Contrairement à ce qu'on peut croire, ce n'est pas le mépris du travail qui a provoqué l'esclavage, comme si le travail existait avant l'esclavage ; c'est plutôt l'esclavage qui a inventé la notion de travail comme activité dominée productive. Le travail commence, en effet, avec le Néolithique, c'est-à-dire l'invention de l'agriculture. La conquête des Amériques et la colonisation de l'Afrique nous ont habitué au fait que, non seulement toutes les sociétés ne connaissaient pas le travail, mais que la plupart des populations "primitives" s'y refusaient, n'y voyant qu'une contrainte inutile et se suffisant de couvrir leurs besoins journaliers. On pense désormais que l'agriculture s'est diffusée à partir d'un seul point (la Palestine : Jéricho, Mureybet vers -8000) sur tous les continents, sauf les Amériques avec une autre naissance beaucoup plus tardive au Mexique. S'il n'y a pas eu de contact entre ces deux points, il est d'autant plus remarquable de constater que l'invention de l'agriculture s'est faite, dans les deux cas, après un regroupement en villages et comme un service aux dieux menaçants pour "gagner sa vie". Les premières pratiques de l'agriculture se présentent elles-mêmes comme se substituant aux dieux (à la nature), ne gagnant le droit de vivre qu'à produire la nourriture des dieux cultivée d'abord uniquement pour les offrandes (voir mon histoire des religions). A partir de cette première domination productive, de cette soumission aux lois de la nature, qui était pour beaucoup de peuples une transgression de l'ordre naturel, l'homme allait devenir peu à peu l'égal des dieux qu'il servait en façonnant la nature par son travail. L'agriculture a multiplié rapidement les populations et les richesses. Plus lentement, mais tout aussi sûrement, le travail réfutait la magie malgré les initiations alchimiques de l'âge du bronze, alors que l'accumulation de richesses provoquait bientôt différenciations sociales et guerres. Le paradis des chasseurs-cueilleurs était bel et bien perdu dès lors qu'il fallait gagner sa vie à la sueur de son front, soumis aux cycles agricoles comme à l'organisation de la cité. Mais tous n'étaient pas esclaves et les nouveaux maîtres récupéraient pour eux seuls l'humanité et la liberté perdue des tâcherons, souvent d'ailleurs en se proclamant fils d'un dieu.
Le Maître vient toujours après l'esclave. Il prend place dans un mode de production nouveau, ce n'est pas la grandeur du maître qui fait l'infériorité de l'esclave, c'est l'impossibilité de se passer de l'esclavage comme mode de production. C'est un mode de production pourtant peu connu des égyptiens (tous n'étaient-ils pas esclaves des prêtres qui organisaient l'économie, construisaient les temples, les pyramides pharaoniques comme s'il y avait déjà du travail en trop ?) mais les peuples indo-européens, qui pratiquaient l'élevage nomade, rabaissaient leurs esclaves au rang de "bête-à-deux-pieds" valorisant les véritables hommes comme guerriers et chefs (aristos, aryens, les meilleurs) au-dessus des nécessités du travail mais prêts à risquer leur vie.
Nous avons fait l'histoire du travail mais il n'y a pas d'histoire sans le travail, sinon il n'y a qu'un monde de dieux, de forces obscures. Le travail comme activité dominée est ainsi essentiel à notre conscience de soi, introduisant la séparation du vouloir et du faire. Les Juifs d'abord, avec leur religion d'esclaves, désacralisent le monde et instaurent le repos hebdomadaire (Shabat). Le travail rédempteur ne date pas des chrétiens mais bien des juifs. Les monastères chrétiens d'un côté, les juifs de l'autre formeront les bases du capitalisme, c'est alors seulement que le travail sera considéré comme la source de la richesse des nations plutôt que la puissance guerrière ou la possession de la terre qui en tenaient lieu auparavant. Pour Marx, le concept universel de travail ne pouvait être conçu avant le salariat détachant le salarié de son activité et instituant un individu abstrait, sans qualités, qui vend son activité pure sans contenu, son temps de travail.
