Le capital symbolique

Généalogie sartrienne d'un concept marxien

Bernard Guibert



 
Le concept de "capital symbolique" perfectionne et étend celui de "rente foncière", esquissé par Marx dans Le Capital pour en devenir la clef de voûte finale. Il désigne, en effet, un rapport de distribution pur c'est-à-dire déconnecté de tout lien a la production (a la différence de l'intérêt et du salaire), qui lui est nécessaire pour assurer la reproduction des conditions qui ne sont pas reproduites par la circulation. Le paradoxe, piquant par son anachronisme, est que cette découverte soit issue de la critique de la théorie de la rareté de Sartre.
 

L'objet du présent article est de réhabiliter le concept de rente chez Marx. Selon moi, son rang n'est pas moindre que les deux autres concepts clefs des rapports de distribution, les concepts de salaire et d'intérêt. Et même plus, ce rapport qui en tant qu'il relève de la distribution semble moins important que ceux de production, est la clef de voûte de l'ensemble des catégories du Capital. En effet, cette oeuvre part de l'économie ésotérique de la production du capital (Livre I), passe par la circulation du capital (Livre II) pour aboutir à l'économie exotérique du "procès de production d'ensemble" (Livre III). Et bien le bourgeon terminal de ce développement grandiose, le rapport de rente, permet de revenir au point de départ, le salaire, de telle sorte qu'en ce dernier rapport s'articulent en retour distribution et production. Grâce au concept de rente la structure du capital devient circulaire, ce qui en fait une totalité (et non une collection non systématique d'aperçus théoriques) achevée (et non inachevée), c'est-à-dire une "encyclopédie" au sens hegelien de ce mot.

Bref, le concept marxien auquel fait allusion le sous-titre de cet article ("généalogie sartrienne d'un concept marxien") est celui, injustement méconnu et négligé, de rente. Prétendre en faire une généalogie sartrienne relève évidemment d'un anachronisme provocateur qui témoigne néanmoins du cheminement personnel de l'auteur de cet article, qui en permet une présentation concise et qui en fait comprendre intuitivement l'originalité et la fécondité, étant entendu qu'une démonstration détaillée a été publiée ailleursl. La découverte de l'auteur peut être schématisée par trois étapes. D'abord il a commencé par lire "naïvement"2 la Critique de la raison dialectique (Sartre, 1960) à la lumière3 du Capital (Marx, 1967). Cette démarche est légitime puisque l'auteur de l'Être et le Néant inaugure son introduction méthodologique ("Questions de méthode") en considérant "le marxisme comme l'indépassable philosophie de notre temps"4.

Cette lecture bute alors sur ce qui semble être une formidable contradiction interne : se réclamer du marxisme et en même temps mettre au fondement de son système philosophique un concept, celui de "rareté", qui semble celui-là même que les pires ennemis du marxisme, les utilitaristes de la fin du XIXème siècle, ont substitué à celui de travail (variété de praxis selon la terminologie de J.P. Sartre) pour fonder la théorie de la valeur économique. A moins qu'il n'y ait homonymie fâcheuse de deux concepts différents ; à moins qu'il n'y ait quiproquo entre les deux penseurs.

Mais ce "lapsus" de Sartre autorise une lecture critique de sa philosophie : de manière abrupte, il s'agirait d'un matérialisme historique qui se dispenserait de la critique de l'économie politique !!!

La deuxième étape a consisté à revenir au Capital à la lumière de la Critique de la raison dialectique. Autant la "rareté" est fondamentale dans la démarche sartrienne, autant elle ne semble qu'à la périphérie du système théorique du Capital, puisqu'elle n'est qu'au principe de la théorie de la rente foncière. Secondaire, ce concept n'est pas pour autant négligeable. D'où une question qu'est-ce que Marx "rate" dans son concept de rente que vise par contre Sartre dans la Critique de la raison dialectique sous le concept de rareté ? Ce "raté" ne peut que renvoyer à ce qui dans le concept de "rareté" chez Sartre va bien au-delà d'une acception étroitement économique. Cet "au-delà" on établira qu'il s'agit bien de non économique, exactement du politique.

Le bénéfice de cette seconde lecture consiste donc à découvrir dans les concepts du Capital de quoi résoudre un problème nodal pour le matérialisme historique, problème posé par Sartre dans sa Critique sous le terme de "rareté" : comment se reproduisent les conditions générales, en particulier non marchandes, en particulier "naturelles", mais aussi sociales et politiques, de la production marchande, en particulier capitaliste ? Marx "rate" ce problème, parce que pour lui la "production" des "objets" (au sens large, y compris les êtres humains) non reproductibles, même lorsqu'ils revêtent des formes marchandes, ne relève pas de l'économie. La "rente foncière absolue" dans cette lecture apparaît moins comme un simple rapport anecdotique et accidentel de distribution, que le moyen économique de la reproduction d'une condition générale, politique surtout (mais aussi naturelle), d'existence du rapport de production fondamental : la "liberté" des salariés.

La troisième étape a consisté à féconder mutuellement les leçons des deux lectures. Le concept de rente est ainsi étendu des conditions "naturelles" et objectives de la "liberté" de la force de travail (la propriété du sol) aux conditions "culturelles" et subjectives (le corps et l'esprit des travailleurs) de cette même "liberté".

Du fait de cette extension et de cette généralisation, le terme de "rente" sort complètement de son contexte d'origine, l'agriculture. Il devient même trompeur : il convient de le changer. En outre, son sens subit une inversion de signe au lieu que le revenu appelé "rente" rémunère la propriété de ressources naturelles (rente foncière) ou culturelles (capital symbolique de Bourdieu) monopolisables, il sanctionne une non exclusion (double négation) différentielle. Le pauvre et le prolétaire sont d'abord des exclus. Le "rentier" est celui qui échappe à cette exclusion première. La "rente" permet donc à l'économie d'intérioriser et de réguler sa propre reproduction : point n'est besoin, dans l'absolu et en théorie, d'un extérieur, qu'il soit celui d'un débouché (R. Luxembourg), d'un autre mode de production (P.P. Rey) ou d'une puissance tutélaire étatique (M. Foucault) : le capital inclut sa propre instance "politique", son propre pouvoir de vie et de mort sur les hommes et son propre contrôle de l'accès à la nature nourricière. L'élucidation du concept de rente introduit ainsi à une "écologie politique générale" dont la nécessité (morale) témoigne d'un totalitarisme du capital qui n'est pas que conceptuel (systématicité et circularité des concepts du capital).

Il fallait trouver un terme qui remplace l'expression "capital porteur de rente" parallèle à l'expression de "capital porteur d'intérêt", pour bien marquer que la survie "écologique" de l'humanité dépasse les seuls problèmes, vitaux par ailleurs, de l'agriculture. Il fallait également que la terminologie suggère que le concept de rente constitue la "clef de voûte" des catégories du capital, ce qui appelle irrésistiblement l'adjectif symbolique, puisque le symbole est la réunion des deux moitiés d'un message, chacune étant indéchiffrable par elle-même. L'expression proposée de "capital symbolique" parait d'autre part d'autant plus heureuse qu'elle reprend celle qui est popularisée par P. Bourdieu (La distinction, 1979, p. 192) en un sens métaphorique voisin. Certes les économistes puristes peuvent à juste titre critiquer cet usage illégitime du mot capital. Les termes de "richesse", de "rente" conviendraient davantage. Mais l'intuition selon laquelle la reproduction sociale a remplacé l'héritage de la propriété foncière par l'hérédité scolaire semble fondamentalement juste. Que l'habitus soit une incorporation d'un travail d'acculturation comme le capital foncier incorpore (apparemment) du capital à la terre semble éclairant. Dans les deux cas il semble qu'il y ait appropriations différentielles et privées de ressources naturelles (terres) ou culturelles (habitus) monopolisables.

