Les Droits de l'homme

Il est impossible d’étudier la réalité humaine sans se heurter tôt ou tard au phénomène du Droit. Kojève 9
Hegel
Liberté subjective et liberté objective
Kojève
L'arbitre désintéressé
Marx
Droit abstrait, individualisme
Ceux qui, parlant philosophiquement de droit, de moralité subjective et objective, veulent éliminer de ce domaine la pensée et nous renvoient au sentiment, au coeur, à l’élan et à l’enthousiasme, montrent ainsi dans quel profond mépris sont tombées la pensée et la science puisque la science même succombe au désespoir et à la lassitude et prend pour principe la barbarie et l’absence de pensée : dans la mesure où elle le pourrait, elle enlèverait ainsi à l’homme, toute vérité, toute valeur, toute dignité. 72
La définition kantienne admise généralement, où l’élément essentiel est "la limitation de ma liberté (ou de mon libre-arbitre), pour qu’elle puisse s’accorder avec le libre-arbitre de chacun suivant une loi générale", ne contient qu’une détermination négative (celle de limitation) [..] Ce principe une fois accepté, le rationnel ne peut apparaître que comme une limitation pour cette liberté et donc, non comme raison immanente, mais comme un universel extérieur, formel. Ce point de vue est rejeté aussi bien sans considération spéculative que par la pensée philosophique, depuis qu’il a produit dans les têtes, et dans la réalité, des événements dont l’horreur n’a d’égale que la platitude des pensées qui en ont été la cause. 77
Ce mal est défini comme ce qui nécessairement doit ne pas être, c’est-à-dire qu’il doit être supprimé, non pas que cette étape de la dualité ne doive jamais apparaître (elle ferait plutôt la différence de l’animal non raisonnable et de l’homme) mais qu’il ne faut pas s’y tenir [..] Le sujet individuel comme tel mérite donc qu’on lui impute son mal. 171
En considérant, en ce sens, que la peine contient son droit, on honore le criminel comme un être rationnel. Cet honneur ne lui est pas accordé si la conception et la mesure de sa peine ne sont pas empruntés à la nature de son acte - de même lorsqu’il n’est considéré que comme un animal nuisible qu’il faut mettre hors d’état de nuire ou qu’on cherche à l’intimider ou à l’amender.136

1. Liberté subjective et liberté objective (Hegel)
Principes de la philosophie du droit
Le domaine du droit est le spirituel en général ; sur ce terrain, sa base propre, son point de départ sont la volonté libre si bien que la liberté constitue sa substance et sa destination et que le système du droit est l’empire de la liberté réalisée, le monde de l’esprit produit comme seconde nature à partir de lui-même. 57
Pour Hegel, le Droit est la Liberté objective. La liberté objective consiste à ne pas être limitée par autre chose que par soi, opposé à la liberté subjective (le libre-arbitre) qui consiste à vouloir quelque chose en ayant conscience de pouvoir vouloir autre chose, le moment de la contingence dans la volonté, introduction de l’universel dans le singulier par l’acte mental de la négation du donné, la réflexion critique. Mais comment une liberté peut-elle s’exercer objectivement, sans être limitée par autre chose que par soi et sans être un despote improbable ? En d’autres termes, que faut-il pour que la limitation de ma liberté en conflit avec une autre liberté ne se limite pas par l’action de l’autre mais par l’accord de la raison de chacun ? Il faut qu’une loi se pose universellement pour l’un comme pour l’autre, c’est le domaine de la moralité subjective, ou qu’un tiers y soit reconnu comme arbitre désintéressé. C’est ce dernier cas qui forme le Droit effectif, incarnation de la raison "armée " entre deux intérêts opposés. Si le Droit réel ne peut se réduire à cette définition, il semble bien que l’histoire du Droit le mène à se rationaliser et s’unifier, ce qu’il ne peut faire qu’en référence à cette notion du tiers désintéressé. C’est donc le but vers lequel il doit tendre et non l’état des bonnes moeurs de ce temps.
a) La liberté subjective
Chaque conscience se conçoit comme un universel. 61
Chacun peut d’emblée trouver en soi le pouvoir de s’abstraire de tout ce qu’il est et aussi de se déterminer lui-même, de se donner à soi, et par soi-même, n’importe quel contenu [..] élément de la pure indétermination ou la pure réflexion du moi en lui-même dans laquelle s’évanouissent toute limitation. 58
En même temps le Moi est passage de l’indétermination indifférenciée à la différenciation, la délimitation et la position d’une détermination spécifiée qui devient caractère d’un contenu et d’un objet. Ce contenu peut d’ailleurs être donné par la nature ou bien produit à partir du concept de l’esprit. Par cette affirmation de soi-même comme déterminé, le Moi entre dans l’existence en général. 60
La volonté est l’unité de ces deux moments : c’est la particularité réfléchie sur soi et par là élevée à l’universel, c’est-à-dire l’individualité ; l’autodétermination du moi consiste à se poser soi-même dans un état qui est la négation du moi puisque déterminé et borné et à rester soi-même, c’est-à-dire dans son identité avec soi et dans son universalité, enfin à n’être lié qu’à soi-même dans la détermination. Le moi se détermine en tant qu’il est relation de négativité à soi-même et c’est le caractère même de cette relation qui le rend indifférent à cette détermination spécifiée, il sait qu’elle est sienne et idéelle ; il la conçoit comme une pure virtualité par laquelle il n’est pas lié, mais où il se trouve seulement parce qu’il s’y est placé. 61
La volonté qui n’est encore volonté libre qu’en soi est la volonté immédiate ou naturelle. Les différentes déterminations que le concept situe dans la volonté se déterminant elle-même apparaissent dans la volonté immédiate comme un contenu immédiat, ce sont les instincts, les désirs, les inclinations en qui la volonté se trouve déterminée par la nature. 64
La structure de ce contenu, tel qu’il se présente immédiatement dans la volonté, ne consiste qu’en une masse et une diversité d’instincts dont chacun est le mien absolument à côté d’autres et en même temps est général et indéterminé, ayant toutes sortes d’objets et de moyens de se satisfaire. Lorsque la volonté se donne, dans cette double indétermination, la forme de l’individualité, elle devient décision et ce n’est que comme volonté décisive qu’elle est volonté réelle. 65
Par la décision, la volonté se pose comme volonté d’un individu déterminé et comme se différenciant au dehors par rapport à autrui [..] Il ne lui appartient que la décision abstraite comme telle et le contenu n’est pas encore le contenu et l’oeuvre de sa liberté. 66
Ce contenu est pour la réflexion du Moi seulement un possible, susceptible de devenir mien ou non et le moi est la possibilité de me déterminer à tel ou tel, de choisir entre ces déterminations, qui pour lui sont extérieures. 67
La liberté de la volonté est, d’après cette définition, libre-arbitre où sont réunis ces deux aspects : la réflexion libre, se dégageant de tout et la subordination au contenu [..] le libre-arbitre est la contingence dans la volonté [..] Quand on entend dire que d’une façon absolue la volonté consiste à pouvoir faire ce que l’on veut, on peut considérer une telle conception pour un défaut total de culture de l’esprit, où ne se trouve aucun soupçon de ce que sont la volonté libre en soi et pour soi, le droit, la moralité, etc. La réflexion, généralité et unité formelles de la conscience de soi, est la certitude abstraite que la volonté a de sa liberté, mais elle n’en est pas encore la vérité parce que ce n’est pas encore elle-même qu’elle a comme fin et comme contenu [..] le libre-arbitre, loin d’être la volonté dans sa vérité, est bien plutôt la volonté en tant que contradiction [..] Le déterminisme a opposé avec raison à la certitude de cette détermination abstraite de soi, son contenu qui étant donné, n’est pas impliqué dans cette certitude et par conséquent lui vient du dehors. 67/68
La contradiction contenue dans le libre-arbitre se manifeste dans la dialectique des instincts et des inclinations : ils se détruisent réciproquement, la satisfaction de l’un exige la subordination et le sacrifice de l’autre, etc. 69
La volonté libre en soi et pour soi, telle qu’elle se découvre dans son concept abstrait, appartient à la détermination spécifiée de l’immédiat. A ce degré, elle est réalité actuelle négatrice du réel et en relation seulement abstraite avec elle-même. C’est la volonté d’un sujet, individuelle, renfermée en soi. L’élément de particularité de la volonté fournit ultérieurement un contenu de buts définis, mais comme elle est une individualité exclusive, ce contenu est pour elle un monde extérieur, immédiatement donné.
