C'est donc cette Science des Cycles que nous voudrions réintroduire dans la Science. Dans le sillage de la théorie des catastrophes de René Thom, généralisant les régulations, des théories du Chaos comme auto-organisation, et surtout des fractals de Mandelbrot, c'est à une science conjecturale que nous avons affaire et non à une quelconque exactitude. Loin des prétentions de l'astrologie, nous reprendrons plutôt le titre de René Thom : "Expliquer n'est pas prédire". Benoît Mandelbrot ne dit pas autre chose lorsqu'il étudie les cours de la bourse. L'invention des fractals va lui permettre de reproduire l'aspect des évolutions des cours sans pouvoir en prédire l'évolution réelle. A quoi sert une science réduite à si peu se demandera-t-on ? A comprendre, ce qui est déjà beaucoup (ainsi l'instabilité des cours est corrélée à l'incertitude de l'information), à éliminer un certain nombre d'hypothèses fausses (comme un progrès ou une décadence continus). Les cycles de Kondratieff sont à cet égard exemplaires et il est difficile de simplement les balayer comme n'ayant aucune réalité, nous y reviendrons.
Il est certain qu'il y a une forte résistance à reconnaître la réalité des cycles. Depuis Saint Augustin qui avait trop cru à l'astrologie avant sa conversion, la tradition catholique ne manque pas de réfutations des cycles réduits à de simples coïncidences. Tout un appareil dogmatique est destiné à refouler les cycles païens qui devront rester invisibles. En reconnaître la réalité est un péché, une faiblesse dont nous devrions nous sentir coupables (le péché originel est le Savoir du Serpent, du Cercle - ouroboros -, savoir réservé à Dieu). Ce rejet de l'ésotérisme, qui est pourtant une face essentielle de la plupart des religions, date d'Irénée (180) condamnant les gnostiques parce qu'ils séparaient ceux qui avaient la connaissance de ceux qui avaient la foi. Désormais seule comptera la foi et les textes devront être pris à la lettre, non plus comme allégorie mais comme histoire. L'ésotérisme était victime lui-même des cycles et l'exubérance gnostique préludait à son oubli. Cette perte est d'ailleurs ce qui a permis à la Science de se développer indépendamment de la religion alors que les Arabes, qui ont conservé les traditions ésotériques, en étaient restés à l'Alchimie. La question qui se pose n'est pas de savoir si on a gagné au change, ce qui est certain, mais de constater qu'une tradition scolastique rejette depuis longtemps toutes grandes périodicisations (Joachim de Flore) qui renvoyaient toujours plus ou moins à la mythologie perse millénariste. Cette condamnation s'étend bien sûr aux cycles agraires et aux croyances païennes. La Science mécaniste en rajoutera, ne pouvant à cette époque apercevoir ce qui ne pouvait se mesurer exactement.
L'ésotérisme est issu en grande parti de l'agriculture, bien que relié aussi au chamanisme, et cela donne sans doute un poids exagéré aux cycles. De là à ignorer complètement leur existence, il faudrait mesurer son pas. Si on extrait de cette tradition de la résurrection son noyau rationnel on trouve la constatation des cycles agricoles (de la graine au fruit) et des cycles des astres. L'astrologie, qui se développe à partir de là, est une science des cycles réglée sur les cycles des planètes, science première de l'antiquité (Kojève a pu qualifier la philosophie aristotélicienne d'astrologie). C'est d'abord le produit de l'écriture permettant de noter le retour des positions des planètes et de prédire les prochaines éclipses par exemple (effet garanti). On mesure difficilement l'importance de cette preuve d'un ordre rationnel pour les contemporains, un monde qui revient toujours à la même place, des lois au-dessus des princes. Comme Lévi-Strauss l'a bien montré l'astrologie fonctionne comme modèle du réel, indépendamment de l'influence des planètes. Comme tout modèle il ne fournit qu'une probabilité plus ou moins juste, une représentation qui ne décide pas du tout de la réalité comme le croient trop souvent les économistes et les concierges. De ce point de vue, l'astrologie se présente donc comme un modèle d'interférences de cycles indépendants. Il suffit ensuite de relier les cycles des planètes à des périodes biologiques, sociales ou symboliques.