Il semble donc légitime de rassembler les deux concepts en un seul et de le dénommer "capital symbolique".
 





I.- CRITIQUE DE LA RARETÉ CHEZ SARTRE
 

1. Sartre est-il marxiste? (Sartre et Aron)

Une question préalable à une lecture "naïve" de la Critique de la raison dialectique s'impose doit-on prendre au premier degré les professions de foi marxistes explicites et répétées de J.P. Sartre ? J. Colombel, entre autres, en doute. Ne s'agit-il pas pour l'auteur des "communistes et la paix" d'afficher son engagement et son camp et de taire des doutes et des scrupules "bourgeois" qui risqueraient de désespérer Billancourt ? Ne s'agit-il pas de "porter des valises" en voulant surtout tout ignorer du contenu ? Et R. Aron n'a-t-il pas trahi son "petit camarade" en insinuant qu'il n'avait jamais lu le Capital ?

A l'appui de cette hypothèse, il faut bien reconnaître que la Critique de la raison dialectique ne cite que très rarement les textes de Marx, a fortiori ses thèses économiques. Les historiens de la Révolution française sont au contraire abondamment repris et commentés. Il ne s'agit donc pas du dédain d'un auteur qui ne s'autoriserait que de lui-même. Mais la Critique n'est pas non plus une oeuvre de circonstance. Pourtant les plus longues références au marxisme renvoient en général aux résumés qu'en donne Engels : on ne peut donc écarter comme téméraire le soupçon que le marxisme de Sartre sans être une pure révérence formelle soit celui d'une vulgate dont la consistance n'est pas vraiment prise au sérieux. D'ailleurs, n'est-il pas ravalé à n'être qu'un vague "travaillisme" (CRD, p. 225) ? Et même l'existentialisme prétend incorporer le marxisme comme une théorie régionale (CRD, p. 63, p. 225), après n'avoir voulu n'être qu'une théorie locale, celle de la subjectivité (CRD, p. 59 et p. 66), à l'intérieur du matérialisme historique. Poser que celui-ci est inachevé parce qu'il lui manque une théorie des médiations (p. 44), qu'il a dégénéré en un idéalisme et en un économisme (p. 37), permet certes d'éluder la contradiction. Mais comme celle-ci travaille l'ensemble de l'oeuvre, du jugement que le rapport de Sartre à Marx est problématique ou même conflictuel, on ne peut conclure qu'il est inexistant ou même faible.
 



 

2. La rareté de Sartre est-elle celle des marginalistes?

Sartre met au fondement de son "anthropologie structurelle" le concept de "rareté" (CRD, p. 63, pp. 166-167). En effet, dans le paragraphe intitulé "rareté et mode de production", il pose la rareté comme relation fondamentale de notre Histoire et comme "détermination contingente de notre relation univoque à la matérialité" (p. 202). C'est que "toute l'aventure humaine - du moins jusqu'ici - est une lutte acharnée contre la rareté" (p. 201). La rareté est un élément, un médium, un milieu, "en tant qu'elle est rapport unitaire d'une pluralité d'individus. Autrement dit, elle est relation individuelle et milieu social" (note 1, p. 204).

Or ce mot n'est pas innocent dans l'histoire de la pensée économique. La rareté, la satisfaction, l'utilité ou l'ophélimité, c'est ce que Jevons, Menger, Walras, entre 1871 et 1874, s'inspirant de Bentham, mettent au fondement de la valeur au lieu du travail. Les fondateurs de l'économie néoclassique essaient de substituer le paradigme de la valeur-utilité à celui de la valeur-travail sur lequel reposait toute l'économie politique classique. L'enjeu de cette lutte théorique est politique. En effet, les doctrines socialistes, le marxisme en particulier, s'inscrivent dans le cadre de l'économie politique classique. Répudier celui-ci, pour les néoclassiques, ce n'est pas trop cher payer la victoire sur le marxisme. L'inéluctable opposition des deux paradigmes apparaît évidente dès les concepts de base. Invoquer l'utilité ou la rareté, c'est poser la valeur comme une caractéristique intrinsèque voire "naturelle" des choses. Certes le travail (activité qui relève de la praxis humaine selon la terminologie de Sartre) peut concourir à former l'utilité de l'objet: ce dernier sera d'autant plus rare et d'autant plus précieux que la quantité de travail incorporée sera élevée. Mais il s'agit d'un facteur facultatif et certainement pas exclusif. Cette valeur-utilité est à la limite indépendante des conditions historiques et sociales du travail et de la production. En caricaturant à peine les robinsonnades des économistes, la valeur-utilité penche du côté de la nature, la valeur-travail du côté de la culture. Ces rappels sommaires éclairent en retour la signification de la "rareté" chez J.P. Sartre. Il s'agit ici d'ontologie, en amont de toute science positive particulière, a fortiori en amont de toute économie. Il s'agit d'une caractéristique anthropologique essentielle, une rareté absolue qui transcende toute particularité sociale ou historique (cf. "Rareté et mode de production", CRD, pp. 200 à 224) et qui vise la condition humaine comme un tout dans un rapport de totalisation avec la nature. Il s'agit donc, si on veut, pour simplifier, d'un point de vue holiste mais aussi, et là gît la difficulté virtuelle avec le marxisme, an-historique. Là, chez les néoclassiques, il s'agit d'économie et non d'ontologie. Il ne s'agit pas de rareté absolue du milieu social (d'un médium) mais de la distribution différentielle des raretés relatives des différents objets vis-à-vis de la satisfaction des besoins.

Après eux, au XXème siècle, L. Robbins définit ainsi l'économie: "la science de l'utilisation des ressources rares à usages alternatifs". Le point de vue est doublement individualiste (et non pas holiste). Il s'agit des hommes en tant qu'individus "libres" qui échangent entre eux de manière plus ou moins coopérative et conflictuelle et non de l'humanité en général. Il s'agit également de choses individualisées (et non d'une nature en général) qu'on compare entre elles sur la base d'index caractéristiques (les valeurs-utilités). Cet individualisme des sujets et des objets n'est pas le produit d'une histoire, n'est pas l'effet historiquement et socialement déterminé des rapports sociaux de production. L'économie néoclassique prétend accéder à une nature humaine éternelle: si cette science est vraie, alors cette vérité invalide définitivement le matérialisme historique. En résumé, deux oppositions permettent de faire un premier bilan de la comparaison des sens du mot "rareté" chez Sartre et chez les néo-classiques : premièrement celle entre l'humanité (la condition humaine) et les choses (les marchandises, précisent même les marxistes) ; et deuxièmement, celle entre la nature et la culture (ou l'histoire).

Suivant la première, Sartre et les néo-classiques s'excluent. Mais suivant la seconde, on peut leur trouver des affinités pour un certain "naturalisme", un certain "an-historicisme". Mais comme le marxisme, surtout dans sa version vulgaire, popularisée en particulier par Engels, ne peut échapper à cette critique, il faut rappeler les polémiques au sein de ce courant de pensée qui ont été contemporaines de la parution de la Critique de la raison dialectique pour comprendre les enjeux d'une lecture de Sartre éclairée par celle du Capital (de Marx).
 



 

3. Sartre et Marx ont-ils une conception anthropologique commune?

Quel sens cela peut-il avoir de mettre le concept de "rareté" naturelle au fondement du matérialisme historique ? Première hypothèse : il s'agit d'une énorme bévue ; J.P Sartre, à son insu, joue le cheval de Troie et introduit l'idéologie dominante (le naturalisme de l'économie néo-classique) au coeur du dispositif adverse. Deuxième hypothèse: le même mot "rareté , renvoie à des concepts différents (c'est ce que nous avons en partie démontré). Troisième hypothèse : il s'agit d'une provocation délibérée vis-à-vis des interprètes orthodoxes et traditionnels du marxisme. Cette dernière supposition est assez facile à éliminer. En effet, ni dans sa vie ni dans sa pensée J.P. Sartre n'a combattu le marxisme. Ce serait donc ici un apax, mais énorme à lui tout seul : ce n'est pas raisonnable.