L’universel dans cette volonté libre pour soi est formel, c’est la simple relation consciente de soi quoique sans contenu, avec sa propre individualité. Ainsi le sujet est une personne. 83
La personnalité qui est simplement l’attribut de la liberté dans le droit abstrait, devient maintenant son objet, ainsi la subjectivité infinie pour soi de la liberté constitue le principe du point de vue moral subjectif 140
Le point de vue moral est celui de la volonté au moment où elle cesse d’être infinie en soi pour le devenir pour soi. Ce retour de la volonté à soi et son identité existant pour soi, en face de l’existence en soi immédiate et des déterminations spécifiées qui se développent à ce niveau, définissent la personne comme sujet. 143
Mais en tant que la volonté subjective comme existant pour soi est encore formelle, cela n’est qu’une exigence et il renferme aussi la possibilité de n’être pas conforme au concept. 147
b) La liberté objective
Le contenu le plus élevé que le subjectif soit capable de concevoir est celui de la liberté, qui est la détermination la plus haute de l’esprit. Au point de vue formel, d’abord, en ce que le sujet ne voit dans ce qui l’entoure rien qui lui soit étranger, aucune limite ni barrière, mais s’y retrouve lui-même. Déjà envisagée à ce point de vue, purement formel, la liberté signifie la disparition de toute misère et de tout malheur, la conciliation du sujet avec le monde, devenu une source de satisfactions, et la disparition de toute opposition ou contradiction. Mais la liberté a aussi un contenu rationnel : la moralité, par exemple, dans les actes, la vérité dans la pensée. Mais tant que la liberté reste subjective, sans s’extérioriser, le sujet se trouve en présence de ce qui n’est pas libre, de ce qui n’est qu’objectivité et nécessité naturelle, d’où le besoin de concilier cette opposition. Une opposition analogue se trouve, d’autre part, à l’intérieur du sujet lui-même. En parlant de liberté, il faut tenir compte, d’une part, de ce qui est en soi universel et indépendant, telles les lois générales du juste, du beau, du vrai, etc., et, d’autre part, des instincts de l’homme, de ses sentiments, de ses dispositions, de ses passions, bref, de tout ce qu’abrite le coeur concret de l’homme individuel. Entre ces deux termes opposés se poursuit une lutte incessante, source de désespoirs, de profondes douleurs et souffrances et d’un non moins profond sentiment d’insatisfaction. Les animaux vivent en paix avec eux-mêmes et avec les choses qui les entourent, mais la nature spirituelle de l’homme fait qu’il vit dans un état de dédoublement et de déchirement et se débat au milieu de contradictions engendrées par ce état. Esthétique 146
Mais dans ce domaine des besoins physiques, le contenu de la satisfaction présente un caractère fini et limité ; la satisfaction n’est pas absolue et est aussitôt suivie d’un réveil du besoin. Le fait de manger, le sommeil, la satiété ne donnent jamais de résultats définitifs : la faim et la fatigue réapparaissent le lendemain. Dans le domaine spirituel, l’homme recherche la satisfaction et la liberté dans le vouloir et le savoir, dans les connaissances et les actions. L’ignorant n’est pas libre, parce qu’il se trouve en présence d’un monde qui est au-dessus et en dehors de lui, dont il dépend, sans que ce monde étranger soit son oeuvre et qu’il s’y sente comme chez lui. La recherche du savoir, l’aspiration à la connaissance, depuis le degré le plus bas jusqu’au niveau le plus élevé, n’ont pour source que ce besoin irrésistible de sortir de cet état de non-liberté, pour s’approprier le monde par la représentation et la pensée. D’autre part, la liberté dans l’action consiste à se conformer à la raison qui exige que la volonté devienne réalité. Cette réalisation de la volonté, conformément aux exigences de la raison, s’effectue dans l’État. Dans un État organisé conformément aux exigences de la raison, toutes les lois et institutions ne sont que les réalisations de la volonté, d’après ses déterminations les plus essentielles. Lorsqu’il en est ainsi, la raison individuelle ne trouve dans ces institutions que la réalisation de sa propre essence, et lorsqu’elle obéit à ces lois, elle n’obéit en définitive qu’à elle-même. On confond souvent la liberté avec l’arbitraire ; mais l’arbitraire n’est qu’une liberté irrationnelle, les choix et les décisions qu’il provoque étant dictés, non par la volonté raisonnable, mais par des impulsions accidentelles, par des mobiles sensibles extérieurs. Esthétique 147
Comme être déterminé, l’existence est essentiellement être pour quelque chose d’autre ; la propriété, à ce point de vue d’existence comme chose extérieure, est pour d’autres extériorités et en liaison avec la nécessité naturelle et la contingence qui en résultent. Mais comme existence de la volonté, son existence pour autrui est existence pour la volonté d’une autre personne. Cette relation de volonté à volonté est le terrain propre et véritable sur lequel la liberté a une existence. 115
La volonté existant en soi et pour soi est vraiment infinie parce que son objet est elle-même et par suite ne constitue pour elle ni un autre ni une limite, mais bien plutôt le retour de la volonté en soi-même. Elle est donc non pas pure possibilité, disposition, puissance, mais l’infini actuel parce que l’existence du concept ou son objet extérieur est l’intériorité même. 72
Elle est vraie ou bien plutôt la vérité même parce que sa définition consiste à être dans son existence (c’est-à-dire comme s’opposant à soi). 73
La moralité objective est l’Idée de la liberté en tant que bien vivant, qui a son savoir et son vouloir dans la conscience de soi, et qui a sa réalité par l’action de cette conscience. 189
c) L’État
Ma particularité, ainsi que celle des autres, n’est absolument un droit que si je suis un être libre. 158
Que c’est une méprise fréquente dans l’abstraction de revendiquer le bien privé et le droit privé comme existant en soi et pour soi en face de l’universalité de l’État. 159
La liberté objective exprime que "l’association en tant que telle est elle-même le vrai contenu et le vrai but ; et la destination des individus est de mener une vie collective, et leur autre satisfaction, leur activité et les modalités de leur conduite ont cet acte substantiel et universel comme point de départ et comme résultat.271 ". L’arbitre du Droit est déjà le principe de l’État : "L’État comme réalité en acte de la volonté substantielle, réalité qu’elle reçoit dans la conscience de soi universalisée, est le rationnel en soi et pour soi . 270". L’erreur serait d’en faire "la volonté générale, non comme le rationnel en soi et pour soi de la volonté, mais comme la volonté commune qui résulte des volontés individuelles comme conscientes, l’association des individus dans l’État devient un contrat, qui a alors pour base leur volonté arbitraire, leur opinion et une adhésion expresse et facultative.272" et pourtant, c’est bien la forme que doit prendre l’État car "l’État est la réalité en acte de la liberté concrète.277 " et "ni l’universel ne vaut et n’est accompli sans l’intérêt particulier, la conscience et la volonté, ni les individus ne vivent comme des personnes privées, orientés uniquement vers leur intérêt sans vouloir l’universel. 277 Dans la vérité, l’intérêt particulier ne doit être ni négligé ni refoulé, mais accordé à l’intérêt général, et ainsi l’un et l’autre sont maintenus. 280".

