistiques avant de redonner l'avantage à l'opportunisme de
la valeur marchande.
Au temps de l'innovation la valeur est purement spéculative. Dans la phase de prospérité de l'économie de l'offre la valeur cherche sa mesure objective (rareté, valeur-travail, rendement, connexions ?) qui exprime une productivité, un rapport. La saturation des marchés s'accompagne de protectionnisme, d'une politique de marques où la valeur déjà change de sens, liée à une symbolique plutôt qu'à son coût marginal de reproduction. Cette rente de situation que constitue un gain de notoriété passe ensuite aux concentrations monopolistiques imposant une valeur plus arbitraire encore, la rente de situation étant de l'ordre désormais de la pure domination mais on sait que ce n'est pas le fin mot et que la valeur revient à la mobilité, à la connexion de l'innovation avec une demande nouvelle, valeur d'abord purement spéculative...
La transition
Aujourd'hui, nous pourrions être simplement au début d'un
nouveau cycle de Kondratieff, mais nous pourrions
aussi, comme le suggère le Marx des Grundisse, être
entré avec l'automatisation et la production immatérielle
dans la fin du processus de valorisation comme travail dominé et
de l'échange basé sur la valeur-travail. C'est bien l'évolution
technique des forces productives qui suscite un nouveau mode de production
et annonce le dépassement du capitalisme. Mais celui-ci n'est pas
mort et il essaiera longtemps encore de soumettre douloureusement à
sa loi ce qui lui échappe déjà. Il s'agit donc de
déterminer si l'économie immatérielle peut se normaliser,
s'industrialiser sous la forme d'un néo-taylorisme comme
certains le prétendent (Guillaume Duval), ou bien si elle sera toujours
plus innovante, créative et non mesurable par le temps de travail
(culture, pub, expert, réseau, relationnel) ? Il s'agit de déterminer
ce qui est transitoire et ce qui est durable mais surtout ce qui dépend
de nous et les nouvelles contraintes de reproduction de l'écologie
planétaire maintenant pressantes. Nos recherches suggèrent
qu'il s'agit bien d'une mutation majeure, dans le travail et la
valeur, comparable à la révolution néolithique plus
encore qu'à la révolution industrielle. Pareille mutation
ne pourra se faire sans une révolution dans les droits politiques
et sociaux. C'est donc ce passage de l'économie à l'écologie
que nous devons annoncer et préparer.
Il faut donc commencer par prendre la mesure de l'économie comme
le règne de l'abstraction d'une équivalence généralisée
de la valeur d'échange purement quantitative entre des qualités
incommensurables. Il n'y a chez Marx d'ailleurs qu'une critique de l'économie
comme abstraction réelle (je conseille à ce sujet Michel
Henry bien qu'il ne soit pas très révolutionnaire). La description
par Braudel de la naissance du capitalisme marchand comme d'un éloignement
des centres de décision confirme bien cette puissance de l'abstraction,
de la froideur des calculs et d'une justice aveugle.
Ainsi, Marx ne défend pas la valeur-travail, il la critique au contraire comme fétichisme de l'équivalence des marchandises, mais surtout par le concept de plus-value qui n'est pas autre chose qu'une critique de la valeur-travail (malgré son efficience, sa nécessité pour l'échange) de même qu'il critique le droit et son égalité formelle comme instrument de l'exploitation. Comprendre les bases scientifiques de la norme sous-jacente aux échanges marchands n'est aucunement les approuver, justifier la domination du capitalisme et de l'équivalence généralisée. Par contre, défendre l'objectivité de la valeur-travail, c'est de l'économisme, vouloir qu'il n'y ait plus de travail en dehors du travail salarié et prendre pour réel ce qui n'est qu'une représentation, un modèle, une norme ; forme de scientisme alors qu'il est bien connu que l'économie ne peut même prétendre à être une science, toujours incapable de prévoir les ruptures de l'histoire humaine, les effets de seuil et la force de libération humaine. L'économie c'est plutôt une institution (régulationisme), une "religion industrielle" universelle, même si sa force de reproduction est on ne peut plus matérielle (Le bon marché des marchandises est la grosse artillerie qui abat toutes les murailles de Chine). Croire à l'objectivité de la valeur-travail est simplement évacuer le sujet, sur le même mode que le droit commercial qui transforme les relations humaines en relations entre choses. Cette domination de l'abstraction est la "nature" même du libéralisme qui, au nom des droits de l'homme, de l'égalité abstraite et de l'équivalence "objective", n'est rien d'autre que la négation de la société (se développant surtout dans la non-société américaine) au profit de la "vérité des prix", des plus grandes inégalités et de la liberté des marchandises.
Être anti-économiste, c'est contester cette négation
de la subjectivité (toujours sociale) alors que la subjectivité
est l'origine de la valeur autant que du travail. Cela rend cette valeur
irrémédiablement problématique opposant les points
de vue comme Aristote le montre à propos des disputes entre amis
(entre : ce que tu m'apportes et ce que ça te coûte).
Cette subversion de l'objectivité est favorisée désormais
par le nouveau mode de production qui valorise encore plus l'autonomie
et ne permet plus d'homogénéiser le temps de travail, passage
au qualitatif et, cela dépend de nous, de l'économie
à l'écologie : réappropriation du vivant et retour
à des valeurs humaines qui ne se réduisent pas à l'équivalence
des choses.