Comme on l'a mentionné rapidement le paradoxe semble facile à résoudre le propos de Sartre est de faire d'abord de la philosophie, et non pas de l'économie. Pour un marxiste orthodoxe il convient, pour être un matérialiste conséquent, de renverser l'ordre des priorités. Or le point de départ de Sartre n'est pas le socialisme scientifique mais la phénoménologie : nourri de Husserl et de Heidegger, il réévalue à partir d'elle les philosophies de l'histoire et celles de l'action.

Au fond, comme le problème des fondements de l'économie ne l'intéresse pas particulièrement, il le néglige ; il s'en remet à Marx et adopte ce qu'il croit être son anthropologie. Sa tâche n'est pas de changer d'anthropologie, mais de la reformuler dans le langage de la phénoménologie du XXème siècle, tâche d'autant moins impossible que cette dernière se rattache à celle de Hegel qui a inspiré celle de Marx.

Trois traditions philosophiques sont en effet à évoquer ici. Les deux premières sont donc celles du marxisme et de la phénoménologie. Mais la troisième qui s'oppose par son individualisme méthodologique au "holisme" des deux premières est celle du libéralisme politique dont se sont inspirés avec plus ou moins de fidélité et de bonheur les économistes se réclamant du libéralisme économique, et parmi ceux-ci évidemment les contempteurs néoclassiques du marxisme. Le moindre paradoxe n'est pas que ces trois traditions se nouent autour de Hegel, pour simplifier celui de la Phénoménologie, celui de la Science de la logique et celui des Principes de la philosophie du droit. Le jeune Hegel était lui-même un lecteur averti de Smith (Lukács, 1981, Le jeune Hegel). Les trois traditions partent de la même anthropologie hegelienne malgré, ou plutôt grâce à toutes ses ambiguïtés et ses ambivalences. Pour Marx et Sartre, le travail ou la praxis, c'est "l'activité générique de l'homme".

Et avant d'être un rapport historiquement et socialement déterminé, le travail est d'abord un affrontement de la nature5. Mais alors que la lecture "bien pensante" de Hegel essaie de fonder et de légitimer un certain darwinisme social (CRD, p. 103) et une certaine philosophie de l'histoire conservatrice, fondée sur la "ruse de la raison", pour Sartre et Marx une différence irréductible sépare irréversiblement l'homme de la nature et l'inquiète : le sens, le symbolique.

Encore faut-il pour mettre Marx et Sartre dans le même camp privilégier une certaine interprétation du premier, celle justement que promeuvent les structuralistes (entre autres) dans les années 60, et qui purifie la vulgate de la "philosophie de l'histoire" du positivisme, du darwinisme social et de l'économisme qui avaient fini par émousser la pointe subversive et révolutionnaire initiale, telle qu'on la sent en particulier dans les écrits de jeunesse qui ont été découverts et publiés à cette même époque. D'où la réactivation, et dans le marxisme, et dans l'existentialisme, de questions suspectes d'idéalisme aux yeux d'un matérialisme dogmatique primaire. Ni les marchandises ne sont de pures choses, ni l'existence n'est que matérialité (CRD, pp. 95-96). Elle est plutôt une " faille " (CRD, p. 107) par laquelle le néant hante l'être et le transit d'angoisse et d'inquiétude : c'est toute la dimension tragique et métaphysique de l'irréductibilité de l'ordre culturel à l'ordre naturel.

Les deux traditions philosophiques, la première à travers les hegeliens de gauche et Feuerbach, la seconde à travers la critique radicale du néokantisme par Husserl puis Heidegger, remontent à une source commune, l'anthropologie de Hegel qui elle-même reprend et systématise celles de Fichte et Kant. Dans les deux traditions la finitude de l'homme est tragique il est jeté dans le monde avant même de prétendre avoir quelque intelligence de sa situation et quelque maîtrise de ses actes.

Il s'agit donc fondamentalement du rapport de l'être au temps (Heidegger, 1985). Ensuite la terminologie peut varier avec les traditions. Pour l'une, la tradition matérialiste, le travail, "activité générique de l'homme", est une "substance formelle sujet" (Gianotti, 1971). Dans l'autre courant, phénoménologique, l'homme dépasse sa nature, sa finitude, en créant et en incarnant des signes (CRD, p. 95). il présuppose qu'une communication universelle est possible (CRD, pp. 105,106). Dès lors la solution de la contradiction entre l'homme et sa nature est dynamique elle est le "projet" même. Conformément à la dialectique du Maître et de l'Esclave (Hegel, 1939, 1941, Phénoménologie...), l'humanité n'est plus un attribut abstrait, elle est devenir en acte (énergie dirait Aristote), "activité générique", "projet", et dans le travail l'homme noue trois rapports : une nature ("sans conscience" dirait Pascal) l'écrase ; autrui lui inflige un supplice (tripalium) dans son rapport à lui-même le moi se réalise et se forme (Bildung) dans une oeuvre. Un inventaire précis sur le fond montre donc bien que les fondements anthropologiques de Marx et de Sartre ne sont pas aussi différents que les mots (rareté et valeur-travail) pourraient le laisser le croire. Deux questions se posent alors. D'abord pourquoi la référence à la valeur-travail est-elle implicite et non pas explicite ? Ensuite quels sont les enjeux éventuels, voire même les biais ou les dévoyements, introduits par les nuances de vocabulaire ? Sur le premier point on peut répondre que ce que traite explicitement (l'économie politique) l'un (le Marx de la maturité) est ignoré par l'autre (Sartre) et réciproquement (l'anthropologie philosophique).

Il faudrait nuancer sans doute en s'interrogeant d'une part sur la signification des oeuvres de jeunesse de Marx dans toute son oeuvre et d'autre part sur la réception par Sartre de la littérature économique. Cela excéderait un simple article. L'examen de la deuxième question éclaire au fond cette conjoncture très datée (années 60) et très française de la querelle entre Sartre et les structuralistes au sujet de l'humanisme (ou de l'anti-humanisme). Mais pour conclure ce paragraphe le mot "rareté" ne doit pas faire illusion : les concepts anthropologiques fondamentaux sont communs à Sartre et à Marx. Dans les deux cas c'est la finitude, l'inachèvement, la néoténie, l'angoisse, la détresse et la déréliction qui sont à l'origine de la production et du projet, de la praxis et du travail, du manque et du besoin, du désir et de la demande.
 