La réalité de l’État est bien plutôt, celle de la bureaucratie. Il n’y a pas que la bureaucratie soviétique et l’expérience, par exemple, de la province aveyronnaise montre des spécimens bien différents d’un contentement de soi et d’une inefficacité prodigieuse, témoignage de la profondeur de l’État plus que de la France profonde.

Il me faut préciser que je n’approuve pas la totalité de ce que Hegel énonce dans se Principes de la philosophie du droit, dont l’intention est clairement de séduire le gouvernement prussien dont le grand homme se veut la conscience de soi. De même, l’encyclopédie est encombrée d’une défense omniprésente contre l’accusation d’irréligion, de panthéisme, etc., face à l’intolérance de ce temps. C’est ce qui, à la fois, date ses énoncés et les situe idéologiquement. On peut lui reconnaître pourtant de l’avouer explicitement, savoir absolu ou pas "En ce qui concerne l’individu, chacun est le fils de son temps ; de même aussi la philosophie, elle résume son temps dans la pensée. Il est aussi fou de s’imaginer qu’une philosophie quelconque dépassera le monde contemporain que de croire qu’un individu sautera au-dessus de son temps. 43". Mais il faut avouer que son conformisme est souvent désespérant, et désavoué par la suite des temps, reflétant la pauvreté de la position de professeur d’État même occupée par un génie considérable. Il ne faut pas aller trop vite, cependant, à mettre sur le compte de l’idéologie prussienne par exemple son jugement sur "La guerre comme état dans lequel on prend au sérieux la vanité des biens et des choses temporelles " : "Pour ne pas laisser les systèmes particuliers s’enraciner et se durcir dans cet isolement, donc pour ne pas laisser se désagréger le Tout et s’évaporer l’esprit, le gouvernement doit de temps en temps les ébranler dans leur intimité par la guerre ; par la guerre il doit déranger leur ordre qui se fait habituel, violer leur droit à l’indépendance, de même qu’aux individus qui s’enfonçant dans cet ordre se détachent du Tout et aspirent à l’être-pour-soi inviolable et à la sécurité de la personne, le gouvernement doit dans ce travail imposé donner à sentir leur maître, la mort. Grâce à cette dissolution de la forme de la subsistance, l’esprit réprime l’engloutissement dans l’être-là naturel loin de l’être-là éthique, il préserve le Soi de la conscience, et l’élève dans la liberté et dans la force. Phénoménologie II 23". Que, depuis les Perses tenant à peu près ce discours, la guerre change de sens lorsque la mondialisation est achevée, se limitant peut-être à la barbarie de crises économiques, ne signifie pas que puisse manquer pourtant "le sérieux, la douleur, la patience et le travail du négatif Ph I 18".


2. L’arbitre désintéressé (Kojève)
Esquisse d’une phénoménologie du droit 1940
L’acte anthropogène, qui transforme l’animal de l’espèce Homo sapiens en être humain (ayant cet animal pour support) est une interaction entre deux êtres humains (lutte pour la reconnaissance, qui engendre l’humanité dans les deux). Un Homo sapiens qui par définition n’est pas en rapports sociaux quelconques n’est donc qu’un animal.
Deux ne constituent pas encore une Société au sens propre du mot. Mais en fait il y a toujours un "spectateur", un "troisième". 140
a) L’essence du Droit
Le Droit pourrait être considéré comme une codification (orale ou écrite) des cas où ont lieu des interventions de tiers désintéressés, au lieu d’être interprété comme l’ensemble des principes provoquant de telles interventions. [..]
Il faut donc dire que le Droit ne peut pas se révéler à l’homme sans que celui-ci constate ou postule une intervention désintéressée d’un tiers. 24
Par conséquent, le phénomène "Droit" (dans son aspect "béhavioriste") est l’intervention d’un être humain impartial et désintéressé, qui s’effectue nécessairement lors d’une interaction entre deux êtres humains A et B et qui annule la réaction de B à l’action de A. 25
A et B doivent être interchangeables dans notre définition. 76
Autrement dit le Droit est un phénomène essentiellement social. "Tres faciunt collegium ", dit un adage romain. Et c’est profondément vrai. Deux êtres humains sont tout aussi peu une Société (ou un État, voire une Famille) qu’un être isolé. Pour qu’il y ait Société il ne suffit pas qu’il y ait interaction entre deux êtres. Il faut - et il suffit - qu’il y ait encore une "intervention" d’un tiers [..] C’est pourquoi il n’y a pas de Droit sans Société, en dehors de la Société ou contre la Société (en tant que telle), et peut-être pas de Société sans Droit. 75
Beaucoup de théoriciens ont voulu réduire tout le Droit à ce que j’appelle "raison d’État", ou - ce qui est la même chose, à l’"utilité sociale", au maintien de l’"ordre public", etc. Pour eux il n’y a pas et il ne peut pas y avoir de tiers "quelconque", c’est-à-dire "désintéressé " au sens défini. Mais admettre ce point de vue, c’est nier l’existence du Droit comme phénomène spécifique et autonome. 81
D’une part, il y a un Droit authentique, ou tout au moins il y a l’idée - et l’idéal - d’un tel Droit. 82
C’est d’un tel désir de l’homme qu’est née l’idée de la "séparation des pouvoirs", c’est-à-dire de la séparation, du Droit et de la vie juridique, de l’État incarné dans son Gouvernement. 83
L’idée de Justice a trois formes consécutives : la Justice (thétique) d’égalité du Maître, la Justice (antithétique) d’équivalence de l’Esclave, et la Justice synthétique du Citoyen [..]
Nous verrons que chacune de ces justices est fonction du temps et de l’espace, que chacun est solidaire de la Société ou de l’État où elle naît et vit [..] Mais cet aspect juridique, tout en étant variable, et même s’il est inséparable en fait des autres aspects, en est parfaitement distinct et ne peut pas être réduit à eux ou déduit d’eux. 85
En d’autres termes, un tiers ne sera "désintéressé" que du point de vue de ce groupe et non d’une façon absolue. 86
Le droit de propriété n’est pas un droit par rapport à la propriété (à l’animal ou à la chose). C’est uniquement un droit par rapport à d’autres êtres humains. 32
Le droit de propriété est le droit d’user, de jouir et de disposer d’une chose d’une façon absolue, exclusive et perpétuelle. Or "façon absolue " signifie juridiquement non pas que le propriétaire peut faire ce qu’il veut de la chose ou de l’animal, mais qu’il peut le faire sans rendre compte à personne[..] La possibilité d’" user et d’abuser" de la chose possédée est une possibilité purement physique; seule l’exclusivité de cette possibilité est juridique, l’exclusivité par rapport aux autres hommes. 33
L’expression "êtres humains" dans la définition ne signifie donc pas nécessairement des êtres de l’espèce Homo sapiens. Ce sont des êtres quelconques qui sont censés pouvoir agir et réagir comme le ferait à leur place un être que nous appelons humain. 34
L’élément qui lie nécessairement l’intervention de C à l’interaction entre A et B peut être formulé dans une proposition ; cette proposition (qui permet de prévoir l’intervention lorsqu’on connaît l’interaction) s’appelle règle de droit (qui peut être soit seulement pensée, implicitement ou explicitement, soit exprimée oralement ou par écrit); c’est la "règle de droit" qui est l’élément juridique fondamental de la situation : toute interaction qui correspond à une "règle de droit" est un "rapport de droit" et tout objet (ou but) d’une telle interaction est un "objet de droit"; la "règle de droit" constitue le droit objectif (law) par opposition au "droit subjectif " (right) que possède le "sujet de droit" correspondant à cette "règle"; plusieurs "règles de droit" peuvent se rattacher logiquement les unes aux autres de façon à former un ensemble systématique, appelé théorie juridique. 26
Dans la mesure où le tiers est humain, il ne se contentera pas d’avoir une idée ou un idéal de Justice. Il tâchera de réaliser cette idée par la négation active de son contraire, car cette idée existe dans sa conscience sous la forme d’un devoir [..] Quoi qu’il en soit, dès qu’il constatera une inégalité (ou une non-équivalence) dans une interaction censée être humaine, il essaiera - dans la mesure où il est humain lui-même - de la supprimer et de mettre à sa place une égalité (ou une équivalence). Il interviendra donc activement dans cette interaction avec le seul souci de la rendre "humaine", c’est-à-dire conforme à son idée de Justice [..] Et c’est dire qu’il interviendra et agira juridiquement, en Législateur, Juge ou Police. 259
b) L’indépendance du Droit
Tout se tient dans l’existence humaine, précisément parce que l’homme reste identiquement homme tout en se niant, c’est-à-dire tout en devenant autre qu’il n’est. C’est un seul et même être humain qui agit et pense tantôt comme homme politique, tantôt comme homme juridique, religieux, moral, esthétique, etc. Il serait tout aussi vain d’isoler ces différents "hommes", qu’il est impossible de séparer les "facultés de l’âme" ou d’opposer l’" âme" au corps. Il n’en reste pas moins que l’existence humaine a des aspects complémentaires, certes, et inséparables, mais néanmoins distincts. 188
L’homme est spontanément porté à faire office de Juge ou d’Arbitre. Partout et toujours on trouve des hommes prêts à intervenir en "tiers désintéressés", à agir en Juge ou en Arbitre [..] Une contestation lors d’une compétition sportive, par exemple, engendre spontanément une masse d’Arbitres bénévoles. [..]