En dehors de la production, l'usage n'a pas d'équivalence. Il est purement tautologique et même si les conditions de reproduction s'imposent à l'usage, cela n'en fait pas une valeur en soi mais seulement la demande effective d'un sujet au-delà de tout besoin. C'est la demande subjective qui est l'autre face de la valeur d'échange objective, demande qui ne s'arrête pas aux besoins naturels ni à l'utile mais joue du mimétisme comme de la rivalité ou de la jouissance différentielle (jalouissance) et qui est manipulée socialement comme valeur spectaculaire. On peut interpréter le "Spectacle" comme la manifestation objective de la dimension subjective et métaphysique de la valeur, tout autant que sa contestation comme négation, usurpation de la subjectivité concrète (voir TIQQUN). Il ne s'agit jamais au fond d'économie, ni de richesse ou de travail, mais toujours d'éthique, du rapport à l'autre et du souci métaphysique d'être en accord avec nos valeurs, nos finalités humaines.
Il y a d'ailleurs dans cette dimension subjective, des valeurs naturelles, des valeurs humaines ou symboliques pour la reproduction desquelles nous sommes prêts à payer le prix. Ce n'est pas croire que la nature vaut par elle-même alors qu'elle n'a de valeur que pour nous. C'est la constituer en source de plaisirs et condition de reproduction de la subjectivité. Répétons-le, il n'y a pas de valeur en soi, que ce soit la valeur-travail ou la nature. Toute valeur reste subjective bien que les échanges marchands en fassent abstraction dans leurs comptes (mais il faut bien solder les modes passées). En général, l'exploitation de la nature et des travailleurs peuvent tous deux s'analyser comme le pouvoir aveugle de l'abstraction (principalement du Droit mais aussi de la technique), pouvoir de refoulement du réel vivant et des rapports humains. On peut dire du capitalisme que c'est l'imposition de l'abstraction de la théorie de la valeur-travail et de l'équivalence généralisée des marchandises, c'est la Société du Spectacle comme soumission de l'ensemble des objets, désirs et représentations à la production marchande. Au contraire, l'écologie c'est le passage au qualitatif, à la personne singulière insérée dans son milieu, à une autre valeur non pas incommensurable à la valeur-travail mais faisant valoir ses droits au nom d'autres contraintes de reproduction.
L'abstraction du capitalisme révèle aussi ses impasses
dans son individualisme abstrait qui nous isole et nous rassemble
en masse, abandonnant notre destin collectif au dieu invisible du marché
(mais ce dont "on ne veut rien savoir" nous revient toujours en pleine
gueule). L'Homme est conçu par les économistes comme un être
sommaire car il est réduit à ses effets globaux, reproductibles
et mesurables, aux contraintes objectives. L'individualisme méthodologique
est une complète abstraction : supposer le calcul d'intérêt
c'est simplement supposer que les causes objectives s'imposent globalement.
Mais il faut apprendre de René Thom et de sa théorie des
catastrophes, que cela n'implique pas que chaque individu reflète
les contraintes globales (comme les mouvements d'un gaz ne dépendent
pas du mouvement de ses molécules mais de la direction du vent).
L'individualisme réel n'est pas "la chose en soi" d'une Loi kantienne
raisonnable délivrée de tout pathologique mais plutôt
l'effet du salariat, de la concurrence de tous contre tous et d'un salaire
qui est bien individuel. C'est un individualisme négatif comme dit
Robert Castel, un Bloom comme dit la revue TIQQUN. Une véritable
personne est singulière mais insérée dans une communauté
où elle a une place irremplaçable à l'opposé
d'un salarié quelconque et dépouillé de tout.
Le marché commence bien par la demande vivante purement subjective et nous sommes en train d'y revenir avec la "nouvelle économie" de l'immatériel. Pour l'économie de la demande, la valeur dépend surtout de l'opportunité et de sa réalisation sur les marchés. Le point de vue sur la valeur n'étant pas le même, du côté de l'offre et de la demande, il est beaucoup plus difficile de les ajuster dans une économie de la demande sujette aux bulles spéculatives mais dont une des fonctions actuelles est bien de régler la production sur la demande immédiate (flux tendus) évitant ce risque. L'efficacité commerciale ne crée pas plus de marchandises globalement mais les adapte mieux à la demande (il y a moins de perte). Une économie de la demande est donc une caractéristique du marché des nouveaux produits mais aussi des marchés saturés, basée sur l'information pour y répondre. Celle-ci est de plus en plus disponible et il ne semble pas qu'on puisse revenir en arrière sur cette informatisation du monde.