 

4. Quelle est alors l'origine de l'économisme, du "naturalisme" et du "positivisme" de Sartre?

Ainsi pourquoi J.P. Sartre met-il à la racine de l'humain (et de son travail) le besoin expression de la rareté plutôt que le manque (CRD, p. 63), cavitation du néant dans l'être, ou que le désir comme le fait Hegel dans la Phénoménologie de l'Esprit et à sa suite les structuralistes (Lacan plus particulièrement) ? (F. George, 1976, pp. 137 à 141). Dès que la "conscience" se réfléchit pour devenir donc "conscience de soi", elle se pose comme désir (Hegel, 1939, Phénoménologie, p. 147). Et le travail de l'esclave le forme (bilden) parce qu'il est désir réfréné, différé, retardé (Hegel, op. cit, p. 165). Ici, contrairement aux "Principes de la philosophie du droit", Hegel pense le travail plus comme rapport à autrui que comme rapport à la nature l'objet du désir n'est pas une chose "rare", appelée à combler un manque ou à satisfaire un besoin, mais le désir de l'Autre (Hegel, op. cit., p. 152). Le point de vue de Sartre est presque diamétralement opposé dans "Rareté et mode de production" (CRD, pp. 200 à 224). Non seulement la matière est extérieure à l'homme (CRD, p. 200) mais elle est hostile à l'homme: au lieu de la vision optimiste de S. Moscovici (1968) d'une "histoire humaine de la nature", la nature développe l'anti-dialectique d'une "histoire inhumaine" (CRD, p. 200) qui offre aux hommes un "sens terrible et désespérant" et "qui leur prend leur substance (leur travail) pour la retourner contre eux sous forme d'inertie active et de totalisation par extermination" (CRD, p. 200). Sartre serait-il victime du fétichisme du capital au point de voir dans les choses naturelles la personnification des rapports sociaux? C'est pour mieux affirmer l'inexistence de la nature humaine (CRD, p. 206) et s'interdire la facilité hegelienne de la "réconciliation" l'altérité radicale de l'Autre devient "l'horizon indépassable" de la conscience de soi (CRD, pp. 206 et 207). Mais c'est aussi l'altérité radicale de la nature inorganique (CRD, p. 209, note 1). Pour Sartre la violence et la mort apportées par l'Autre sont indépassables parce que le non-homme est non seulement un autre homme inhumain (CRD, p. 208), le Maître, mais aussi parce que le rapport de l'Esclave à son Maître est surdéterminé par l'esclavage du genre humain vis-à-vis de sa mère ingrate, la nature : le travail est second par rapport à cette négation (CRD, p. 212). La "rareté" est à la fois une tension et un milieu (un médium) (CRD, p. 208). Le travail pour Sartre (CRD, p. 212) est certes une médiation mais liée par la contrainte de la rareté dans un milieu naturel au lieu qu'elle soit libre pour le Hegel des Principes de la philosophie du Droit, et dans un médium purement social dans la Phénoménologie.

L'excès chez les structuralistes (Levi-Strauss, Althusser, Foucault, Barthes, Lacan), sans doute à cause de la polémique elle-même, est symétrique: les rapports de production sont posés presque exclusivement historiques et sociaux ; le rapport à la nature est presque dénié ou n'a qu'une signification secondaire, en tout cas subordonnée. Mais ceci n'accuse que mieux les tendances au "rationalisme" insuffisamment freinées chez Sartre et légitime après coup la suspicion portée alors sur son "humanisme". Sans doute par manque d'intérêt pour l'économie, Sartre a relâché sa vigilance critique et n'a pas vu la rupture épistémologique que tentaient de consommer les néoclassiques. Il a cru, au contraire, que c'était la "même" économie qui, à travers les marginalistes, le rattachait à l'anthropologie commune originaire. Ainsi la "ruse de la raison" a subverti son projet de critique pour en faire le cheval de Troie de l'économie vulgaire. Et paradoxalement J.P. Sartre s'en rend compte intuitivement (cf. CRD, pp. 214 à 224, "Rareté et marxisme") et réhabilite, contre sa critique marxiste, l'économie politique: "l'étude analytique des institutions de rareté se nomme économie politique" (CRD, p. 225). Et de ce fait Sartre reprend à son compte l'acception économiste du mot rareté, en l'enracinant dans une anthropologie naturaliste du besoin (CRD, p. 166). Le "modèle" sartrien du besoin est celui de la faim plutôt que celui de la libido : en quoi la nourriture humaine diffère-t-elle de l'animale ? Au lieu que le rapport avec la nature (CRD, p. 167) en passe par les fourches caudines de la demande et les défilés du signifiant, il devient "naturel" : après avoir logé la dialectique dans la nature (comme Engels au fond), c'est-à-dire la rareté, le travail devient la dialectique de la nature en même temps que la nature de la dialectique (CRD, pp. 173 et l74).

D'où toute une série de rabattements économicistes : 1) du don sur l'échange (CRD, p. 188); 2) de la valeur sur les prix (CRD, p. 328 sqq.) au point que J.P Sartre "dialectise" le tâtonnement walrassien (CRD, pp. 329 à 334); 3) de la monnaie sur la spéculation (CRD, pp. 334 à 340); 4) de l'exploitation économique sur l'oppression politique (CRD, p. 670 à 696).

Pour conclure cette première partie, Sartre non seulement se proclamait marxiste mais l'était. Les significations fondamentales de la rareté qu'il met au fondement de son anthropologie sont radicalement différentes de celles que ce mot supporte dans l'économie néoclassique. Chez lui il s'agit d'une caractéristique absolue de l'existence humaine en général, quels que soient les individus, les époques et les organisations sociales. Chez elle, il s'agit d'une grandeur attachée "naturellement" et individuellement aux choses et dont les modulations relatives règlent leur production et leur échange. L'analyse du contenu de la Critique de la raison dialectique montre, qu'abstraction faite de l'originalité de son vocabulaire, son anthropologie est la même que celle de Marx. Mais cette originalité est à l'origine de "dérapages" qui ont été particulièrement mis en évidence lors des polémiques avec les structuralistes : puisque l'existentialisme est un humanisme, il dégénère fatalement en un économisme.
 



 

II.- CRITIQUE DE LA RENTE CHEZ MARX

Mais en sens contraire les thèses des structuralistes paraissent outrancières : selon eux il n'y a pas de "nature humaine" ou de "naturel de l'homme", abstraction faite des conditions sociales et historiques qui définissent un mode de production. Hannah Arendt (1961) a finement et pertinemment critiqué l'économie marxiste en lui déniant le titre de science humaine au sens fort du mot. Il s'agit plutôt, selon elle, d'une science "zoologique", puisque l'économie (marxiste ou pas) ravale l'homme au niveau d'un "animal laborans". En d'autres termes, toujours selon H. Arendt, l'art d'utiliser, de dresser et de reproduire des bêtes de somme, c'est l'économie selon Aristote, au sens littéral : c'est l'ensemble des règles (nomos) qui permettent de bien diriger le cheptel des bêtes et des esclaves, "instruments parlants" comme les appelle Aristote, dans une propriété agricole (oikos). Cette réduction matérialiste semble excessive. A l'autre extrémité, celle de l'idéalisme et de l'historicisme, l'esprit est tellement absolu qu'il semble absolument détaché de toute corporéité, de toute "détermination par l'économique". il faut donc lire "Le Capital" (Althusser, 1966), mais avec l'insolence de Sartre dans la Critique de la raison dialectique: y-a-t-il place pour une détermination générique de l'humanité spécifiquement humaine ? Ou bien l'homme est-il aussi esclave que n'importe quel animal? Y a-t-il place pour un rapport naturel de l'homme en tant qu'homme à la nature ? Existe-t-il quelque chose qui ne soit ni une nature abstraction faite de toute humanité, ni une humanité abstraction faite de toute nature, bref quelque chose comme le "naturel de l'homme" ? En d'autres termes y a-t-il place pour une "liberté" naturelle?
 

1. La rente foncière dans le Capital

Et il faut reconnaître que les rapports à la nature ne sont abordés que marginalement et secondairement dans le Capital. Marx semble se contenter d'y reprendre7 les morceaux de bravoure académiques dans l'économie classique, ceux qui sont relatifs à la rente foncière, à la rente sur le terrain le moins fertile (rente absolue) et à la modulation du niveau de la rente en fonction de la fertilité "naturelle" et de la bonification par le travail et les engrais, bref par incorporation plus ou moins intensive ou extensive de capital (rentes différentielles). Il y reprend également8 le cas d'école de la chute d'eau, comme exemple classique de la ressource naturelle (énergétique) monopolisable.

Au risque d'impatienter le lecteur pour lequel ces choses sont familières, un détour par l'exposé du statut de la rente foncière dans le Capital est inévitable.