Chez certains peuples primitifs, les pères enseignent à leurs fils qu’il n’y a que deux devoirs "moraux" impératifs : celui d’être brave et celui de rendre la justice, de juger les concitoyens en tiers impartial et désintéressé. On parle de "morale". Mais en réalité il s’agit d’une "vertu" politique et d’une "vertu" juridique. Il faut être brave - vis-à-vis des "ennemis". Et il faut faire fonction de Juge (quand l’occasion se présente) parmi les "amis". Certes, rendre la Justice, c’est faire une oeuvre socialement et politiquement utile, comme il est utile à la Société et à l’État que ses citoyens soient braves. Mais il serait vraiment artificiel de dire qu’on est brave pour des "raisons d’État" ou des considérations d’utilité publique; et il est absurde de chercher un "intérêt " dans l’acte de bravoure qui entraîne la mort du brave. De même, s’il est socialement utile d’être Juge, ce n’est pas cette utilité qui pousse à la faire. 193/194
Mais tandis que le "juste " veut réaliser une valeur dans le monde, en dehors de lui-même, le "moral" n’a en vue qu’une réalisation purement interne. 216
Il ne se préoccupe que de l’intention [..]
A l’encontre de l’homme juridique, le Moraliste ne fera donc jamais appel à un "tiers impartial et désintéressé" [..] En tant que Moraliste il ne s’intéresse qu’à sa propre perfection morale, et celle d’autrui le laisse indifférent. Il n’a donc pas à la " juger". Et c’est pourquoi la Morale prescrit généralement à ses adeptes de ne pas juger ses prochains. 218
Le Droit n’a rien à voir avec la Religion, parce que le Droit est une relation à trois membres, tandis que la Religion est une relation qui n’en a que deux. 214
L’intervention du tiers qui les "juge" en tiers impartial et désintéressé n’a rien d’équivalent dans le monde animal. On ne peut donc pas l’expliquer biologiquement. 196
(1) Le pouvoir économique et la justice de classe
De nos jours, c’est surtout l’intérêt économique qu’on met en avant. Pour les marxistes en général, le Droit n’est qu’un épiphénomène de la vie économique de l’humanité.
Notons tout d’abord que la vie économique est tout autre chose que la vie biologique. L’homo oeconomicus n’est pas seulement l’animal homo sapiens : c’est aussi et même surtout un être vraiment et spécifiquement humain. L’économie humaine est fondée sur le travail et l’échange, qui n’ont pas d’équivalents dans le monde animal. Expliquer l’homme par l’économie est donc tout autre chose que de l’expliquer par la biologie. Le " matérialisme économique" des marxistes n’a du matérialisme que le nom. Si l’on veut opposer au biologisme ou au matérialisme le "spiritualisme", il faut dire que la réduction marxiste de l’homme à l’acte du travail est d’inspiration nettement "spiritualiste", qui provient en ligne directe de Hegel, d’ailleurs. Le marxisme authentique est une théorie "anthropologiste ", qui découvre dans l’homme un acte spécifiquement humain, à savoir l’acte de travailler, qu’on ne trouve nulle part ailleurs, et qui essaye d’expliquer en fonction de cet acte anthropogène tout ce qu’il y a d’humain dans l’homme [..]
Il est donc impossible de réduire l’ensemble de l’existence humaine à l’activité économique, c’est-à-dire au Travail et à l’Échange.
Mais ne pourrait-on pas y réduire au moins le Droit? [..]
L’élément Échange du phénomène économique est par contre en connexion étroite avec le phénomène juridique. Dans l’immense majorité des cas, les règles de droit du Droit moderne ont en vue des échanges de nature économique [..]
D’autre part tout échange a pour base le principe d’équivalence. Or nous verrons que l’équivalence constitue le deuxième type fondamental de l’idée de Justice (le premier étant celui de l’égalité). Et nous verrons que ce deuxième type peut être appelé "servile " ou "bourgeois", par opposition au premier, qui est essentiellement "aristocratique", étant à l’origine de la Justice du Maître. Le Bourgeois (avatar de l’Esclave), qui est avant tout un Commerçant (par opposition à l’Esclave proprement dit, qui est surtout Travailleur ou producteur), est naturellement enclin à adopter l’idéal d’une Justice d’équivalence et de le faire triompher partout où c’est possible. C’est pourquoi il aura généralement parlant une idéologie " juridique" : il considérera toute l’existence humaine du point de vue du Droit, ce Droit étant bien entendu fondé sur l’idée de la Justice d’équivalence, et non sur celle de la Justice d’égalité. Le Bourgeois-commerçant ne veut pas être l’égal, même économiquement parlant de son "client", ni même de son "concurrent ". Et s’il le veut, ce n’est pas en sa qualité d’homo oeconomicus, de commerçant. En tant que commerçant il lui suffit que le profit du "client" soit équivalent au sien, et que le "concurrent" soit placé dans des conditions équivalentes aux siennes. Par contre, toute infraction au principe d’équivalence sera considérée comme une "injustice". 197/198
Si le Juge se range automatiquement du côté du plus payant, il n’est plus Juge, mais partie, et toute la situation n’a plus rien de juridique. Le Juge doit donc être "désintéressé" au sens courant du mot. Mais s’il l’est, c’est que son jugement n’est plus une fonction de son intérêt économique, ce n’est plus en homo oeconomicus qu’il juge. Nous pouvons donc dire qu’il juge en homo juridicus [..]
Dans une société "bourgeoise" (c’est-à-dire non aristocratique et non civique), où prédomine l’activité économique dans son aspect commercial (échange et non production), l’idée de Justice sera (plus ou moins) conforme au principe d’équivalence, et le Droit en vigueur y réalisera la Justice sous cette forme. 199
D ’une manière générale, dans la mesure où le Droit est déterminé par les interactions auxquelles il applique l’idée de Justice qui est à sa base, il sera largement déterminé par l’état économique, commercial notamment de la Société où il est en vigueur. Il n’est donc nullement vain de parler avec les marxistes d’une " justice de classe". Mais il ne faut pas oublier que le Droit est autre chose encore que les interactions économiques régies par le Droit. 200
Le Droit est plutôt la condition de l’économie : l’honnêteté n’a pas de prix car sans confiance mutuelle, garantie par le Droit, on ne peut commercer.