Que peut nous enseigner ce délire millénaire? Il faut d'abord avoir une réflexion critique sur les limites de notre savoir, sur une part de débilité, de retard de l'esprit devant la situation présente. La première tendance, valable pour le court terme, est de simplement extrapoler que les choses vont continuer comme elles sont (en bien ou en mal). On se persuade facilement que c'est pour toujours. Les cycles nous enseignent le contraire et permettent de projeter un retournement de tendance, comme Kondratieff en 1930. C'est essentiel à toute stratégie, mais se représenter un simple cycle est encore trop abstrait. Ce que nous apporte l'astrologie ici c'est un modèle beaucoup plus réaliste de cycles multiples en interférences, une complexification de la projection dans l'avenir. Encore une fois il ne faut voir là aucune prédiction assurée mais simplement une représentation plus réaliste qu'une simple persistance dans l'être. L'enseignement de l'ésotérisme est de ne pas vouloir persister dans un être immobile mais d'épouser les mouvements des cycles. La véritable raison du caractère secret de l'ésotérisme c'est le caractère non-apparent des cycles temporels, leur nature cachée. Ce n'est pas un savoir qui peut résister à la lumière, ni être fondé logiquement, pur apprentissage, épreuve des contraires qui se succèdent à chaque cycle, de la mort à la vie. Le sage (prêtre du serpent, de l'éternel retour) est non pas celui qui sait tout mais celui qui s'adapte au moment du cycle et s'identifie au mouvement lui même (non-agir du Tao aussi bien que "Ne pas pleurer, ne pas rire, ne pas hair, mais comprendre" de Spinoza pour qui comprendre est agir). C'est bien prétentieux et il vaut mieux se faire philo-sophe, du mieux qu'on peut dans cette voie sans s'y réduire ou prétendre s'y fondre alors que le réel est dans la surprise, les cycles sont trop élastiques, la vérité sera toujours celle de notre décalage.
Loin de vouloir vous faire croire à l'astrologie, donc, je pense que son intérêt se limite aux questions qu'elle pose à notre savoir, à la remise en cause de nos certitudes sur l'avenir, à son "regard éloigné". Si la non-pensée est la pire obstination, on ne doit se fier ni à une prolongation dans le futur, ni à un cycle quelconque car il y a interférence de nombreux cycles longs et courts. Il ne faut pas plus se laisser aller à des audaces à court terme à cause de tendances à long terme (c'est la qualité de Greenspan de croyant honteux dans les cycles qu'il gère si bien). Il faut aller jusqu'à ce niveau de complexité pour expliquer la réalité sans pouvoir la prédire pourtant (on peut prévoir malgré tout une amplitude à court terme et une tendance à moyen terme).
On peut certes objecter à toute théorie des cycles un côté grossièrement matérialiste. C'est pourtant ce matérialisme dont témoigne la musique et ses variations de même que les cycles biologiques influencent matériellement l'humeur. Les cycles n'expliquent pas tout pour autant. On ne peut nier le caractère historique de notre monde, ni le cumulatif, ni l'extinction définitive. Il y a des seuils, des ruptures où de nouvelles temporalités s'imposent. Il faut tenir le pas gagné. Mais alors, complexe, peu assuré, partiel, comment donc manier ce savoir conjectural des cycles ? Dans l'analyse du passé cela permet de soustraire l'ambiance du moment, la période du cycle, pour dégager le décisif et l'universel. Pour l'avenir, en mettant en parallèle les cycles on met en lumière des liaisons inaperçues ou négligées (comme l'anomie en période de dépression et les révolutions en période de reprise - anticipation identique à celles des boursiers). On peut apercevoir aussi des évolutions probables. Malgré l'impossibilité de prédire quoi que ce soit, repérer sa position dans un cycle permet de profiter des dynamiques locales.