A l'époque actuelle, la notion de rente est devenue un peu une curiosité du musée des idées de l'histoire de la pensée économique. Pour les classiques, Smith, Ricardo et leur continuateur, sur ce point en tout cas, Marx, les trois revenus fondamentaux sont la rente, l'intérêt et le salaire. Ricardo distinguait deux catégories de rentes, la rente différentielle et la rente absolue. L'opposition de ces deux catégories s'est peu à peu estompée, au point que dans les formalisations de notre époque, où les revenus fondamentaux ne sont plus que deux (le salaire et l'intérêt), la rente n'est plus que différentielle et se ramène, la plupart du temps, à un profit de monopole lié à une imperfection de la concurrence : la rente est assimilée à un surprofit qui dérive de l'appropriation privée d'une productivité supérieure à la moyenne des moyens de production, supérieure "naturellement", dans le cas de la rente différentielle liée à une bonne fertilité des sols par exemple, supérieure "momentanément", dans le cas de la rente d'innovation par exemple. Dans les formalisations inspirées par Sraffa9 la rente apparaît comme un solde de la répartition qui échappe à la loi commune de la rémunération des biens d'équipement parce qu'il existe des machines éternelles (Sraffa, 1970). Dans les formalisations inspirées par Marx, et qui souvent s'inspirent des précédentes (Morishima, 1972) la rente n'est traitée que comme différentielle : elle apparaît comme un cas très particulier de la catégorie plus générale de "prix de production" lorsque la concurrence est imparfaite, ce qui revient bien à ne faire de la rente qu'une altération de la catégorie de profit.

Si on veut prendre au sérieux le concept de rente dans le Capital de Marx en lui restaurant toute sa spécificité et son tranchant, il faut plutôt négliger la rente différentielle et s'interroger sur ce que peut signifier en soi la rente absolue et moins sur son niveau quantitatif que sur la nature (qualitative) du rapport social qui en revêt la forme. C'est la démarche suivie par P.P. Rey (1973). On s'aperçoit alors que loin d'être quantité négligeable dans l'architecture des concepts du Capital, la rente en est au contraire la clef de voûte; elle permet de "boucler" le système et d'en refermer le cercle conceptuel (B. Guibert, 1986b).

En résumé, le mouvement monumental qui va du Livre I (Le procès de production immédiat du capital) au Livre II (Le procès de production d'ensemble du capital) est un processus de manifestation (Erscheinung), ou d'épiphanie, qui exprime l'économie ésotérique (l'essence) du mode de production dans les formes phénoménales, "fétichisées" et réifiées de la concurrence, l'économie exotérique (Lipietz, 1983). Nous allons voir que le concept de rente, parachevé en concept de "capital symbolique", permet de revenir de l'exotérique à l'ésotérique.

Le seul objet du Capital est d'analyser l'enchaînement des formes (métamorphoses) qualitatives que revêt le rapport social fondamental du mode de production qui régit les sociétés dans lesquelles nous vivons : le salariat ou, si on préfère, le capital. Le salaire est d'abord le rapport social du "procès de production immédiat du capital" (Livre I). C'est un rapport de travail ("procès de travail"), qui permet en particulier de produire des "valeurs d'usage". C'est également et simultanément un rapport de valorisation, "procès de valorisation", qui permet de produire des "valeurs d'échange". C'est également et simultanément un rapport d'exploitation ("procès d'exploitation" ou "procès d'extraction de la plus-value"), qui permet de produire de la plus-value et, "last, but not the least", du profit. Mais la forme sous laquelle ce rapport apparaît (Erscheinungsform) aux agents de la production se métamorphose au cours d'un processus, auquel je ne ferais qu'allusion en l'appelant la "dialectique des fétichismes"10. Dans cette métamorphose (au sens fort du terme) le fétichisme de l'argent joue un rôle... capital. C'est donc la "forme fonctionnelle" de circulation du capital - que Marx appelle le cycle "argent" des métamorphoses du capital et qu'il analyse dans le livre Il du Capital ("Le procès de circulation du capital"), - qui sert de "pivot" à la transformation qui permet de passer de l'essence du procès de production immédiat (Livre I) au phénomène (Erscheinung dans le vocabulaire hegelien qui est celui de Marx) du procès de production d'ensemble (Livre III).

Plus précisément une première métamorphose fait passer de la plus-value au profit qui en devient la première "forme d'apparition" transformée. Alors, dans un deuxième temps, le cycle "argent" des métamorphoses se dédouble et le capital revêt la forme "capital porteur d'intérêt". La forme d'apparition du profit se métamorphose à son tour en la forme de l'intérêt, la "forme la plus extérieure, la plus fétichisée" du rapport capitaliste, mais également la forme la plus universelle. Selon l'ordre logique, l'intérêt est d'abord un dédoublement du revenu lié à la mise en valeur de capitaux qui servent à exploiter des forces de travail vivantes la plus-value se décompose ainsi en "intérêt" pour la propriété passive et "profit d'entrepreneur" pour la fonction managériale. L'intérêt exprime ainsi le rapport de production fondamental, le rapport d'exploitation. Mais, simultanément, il est rapport de distribution. En tant que tel il est susceptible de prêter sa forme à des rapports sociaux, qui ne sont pas des rapports de production, mais qui sont sanctionnés économiquement par une distribution de revenus. A ces flux le fétichisme du "capital porteur d'intérêt" permet d'associer des stocks par la procédure purement formelle de la capitalisation des revenus via le taux général d'intérêt. Ces "stocks", Marx les appelle capitaux fictifs puisqu'ils ne sont pas la contrepartie de capitaux d'exploitation réels. L'exemple le plus parlant est celui d'une dette publique contractée à l'occasion d'une guerre les rentes, qui peuvent être "perpétuelles", sont proportionnelles (via le taux d'intérêt) aux montants nominaux des emprunts dont la contrepartie matérielle s'est envolée en fumée sur les champs de bataille.

Ainsi ce que Marx appelle le rapport social général de la "rente" est formellement identique à l'intérêt. Mais le contenu du "capital porteur de rente" est radicalement différent du "capital porteur d'intérêt", et, bien évidemment, du "capital variable" (Livre I) et du "capital avancé" (Livre III, section 1). On pourrait même dire que le "capital porteur de rente" est radicalement étranger à la production, ou encore que la rente est un rapport de distribution à l'exclusion de tout rapport de production, alors que l'intérêt est simultanément rapport de production et rapport de distribution.

Nous venons de parler de rente en général et non de rente foncière. Cette dernière a été le support historique des débats des économistes classiques au XIXème siècle. Revenons au cas particulier de la rente foncière, et plus précisément de la rente foncière absolue. Elle est donc "capitalisée" en prix des terres agricoles et prix des terrains à bâtir. Avant même tout investissement en capital chargé de lui donner un minimum de fertilité ou de viabilité, ce prix de la terre perpétue la séparation des ouvriers des villes des moyens de production qui leur permettraient d'assurer leur autosubsistance et donc de les placer hors jeu du marché du travail salarié.

Or, la rente foncière (absolue) est la sanction économique du rapport de propriété privée de ressources naturelles monopolisables. Les rentes différentielles qui se greffent sur la rente absolue sanctionnent, elles, des propriétés incorporées au "corps de la nature" et qui, par "nature", ne peuvent être rendues mobiles socialement et en particulier rentrer dans la circulation matérielle des marchandises ordinaires. L'exemple fameux est celui de la chute d'eau qui fournit gratuitement de l'énergie au détenteur du territoire où elle se trouve, mais qui ne peut être séparée (en l'état actuel de la technique) de cette localisation. Cette propriété est à l'origine d'un sur-profit qui échappe à la concurrence ordinaire et donc à la péréquation des taux de profit. Ce sur-profit revêt la forme d'une rente.