(2) L’utilité sociale et le Droit au bonheur
Quand on évoque l’" utilité sociale" ou la "raison d’État" en parlant du Droit, on a en vue le fait que d’une part le Droit est " utile" à la Société et à l’État et que, d’autre part, la Société et l’État sont " utiles" au Droit. Ainsi l’État élaborerait le Droit en poursuivant ses propres buts, de sorte qu’en fait le Droit défend avant tout les intérêts sociaux et politiques en tant que tels. 205
Le Droit serait donc une fonction de ces intérêts spécifiquement "sociaux" ou "politiques".[..]
Pour l’Utilitarisme classique l’utilité sociale équivaut au plus grand bonheur du plus grand nombre. Mais il est faux que l’homme recherche avant tout le bonheur, que cette recherche du bonheur détermine la vie sociale. Hegel a montré que l’homme aspire à la satisfaction donnée par la reconnaissance universelle de sa valeur personnelle. 201
Et c’est le désir de satisfaction, non le besoin de bonheur, qui détermine la vie sociale dans son ensemble. Sinon on n’arrive pas à expliquer, voire à " justifier" le phénomène de la guerre [..]
Et toutes choses égales, un bonheur "juste", c’est-à-dire universellement reconnu, a plus de valeur qu’un bonheur "injuste", c’est-à-dire purement subjectif, personnel. 202
(3) La raison d’État ou le Droit du plus fort
Dans la mesure où l’existence politique de l’homme est déterminée par son désir de reconnaissance, elle est intimement liée à sa vie juridique. Mais il serait tout aussi faux de vouloir réduire le juridique au politique que de déduire le politique (au sens propre) du juridique [..]
Ces catégories politiques fondamentales sont celles d’Ami-Ennemi et de Gouvernant-Gouverné.
Il est évident que la catégorie politique d’Ennemi n’a rien à voir avec le Droit, ni avec la Justice [..] Inversement, les rapports politiques avec l’ennemi n’ont rien à voir avec le Droit, étant la négation des relations juridiques. En fait il n’y a pas de "tiers désintéressé", il n’y a pas de Juge ou d’Arbitre lorsqu’il s’agit d’une interaction entre un État autonome et ses ennemis.
Quant à la catégorie politique d’Ami, nous avons vu qu’elle est liée aux catégories juridiques. Mais en tant que "non-Ennemi", l’Ami n’a rien à voir ni avec la Justice ni avec le Droit. Cependant les amis politiques sont liés entre eux par des liens qui sont aussi juridiques. Les amis étant égaux ou "équivalents" en tant qu’amis, leurs interactions se prêtent à l’intervention d’un tiers (ami) "impartial et désintéressé ", étant ainsi susceptible d’engendrer des situations juridiques. Mais ce n’est pas en tant qu’amis politiques qu’ils sont dans cette situation juridique [..] Pour qu’il y ait possibilité de Droit, il suffit que les justiciables (ou l’un d’eux) ne soient pas ennemis [..] Pour le Juge ils sont politiquement neutres, c’est-à-dire qu’il ne les traite pas politiquement, il ne voit pas en eux des hommes politiques. Loin de naître de la politique, le Droit ne peut donc se développer que dans la neutralité politique, dans un domaine soustrait à la politique. En fait cette "neutralité" est purement fictive, et cette fiction ne peut être maintenue que parmi des amis politiques [..]
Certes, l’État, en tant que Société d’Amis opposés aux Ennemis, ne peut se passer du Droit (à l’intérieur tout au moins). 203/204
c) La dépendance du Droit
L’origine dernière de tous les phénomènes humains, culturels ou historiques, est le désir anthropogène et l’acte qui le réalise ou le satisfait, cet acte étant d’une part le Risque du Maître dans la lutte et d’autre part le Travail de l’Esclave qui en résulte. Autrement dit, tous les phénomènes humains ont pour base la Guerre et l’Économie, fondée sur le Travail. C’est l’économie et la guerre qui constituent l’actualité de la réalité humaine, de l’existence historique de l’humanité. 245
L’opposition réelle et actuelle, créée par la Lutte et la Travail, entre l’Homme et la Nature en général, et la nature ou l’animal dans l’Homme en particulier, permet à l’Homme d’opposer l’entité humaine qu’il appelle "sujet de droit" à l’animal qui lui sert de support, et dont elle est la négation "substantialisée ". 246
L’opposition réelle et actuelle entre l’homme et l’animal dans l’homme justifie la notion de " sujet de droit" en général et en particulier celle de "personne morale" [..] Mais la théorie " fictionnaliste" peut se réclamer du fait que l’homme n’existe pas en dehors de l’animal qui lui sert de support. Autrement dit, la réalité idéelle de la "personne morale" doit toujours être ramenée en fin de compte à une réalité humaine opposée effectivement à un animal Homo sapiens concret lui servant de support. 247
L’homme peut être opposé à l’animal en tant qu’être et en tant qu’action, et cette opposition permet à l’homme de distinguer entre ce qui est et ce qui devrait être, entre ce qui se fait et ce qui doit se faire [..]
Quant à l’homme, il n’est pas encore. Mais s’il s’oppose à l’animal qui est, c’est qu’il doit être et parvenir à l’existence [..]
L’homme ne risque pas seulement sa vie : il sait encore qu’il doit le faire. Et il ne se contente pas de travailler : il sait que le travail est un devoir. Mais il n’y a aucun sens de dire que l’homme lutte ou travaille parce que c’est là (pour lui) son devoir. Au contraire il n’a une notion du devoir que parce qu’il lutte et travaille [..]
C’est l’être même de l’homme qui est un devoir-être. 248
L’existence du risque est donc non seulement un être, mais encore un devoir-être : l’homme doit risquer sa vie dans certaines circonstances pour être vraiment humain, pour être un "homme". 249
Ou, plus exactement, la liberté, c’est-à-dire la volonté consciente et la conscience agissante, n’est rien d’autre que ce risque lui-même, le risque qui apparaît en fonction d’un désir du désir, c’est-à-dire du désir de la reconnaissance. Et c’est cet aspect de la situation qui est la source dernière de l’idée de Justice. 250
(1) Le droit aristocratique (égalité)
La Justice aristocratique n’est rien d’autre que l’égalité des conditions humaines, l’égalité dans la maîtrise. 275
Si l’on étudie les sociétés à allures aristocratiques, on s’aperçoit qu’elles engendrent toujours des faits ou des idéologies égalitaires. Au point de vue politique l’aristocrate n’appellera "justes" que les institutions qui garantissent son égalité avec ses semblables (c’est-à-dire avec les autres aristocrates, les roturiers n’étant pas vraiment humains pour lui). C’est ainsi que les Spartiates s’appelaient les "égaux" et que le Roi féodal était un "primus inter pares". Le suffrage universel (des aristocrates), l’égalité des voix dans l’assemblée (aristocratique), et - à la limite - le droit de veto absolu d’un chacun (comme dans l’ancienne Pologne), sont des notions et des revendications politiques aristocratiques. Socialement, l’aristocrate défend farouchement son égalité avec les autres se refusant à toute soumission, à toute tentative de l’abaisser d’une façon quelconque, de ne pas le traiter sur un pied d’égalité. 277
Un Maître a le droit d’agir en Maître dans la mesure où il traite les autres Maîtres en Maîtres, c’est-à-dire respecte leur égalité avec lui. 282
En fait l’immense majorité des interactions sociales présuppose ou implique une inégalité ou y aboutit. L’idéal du Droit aristocratique est donc l’absence de toute interaction entre les Maîtres [..] Le Droit aristocratique sera avant tout appelé à supprimer les actions ou réactions qui lèsent l’égalité. Ce sera donc surtout un Droit criminel [..]