On peut tirer pourtant de cette naissance du travail les mêmes conclusions que celles tirées par Hegel de la dialectique du Maître et de l'esclave. C'est par une pression extérieure (Les dieux, le Maître) que le travail, comme jouissance différée, activité originairement sociale et dominée, produit sa puissance et donne enfin sa revanche à l'esclave qui maîtrise effectivement le monde de son savoir acquis avec l'expérience. Le travail n'est pas une activité libre, et c'est justement cette contrainte, cet ajournement de la jouissance, qui en fait toute l'efficacité (technique, rationalisation). Il s'agit d'une séparation du sujet et de l'objet par la séparation du maître et de l'esclave, de l'esprit qui commande et du corps qui exécute (séparation qui se retrouve entre le travail intellectuel et le travail manuel). On pourrait comparer ce détour au cerveau lui même dont la performance adaptative est d'abord une inhibition du réflexe immédiat pour construire une stratégie à plus long terme beaucoup plus efficace (mais la souffrance durera tant que cette destination ne sera pas atteinte). Par contre, le travail est d'abord la séparation de celui qui ordonne et de celui qui souffre, libérant ainsi sa puissance.
Tout cela ne semble guère réjouissant pour la suite, sauf qu'on est sans doute à la fin du néolithique et plutôt en position de récolter le fruit du savoir sans en payer le prix dans ce monde sans maître. Nos dirigeants ne sont plus que des fonctionnaires, des technocrates, pas des dominants et, du même coup, autant sinon plus que nous, dominés par une sorte d'esclavage médiatique qui sonde jusqu'aux âmes. Par contre le moindre travail exige maintenant une autonomie qui a déjà entamé toute hiérarchie. La domination n'est plus de mode (de production), reste des contraintes d'autant plus insupportables qu'elles ne sont plus productives (les entreprises d'informatique répandent le plus souvent des pratiques très libres nécessaires à la programmation).
2. Activité et travail : distinctions.
Maintenant que nous avons une idée de son apparition, il faut distinguer le travail des autres sortes d'activité car il y a quelque escroquerie à identifier le travail avec l'activité, et, sous prétexte que tout homme doit s'épanouir dans une activité, le forcer à un travail dégradant. On a raison, cependant, de réaffirmer après Aristote, que l'homme est fait pour l'action, qu'il n'y a pas d'autre bien que la réalisation d'un objectif et que rien n'existe sinon en vue d'une cause finale, d'un projet pratique. Depuis les années 40 on sait bien que pour les malades ou les chômeurs inactifs, le travail est la meilleure thérapie (ergothérapie) pour se "réinsérer". Contrairement à ce qu'on dit, c'est une raison pour changer le travail, pas pour forcer quiconque à faire n'importe quel travail.
On peut partir, justement, de la distinction actif/passif qui recouvre d'abord l'opposition Maître/esclave (dominant/dominé). Aristote qui avec les quatre causes centrées sur la cause finale théorise le bien comme le plaisir de l'action réussie, refuse de reconnaître comme un homme véritable celui qui reste sous la domination de la nécessité, car pour être homme il faut être libre, raison qui conduit le corps. L'esclave, pour lui, a besoin d'un maître car il ne se domine pas lui-même. La liberté du Maître est active, il ordonne, s'appliquant à l'esclave qui exécute passivement. On voit pourtant aussitôt qu'il y a un paradoxe à dire l'esclave passif alors que c'est lui qui fait tout le boulot ! Il faut bien comprendre que les rapports sont dialectiques, s'inversant sans cesse. Ainsi, l'opposition de l'activité du maître au travail de l'esclave n'empêche pas que l'activité du maître comporte bien des aspects serviles ou routiniers et que le travail de l'esclave comporte créations et projets. De même pour la suite. Mais déployons ces oppositions.