Plus que la spéculation elle-même, l'économie de la demande malmène les producteurs qu'elle soumet à ses caprices, dictature des marchés (plutôt que de "l'entrepreneur") et flexibilité de la production alors qu'une économie de l'offre permet d'organiser la sécurité des producteurs. C'est le principal défi auquel nous devons faire face, assurant les protections sociales au-delà du salariat et de l'entreprise. Les grands équilibres, qui sont surtout de grands déséquilibres, ont besoin de nouvelles régulations dans cette domination des marchés et ils devront être respectés, bien que difficilement, dans cette nouvelle économie en partie temporaire. C'est durablement par contre, que la répartition des revenus ne se fera plus sur le temps salarié mais le revenu représentera toujours une répartition du pouvoir :
Pour donner un fondement à une économie de la demande basée sur une "valeur d'usage" objective au-delà du "gain de temps" productif, on peut donc tenter comme Maslow (Vers une psychologie de l'être) une théorie de la valeur d'usage décroissante comme contraintes de reproduction décroissantes (à coupler avec l'utilité marginale décroissant avec la quantité) :
- Il faut d'abord gagner de quoi manger et se loger,
- ensuite on cherche la sécurité,
- puis l'appartenance à un groupe,
- puis on tente d'obtenir l'estime des autres et,
- enfin, de se réaliser, conformément à un idéal
que vise chacun de nous.
Mais cette apparence individualiste est fausse pour ce qui n'a qu'une
réalité collective, statistique et cette logique utilitariste
néglige l'excentricité du désir. Plus réaliste
semble la hiérarchie, 1) survie 2) sexualité 3) sécurité,
établie par le marketing. La véritable demande est perturbée
par de nombreux facteurs sociaux (modes) aussi bien que liés à
l'histoire individuelle. La demande individuelle est relative à
la position sociale alors que la totalité collective exprime
une contrainte globale. La globalité exprime une rationalité
qui ne se retrouve pas dans les défilés du désir comme
désir de désir, désir de reconnaissance, imitation
et rivalité. Pour tous les hommes de tout temps, le superflu qui
nous distingue est plus nécessaire que l'utile. Ce schéma
utilitariste est donc bien insuffisant, sauf à faire entrer dans
l'utile toutes les conditions de reproduction de la société,
y compris symboliques. Dans ce sens, la jouissance même participe
à la reproduction comme sur-salaire (voir la
consommation comme reproduction) mais l'utilité perd
toute objectivité en s'identifiant à n'importe quelle demande.
Il faudrait positionner sans doute un temps limité de repos et de
distraction (récupération) avant la "réalisation de
soi". On peut noter malgré tout que le salariat fordiste n'assure
pas souvent les désirs d'estime ou de réalisation de soi
(ni le temps libre réduit au divertissement) qui deviennent logiquement
prioritaires à mesure que le niveau de vie augmente. Cette théorie
de la hiérarchie des valeurs d'usage a une pertinence limitée,
comme au fond la théorie de la valeur d'échange comme valeur-travail
qui n'est vérifiable qu'au niveau global comme production effective
(et encore cela reste plutôt un idéal normatif).
Quant à la partie de valeur qui se résout en salaire, elle ne provient pas du fait qu'elle revêt cette forme du salaire, c'est-à-dire du fait que le capitaliste avance à l'ouvrier, sous forme de salaire, la part de son propre produit, mais du fait que l'ouvrier produit un équivalent correspondant à son salaire, c'est-à-dire qu'une partie de son travail quotidien ou annuel produit la valeur contenue dans le prix de sa force de travail
.Dans l'analyse qui suit, nous pouvons faire abstraction de la différence entre le prix de production et la valeur ; en fait, elle disparaît si, comme nous le faisons ici, on envisage la valeur du produit annuel total du travail, c'est-à-dire le produit annuel du capital social totalCe n'est vrai qu'à une approximation près qui peut prendre tellement d'importance dans une économie immatérielle de produits culturels qu'on ne peut plus réellement identifier la valeur avec le travail effectué. En effet, nous avons montré que la valeur dépend bien du point de vue, de l'intérêt, de la finalité d'un sujet et que la valeur n'a pas le même sens pour le commerçant (demande) ou le producteur (coût de production). Malgré l'essence subjective de la valeur, l'échange tend effectivement vers une valeur objective qui équivaut dans le monde de la technique au travail nécessaire à sa reproduction. L'échangeabilité des marchandises est basée sur cet équivalent travail universel, pure abstraction et règne de l'ersatz. La valeur d'une marchandise pour l'industrie reste toujours sa valeur de production, son équivalent travail, cela n'en fait pas l'unique valeur, ni son fondement qui reste subjectif (il faut trouver preneur).Capital III, 1441
C'est un idéal normatif, une référence objective,
l'abstraction effective de l'équivalence des marchandises
(tout peut s'acheter et se reproduire) qui construit l'abstraction d'un
travail abstrait uniforme pouvant se mesurer par une durée purement
quantitative. Ainsi dire que toute valeur est produite par un travail c'est
déjà accepter l'équivalence de toutes les valeurs
et la normalisation d'un travail mesurable, c'est répéter
l'abstraction de l'idéologie capitaliste, raisonner à l'intérieur
de la logique marchande et technique.
La valeur-travail est donc une réalité purement idéologique et loin d'être la réalité la plus concrète, c'est le résultat d'une entière abstraction. Le capitalisme s'est transformé en processus de valorisation du temps de travail par l'entremise d'une liberté abstraite (liberté du contractant mais dépendance du travailleur) et d'une égalité abstraite (salaire comme équivalent au temps de travail et non pas à son produit) produisant les plus grandes inégalités mais aussi une hausse constante de la productivité en stimulant l'investissement.