Prenons quelques exemples. Les cycles de Kondratieff permettaient de prédire la fin du chômage malgré les apparences d'une "fin du travail". De même ils permettaient d'expliquer l'absence de mouvements sociaux pendant la phase de déclin du cycle ainsi que leur reprise au moment l'essor d'un nouveau cycle d'innovation. Inutile de chercher comme Luc Boltanski à expliquer l'anomie par la récupération de la critique par le capitalisme ! On peut dinstiguer aussi à l'intérieur du cycle plusieurs moments : 1) la mobilité du capitalisme marchand et innovateur 2) les gains de productivité du capitalisme industriel, propriétaire des moyens de production (productivité, protectionnisme, dégraissage) 3) la concentration monopolistique d'un manager de réseaux. Ces moments peuvent être mis en parallèle avec des théories économiques adaptées (libéralisme, monétarisme, keynésianisme), permettant une prise de distance avec les évidences immédiates (voir Les cycles du capital).
Ce n'est pas un hasard que les cycles s'imposent en économie car ils sont sensibles pour tout le monde mais surtout parce que l'économétrie, les chiffres, les courbes en imposent la réalité même quand on court après une explication rationnelle (comme cela a été longtemps le cas avec les cycles longs). La seule science des cycles actuelle est mathématique.
Croire qu'on commence un nouveau cycle de Kondratieff ne doit pas laisser croire que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes alors que la planète impose sa limite. La croyance dans les cycles devrait aussi nous persuader du retour périodique des catastrophes dans une histoire faite de fureur et de sang. Les révolutions ou les guerres reviennent régulièrement comme la révolution des astres pour redonner vie à ce qui était mort, éliminer les survivances inutiles d'un passé révolu. Les chiffres ne sont pas tout, il faut voir ce qu'ils recouvrent (il y a beaucoup de créances douteuses). La courbe qui remonte ignore tous les morts, toutes les destructions qu'elle laisse derrière elle, toutes les tensions qu'elle accompagne, les ambitions qu'elle nourrit. Il est donc sage de regarder la concordance des situations sociales et politiques avec les différents moments du cycle. C'est cela le travail de typologie qu'il faut mener pour affiner des perspectives trop globales de progression des cours. On ne peut jamais arriver à prédire, mais parfois à prévoir. On peut du moins établir des probabilités statistiques et la probabilité de troubles est bien plus forte au redémarrage du cycle qu'au moment de la dépression et du chômage.
Nous devrions surtout tirer parti de l'enseignement des cycles passés pour convaincre nos dirigeants de faire immédiatement les réformes de structures nécessaires aux nouvelles forces productives ; seule façon d'éviter des troubles sociaux qui imposeront ces réformes inévitablement. Il faudrait tenir aux marchés ce langage : afin de préserver la stabilité de la société et la préservation de nos investissements à long terme ainsi que le niveau général de productivité, nous devons absolument mettre en oeuvre les réformes indispensables, tant sociales qu'écologiques. Il est bien peu probable que cette voix de la raison soit entendue avant une catastrophe anonciatrice.
Malgré tout, si j'ai expressément rapproché la science des cycles de l'astrologie c'est bien pour mobiliser toute votre méfiance sur ce savoir qui reste conjectural ainsi que pour montrer qu'il ne faut pas se contenter du Kondratieff. C'est plus compliqué qu'un seul et unique cycle. Ainsi le fait de se trouver au début d'un nouveau cycle d'innovation ne dit pas s'il est comparable aux cycles précédents ou se combinant avec un cycle de 250 ans peut-il représenter un nouveau mode de production comme au moment de la révolution industrielle, il pourrait même représenter la fin du travail servile qui commence avec le néolithique. Tout dépend comment on ajuste sa lunette. Plutôt que prétendre décider de l'avenir, nous devons nous servir des cycles pour prendre nos distances avec le présent et mieux l'évaluer. Insister sur le fait qu'une régulation n'est pas stable mais cyclique a l'avantage de se rapprocher du réel en tenant compte de ses fluctuations et de ses temps de réponse au lieu de supposer un équilibre définitif. On interprétera ainsi la plus-value comme rente temporaire pour rendre compte de son inégalité à sa valeur. Cette instabilité est ce qui fluidifie les formes et leur donne plus d'adaptabilité. La notion de cycle temporel, de fonction d'onde, devrait être plus intégrée aux fractales et à la théorie des catastrophes.