Reproduction sociale |
reproduction du corps
de la force de travail |
Valorisation objective
reproduction des marchandises |
|
Actif
Maître Activité (libre) Skolé, otium, loisirs Culture, ambition, amour jouissance relative |
improductif
reproduction nécessaire |
Esclave Travail (contraint) |
productif
échange dominé |
Il faut, donc, reconnaître à la fois l'aliénation du travail dominé (et ne pas se contenter du travail de l'esprit comme Marx le reproche à Hegel) mais aussi les formidables possibilités du travail humain, pas seulement de l'oeuvre individuelle. C'est la seule façon de le dépasser. Il faut dénoncer les conditions de travail actuelles, tout en ayant conscience de la capacité du travail à rassembler des hommes autour d'un projet. Lorsque le chômage fait du travail un droit (un lien social), un pouvoir et non plus un devoir, on peut penser que la fin du travail dominé s'annonce au profit d'une activité sociale plus autonome et écologique. Le travail des femmes était déjà clairement la revendication d'une autonomie indispensable et pas seulement financière, travail choisi (pour certaines au moins). Avoir des obligations sociales délivre des obligations domestiques. Les théories marginalistes, du travail opposé aux loisirs, ne sont plus pertinentes, si elles l'ont jamais été, lorsque le travail est posé comme désirable, comme dimension humaine et statut social, lorsque la contrainte n'est plus une domination dégradante mais l'honneur d'une responsabilité assumée.
3. Salarié, valeur travail
La Révolution française de 1789 n'a été qu'une adaptation de la société à la destruction des liens traditionnels qu'avait inaugurée Louis XIV en supprimant les corps intermédiaires (Tocqueville). Cette adaptation était nécessaire au développement du capitalisme naissant. Les investissements capitalistes nécessitent la confiance et, donc, surtout une justice protégeant leurs contrats contre l'arbitraire du prince (de la politique, l'AMI n'est rien d'autre). Cette société du Droit, surtout du droit commercial, s'étend démesurément mais nécessite le Code Civil napoléonien qui est le véritable héritage de la Révolution avec les Droits de l'Homme qui délivrent des anciens liens de dépendance mais isolent l'individu de sa communauté, mis en concurrence avec tous au nom d'une égalité abstraite (la formule gagnante est supposée être démocratie+capitalisme). Le thème du mérite républicain est essentiel, tous les hommes étant égaux en droits, chacun pouvait réussir également par son travail, contre toute évidence, mais légitimant ainsi par le Droit les inégalités réelles jusqu'à des niveaux inimaginables auparavant. L'élitisme républicain n'est que la justification des élites dominantes par quelques parvenus. La pénétration de cette morale protestante, puis laïque, ne sera achevée pourtant que très récemment par le chômage massif qui a rendu le travail précieux, face à un mépris aristocratique du travail qui ne peut même plus se réfugier dans un Art devenu trop mercantile.