Le contrat de travail n'a que l'apparence d'un contrat librement consenti
entre égaux et il institue plutôt l'inégalité
entre le temps de travail payé au salarié et le produit
de son travail, livrant le rapport salaire/capital, le partage de la survaleur
au pur rapport de force, hors droit et déséquilibré
par la subordination : c'est cela l'exploitation, le but du capital étant
toujours d'augmenter la productivité du travail à son profit,
seul moyen de se valoriser. L'investissement pousse au productivisme mais,
pour Marx aussi, il doit être rétribué même s'il
l'est souvent un peu trop, pour assurer simplement sa reproduction. On
doit remarquer aussi que le salariat institue bien la déconnexion
du revenu et du produit, au profit de la connexion du revenu et du temps
de travail.
C'est un contresens bien pire encore de prétendre, sous prétexte qu'il n'y a pas de capital sans force de travail, que la valeur n'est produite que par le travail salarié. Ce n'est pas parce que la valeur du capital dépend complètement de la force de travail et de la mesure du temps de travail qu'en retour il n'y a aucune valeur en dehors de la valorisation capitaliste. C'est prendre un peu trop au sérieux l'abstraction capitaliste dont la réalité n'est pas aussi pure et c'est négliger les évolutions actuelles que Marx avait pourtant entrevues. Certes, il n'y a pas de "valeur d'échange" marchande objective sans mesure du temps de travail, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de capitalisme sans salariat, mais la valeur et la dette sont enracinés plus profondément dans les échanges humains et changent de forme. Ce qui est le plus fondamental est bien l'échange lui-même sous la forme anonyme de la marchandise comme avec la réciprocité du don. Il doit bien être clair que le capitalisme relève de la religion, la religion industrielle qui a prouvée son efficacité, et non d'une "vérité" économique. C'est cette croyance collective dans la monnaie et les profits futurs qui est décisive, beaucoup plus que les justifications idéologiques sur la valeur-travail qui donne un socle réel à l'économie mais sert d'écran au fait que le salariat est justement la déconnexion du revenu et du travail effectif.
La première chose à reconnaître, en effet, c'est
qu'il n'y a aucune "justice" dans les revenus et les prix qui n'ont souvent
rien à voir avec la valeur créée. La valeur objective
n'est qu'un mythe régulateur. Les équilibres macro-économiques
sont surtout des déséquilibres, des contraintes qui ne sont
jamais exactement réalisés (c'est, entre autre, la raison
des cycles). Dès lors la répartition de la richesse n'est
qu'un rapport de pouvoir recouvert d'une idéologie qui le
légitime. C'est ce qu'on appelle une rente. Le pouvoir est bien
une notion économique, c'est même la vérité
de l'économie et ce que signifie le mot richesse lui-même
relié à Reich (on désigne les riches à Rome
comme Potentes opposés aux pauperes). La valeur
objective n'est donc qu'une validation de cette inégalité
et non pas la vérité de la valeur. Elle correspond à
un moment du cycle, à une logique de production de masse.
- La fin de la valeur-travailMalgré qu'on en ait, on ne saurait plus nier qu'il y a bien une contradiction, qui se manifeste par toutes sortes de symptômes, de la valeur-travail ou du salariat avec les nouvelles formes de la valeur. Nous assistons bien à une transformation de la valeur où le temps de travail ne sert plus de mesure universelle. On ne peut certes se limiter à parler de "production immatérielle" alors qu'une partie de l'immatériel reste malgré tout physique (saisie de données, présence physique pour la surveillance, etc.). C'est seulement à un certain degré d'accumulation du travail immatériel qu'il change la nature de la production en devenant travail d'expertise ou purement relationnel. Il n'est plus mesurable dès lors par le temps de travail. L'informatique illustre massivement cette déconnexion de la productivité et du temps de travail. Cette déconnexion est presque totale dans la production culturelle.
Avec ces productions la théorie de la valeur-travail ne tient plus et cela se traduit par des tensions dans le statut salarial qui se personnalise et se responsabilise sur des objectifs et non plus sur un temps de travail effectif. Ces faits mettent en évidence que seul un travail physique peut se mesurer en temps de travail, c'est pourquoi la théorie de la valeur-travail est une théorie de la "force de travail" qui doit toujours garder une composante physique. Les nouvelles forces productives immatérielles en environnement complexe mettent en oeuvre la capacité de "résolution de problèmes" qui n'a rien à voir avec une "force de travail" physique et ne se mesure pas en temps passé de même que les capacités "d'expression" dans le domaine culturel ne sont pas une simple accumulation de temps de travail (même s'il y faut du travail et du temps aussi, et même plusieurs temps qualitativement différents).
N'importe quel livre de management de la nouvelle économie doit ainsi poser concrètement le partage et la création de la valeur sur une toute autre base que le coût de production (sur le "gain de temps" ou les possibilités nouvelles), de même qu'elle doit prendre en compte la productivité de l'autonomie et de la motivation des salariés de plus en plus assimilés à des associés (dans ces domaines à Haute Valeur Ajoutée alors que la précarité s'installe pour le travail prescrit).
