Au-delà du Tiers-secteur

Disons-le d'emblée, je plaide pour l'abandon de cette notion trop large de Tiers-secteur qui sert d'écran à l'exigence de définir une véritable économie écologique dont nous verrons qu'elle doit passer de la valorisation du travail et des marchandises, à la valorisation des personnes. Mais pour cela nous manquons de tout et nous devons forger des conditions juridiques qui ne s'opposent plus à cette évolution de l'économie à l'écologie.

Le Tiers-secteur est considéré par de nombreux experts comme la réponse aux transformations de la production en économie de la demande et en travail immatériel dont les conséquences sociales sont la réduction du nombre de salariés à statut et l'augmentation de la précarité et des exclus. Il constitue la recherche d'un secteur où l'emploi industriel perdu puisse se déverser et où les moins performants puissent trouver leur place.

Pour Alain Lipietz, économiste régulationniste, le point de vue est légèrement différent. Pour lui, le tiers-secteur est un mode de régulation qui se différencie du secteur marchand et du secteur public en associant privé et public. On se rend compte pourtant, malgré une nostalgie proudhonienne et autogestionnaire, que ce n'est pas beaucoup plus qu'une régulation du salariat. Le cadre du tiers-secteur reste l'entreprise (même "associative"), mais l'intérêt premier semble encore de faire baisser la pression du chômage dans le rapport capital/travail et de procurer une activité "utile" aux exclus du marché concurrentiel. C'est bien la réalité de "l'économie solidaire" actuelle, réduite à la gestion des déchets industriels et des exclus du système, impossible palliatif à la mission de l'État d'assurer à chacun ses droits. On a parlé à son sujet de "réserve d'indiens" pour l'économie marchande. Mêler à ce "charity bisness" clientéliste les mutuelles qui sont désormais bien éloignées de toute visée sociale, c'est entretenir la confusion pour maintenir la fiction d'un tiers-secteur unifié auquel on va agréger toutes les expériences alternatives qui dérivent souvent entre communautés éphémères et sectes. A part quelques miracles, le bilan du tiers-secteur est donc bien sévère. Nous n'avons rien à voir avec tout cela et une partie de ce que nous défendons ne rentre pas forcément dans ce cadre. Ainsi la culture est certes traditionnellement subventionnée mais pourquoi devrions nous la sortir de notre secteur écologique sous prétexte qu'elle ne serait plus subventionnée (soit parce que gratuite, soit parce que rentable).

Il y a donc une confusion à identifier le Tiers-secteur avec une économie écologique qui doit valoriser la personne et les ressources locales sans être enfermée dans l'utilitarisme ni soumis au productivisme salarial. On retrouve la même confusion dans les stratégies de lutte contre le chômage qui explorent les différentes activités pouvant être créés à l'avantage de la société alors que c'est bien pour le développement personnel du chômeur qu'on cherche à créer ces activités. Il faut raisonner à l'envers de cette conception "fordiste" et s'adapter aux compétences personnelles, leur trouver un débouché plutôt que de niveler les différences en abaissant tout le monde au plus bas. On retrouve encore cette confusion dans ce qu'on nomme "développement local" qui, pour tout le monde, continue à signifier création d'industrie (alors qu'il y en a de moins en moins) attirés par tous les moyens. Tout au contraire, le développement local est la valorisation des compétences et des ressources locales. Là encore il faut faire une conversion du point de vue économique classique de l'entreprise vers les personnes elle-mêmes.

Abandonner cette notion fourre-tout du tiers-secteur pour lui donner un contenu et définir une économie écologique nous amène à proposer, avec Gorz, une alternative au salariat qui valorise l'autonomie de la personne d'abord par un revenu minimum inconditionnel mais si André Gorz conçoit ce tiers-secteur comme une activité alternative venant occuper les discontinuités du salariat, cette "auto-activité" reste un peu mystérieuse et laissée à elle-même. Roger Sue semble spécifier mieux ce contenu comme "économie quaternaire" faisant suite cette fois aux services tertiaires comme services personnels (relationnel et non automatisables). Le retour à un travail plus humain, c'est donc d'abord un statut personnel, hors de la subordination à une entreprise hiérarchique ; ce qui n'exclut pas des associations de travailleurs indépendants comme les scop mais, là encore chacun semble laissé à son isolement éveillant la nostalgie des solidarités salariales.