L'abolition de l'esclavage et du servage au profit du salariat illustre la dissolution des anciens liens de dépendances. C'est un progrès substantiel de la liberté. Mais ces liens restaient encore des rapports de personnes et comportaient des devoirs de la part des Maîtres. Ainsi lors de l'émancipation des esclaves, on a pu voir d'anciens esclaves se révolter contre leur ancien maître qui ne voulait plus les prendre en charge. Le salarié n'est à personne et cette liberté ne va pas sans risque laissant l'individu isolé. Le rapport salarial se transforme, par la fiction du Droit (du contrat de travail prétendu égalitaire) en simple rapport marchand, d'objet à objet, de force de travail à salaire sans autres engagements personnels. Le travail salarié n'est plus seulement dominé, il est d'emblée pris dans l'échange, dans la substitution de la valeur d'échange à la valeur d'usage, ce que Marx appelle le processus de valorisation. C'est ainsi que le salariat instaure la concurrence de tous contre tous par la négation du lien humain dans un rapport juridique abstrait de pure quantification. Bourdieu a bien montré que l'économie est le non-rapport social, que tout rapport social est une négation de l'économie (don, potlatch, famille, assistance). La domination du capitalisme comme économie séparée de la société et froide logique du profit, avec toutes les destructions que cela engendre, s'enracine dans la séparation introduit entre ce droit universel abstrait et les liens de dominations effectifs rejetés hors du droit comme non légitimes (ils n'en sont pas moins réels). C'est un mouvement qui commence déjà par l'écriture inventée à Sumer pour des transactions commerciales. L'écrit se détache des sujets, indépendant de leur bonne foi ou même de leur mort, c'est déjà un rapport d'objet à objet, un rapport économique. Commercialement, il faut attendre cependant les Anglais et les Hollandais pour commercer avec les Japonais, par exemple, sans essayer de les convertir. Auparavant, Espagnols ou Portugais n'imaginaient pas réduire leur échange à de simples marchandises. Notre XXème siècle utilise aussi le sport comme un succédané d'échange, essayant là aussi de dépasser les conflits réels, les discours contradictoires de sujet à sujet, par la mise en scène du rapport de corps à corps. Souvent, pour rétablir des relations avec un pays ennemi, on commence par le sport, puis par les échanges commerciaux. Mais, à la fin, c'est-à-dire maintenant, il n'y a plus d'autre rapport social que l'universel échange économique, or c'est justement un non-rapport et cette séparation se fait lourdement sentir dans ses conséquences sociales et environnementales. S'il n'y a plus de véritable maître, l'économie est laissée à sa course aveugle et destructrice, nous reconduisant à l'insécurité primitive. L'écologie-politique est la nécessité d'une négation de notre séparation de l'économie.
C'est bien sûr la base matérielle qui est décisive. C'est la productivité du capitalisme qui assure sa domination anonyme et rationnelle (Le bon marché des marchandises est la grosse artillerie qui abattra toutes les murailles de Chine comme dit Marx). La nouveauté du capitalisme est la séparation de cette base matérielle et de la société, plus même, le retournement de la production contre la société elle-même. Mais il y a des limites tout aussi matérielles et au moment où la société découvre qu'elle dépend de l'économie, c'est l'économie qui dépend de la société (Debord). La théorie néolibérale est la théorie avouée d'une économie voulant former la société à sa convenance. Le capitalisme ne peut dépendre, dans sa base matérielle, d'une technique particulière même s'il dépend du "capital" scientifique, permettant de rendre productif des investissements en capital. La base matérielle du capitalisme n'est ni la machine à vapeur, ni l'électricité, ni l'informatique, sa base matérielle est le salariat lui-même, c'est-à-dire non pas une invention objective (comme en Chine, pour nombre d'inventions) mais un rapport de production, une pratique effective, se substituant à l'esclavage, de valorisation du temps de travail. Ici encore on peut dire que c'est le salarié qui fait le capitaliste. La théorie économique ne tarde pas à s'en apercevoir puisque A. Smith déjà prétendait que "le travail est source de toute richesse" alors que l'évidence première serait plutôt que seul le commerce peut rendre riche (le capitaliste ne produit pas, il achète de la force de travail et vend des marchandises). Ce qu'il aurait dû plutôt dire c'est que le salariat est la condition de l'accumulation du capital et de son productivisme. En effet, il faut pouvoir produire une plus-value grâce au capital (aux machines, aux innovations), c'est-à-dire produire plus à travail égal, sans faire profiter le salarié, payé au temps de travail, de cette productivité supplémentaire récupérée par l'investisseur