Comment tout cela est-il possible puisque la théorie dit que la valeur exprime l'échangeabilité du temps de travail ? C'est tout simplement qu'on change de processus de valorisation et que la valeur change de sens. Ce ne devrait pas être si difficile à comprendre puisque Marx lui-même, théoricien de la valeur-travail, envisage explicitement que le travail ne sera plus mesuré en "temps de travail" dans le futur.
"A mesure que la grande industrie se développe, la création de richesses en vient à dépendre moins du temps de travail et de la quantité de travail utilisée, que de la puissance des agents qui sont mis en mouvement pendant la durée du travail. L'énorme efficience de ces agents est, à son tour, sans rapport aucun avec le temps de travail immédiat que coûte leur production. Elle dépend bien plutôt du niveau général de la science et du progrès de la technologie ou de l'application de cette science à la production.
Il ne faut pas se servir des analyses de Marx pour faire comme si le capitalisme était éternel avec sa fondation dans le contrat salarial inégal au nom d'un droit de l'équivalence déconnectant le revenu du produit. D'autres rapports sociaux s'imposent dès lors que les nouvelles forces productives immatérielles ne se mesurent plus en temps de travail (ce sont les forces productives qui deviennent immatérielles plus encore que les produits eux-mêmes). Il est tout de même gênant d'exclure le champ culturel du processus de valorisation quand les biens culturels deviennent si envahissants. Je ne vois, de même, aucune raison sinon dogmatique d'exclure les SEL de la création de valeurs. Enfin, qu'il y ait des valeurs naturelles, en dehors du travail des hommes, c'est une des bases de l'écologie et même des industries environnementales. On doit les penser comme des externalités positives participant à la création de valeur même à n'y être pas pris en compte.
[...]
Dés que le travail, sous sa forme immédiate, a cessé d'être la source principale de la richesse, le temps de travail cesse et doit cesser d'être sa mesure, et la valeur d'échange cesse donc aussi d'être la mesure de la valeur d'usage"Dans la mesure où le temps - quantum de travail - est posé par le capital comme le seul élément déterminant de la production, le travail direct pris comme principe de création des valeurs d'usage disparaît ou du moins se trouve réduit quantitativement et qualitativement à un rôle certes indispensable, mais subalterne, au regard du travail scientifique en général, de l'application technologique des sciences naturelles, et de la force productive générale issue de l'organisation sociale de l'ensemble de la production - qui apparaît comme le don naturel du travail social (bien qu'il s'agisse d'un produit historique). Le capital oeuvre ainsi à sa propre dissolution comme forme qui domine la production.
Grundisse II, p. 220-221Principes d'une critique de l'économie politique, p 301
- Externalités, avantages concurrentiels et valeur
"D'emblée ce serait le caractère communautaire de la production qui rendrait le produit général et collectif. Dès lors l'échange qui s'effectue au début de la production ne porterait plus sur des valeurs, mais sur des activités déterminées par les besoins et les buts collectifs : il impliquerait d'emblée la participation de l'individu au monde collectif des produits."Un des symptômes du passage de la valeur-travail à une valeur plus spéculative se trouve en effet dans l'importance de plus en plus décisive des "externalités" (comme la coopération sociale, le niveau de formation, les infrastructures). Ce n'est plus une "force de travail" qui peut se mesurer en temps de travail, bien que ces externalités rentrent souvent dans la catégorie des "valeurs d'usage objectives" constituant un "gain de temps" pour la production ou les "coûts de transaction". C'est pourtant une valeur qui n'apparaît pas dans le processus de valorisation capitaliste.Grundisse ICe n'est plus vraiment l'entreprise capitaliste qui crée de la valeur, mais ce que Toni Négri appelle la "société-usine" où la dictature de l'entrepreneur est remplacée par la dictature du client et du banquier ou de l'actionnaire. Le statut salarial se brouille dans un marché plus ou moins rigide (partenariats) et des firmes (lieux de subordination) plus ou moins hiérarchiques, se partageant les rôles selon les coûts de transactions en jeu, dans un monde complexe où les niveaux d'informations sont dissymétriques mais où ils tendent à se rapprocher sous la forme de coopérations en réseau (plus rentable que la concurrence). Le besoin de s'intégrer au salariat devient désormais la nécessité de s'intégrer dans un réseau social.
Dès lors, plutôt que d'une simple accumulation productive on parle désormais d' "avantages concurrentiel" (des régions comme de l'entreprise) qui correspondent à une rente de situation, dans un marché orienté par la demande. Cette rente, qui se distingue de l'économie d'échelle, correspond au moment d'innovation de Schumpeter. Pour les "régions qui gagnent" comme pour les entreprises, elles consistent en savoir-faire, en réseau social plus qu'en investissements matériels et ces externalités ne sont pas comptabilisés sinon par le niveau de salaire et de prélèvements obligatoires. Marques et brevets ne sont pas comptabilisés non plus à leur valeur réelle (ni les compétences et motivation des salariés), d'où l'enjeu des droits d'auteur et brevets pour valoriser la richesse immatérielle des entreprises. La transformation en marchandises des éléments constitutifs du capital immatériel des firmes tente de le ramener progressivement au lot commun des moyens de production mais ça fuie de toutes parts et c'est insupportable quand cela veut dire breveter le vivant et le savoir.