C'est le Rapport Supiot qui nous engage à aller plus loin, d'abord par la constatation que notre véritable richesse productive européenne est notre formation, ensuite en insistant sur l'évidence de la personnalisation du travail comme du droit, enfin en décourageant les subventions aux entreprises, considérées comme anti-concurrentielles au regard du droit européen[1]. Pour cette logique concurrentielle, l'État ne doit pas aider les entreprises mais les citoyens, c'est la révolution à laquelle il nous convie. L'État ne doit pas rêver conduire l'économie pour qu'elle remplisse son rôle social, ce rôle social il doit l'assurer directement. Alain Supiot et les experts européens proposent donc le passage à une société d'assistance basée sur le "parcours professionnel" déconnecté de l'emploi et maîtrisant la précarité dans une économie de la demande. Cette révolution du droit de la personne refuse curieusement d'aller jusqu'au revenu d'existence envisagé seulement d'ailleurs dans sa version ultra-libérale. Il ne donne aucun autre mécanisme pour rémunérer le travail domestique reconnu pourtant comme essentiel à la production. La véritable richesse est considérée comme sociale avec raison mais il veut distinguer absolument loisir et travail, n'accordant de droits qu'au travail contraint ! Malgré toutes ces prudences de fonctionnaire il nous permet de penser le passage de l'entreprise à la personne, d'un biopouvoir salarial gérant les populations en masse à l'assistance personnelle tout au long de la vie.

Nous pouvons désormais préciser notre projet de développement écologique qui a bien un sens comme développement local et développement personnel. Nous ne pouvons nous réduire au revenu garanti comme solde de tout compte, c'est bien la production que nous voulons changer et passer d'une société concurrentielle à une société d'assistance, de l'économie à l'écologie. De même que la formation doit être assurée à tous, de même le parcours professionnel et la formation continue doivent être assurés tout au long de la vie, c'est l'intérêt de tous de valoriser nos compétences. Arrivé à ce point, le droit de la personne semble acquérir un contenu concret hors de toute hiérarchie ou lignage, mais si on ne doit pas limiter les possibilités aux activités personnelles il faut reconnaître leur importance croissante et surtout d'un point de vue écologiste, que ce soit les nouvelles formes d'artisanat, les professions libérales, les agriculteurs biologiques, les artistes, les militants politiques, les informaticiens indépendants etc. Pourtant de nombreuses barrières empêchent de pratiquer des professions indépendantes en dessous d'un gain assez important, condamnant rapidement les moins productifs. C'est un statut pour ces travailleurs indépendants intermittents qu'il faudrait d'abord, la possibilité d'exercer une activité indépendante en même temps qu'une activité salariée à temps partiel ainsi que l'exonération de charges jusqu'à un niveau suffisant de ressources et puis obtenir pour ces activités toutes les protections sociales du salariat (les scop sont une forme d'association d'indépendants qui va dans ce sens). C'est seulement à ces conditions qu'un revenu minimum garanti pourra être la base d'une économie écologique et pas seulement un traitement de la misère ; mais dépasser le débat sur le Revenu Social garanti est nécessaire pour poser ensuite le véritable débat sur le droit au travail. C'est la garantie du revenu qui permet de transformer le travail en droit, en activité valorisante, et non plus en devoir douloureux, en nécessité vitale. Se pose alors le droit à l'initiative économique (capital, formation, assistance).

La formule de Marx prend un sens plus concret : "De chacun selon ses capacités" signifie formation, valorisation sociale et parcours professionnel (statut), une véritable libération des forces productives individuelles. "A chacun selon ses besoins" signifie d'une part un Revenu Social Garanti mais aussi les moyens professionnels dans le cadre du développement local. Reste, ce qui n'est pas mince, à donner forme à cette assistance professionnelle en échappant au clientélisme local, à la re-féodalisation qui accompagne hélas ce recentrage sur le local et la personne. C'est un défi comparable à l'éducation nationale et qui doit nous permettre un véritable développement écologique.

Jean Zin
[1]Au-delà de l'emploi, rapport pour la Commission européenne, remis par Alain  Supiot :

Alors que l'action de l'État était conçue, dans le modèle d'après-guerre, comme devant se traduire par une politique macro-économique d'emploi, elle devrait s'inscrire dans une politique de travail. Celle-ci donnerait le primat à l'amélioration de l'efficience collective de tissus économiques enracinés dans des territoires, à l'autonomie de délibération et de décision de collectivités intermédiaires selon l'option de subsidiarité. L'amélioration du niveau de vie et d'emploi n'y serait plus la cible directe et explicite des politiques. Elle résulterait des efforts collectifs visant à créer des opportunités de travail et à améliorer les capacités de travail. 268/269

La solidarité sociale pourrait être pensée autour de cette exigence d'assurer à chacun une capacité effective à exercer cette responsabilité à construire sa vie, capacité dont on a vu qu'elle était un des fondements des économies flexibles.

Sur un plan différent, mais lié au précédent, il s'ensuit qu'est posée en miroir des transformations du droit du travail en Europe la perspective d'un basculement des politiques d'emploi reposant sur une aide financière versée à l'employeur au nom d'un critère général et prédéfini d'emploi vers une aide à la personne centrée sur le développement de ses capacités... 281


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