capitaliste (le fordisme incitait au partage pour dynamiser la consommation et l'efficacité). Le contrat salarial supposé égalitaire entre patrons et ouvriers est basé sur la concurrence des travailleurs, constitués en marché du travail. Donner une valeur de marché au temps de travail, c'est le déconnecter de sa productivité effective récupérée par l'employeur, c'est aussi réduire déjà le produit à sa valeur d'échange. Cette abstraction universalise matériellement l'échange marchand comme équivalent de temps de travail moyen. Le travail devient source de richesse car le coût de reproduction d'une marchandise, sa valeur-travail, peut ainsi bénéficier d'une innovation qui en baisse le temps de travail nécessaire et fait donc profiter le capitaliste de la plus-value obtenue, jusqu'à ce que cette innovation se généralise et que la concurrence baisse les prix. Encore une fois, un marché parfait ne marcherait pas. C'est à chaque fois les différances (les retards), les dissymétries dans l'information, les paris sur un avenir incertain qui permettent le profit de l'investissement. L'important est de voir que ce productivisme du capitalisme ne consiste pas tant à satisfaire des besoins, à produire des marchandises mais uniquement à produire du profit. C'est d'ailleurs pour cela qu'il y a des crises économiques : lorsque la production n'est plus rentable. Cette institution du salariat qui tient lieu de statut social (voir Kojève) n'a pourtant de sens, en tant que marché du temps de travail, qu'à vendre une force de travail. C'est très différent quand il s'agit de résolutions de problèmes où la solution ne dépend pas du temps passé, le travail s'identifiant à une responsabilité (la pratique des stocks options des dirigeants américains en est un symptôme, une sorte de paiement sur objectifs). On peut ainsi penser que le salariat a fait son temps, et le capitalisme par la même occasion (il est frappant de voir des "marxistes" défendre le salariat menacé - sauf les Toni-négristes partisans de son abolition).
Ce n'est pas le chômage actuel qui annonce une fin du travail qu'une période de croissance prolongée pourrait résorber. C'est la transformation d'une économie mondialisée, d'un marché fermé et informatisé, de techniques immatérielles qui ont déjà profondément transformé le travail et qui accentuent de plus en plus la pression sur un statut de salarié devenu inadapté. La flexibilité est sans doute plus décisive à long terme que le chômage qui est un phénomène temporaire, cyclique. Lorsque Keynes en a montré la dimension monétaire, inspirant des politiques efficaces, on ne peut plus considérer le chômage comme un "non-travail volontaire" mais comme une "production non-solvable", dépendante des variables de l'économie plus que de la capacité de chacun (les théories de l'équilibre ou de la régulation ont une certaine nécessité abstraite mais sont contredites par les cycles économiques). Ce qui apparaît comme manque de travail salarié n'est qu'un manque de ressources et d'un statut qui ne nous rabaisse pas à la simple existence concédée et toujours en dette. Car dans cette société dominée par l'économie, tout le monde n'a pas sa place : il faut être flexible, s'adapter au marché, aux besoins de la production, aux fluctuations de la demande. Il faut adapter nos apparences et nos désirs, notre "personnalité". Nous sommes entrés depuis peu dans une économie de la demande (véritable société de consommation) en passant de l'économie de la standardisation de masse à l'économie du produit personnalisé (voir La place des chaussettes). Le salarié est sommé de s'adapter à cette nouvelle nécessité. Mais cette précarité montante de notre vie de producteur nous prive d'avenir tant que le statut de salarié n'est pas dépassé et qu'on perd son temps à échouer dans le rêve d'un plein emploi salarié. Le revenu d'existence est un remède à cette précarité et il doit déboucher aussi sur des contrats d'activité accordant souplesse et sécurité, assurant un véritable statut social. Ces perspectives annoncent la fin du salariat et de son productivisme en baissant la concurrence salariale et en favorisant des activités libres. Ce n'est pas la fin du travail. La transformation actuelle du travail se produit au moment où toute la société, femmes comprises, est prolétarisée, salariés ou chômeurs, comme si le capitalisme avait terminé son oeuvre de destruction de la société et de libération des anciens liens de domination. Car, répétons-le, vouloir réduire le travail au lien social, et le lien social au travail, c'est exprimer qu'il est devenu un pouvoir et non plus un devoir, quittant la sphère de l'activité contrainte (nécessité ou domination). Dès lors, il ne s'agit plus de créer de nouveaux emplois salariés, un travail fictif mais contraint. Il faut abolir le salariat quittant le processus de valorisation au profit du produit et de la fonction.