Comme le montre Yann Moulier-Boutang, la productivité tient désormais surtout à la qualité des interfaces entre les acteurs qui interviennent dans les processus productifs (il y a de fantastiques variabilités des performances, dualisation des régions). Le rôle des externalités, des effets économiques qui ne passent pas par le marché, est croissant mais les ressources clés ne sont plus données par la nature, ce sont des constructions sociales (métropoles) et surtout le "capital humain". La firme est déjà une mobilisation des externalités dans la coopération des producteurs ou la transmission des savoirs tout autant que dans l'intensification du travail. La concentration capitalistique ne vise à rien d'autre que se procurer une rente de situation temporaire pour accaparer encore plus d'externalités positives. C'est aussi le facteur principal de concentration dans les grandes agglomérations.
Le problème posé pour la "Loi de la valeur" n'est pas que la quantité de travail devient trop faible dans la production mais plutôt que le travail direct salarié ne représente plus qu'une portion faible du travail indirect mobilisé dans la production, la productivité du travail étant fonction des "externalités positives" qui ne sont pas pris en compte directement mais seulement globalement, sous une forme qui s'apparente à une rente par l'intermédiaire des prélèvements obligatoires permettant de financer le niveau d'employabilité des populations et de favoriser les échanges en baissant les coûts de transaction (la mobilité crée de la richesse). La "valeur" elle-même, ne représente plus toujours son équivalent travail mais a toutes les apparences d'une rente encore, sans référent stable car sans mesure de la valeur effective. L'immatériel se caractérise ici comme pure externalité (communication, affect, formation) et origine désormais de la survaleur.
La notion même d'externalité est une contestation de la valeur au nom de ses conditions extérieures (correspondant au capital symbolique de Bernard Guibert) et impliquant son internalisation (au moins comme rente et au niveau global). Il semble en effet, qu'en dernière instance les investissements publics productifs à long terme imposent leurs conditions de reproduction dans une valorisation plus directe de leur "capital humain", comme s'impose à tout gouvernement la stabilité sociale (rigidité des salaires) et la continuité des échanges (mais l'incertitude actuelle de la plupart des acteurs se répercute en fonds spéculatifs à court terme).
- Théorie de la transition
Comme nous l'avons vu, le capitalisme est d'abord marchand et ne se construit pas d'emblée sur le salariat qui ne résultera que de son évolution historique. Il n'atteint qu'à la fin de son développement le statut salarial fordiste qui exprime son essence productive (Ford réalise ce que Marx avait analysé dès "Travail salarié et Capital"). La logique de l'investissement capitaliste, comme du salariat, est en effet la déconnexion des prix et de la valeur-travail : si la valeur d'usage des machines est bien l'amélioration de la productivité, elle n'a pas pour but premier de faire baisser les prix mais au contraire de profiter d'une "rente d'innovation" en vendant "au prix du marché" malgré la baisse de la valeur-travail. Ce n'est que sous la pression de la concurrence que cette rente de situation temporaire qu'est la plus-value disparaît pour retrouver sa "valeur objective", mais le profit s'y perd et doit être relancé par d'autres stratégies : concentration ou bien risque et mobilité. Cette dialectique se vérifie au niveau micro-économique de l'investissement, comme au niveau macro-économique d'un cycle d'innovation.- Un nouveau mode de production suscite donc une économie spéculative (rente d'innovation, valeur d'échange subjective) orientée par les marchés les plus profitables où il suffit de répondre à la demande (mobilité), puis il s'oriente vers la valorisation de sa "rente de position acquise", de propriétaire, passage à la "valeur d'usage objective" comme "gain de temps" ou de productivité jusqu'à rejoindre finalement la "valeur d'échange objective" comme équivalent travail par concentration capitaliste et la socialisation de la production.
- Le premier effet de l'intrusion du nouveau mode de production capitaliste est, comme actuellement, une intensification de l'exploitation (à l'époque une augmentation de l'esclavage comme maintenant une augmentation du salariat).
- C'est comme variable d'ajustement, comme adaptation aux variations de la demande (et donc comme flexibilité) que le salariat a concurrencé l'esclavage qui reste l'étalon de la valeur-travail.Nous sommes désormais dans une nouvelle période de transition, se manifestant en premier par le passage d'une économie de l'offre (fordisme) à une économie de la demande (flux tendus, toyotisme). Comme nous l'avons vu, lorsque l'offre organise l'ensemble de l'économie (production, distribution, consommation) par l'investissement capitaliste, la contrainte de la valeur est bien le temps de travail nécessaire à la production (reproduction plutôt d'ailleurs). C'est l'économie fordiste où domine l'organisation de la production et du salariat. Le passage à une économie de la demande centrée sur l'information, les flux tendus, la communication, est sensible dans l'inadaptation du salariat au post-fordisme, mais c'est bien un passage à une autre détermination de la valeur et de la production par la demande, dictature des marchés qu'il faut réguler. De nombreux symptômes comme le retour du "prix psychologique" ou le "prix de marque" montrent qu'on passe à un nouveau processus de valorisation qui ne se mesure plus en temps de travail mais s'apparente à une rente et dont le cinéma est un exemple spectaculaire. La transition d'une valeur à l'autre n'est pas sans créer les problèmes que l'on sait mais elles ont toujours cohabité, simplement la valeur-travail était dominante alors que, désormais, c'est la demande et les marchés qui deviennent dominants.