En résumé, les trois "moments" du passage de l'économie ésotérique à l'économie exotérique sont le salaire, l'intérêt et la rente. Le salaire est la forme essentielle du procès de production immédiat du capital (Livre I) en tant que rapport de production et d'exploitation "décentralisé" auprès de chaque "fraction de capital social promue à l'autonomie". L'intérêt est la forme phénoménale universelle du procès de production d'ensemble du capital (Livre III) en tant que rapport de production, d'exploitation et de distribution centralisé en l'unité du capital social de la société toute entière. La rente est la forme phénoménale universelle du procès de production d'ensemble du capital (Livre III) en tant, exclusivement, que rapport de distribution (à l'exclusion de la production et de l'exploitation, du moins de manière immédiate) du capital d'ensemble.

J'ai sans doute par souci de concision et pour les besoins de la démonstration accusé les traits d'une interprétation hegelienne (et radicalement antiéconomiciste) du Capital. Mais au-delà de ce point ce serait solliciter abusivement les textes que de faire endosser par Marx les thèses qui vont être présentées. Au contraire même, on pourrait critiquer l'aveuglement de Marx qui n'a pas suffisamment insisté sur la généralité et l'importance stratégique dans son système du concept de rente et l'a rabattu de manière étroite sur les problèmes anecdotiques et datés de la productivité des terres agricoles (rente foncière). A fortiori l'extension du concept de rente en "capital symbolique" qui va suivre et l'affirmation qu'avec ce concept le "cercle conceptuel" hegelien se referme sur lui-même en un système cohérent et achevé, s'affranchissent de l'exégèse littérale des textes.
 



 

2. Comment le Capital esquive le problème de la rareté?

Mais avant d'en arriver là il faut s'armer des inquiétudes de Sartre pour interpeller cette théorie marxienne de la rente. Comme elle est formellement impeccable et admirable, c'est sur son contenu qu'il convient de revenir: la "rareté" de Sartre menace d'effondrement la théorie de la valeur-travail de Marx. Celui-ci en effet fait de la rente un pur rapport de redistribution (de la plus-value). La ressource naturelle monopolisable, la célèbre chute d'eau par exemple, n'est pas un facteur de la valeur dans la production de laquelle elle intervient : elle n'est qu'une pure valeur d'usage sans valeur intrinsèque. La question de sa valeur n'a donc même pas à se poser, ni celle de la valeur qu'elle pourrait être supposée ajouter au produit. Sa vente éventuelle fait certes intervenir un prix, qui, comme celui de n'importe quel titre, est la capitalisation de la rente qu'elle procure. C'est bien une marchandise, qui a un prix mais qui n'a pas de valeur. Ceci n'est paradoxal qu'en dehors du cadre marxien, puisque dans celui-ci il peut y avoir déconnexion partielle entre les valeurs et les prix. C'est même la condition de possibilité de la péréquation des taux de profit. Inversement il y a des choses (qui ne sont pas des marchandises) qui peuvent avoir de la valeur mais pas de prix.

La difficulté que rencontre la théorie de Marx est, en résumé, la suivante: le mode de production n'a pas de règle raisonnable et objective qui permette "d'économiser" les ressources rares non reproductibles. C'est bien le procès qui est fait, souvent à juste titre, à nos économies industrielles : les monopoles pillent, sans autre retenue que la concurrence de leurs adversaires, les ressources naturelles et ils polluent l'environnement à un tel point désormais qu'ils menacent la survie même de l'humanité. Tout condamnables que soient ces excès, ils ne sont excès que par rapport à une normalité qui n'est pas définie dans les termes politiques d'un rapport de force contingent et subjectivement apprécié, mais par un calcul économique "rationnel" et objectif. Plus concrètement, certes les États, les autorités politiques, interviennent pour déterminer l'ordre et le rythme selon lesquels on doit exploiter les ressources naturelles non reproductibles : souvent ils sont propriétaires du sous-sol ; ils exercent une tutelle sur les secteurs des mines et de l'énergie ; ils ont souvent une politique fiscale spéciale, etc. Mais malgré tout cela, il y a des prix et un marché aussi partiellement administrés soient-ils, par lesquels se mettent en oeuvre des procédures relativement décentralisées et autonomes d'optimisation des investissements, des productions et des échanges (marchands). C'est la revanche du marginalisme : comment employer au mieux des "ressources rares à usages alternatifs" ? Dans la terminologie de Marx à propos de la rente foncière : existe-t-il une détermination économique, ni arbitraire, ni purement politique, du partage du profit en intérêt et rente?

Quand les ressources sont reproductibles, alors on peut "sauver" la théorie de la valeur-travail. Le prix de la ressource reproductible peut être gouverné par sa valeur, moyennant, bien entendu, toute une série de médiations et de péréquations. Mais quand elles ne sont pas reproductibles?

Même l'exemple de la chute d'eau est ambigu : il s'agit en effet d'une source d'énergie inépuisable du moins à l'horizon temporel humain. Il s'agit donc de ce que Sraffa (1970) appelle une machine éternelle. Elle n'est pas reproductible. Mais comme elle est "éternelle", elle n'a pas besoin d'être reproduite. Il n'en est pas de même des ressources naturelles (consomptibles) et non reproductibles (charbon et pétrole par exemple). On peut parer à l'objection avec de la mauvaise foi en alléguant qu'à la suite des classiques Marx exclut justement des analyses de la valeur des marchandises non reproductibles. Et il cite alors les oeuvres d'art, les objets de spéculation, les prestations absolument singulières, etc. Et cette "mauvaise foi" est souvent pratiquée par les économistes qui s'inspirent de Marx. En effet ils éludent la question suivante : existe-t-il des rendements décroissants d'origine naturelle? Ils esquivent la difficulté en insistant sur le caractère souvent artificiel, c'est-à-dire entretenu délibérément pour des raisons politiques ou sociales, des "raretés" invoquées.
 

2.1.- Première esquive la dénégation de l'existence des rendements décroissants

Avec la crise dite du pétrole ces questions académiques sont redevenues d'actualité. La première fuite en avant consiste à penser que la prospection trouve de nouvelles réserves plus vite que ne sont consommées celles en cours d'exploitation. C'est un problème de robinets. Le contenu de la baignoire qui est en soi une ressource naturelle non reproductible devient en fait inépuisable parce que le débit du robinet de remplissage est plus fort que celui de la bonde d'évacuation. Mais si cela est vrai, cet optimisme n'a de légitimité qu'accidentelle. Il n'est pas fondé en droit.

Empiriquement pourtant cette analyse n'est pas dépourvue de pertinence. On constate en effet sur la longue période que le rythme de la consommation du pétrole est plus faible que celui de la croissance des réserves connues. A court terme le monopole des producteurs (OPEP) explique pourquoi des rapports de force politiques peuvent modifier momentanément mais très substantiellement le partage de cette variété de la rente foncière absolue qui s'appelle la "manne pétrolière". La détermination en dernière instance par l'économie (i.e. les rapports de production fondamentaux) ne joue donc pas ici (contrairement à ce que pourrait suggérer un marxisme vulgaire). A court terme la crise pétrolière montre combien la "rareté" du pétrole (limitation de la production) est artificiellement entretenue par les producteurs en situation de monopole. A long terme le pétrole de la mer du Nord confirme qu'il se trouve, mais cet accident est heureux pour l'Angleterre tout particulièrement, que grâce à la prospection de nouveaux gisements, les monopoles précédemment invoqués ne sont pas absolus.

Reste la question de droit : existe-t-il un fondement naturel de la rente foncière qui ne doive rien au travail humain? Si la réponse est affirmative, cela malmène évidemment la théorie de la valeur travail.
 