Le Droit aristocratique a tendance à se confondre avec le Droit criminel parce que pour lui toute interaction est au fond criminelle, étant toujours plus ou moins une infraction à l’égalité. 283
Aussi la propriété aristocratique est-elle souvent collective : familiale, tribale, communale, etc. Mais cette propriété "communautaire" n’a rien à voir avec le "communisme", et elle est bel et bien une propriété : absolue et exclusive. Car il importe peu d’avoir une propriété séparée ou une part à soi dans une propriété collective. 285
Ce qui importe, c’est que la propriété aristocratique (c’est-à-dire la propriété en tant que droit, la "propriété" au sens fort et propre du terme) est non pas l’équivalent d’une action (du travail par exemple), mais l’appartenance à l’être du propriétaire, qui est propriétaire parce qu’il est et non en raison de ce qu’il fait.286
Or la propriété est effectivement un élément intégrant de la Maîtrise, et la Lutte pour la reconnaissance peut aussi être interprétée comme une lutte pour la propriété, pour le droit absolu et exclusif à une chose. 286
On peut donc dire qu’au point de vue juridique tout Maître est assimilable à l’Esclave quand il s’agit de ses rapports avec la propriété d’autrui [..] Et c’est pourquoi on peut dire, en jouant sur les mots, que toute propriété signifie une "servitude" pour les propriétés des autres. 287
En subissant le châtiment qui restitue l’égalité, le Maître restitue donc sa propre Maîtrise lésée par son crime. Et c’est pourquoi, en tant que Maître, il accepte le châtiment imposé par le Droit aristocratique, c’est-à-dire le châtiment fondé sur l’idéal de l’égalité.290
L’homme ne s’arrête pas, au stade "aristocratique" de la possession d’Esclaves et d’amitié politique entre Maîtres, mais continue à rechercher la reconnaissance authentique par une Lutte entre ennemis. 263
Or on constate effectivement que les aristocrates qui ne traitent plus leurs Esclaves en simples animaux sont prêts à reconnaître (du moins en principe) leur égalité absolue avec eux. (Cf. L’idée du "droit naturel" en Grèce et à Rome.) Et souvent les révolutions égalisatrices ont été amorcées par ces mêmes nobles contre qui elles étaient dirigées. Mais ceci ne sera vrai qu’à condition que l’aristocrate conserve l’idéal aristocratique de Justice. Or le Maître qui reconnaît l’humanité de son esclave n’est plus un Maître intégral. Il implique un élément servile dans sa connaissance (puisqu’il peut se placer au point de vue de l’Esclave). Il synthétise donc sa maîtrise avec la servitude et est ainsi (plus ou moins) citoyen. Il peut donc facilement adopter l’idéal bourgeois de Justice. Or cette Justice de l’équivalence n’exige nullement l’égalité. On peut donc fort bien reconnaître l’humanité de l’Esclave sans affirmer son égalité avec le Maître (à condition d’exiger leur équivalence). Et c’est ainsi que les révolutions égalitaires, inspirées par la justice aristocratique, aboutissent en s’embourgeoisant, c’est-à-dire en acceptant la Justice bourgeoise de l’équivalence, à une équivalence des conditions politiques, sociales et économiques qui impliquent une inégalité foncière (celle de la propriété par exemple). Au début de la révolution, l’inégalité donnée est considérée comme injuste parce que les révolutionnaires appliquent l’idéal de la Justice aristocratique. Mais si en s’imposant ils imposent aussi leur Justice bourgeoise, cette même inégalité peut cesser d’être considérée comme injuste après les révolutions. 278
(2) Le droit bourgeois (équivalence)
Aux yeux de l’Esclave la sécurité dans la servitude ou (par dérivation) la servitude dans la sécurité a la même valeur qu’a pour le Maître la maîtrise dans le risque ou (par dérivation) le risque dans la maîtrise [..]
Et l’Esclave sait tout aussi bien que le Maître qu’il n’y a pas d’égalité entre Maître et Esclave, entre l’attitude de l’un et celle de l’autre. Mais s’il n’y a plus d’égalité de condition et d’attitude, il y a équivalence. L’avantage que présente la sécurité équivaut aux yeux de l’Esclave à celui de la maîtrise [..] C’est cette équivalence qui constitue le contenu de la nouvelle idée de Justice [..] A la Justice égalitaire primordiale vient s’ajouter ainsi une Justice de l’équivalence. 255
Ce qui importe, c’est que le tiers peut appliquer aux interactions sociales données deux Justices différentes, basées sur deux principes distincts : sur celui de l’égalité ou sur celui de l’équivalence. Par conséquent le Droit naît sous une forme double. Il naît comme Droit aristocratique quand le Tiers applique le Justice aristocratique de l’égalité du Maître, et il naît comme Droit bourgeois quand le Tiers applique la Justice bourgeoise de l’équivalence de l’Esclave. Mais à son état naissant le Droit ne s’actualise que dans sa forme aristocratique, le Droit bourgeois n’existant au début qu’en puissance. 268
Pour lui l’être humain est tout autant un "devoir-être" que pour le Maître. Mais tandis que ce dernier accomplit ce "devoir" en restant ce qu’il est - un Maître - en se maintenant dans l’identité ou l’égalité avec soi-même, l’Esclave n’accomplit le devoir-être homme, tel qu’il le comprend qu’en changeant, qu’en devenant autre. 293
L’Esclave n’a donc un droit que dans la mesure où il a un devoir.298
Le Droit bourgeois reconnaît dès le début une stricte équivalence entre les devoirs et les droits. Chaque devoir équivaut donc à un droit [..] Ainsi par exemple, si l’Esclave a le droit (et le devoir) de travailler, le Maître a le devoir (et le droit) de faire la guerre. 299
Le principe fondamental du Droit bourgeois est l’équivalence des droits et des devoirs chez chaque personne juridique [..]
Si l’on applique le principe juridique bourgeois au phénomène de la propriété, on aboutit à une interprétation "fonctionnelle" de cette dernière. La propriété n’est plus seulement un droit; c’est aussi un devoir, et un devoir équivalent au droit lui-même. Or il est facile de voir qu’une propriété ainsi conçue n’est plus une propriété au sens propre (c’est-à-dire aristocratique) du terme : elle n’est plus un droit exclusif et absolu [..] Le fait d’avoir une propriété m’impose des devoirs envers la société qui me reconnaît comme propriétaire [..]
On constate donc qu’à l’encontre du Droit aristocratique, le Droit bourgeois est en principe hostile à la propriété (au sens propre et fort du terme) (tout comme le Droit aristocratique est en principe hostile au contrat). La réalisation idéale du droit exclusif de la propriété est l’absence de toute interaction entre les propriétés, c’est leur isolement rigoureux. Or les devoirs du propriétaire ne peuvent se réaliser que par une interaction de sa propriété avec celle des autres [..] De statique elle devient dynamique : elle devient un perpétuel échange. Contrairement au principe aristocratique, la propriété ne se maintient donc pas dans son égalité ou identité avec elle-même. Elle reste tout au plus équivalente à elle-même, tout en changeant de nature. Et on peut dire aussi que du point de vue du Droit bourgeois la propriété n’est plus un "statut" éternel et immuable, mais une simple "fonction". 300/301
Le principe de l’équivalence est aussi à la base du Droit pénal bourgeois [..] Autrement dit, la peine doit "compenser" le crime : les inconvénients du châtiment doivent contrebalancer les avantages que le crime était censé produire [..] Or il est évident que ce principe pénal est incompatible avec le caractère objectif et collectif du Droit criminel aristocratique. D’une part, pour pouvoir compenser le crime par le châtiment, il faut tenir compte de l’intention du criminel, de l’aspect subjectif du crime. D’autre part il faut tenir compte de l’individualité du criminel. 305/306
On dit couramment qu’il est juste de donner à celui qui en a le plus besoin. (Cf. Le principe de la Société "communiste" : à chacun selon ses besoins.) Ou bien encore on dira qu’il est juste de donner la chose à celui qui a fait le plus d ’efforts pour l’avoir. (Cf. Le principe de la société "socialiste" : à chacun selon ses mérites.) Etc.