Comment ces deux types de valeurs cohabitent-elles pourtant ? Et bien les contraintes de la reproduction restent entières. Mais au début d'un nouveau cycle d'innovation, l'amélioration de la productivité est si forte qu'elle opère une déconnexion entre le prix et la valeur de reproduction s'orientant vers une économie de la valeur subjective. Lorsque cette rente d'innovation s'épuise, la valeur se dirige vers la valorisation des avantages concurrentiels, des rentes de situation, la valeur d'usage objective d'un "gain de temps" : l'élimination des déchets (qualité), la rapidité de réaction (flexibilité) mais aussi vers la mobilisation de toute la personne au service de la demande (créativité, relationnel). Les gains de productivité peuvent être considérables avec l'informatisation depuis la mise en réseaux. C'est cet excédent qui permet une certaine déconnexion avec les prix du marché et qui permet des surprofits, temporaires mais constituant une part de plus en plus importante de la valeur globale. Au stade de pure financiarisation succède une face de consolidation des rentes acquises avant de revenir à une valeur d'échange plus objective.
Tout cela reste très classique et caractérise tout cycle d'innovation. Dans cette optique nous devrions revenir d'ici quelques années à une économie de l'offre conformément aux cycles du capital, retour à une valeur d'échange objective après la valeur d'usage objective et la valeur purement subjective de la demande (innovation, monopole) mais il pourrait s'agir d'une mutation plus décisive, "comparable à la révolution néolithique plus encore qu'à la révolution industrielle" avons nous dit. Cela se justifie par deux raisons principales :
1) L'automatisation délivre de la force physique et des besoins primaires de reproduction, le travail comme la valeur immatérielle ne pouvant plus se mesurer en temps de travail.
2) Le travail qui a toujours été dominé se trouve délivré de la contrainte par la nécessité productive de l'autonomie et de la responsabilité comme par la reconnaissance des compétences effectives.
Pour Ernest Mendel l'abondance, c'est lorsque le travail non qualifié n'est plus indispensable. Ce n'est pas une "fin du travail" livrée au désoeuvrement mais plutôt une "libération du travail", devenu "le premier besoin de la vie" comme intégration au réseau social, participation à l'oeuvre commune. Il s'agit là aussi de "penser à l'envers" par rapport au travail fordiste, on appelle cela une révolution et ce n'est jamais facile.
Le plus important c'est donc tout le domaine immatériel et culturel qu'on ne peut plus ignorer ou rejeter aux marges du processus de valorisation dans lequel il fait rupture. Cette nouvelle économie de la demande est le fruit d'une certaine saturation des marchés solvables d'un côté mais aussi des technologies de l'information comme support de la flexibilité, de la "production à la demande". Il faut ajouter à cela la transformation de la valeur quand le travail immatériel ne se mesure plus en temps (produits culturels, Internet gratuit) comme la "force de travail" dans l'industrie. Le retour à la valeur-travail d'une économie de l'offre telle que nous l'avons définie ne semble plus vraiment possible, ce dont nous avons toutes raisons de nous réjouir au nom du qualitatif. Quel est donc le nouveau mystère de la valeur ? On passe de la valorisation de la force de travail à la valorisation des personnes, de leur compétence (parcours professionnel, voir le rapport Supiot). Ce n'est pas vraiment une valeur objective mais plutôt une valeur concrète.
La valorisation des personnes (qui peut prendre la forme de la gestion des compétences mais aussi d'un retour à la féodalisation, à l'achat de postes ou de charges) est le contraire de la valorisation de la force de travail puisque cette valorisation est principalement le fait de la formation, hors marché, et ne propose au marché qu'un produit et non sa propre subordination. C'est notre horizon que nous avons à construire et nous ne pouvons aller plus loin que notre temps auquel nous avons à faire face dans l'urgence.
- Revenu Garanti et libération des nouvelles forces productives
La transition semble cumuler les effets négatifs sur un salariat inadapté aux nouvelles forces productives immatérielles. La fin de l'économie de l'offre se traduit d'abord par la "dictature des marchés", la flexibilité, la précarité, l'intensification de l'exploitation (auto-exploitation des informaticiens). Mais la productivité exige toujours plus d'autonomie et de responsabilités, peu compatibles avec la subordination salariale, et les exigences "d'employabilité", de formation sont incompatibles avec l'insécurité, la précarité, la misère. Une des premières conséquences, de ces transformations de la production, est la nécessité d'une protection et d'une valorisation de la personne au-delà de l'entreprise, ce qui exige d'abord un revenu garanti. Les arguments économiques ne suffisent pas, il faut que ce soit la revendication d'un nouveau droit à l'existence.
Au niveau économique, le revenu de citoyenneté se présente comme une prise en compte des externalités positives de l'activité de chacun tout autant qu'une contrepartie de la précarisation de la production mais peut être simplement le bénéfice pour tout citoyen des externalités positives de la société-usine (position de Yoland Bresson). Dès lors, le problème n'est pas celui d'une autre production mais de s'adapter aux conditions actuelles. Ce n'est qu'un mode de distribution plus juste de la création de richesse, une répartition de la rente.