4. Les travailleurs du savoir (le travail de l'avenir)
Le productivisme du capitaliste, pour qui gagner sa vie c'est gagner du temps, est inévitable comme rationalisation de la production et universalisation de l'échange, délivrance des dominations locales, accumulation de forces productives jusqu'à l'automatisation et l'informatique où le travail devient travail entièrement social et qui permettent la libération du temps. Mais le productivisme du capitalisme n'est pas compatible avec l'abondance, il n'y a pas de profitabilité sans rareté, et la production ne peut s'accroître au-delà de limites matérielles, humaines, écologiques. Le processus de valorisation du temps de travail devrait aboutir à un temps libéré au moment où il rencontre la limite planétaire et où sa productivité ne dépend plus essentiellement du temps de travail mais d'une compétence sociale (une fonction) et du savoir accumulé.
Le savoir accumulé résulte du travail des générations passées, et c'est le savoir qui assure maintenant la plus grande partie de la production. Ce savoir hérité appartient à tous et n'est pas la propriété exclusive des entrepreneurs. Ce General Knowledge justifie ainsi le revenu universel. Il exprime que la production est devenue entièrement sociale mais ce revenu minimum doit être assez élevé car il implique la nécessité de l'entretien d'une capacité de travail équivalent à un capital social qu'il faut préserver.
Supprimer le salariat, ce n'est pas supprimer le marché et bureaucratiser l'économie, c'est supprimer la concurrence entre les salaires, la notion de productivité au profit du produit lui-même qui n'est plus seulement une marchandise. Assurer un Revenu d'Existence permet, en effet, la conception d'un produit et sa commercialisation une fois qu'il est conçu, après-coup au lieu de partir d'études de marché réductrices. C'est particulièrement productif dans des secteurs créatifs comme l'informatique (le "marché" du freeware est exemplaire pour démontrer que les produits gratuits sont aussi bons et parfois meilleurs que les leaders du marché, Internet introduit de multiples services gratuits même si le commerce l'envahit aussi). Les secteurs de pointe sont ceux qui exigent le plus de nouveaux rapports salariaux, souvent très libres. Un programmeur qui travaille trop c'est souvent une perte de temps et d'efficacité (en même temps un programmeur qui ne se concentre pas, quand il le faut, jour et nuit sur un programme est très peu efficace, il faut équilibrer). Pour ces activités, que je connais trop bien, on ne peut plus distinguer entre temps de travail, de formation, d'information, de repos, de détente... C'est la différence entre la force de travail et la résolution de problèmes. C'est aussi ce qui permet de se rendre compte que la consommation est partie intégrante de la production, de la reproduction de la productivité.
Ce qui donnait le pouvoir à la classe capitaliste était de poser tous les problèmes en terme de profit financier, à commencer par le salaire, de vouloir tout valoriser en argent, tout quantifier. C'était nous faire parler le langage extérieur du pouvoir ou celui de l'économiste. Changer le travail, abolir le salariat, c'est changer la manière de poser les questions (parce que le mode de production a déjà changé), changer le mode de valorisation sociale : ne plus nous traiter universellement en clients, ni en administrés mais en citoyen concret, en être humain singulier produit par son milieu. C'est le passage de l'économie à l'écologie. Il n'y a pas continuité avec le capitalisme mais au contraire rupture avec un Droit abstrait de l'argent au profit d'un véritable Droit à l'existence. L'écologie est la négation de la séparation de l'économie (et de la technique), ce n'est pas un retour à l'état de nature antérieur c'est l'économie devenue humaine, mais c'est déjà la réappropriation de notre vie.