Dans tous ces cas un Maître serait frappé par l’injustice de l’inégalité du point de départ. Ainsi un homme pauvre mais fier pourra cacher le fait qu’il n’a pas déjeuné pour se voir appliquer la seule justice de l’égalité.295/296
Or l’histoire nous transmet des systèmes sociaux et juridiques fondés expressément sur le principe d’équivalence coexistant avec le fait d’une inégalité reconnue et justifiée. Tel est le système chrétien d’un saint Thomas d’Aquin. D’après cette théorie la Justice sociale et juridique consiste dans la possibilité pour un chacun de vivre "selon son rang". Et la différence des " rangs" est acceptée et justifiée par l’équivalence des conditions qui découle de ce que dans chaque condition les charges sont équivalentes aux bénéfices. Ainsi l’oisiveté des nobles est "justifiée", c’est-à-dire compensée, par leur obligation de faire la guerre et de défendre les roturiers, chez qui la sécurité compense, c’est-à-dire "justifie", le travail (et la pauvreté!).
Or notre monde contemporain est dans une vaste mesure fondé sur l’idéal de la Justice bourgeoise d’équivalence, et s’il admet l’inégalité (économique par exemple), c’est par l’équivalence qu’il essaye de la justifier. Ainsi, le salaire d’un directeur d’usine est censé être l’équivalent (quoique fort inégal) au salaire de l’ouvrier : soit parce qu’il exige plus d’effort (s’entend : intellectuel ou moral - la "responsabilité "), soit parce qu’il a un plus grand rendement (au point de vue des bénéfices du propriétaire). Et même l’idée thomiste de "rang" est loin d’être morte (cf. Les " frais de représentation", etc.).
C’est encore de l’idéal d’équivalence qu’est née l’idée de l’impôt progressif sur le revenu. Il paraît juste que celui qui gagne davantage que les autres paye plus qu’eux non pas absolument parlant, mais relativement : les 20% chez l’un sont équivalents aux 10% chez l’autre. Et le même Bourgeois, qui reconnaît que ce système d’impôt est juste, se refuse absolument à admettre qu’il serait juste d’égaliser les fortunes, en refusant même le projet d’un impôt sur le capital.
Bien entendu la Justice de l’équivalence n’exclut pas l’égalité et est compatible avec elle, de même que la Justice de l’égalité est compatible avec l’équivalence. Et en fait l’idée admise de Justice implique toujours les deux principes à la fois (dans des proportions variables), étant une Justice de l’équité, une Justice du Citoyen (plus ou moins actualisé). Et c’est en tant que telle qu’elle évolue dans le temps. 296/297
(3) Les droits du citoyen (équité)
Mais étant né d’un acte unique (double, mais réciproque), l’homme ne peut s’actualiser complètement que dans son unité, par la synthèse de la maîtrise et de la servitude dans le Citoyen [..] Et comme tout homme réel est dans une certaine mesure Citoyen, toute Justice effectivement admise est sinon une synthèse, du moins un certain compromis entre la Justice aristocratique de l’égalité et la Justice bourgeoise de l’équivalence : c’est une Justice de l’équité.257
L’évolution du Droit (c’est-à-dire l’évolution juridique de l’humanité, ou l’aspect juridique de son évolution historique) reflète donc l’évolution de l’homme en tant que tel. 265
C’est dire que la Droit à son état naissant est double et que son unité n’apparaît qu’à la fin, comme un résultat.273
Les deux Justices du début de la vie juridique de l’humanité sont autonomes ou indépendantes l’une de l’autre en ce sens qu’on peut chercher à réaliser l’égalité sans tenir compte du principe de l’équivalence, de même qu’il est possible d’affirmer ce principe sans penser à l’égalité. Mais on ne peut pas dire que ces deux Justices se contredisent en ce sens qu’elles s’excluent mutuellement. Car l’égalité s’accommode fort bien de l’équivalence et celle-ci ne s’oppose nullement à l’égalité. On peut dire seulement que pour qu’il y ait Justice et Droit quels qu’ils soient, il faut admettre au moins le principe de l’équivalence si l’on nie celui de l’égalité en acceptant des inégalités entre les sujets de droit, soit postuler l’égalité si l’on ne veut pas tenir compte de l’équivalence. Mais on peut fort bien admettre les deux principes à la fois, sans se contredire. Et c’est ce que fait le Citoyen dans sa Justice de l’équité et dans le Droit qui la réalise.
A dire vrai l’égalité parfaite implique l’équivalence. Si deux situations différentes peuvent être équivalentes, les situations rigoureusement égales sont équivalentes par définition. On ne peut donc pas dire qu’on passe de l’égalité à l’équité. Il n’y a passage à l’équité qu’à partir de l’équivalence. Car celle-ci peut être complétée petit à petit par l’égalité, qui peut lui manquer à l’origine. L’évolution du Droit en général débute donc par le Droit bourgeois et elle n’est si l’on veut qu’une évolution de ce dernier.
On peut dire aussi que le Droit aristocratique atteint d’emblée sa perfection. 308
Or il y a une raison juridique immanente de cette évolution du Droit bourgeois. Car en reconnaissant l’équivalence juridique de deux êtres, il les reconnaît nécessairement tous deux comme sujets de droit. Il reconnaît donc leur égalité en tant que personnes juridiques : les deux sont égaux en ce sens qu’ils sont tous deux des sujets de droit. Certes cette égalité est purement "formelle" ou "abstraite" : le "contenu", c’est-à-dire les "droits" respectifs de ces sujets pouvant être différents. Mais vu que toute "forme" tend à "former" son contenu pour le rendre semblable, on peut dire que toute égalité "formelle" tend à se transformer en égalité du contenu. 310
Ce n’est donc pas l’évolution du Droit aristocratique qui engendre le Droit du citoyen. Ce Droit résulte de l’évolution du Droit bourgeois. Certes, pour que ce Droit évolue, pour qu’il adopte le principe aristocratique d’égalité, l’Esclave doit aspirer à l’égalité avec le Maître, il doit vouloir devenir Maître. Il doit donc cesser - du moins en puissance - d’être Esclave (qui est pleinement satisfait par la seule équivalence). Il doit donc être un Révolutionnaire. Mais l’Esclave qui cesse d’être Esclave ne devient pas un Maître. La Révolution est autre chose que la Maîtrise, et l’Esclave qui se libère dans et par une lutte révolutionnaire pour la "reconnaissance " devient autre chose qu’un Maître. Le "Maître " qui est devenu "Maître" est tout autre chose que la Maître véritable, qui est né tel : il est Citoyen. 311
Mais en réalité le Droit du citoyen n’est ni bourgeois ni aristocratique. Étant la synthèse du Droit aristocratique et du Droit bourgeois, il n’est ni l’un ni l’autre. Et cette synthèse existe dès le début, car dès le début le Droit aristocratique en acte coexiste avec le Droit bourgeois en puissance. Dès l’origine le Droit est donc un Droit du citoyen. 312
Or ce Droit absolu, où l’équivalence des droits et des devoirs de chacun se double d’une égalité des droits et des devoirs de tous, ne peut être actuel que là où tous sont égaux et équivalents non pas seulement juridiquement, "devant la loi", mais aussi politiquement et "socialement", c’est-à-dire en fait. 314
Dans l’interaction des deux principes, celui de l’équivalence élimine toutes les non-équivalences introduites pat l’application du principe de l’égalité, tandis que ce dernier supprime les inégalités qu’engendre la réalisation du principe de l’équivalence. 315
On reconnaîtra donc les ouvriers et les femmes comme êtres humains, au même titre que les guerriers [..] On exigera par exemple que les guerriers travaillent en temps de paix et que les ouvriers prennent part aux guerres. Mais dans le cas des femmes on se heurte à une différence irréductible : l’homme ne peut pas mettre des enfants au monde. Force est donc de maintenir le principe de l’équivalence, en essayant de supprimer le plus possible les conséquences humaines ("sociales") des différences biologiques irréductibles. 316
L’équivalence interne ne pourra être constatée et fixée objectivement, c’est-à-dire qu’elle ne pourra être vraiment réelle, que s’il y a croisement des avantages et des inconvénients, si les inconvénients des uns sont des avantages des autres. Or dans ce cas, l’évolution ira nécessairement vers une égalisation. Car le croisement des intérêts stimule les échanges, et les échanges qui sont vraiment équivalents établissent l’égalité. 317
A l’encontre du Droit aristocratique, le Droit du citoyen n’admettra pas l’existence de droits non compensés par des devoirs, ni de devoirs sans droits correspondants. Mais en accord avec le Droit aristocratique, ce Droit va postuler l’égalité de tous les droits, et par conséquent de tous les devoirs juridiques. D’où une communauté des droits et des devoirs, les droits et les devoirs de l’un étant aussi les droits et les devoirs de tous, et inversement, les droits et les devoirs de la communauté étant aussi les droits et les devoirs de chacun de ses membres [..]