Pour étudier un cycle il faut d'abord soustraire la tendance historique (le trend), puis déterminer les combinaisons de cycles plus simples, enfin éliminer le résidu spécifique inexplicable par les cycles. Pour étudier des cycles économiques il faudra aussi soustraire les cycles saisonniers (données corrigées). Ensuite il faut déterminer la forme du cycle (en ogive comme pour les prix, ou en pointe pour la monnaie) et si le cycle est stable (auto-entretenu), oscillation entre deux attracteurs, cycle d'hystérésis, ou bien s'il est convergent, c'est-à-dire s'atténuant ou alors divergent, s'amplifiant au fur et à mesure. Enfin il faut déterminer si l'origine du cycle est exogène (démographie, technique) ou endogène (délais, incertitude). Un cycle, lié aux stocks aux USA comme le cycle Kitchin de 40 mois, peut disparaître dans une économie du zéro-stock. Les cycles économiques auto-régulés sont causés principalement par le délais d'information et de réaction par rapport à la réalité, entraînant des effets de seuil brutaux. Ce retard temporel est caractéristique des régulations à base de cycles d'hystérésis que peuvent imiter les politiques contra-cycliques. Des cycles basés sur un instabilité plus aléatoire, sur l'incertitude de l'information sont plutôt spéculatifs que régulés (la hausse entraîne la hausse et la baisse la panique).
Le schéma classique de la crise économique est décrit par Hicks comme croissance de la production entraînant une croissance des revenus jusqu'au seuil du plein emploi où la limite de la demande finale entraîne dans une surproduction, un surinvestissement se traduisant par une décroissance de l'investissement et de la production entraînant à son tour une baisse des revenus et donc de la demande disponible. "La surproduction ne signifie pas que les besoins du marché se trouvent satisfaits mais sa capacité économique d'absorption qui voit ses propres limites dépassées par la production et plus encore, par la capacité de production". La véritable raison des crises capitaliste tient pour Marx au fait que le capitaliste ne produit que du profit et s'arrête de produire lorsque ce n'est plus assez profitable. Il faut ajouter à cela le caractère spéculatif du capitalisme et autoréférentiel des marchés financiers. Les crises sont toujours sociales, jamais simplement économiques. Les crises du capitalisme répondent à une autre logique que les crises agricoles liées à la démographie (corrélation du prix du blé avec le nombre de morts et de conceptions) et où la rareté augmente le prix, aggravant les disettes (mais les débuts du capitalisme ont connu des crises agricoles, notamment 1788). Le plus souvent, on parle de récession, d'infléchissement de la croissance et non de véritable dépression.
Il y a des cycles partout dans la nature, principalement des ondes et
des révolutions. Les cycles résultent de l'équilibre
entre deux attracteurs, constituant le mode de régulation par oscillations
le plus répandu. Il faut distinguer les cycles physiques (ça
tourne), les cycles biologiques (croissance et mort) et les cycles économiques
(spéculation, krach), sociaux ou religieux qui sont dialectiques.
Ce qui devrait nous intéresser le plus, ce sont ces derniers car
ils concernent notre intimité même dans sa dimension temporelle.
C'est un travail de longue haleine pour les historiens mais qui permettra
enfin de tirer les bonne leçons de l'histoire au lieu de refaire
toujours la dernière guerre. Les cycles qui nous semblent significatifs
actuellement sont de 2000, 250 et 60 ans. Il y a aussi beaucoup de cycles
plus courts (année, journée) mais la science des cycles est
historique plutôt que mathématique et doit rendre compte d'abord
des grandes fractures avant d'affiner la recherche. Dans un monde qui ne
croit plus à une histoire du salut, à un sens de l'histoire
linéaire, seule la Science des Cycles peut nous permettre de nous
réapproprier l'histoire comme histoire conçue, en intégrant
sa dimension cyclique, ses échecs, sa négativité,
permettre à l'action de déployer sa mesure sans hésiter
à se corriger dans l'incertitude pratique d'une liberté qui
reste toujours un pari sur l'avenir.