La fin du salariat n'est pas la fin du travail. On veut se faire peur comme si le réel se dérobait sous nos pieds, libérés de toute contrainte... Revenons sur terre. Il y a, il y aura encore beaucoup de travail à mieux répartir et de plus en plus cool, mais on n'a pas encore à verser dans le temps du repos, de la Balance, dans l'indécision d'une oisiveté sans fin. De n'être plus esclaves, ni salariés, ne nous dispense pas de tout effort pour assumer nos fonctions. Ce n'est pas encore pour chacun faire oeuvre, mais déjà un peu plus de démocratie économique et, sinon, le nouveau cycle de Kondratieff pourrait nous remettre tous au travail d'ici quelque temps. Ce serait sans doute comme domestiques : tous les pauvres condamnés à être serviteurs, ce n'est guère moderne ! Et toutes les activités humaines devenues marchandes, toutes les sortes de communication rémunérées, supprimant ce qui reste de société. Je ne crois pas cela durable, hors même des contraintes écologiques qui s'imposeront fatalement. De toutes façons ce n'est pas souhaitable, nous devons lutter fermement contre.
Il faut répéter après Aristote, que pour l'homme il n'y a de plaisir que dans l'activité et non pas dans la paresse qu'on suppose à celui qu'on force à travailler. Le "moindre effort", le principe de plaisir freudien ou le confort, génèrent un insupportable ennui, tout comme le chômage subi. Surtout, la valorisation sociale est un devoir-être essentiel. On pourrait penser qu'il faut donc trouver du travail à tout le monde mais, outre que personne ne sait comment, la nouveauté du mouvement des chômeurs, est l'émergence de la revendication en notre nom propre d'un Revenu d'Existence (chômeurs heureux, un revenu c'est un dû), permettant à chacun de vivre, se former et produire. Chacun aura toujours une activité utile socialement, mais cette activité sera de plus en plus communicationnelle et créative (ce qui ne veut pas dire, hélas, ludique) et pour des pans de plus en plus larges de la production déconnectés du marché concurrentiel. La concurrence n'apporte pas beaucoup à la recherche ou aux arts, la pensée se nourrit de controverses et de dialogues qui ne sont pas comparables au marché, car dans l'expression de son art le chercheur ou l'artiste exprime son humanité, ses talents et non son appât au gain. La créativité gagne à s'écarter des critères marchands, comme les rapports sociaux qu'on voudrait réduire à la prestation de service. Le mode de production a changé, les rapports de production changent. Cela peut être pire (pourquoi pas si on laisse faire) mais ce peut-être aussi la fin de la déshumanisation, cela dépend de nous. Ce ne sera pas la fin du travail, en tout cas pas pour tous, ni de nos rivalités sans fin, mais nous pouvons retrouver un sentiment de communauté, redonner à la société sa légitimité, commencer à nous réapproprier notre vie et notre insolence, retrouver le goût de la liberté.
Dans ce monde du changement, plus personne ne croit à un changement qui aurait quelque conséquence. La probabilité que rien ne change est toujours la plus forte, on peut prédire avec une grande certitude que demain il fera le même temps qu'aujourd'hui. Pourtant les temps changent. Chacun met bout à bout tous les bouleversements actuels et par impuissance à en imaginer les conséquences, imagine qu'il n'y en aura aucune. Plutôt que les fantasmes à la mode sur Internet, il me semble pourtant que les économistes ne se sont pas assez penchés sur les conséquences d'Internet sur les marchés car, en s'approchant des conditions d'un marché parfait on va assister, d'ici relativement peu de temps, à une concentration exceptionnelle puis à un blocage complet des mécanismes actuels. On peut toujours dire qu'on en a vu d'autres, c'est pourtant ici et maintenant que tout dépend de nous.
La stratégie actuelle me semble donc de demander d'abord l'augmentation des minima sociaux, puis le Revenu d'Existence (cumulable à une activité) et des contrats d'activité comme au Danemark (voir Gorz) pour permettre de nouvelles activités "libérales" plutôt que les emplois-jeunes. Tout cela n'est possible et n'a de sens qu'à être porté par un mouvement social qui porte la transformation de la société, sa démocratisation, et qui constitue, par son affirmation comme société, la solution elle-même (si d'autres ne le font pas à notre place).