Ici encore il y aura donc une synthèse de l’universalisme (ou du collectivisme) du Droit aristocratique et du particularisme (ou de l’individualisme) du Droit bourgeois. Tout comme le Maître, le Citoyen aura des droits (et des devoirs) universaux. Les droits de tous étant égaux, ils découleront de l’appartenance d’un chacun au tout, à la société en tant que telle ou à l’État. Et les devoirs seront des devoirs envers tous, c’est-à-dire envers la Société prise dans son ensemble ou envers l’État. Mais du moment que l’État est universel et la Société homogène, les droits et les devoirs appartiendront non pas seulement aux groupes, mais à un chacun pris isolément. Ce n’est pas en tant que citoyen de tel ou tel État national, ou membre d’une telle famille (aristocratique par exemple) ou de tel groupement social (classe) que l’homme aura des droits et des devoirs, mais en tant qu’individu. Poussés à leurs maxima respectifs, l’individualisme et l’universalisme juridiques vont coïncider : les droits et les devoirs les plus personnels, qui ne peuvent être exercés que par l’individu en question, seront les droits et les devoirs les plus universels, c’est-à-dire ceux du citoyen pris en tant que citoyen, ou ceux de tous et d’un chacun. 320
Il conçoit le contrat qui est la catégorie juridique bourgeoise fondamentale, comme le Droit aristocratique sa propre catégorie fondamentale, c’est-à-dire le statut [..] Pratiquement il s’agira de contrats avec la Société en tant que telle ou avec l’État, et ce seront des contrats collectifs. On pourra donc dire d’eux qu’ils fixent le "statut" des personnes juridiques. Mais ce statut sera le résultat ou l’expression (fixée juridiquement) d’interactions sociales. Le statut sera donc un contrat, et le contrat un statut. 321
D’autre part ils ne sont plus fixés même à vie : on peut à volonté changer de métier, de classe sociale, de famille, et même de nationalité. Et chaque appartenance est une fonction de l’activité consciente et volontaire, d’une interaction avec l’État ou la Société, c’est-à-dire avec ses membres : on est ce qu’on fait ; l’activité n’est pas fixée par l’être. Mais si l’on considère les rapports des individus entre eux, on peut dire que l’évolution du Droit du citoyen consiste dans le remplacement progressif des contrats bourgeois par des statuts aristocratiques. Car la liberté des contrats diminue de plus en plus. L’État impose des types de contrat que l’individu n’a plus qu’à accepter ou refuser [..]
Le Citoyen a donc une propriété parce qu’il est homme et citoyen et il ne l’a que dans la mesure où il l’est, tout comme le Maître possède sa propriété parce qu’il est Maître ou entant qu’il est Maître. La propriété fait donc partie du statut du Citoyen, tout comme elle faisait partie du statut de la Maîtrise. Seulement le statut de la Citoyenneté est tout autant statut que contrat. 322
Si l’état n’est autre chose qu’une fonction, léser l’état de la victime (et c’est là le contenu du crime) n’est rien d’autre que l’empêcher d’exercer normalement sa fonction. Si donc le châtiment, conformément au principe de la seule compensation, ne porte pas atteinte à l’état du criminel et ne touche que son fonctionnement, il fera néanmoins subir au criminel la même chose qu’il a infligée à la victime, ce qui sera conforme au principe du talion.
En outre, la justice pénale du citoyen devra combiner l’objectivisme avec le subjectivisme. On tiendra donc compte de l’intention, des motifs du crime, etc. Mais on essayera en même temps de supprimer les causes objectives des motifs criminels.
Or supprimer les causes des crimes, c’est effectuer des réformes sociales, qui touchent tout autant les non-criminels que les criminels. Il y aura donc si l’on veut une " responsabilité collective", tout comme dans l’ancien Droit aristocratique. Mais tout comme dans le Droit bourgeois, la répercussion individuelle du crime ne pourra toucher que la personne du criminel lui-même et non celle d’un autre. 324

3. Critique des droits de l'homme (abstraction, séparation, individualisme)

(01/99)
L'apport de Kojève est d'avoir réintroduit la contradiction dans le Droit et sa fonction arbitrale entre liberté et déterminations. C'est sans doute ce qui manque à la critique de Marx qui est pourtant indispensable pour comprendre la liaison des droits de l'Homme et du capitalisme. Le Droit est d'abord droit abstrait et séparation de l'individu avec sa communauté. Le Droit ne peut se réaliser qu'en retrouvant l'individu concret produit par son milieu et responsable de sa communauté bien que gardant toute son autonomie. Le droit abstrait de l'égalité est droit réel de l'inégalité, comme le droit abstrait de la liberté est liberté de l'argent et perte d'autonomie réelle des hommes. La célébration de la déclaration universelle des Droits de l'Homme ne doit pas cacher cette ambiguïté et s'il faut défendre ces droits contre toutes les oppressions, on ne peut se contenter du droit de mourir de faim et se faire simple missionnaire d'un capitalisme sauvage, de la lutte de tous contre tous. La Russie des droits de l'Homme n'est pas plus satisfaisante que la dictature bureaucratique. Ce n'est pas une raison pour revenir en arrière, surtout pas pour remettre en cause la fonction arbitrale du Droit, mais il faut exiger la réalisation du Droit comme Droit d'Existence, pas seulement dans la constitution mais comme Revenu d'Existence permettant des activités libres.

Marx, qui se destinait primitivement à la carrière juridique, critique l'abstraction du Droit et de l'argent dans tous ses écrits économiques comme fondement du salariat (contrat de travail) et du productivisme, du processus de valorisation (substitution de la valeur d'échange à la valeur d'usage) basé sur le profit. C'est dans un de ses tout premiers écrits qu'il critique les Droits de l'Homme comme ceux de l'homme abstrait et isolé du capitalisme (La Question Juive  de 1843) :

Marx Critique des Droits de l'Homme

Le fait que cette critique ait servi des dictatures n'enlève rien à sa pertinence, de même que tous les échecs de la liberté ne l'ont pas anéantie. Ces questions resteront posées tant qu'on n'y aura pas donné les réponses qui s'imposent, tant que le Droit ne sera pas réalisé.

Précédent (Hitler. La logique de la haine)
Suite (Marx. La dictature de l'économie) 

[Prêt-à-penser]
[Sommaire]