22.- Deuxième esquive le déplacement de la rente foncière vers la rente d'innovation

Une seconde fuite en avant consiste à déplacer la difficulté de la rente foncière vers la rente d'innovation, ce qui permet au passage de réintroduire le travail, qui plus est le travail le plus noble qui soit, celui qui consiste à faire des découvertes scientifiques et techniques. L'esquive consiste à parier sur la découverte d'énergies ou de procédés de substitution avant que, par exemple, les réserves de pétrole ne rentrent dans la phase d'épuisement irréversible, ce qui leur arrivera fatalement un jour, puisque notre planète Terre est finie. Le progrès technique est une ressource sociale (et non naturelle) monopolisable par le biais des brevets et licences, du moins momentanément. D'où la possibilité de déplacer à l'avantage des monopoles le partage de la plus-value et d'échapper à la péréquation: ce sont les rentes d'innovation. Mais au bout d'un certain temps, les inventions tombent dans le domaine public, soit par la loi, soit par espionnage industriel, soit par diffusion et banalisation. Les rentes d'innovation correspondantes se tarissent. Mais alors, sauf catastrophe analogue à l'incendie de la bibliothèque d'Alexandrie, le capital des connaissances scientifiques qui est le patrimoine commun de l'humanité semble "inusable".

Selon la terminologie de P. Sraffa, le théorème de Pythagore s'assimile ainsi à une "machine éternelle". En réalité l'évidence est trompeuse. En effet, pour que le théorème de Pythagore "fonctionne" il faut le "reproduire" à chaque génération, grâce à l'enseignement, c'est-à-dire l'imprimer dans la tête des enfants. Et cela coûte un certain travail pédagogique qu'on peut assimiler du point de vue économique à son "amortissement". La question est de savoir s'il existe des ressources naturelles (pétrole) ou artificielles (procédés techniques) intrinsèquement rares. Mais en réalité, les objets que l'analyse précédente substitue aux "ressources naturelles non reproductibles" ne sont pas les "progrès scientifiques" mais les "forces de travail" dotées de la capacité intellectuelle de mettre en oeuvre certaines connaissances. Dès lors, c'est à propos des êtres humains, en tant qu'hommes civilisés et éduqués et non en tant que "animal laborans" au sens de H. Arendt, que la question de la rareté se pose. Il faut donc distinguer deux questions: premièrement celle de la production des connaissances et de la monopolisation éventuelle de celles-ci et deuxièmement celle de leur reproduction, qui revient à celle de la "production" (ou reproduction) des êtres humains.
 

2.3.- Troisième esquive la dénégation " déterministe " de l'existence d'une liberté spécifiquement humaine

A cause de l'ambivalence du mot "rareté", on passe d'un paradigme économique (la comparaison des raretés relatives des gisements de ressources naturelles non reproductibles ou celle des intensités des rendements décroissants) à une problématique philosophique : est-ce que, première question, malgré la détresse ontologique de la condition humaine (rareté absolue) une liberté reste possible qui élève la dignité de l'homme au-dessus de celle de l'animal "laborans" ? Et si oui, deuxième question, quel est le prix, le tribut (la rente ?) à payer ? La question "à qui?" semble absurde, puisque l'humanité n'est "en compte" ni avec la Nature, ni avec Dieu.

Et même vis-à-vis de la première question, le problème de la rareté, ou ce qui revient au même, des rendements décroissants, ne peut être éludé ni en fait, ni en droit. De fait les investissements colossaux et spectaculaires qu'appelle le développement de la "big science" (accélérateurs, conquête spatiale, etc.) ne suggèrent-ils pas la métaphore d'une chute tendancielle du taux de profit (en termes de connaissances et de travail humain) des investissements scientifiques ? Au fond, la loi physique de la dégradation de l'entropie, fatalement croissante, n'a-t-elle pas une validité universelle, y compris pour "le travail scientifique" ? Mais il n'est pas besoin de répondre à la question pour l'humanité dans son ensemble (Georgescu-Roegen, 1972). Pour mettre sérieusement en difficulté la théorie de Marx, il suffit de répondre par la négative à la deuxième question, celle du prix à payer : les hommes sont mortels. En tant qu'individu, l'homme est un être-pour-la-mort, comme dit Sartre. La mort c'est la "rareté" de son milieu et de son temps (Heidegger, 1985).
 



 

III - LE CAPITAL SYMBOLIQUE, SYNTHÈSE DE LA RARETÉ DE SARTRE ET DE LA RENTE DE MARX

Intuitivement le niveau de la rente absolue "mondiale" détermine, suivant l'expression de N. Georgescu-Roegen, à quel rythme l'humanité "choisit" (c'est le résultat de milliards de décisions involontaires) de consumer son existence fébrilement et intensément, au lieu de vivre longtemps mais sobrement (Georgescu-Roegen, 1979). Le taux de rente absolue est en quelque sorte le "taux d'actualisation" qui permet d'évaluer la valeur du "capital fictif" qui correspond à la "dot entropique" naturelle de l'humanité.
 

1. Comment choisissons nous "nos" morts?

Du côté des individus, l'analyse est proposée explicitement par Sartre avec une intuition pénétrante. Compte-tenu de l'état des "techniques" de reproduction humaine, des techniques de contraception, des "techniques" de parturition, des techniques médicales, des techniques d'hygiène, des "techniques" de maternage, de sevrage et de dressage, des "techniques" d'éducation et de socialisation des enfants, le nombre de naissances pour chaque femme est limité non seulement par des contraintes biologiques et médicales mais surtout par la "rareté" du temps disponible de la mère et aussi plus généralement du père, des autres membres de la famille et de la société en général. S'il est une "ressource rare à usage alternatif", c'est bien le temps dont la société dispose. Mais cette "rareté" est produite et entretenue artificiellement par la société: "le groupe en la nation est défini par ses excédentaires ; il faut qu'il se réduise numériquement pour subsister. Notons que cette réduction numérique, toujours présentée comme nécessité pratique, ne prend pas nécessairement la forme de l'homicide : on peut laisser mourir (c'est le cas quand les enfants sont en surnombre sous l'Ancien Régime) ; on peut pratiquer le birth control ; dans ce dernier cas, c'est l'enfant à naître, comme futur consommateur, qui est désigné comme indésirable, c'est-à-dire qu'on le subit ou, dans les démocraties bourgeoises, comme l'impossibilité de continuer à nourrir ses frères dans une famille individuelle, ou, comme dans une nation socialiste - la Chine, par exemple - comme l'impossibilité de maintenir un certain taux d'accroissement de la production. Mais, lorsqu'il ne s'agit pas d'un contrôle des naissances, l'exigence négative de la matérialité se manifeste uniquement sous un aspect quantitatif " (CRD, pp. 205 et 206). Chaque membre du groupe est en même temps un "survivant possible" et un "excédentaire à supprimer", de sorte que les institutions sociales (et la famille en particulier) se présentent "comme le choix stratifié et inerte qu'une société fait de ses morts" (CRD, note 1 p. 206), c'est-à-dire la matérialisation du mode d'arbitrage entre le temps de travail consacré à la production (survivance des individus déjà là) et la reproduction des générations (mort des individus et mise au monde de ceux qui vont "tuer leur père". La mort est donc l'expérience phénoménologique incontournable qui correspond à la "rareté" du temps social, caractéristique ontologique du médium humain. Cette "rareté" est naturelle en ce sens qu'il s'agit d'un rapport à la nature; elle est artificielle en ce sens qu'elle est réglée (modulée et policée) par la société.
 