C'est une base nécessaire mais qui ne nous sort pas du quantitatif, au contraire du fait qu'on ne peut plus mesurer une efficience quelconque d'un travail immatériel par le temps passé (et pas plus le "temps de vie" de Bresson). Il y a aussi la nouvelle exigence de mobilisation de toutes les capacités humaines autonomes. Ce passage au qualitatif est une causalité plus métaphysique qui va au-delà des contraintes de reproduction bien qu'elle les prend en compte en sortant du salariat productiviste au profit d'activités autonomes. Sinon, le concept d'externalités positives, très écologiste, peut faire penser à l'amélioration des sols qui a précipité l'abandon des communs pour inciter le propriétaire terrien à enrichir sa terre.
Il n'y a certes pas besoin d'une théorie de la valeur pour justifier le Revenu Social Garanti ou un Revenu d'Existence. En revanche, aucune théorie de la valeur-travail ne saurait réfuter la possibilité de cette forme de redistribution sociale, sauf à croire que le salaire est le "prix de travail". La représentation morale qu'on peut en donner est purement idéologique dans un capitalisme qui est bien loin de toute justice (les devoirs c'est toujours pour les pauvres, pas pour les rentiers).
Pour ceux qui pensent qu'il y a une transformation de la production dans le passage à l'immatériel, cela constitue pourtant un argument supplémentaire puissant en faveur d'un revenu garanti, car c'est bien alors un instrument de la "production" sociale et non pas seulement une mesure d'urgence sociale. Ce n'est pas le travail productif qui est en cause mais bien le salariat. Le terme de tiers secteur ne convient pas pour cet ensemble de productions immatérielles et culturelles, d'artisanat et de services locaux, d'activités autonomes, car en constituant une alternative au salariat, c'est bien la sortie du capitalisme qui est envisagée.
La proposition de simple réduction du temps de travail s'oppose à ce projet sur plusieurs points : supposant l'extension du salariat à tous c'est étendre son empire et son contrôle sur la société (biopouvoir, publicité, Spectacle etc.) même à se réduire à quelques heures par jour laissant intact la domination du capitalisme, son productivisme et son gâchis de ressources. Réduire au-delà des 32H le temps de travail, c'est ne pas prendre au sérieux la nécessité anthropologique de l'activité valorisante alors que la revendication d'un Revenu Garanti favorise ce que les américains appellent New Work qui est un travail passionné et autonome s'identifiant à la vie (mais d'autres diraient qu'ils s'auto-exploitent!) L'utopie de la RTT ce sont les loisirs qui sont un appel à la servitude (Spectacle) alors que le travail immatériel porte en lui la puissance de la liberté et de l'autonomie (dont le RSG est un instrument). De toutes façons, je pense ce projet de RTT très irréaliste au-delà des 32H (et on n'y est pas du tout), bien plus qu'un Revenu d'Existence. Par contre je pense qu'on va retrouver le plein emploi dans peu de temps conformément au Kondratieff mais cette nouvelle croissance n'est guère souhaitable écologiquement et ce ne sera pas du tout l'emploi dont on pourrait rêver sans les mesures sociales appropriées dont le Revenu Garanti n'est qu'un élément (fondamental et urgent).
Que le droit au travail soit d'un ordre supérieur au droit au revenu car son contenu est plus riche n'entraîne aucunement que le besoin de revenu ne soit pas prioritaire sur le droit au travail. Il faut d'ailleurs absolument mettre le droit au revenu avant le droit au travail si on veut éviter le travail à tout prix, voire le travail forcé, en tout cas la dégradation des conditions de travail des salariés. Le droit au revenu c'est le droit à la résistance, c'est le minimum d'autonomie nécessaire à toute liberté morale, à l'exercice de ses droits de citoyen.
Pourtant, la question est plutôt comment l'absence de revenu garanti est-elle encore possible ? Ce revenu est productif en favorisant l'employabilité, la mobilité et le travail autonome ; il effectue une autre répartition de la richesse, une autre forme d'investissement. Il n'est pas auto-suffisant et ne remplace pas le travail mais permet un dépassement du salariat en sortant du productivisme capitaliste, passage des droits du salarié aux droits de la personne.
Utopie ou réalité à venir ? A la fin de son Panégyrique, Debord s'interroge sur le fait d'avoir écrit en vain. Sicut palea, comme disait Thomas d'Aquin, à la poubelle! Cela restera pourtant le témoignage d'une subjectivité refusant un monde de choses où elle n'a pas de place. Ce monde n'est pas justifié. Seule notre révolte peut lui donner un sens, l'affirmation subjective de notre liberté, la conquête de droits concrets, du droit à l'existence dont l'autonomie financière est le fondement mais qui doit devenir un véritable droit à l'initiative économique et à la formation comme j'ai interprété la formule de Marx "De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins". Ce n'est pas encore pour demain, il faut un moment opportun, des conditions objectives, mais nous n'en sommes pas si loin malgré le vent et la tempête.
"De chacun selon ses capacités" signifie formation, valorisation sociale et parcours professionnel (statut), une véritable libération des forces productives individuelles. "A chacun selon ses besoins" signifie d'une part un Revenu Social Garanti mais aussi les moyens professionnels dans le cadre du développement local. (Au-delà du Tiers-secteur)