 

2. Comment se reproduit la force de travail

Nous sommes ainsi armés pour faire retour à la lettre du Capital, y rétablir toute l'importance du concept de rente et relire autrement tous les chapitres relatifs à "l'accumulation primitive"11. Ce processus historique désigne en effet les mécanismes par lesquels les "animaux travailleurs" du féodalisme, les serfs, sont devenus des "prolétaires", des forces de travail "libres", dans tous les sens, positifs et négatifs, de ce mot. Pour reprendre l'interpellation de H. Arendt, les prolétaires sont-ils des êtres humains ? Les "droits de l'homme" valent-ils pour eux? Certes il ne s'agit pas de nier l'aliénation et la réification inhérentes à la condition de salarié. Mais écrasent-elles toute possibilité de liberté ? C'est bien la question que pose Sartre dans la Critique de la raison dialectique. La réponse que permet d'articuler la théorie marxienne de la rente (parachevée en celle du capital symbolique) est que l'homme n'est ni Dieu, ni bête, qu'il est libre, mais que cette liberté est tragique. La conséquence en est pour le projet politique marxien que la révolution est possible mais pas nécessaire12.
 

2.1.- Les chemins (économiques) de la liberté

Si on revient aux problèmes économiques, la question est celle de la reproduction de la force de travail et de ses conditions générales d'existence, parmi lesquelles figure une qualité essentielle, justement sa "liberté". En un sens négatif, cette liberté consiste en la privation des moyens d'autosubsistance. Historiquement, ce sont les enclosures, la confiscation des terres agricoles, puis leur "dénaturation" en landes et terrains de chasse et conjointement les mesures coercitives des États telles les législations sanguinaires (Elisabeth en Angleterre, François 1er en France, etc.) et les mesures d'enfermement et de discipline (Foucault, 1975) qui ont jeté sur le marché du travail salarié une main d'oeuvre abondante, docile et bon marché sans qu'elle soit pour autant réduite à l'esclavage ou au deuxième sevrage. Ici ce sont les aspects relativement positifs de la "liberté" de la force de travail. L'accumulation primitive a donc deux acteurs "complices", la classe des propriétaires fonciers et celle des administrateurs de l'État (État de sûreté et État fiscal essentiellement). Le prix du sol (la rente foncière) est donc le "cliquet" qui, une fois le processus d'exclusion par des moyens plus ou moins légaux achevé, interdit le retour à la terre des paysans "libérés". Ensuite les fluctuations du taux de rente en argent règlent le "robinet" qui alimente le marché du travail en  "laboureurs" ruinés. C'est pourquoi dans la synchronie la rente foncière apparaît la continuation permanente de "l'accumulation primitive" de la diachronie.
 

2.2.- Le revenu ordinaire des salariés additionne du salaire "pur" et de la rente "pure"

Dans sa matérialité la reproduction de la force de travail ne peut pas se faire intégralement par le salaire si on définit strictement celui-ci comme un revenu proportionné (plus ou moins proportionnellement) au travail effectivement fourni : il y a les maladies, la vieillesse, les enfants, les tâches ménagères, le chômage, la formation, le repos nocturne, les vacances, etc.

Et pendant ces interruptions du travail, mais c'est vrai des esclaves et des bêtes également, il faut vivre. Dans une société totalement marchande (par hypothèse) cela ne se peut que grâce à des revenus monétaires qui se substituent au salaire "direct" dont le versement en bonne logique salariale s'interrompt d'autant. Cela ne se peut que par des techniques d'assurances sociales et par des transferts de solidarité. Il s'agit là d'un rapport de distribution déconnecté, au moins partiellement, du rapport de production. Comme il ne s'agit ni de salaire, ni d'intérêt, puisque ces revenus ne sont pas générés directement par la mise en oeuvre d'un capital extrayant de la plus-value, il ne peut s'agir là, par élimination, que de rente (non foncière). Ce rapport de distribution régit à la fois des flux visibles (cotisations, impôts) et invisibles (gratuité scolaire par exemple). Par contrecoup cette analyse éclaire la nature du second levier de l'accumulation primitive (à côté de la rente), à savoir l'obligation scolaire et l'impôt en argent. Mais la levée des impôts à des fins militaires notamment avait forcé les paysans dans d'autres modes de production à se vendre eux-mêmes comme esclaves (par exemple à Athènes). Une fois de plus il faut insister sur l'aspect relativement positif de "l'accumulation primitive" la pression fiscale relayée de nos jours par les "cotisations obligatoires" "libère" du servage. Cela signifie en sens inverse que les transferts de solidarité (financés par voie fiscale ou par cotisations obligatoires) doivent être également interprétés comme une variété (publique et non privée) de rente. La capitalisation de ces rentes (foncières, fiscales et sociales), abstraction faite de l'échange d'équivalents ordinaire en lequel se réduisent les assurances sociales proprement dites, définit un "capital fictif" qu'il convient d'appeler "capital variable fixe" par analogie avec le "capital constant fixe".
 



 

3. Vers une "écologie" politique

On a peut-être remarqué que dans le rapport de la rente au salaire, dont on vient de rappeler sommairement l'analyse, n'interviennent en aucune manière les qualités différentielles des forces de travail, bref, ce qu'on appelle la qualification, ou encore ce que K. Marx appelle le "travail complexe" par opposition au "travail simple", c'est-à-dire le travail d'une force de travail la plus ordinaire possible. Et de même que certaines qualités peuvent être incorporées à certaines terres qui les rendent plus fertiles, plus utiles socialement (chute d'eau, climat, pétrole de meilleure qualité, etc.), sans que ces qualités puissent être vendues séparément de l'utilisation de ces terres, de même certaines qualités soit données de naissance, soit produites socialement ex nihilo, soit enfin le plus souvent à la fois données naturellement, produites et cultivées socialement, ces qualités donc sont incorporées dans les corps de certains salariés. Et elles ne peuvent être valorisées de manière salariée sans que la force de travail qui les supporte soit simultanément employée. Le "capital variable fixe" est donc la somme de la capitalisation de la rente (non foncière) absolue, qui correspond à la reproduction de la force de travail simple (rente symbolique absolue), et de la. capitalisation de la rente différentielle (symbolique), qui correspond à l'usage de ces propriétés incorporées, intrinsèques et inexpropriables des corps et des esprits des travailleurs "qualifiés". Et comme la modulation n'est que différentielle, la forme de ces revenus différentiels est la même que la forme du revenu qui permet à la force de travail la plus simple de se reproduire en l'absence de travail direct, soit la forme de la rente. Si on appelle cette forme particulière de rente la rente symbolique, la rente totale est la somme de la rente foncière (nature extérieure) et de la rente symbolique (nature intérieure). Mais les canaux de distribution de la rente symbolique différentielle diffèrent, en France en tout cas, de ceux de la rente symbolique absolue. Cette dernière se manifeste par des transferts, distribuées par l'État, alors que la première apparaît comme un "sur-salaire" payé par l'entrepreneur.

Les statuts des deux types de rentes (rente foncière et rente symbolique) sont donc parallèles. Toutes deux sanctionnent économiquement une modalité historiquement déterminée d'appropriation et donc de socialisation, la première de la nature naturelle, la seconde du naturel de l'homme. L'analyse de la rente parait ainsi éclairer avec des outils d'économiste deux séries de questions 1) les différentes périodes de circulation de la force de travail ; 2) le réglage du rapport des hommes à la nature. Les différentes périodes de rotation de la force de travail correspondent d'une part aux alternances de travail et non travail et d'autre part aux cycles de la formation générale et de la formation professionnelle. Quant aux rapports entre l'appropriation des ressources naturelles rares et la socialisation des hommes, entre la "nature" et le "naturel de l'homme", ces deux natures constituant le "milieu de la rareté" selon l'expression de J.P. Sartre, ils sont réglés par les mécanismes de distribution appelés rentes foncières (respectivement absolues et/ ou différentielles).

Les rentes foncières différentielles sanctionnent économiquement l'inégalité de la répartition de la propriété des ressources naturelles, les rentes différentielles symboliques celle des qualifications du travail. Mais, plus essentiellement, la rente foncière absolue reproduit la séparation radicale des travailleurs de leurs moyens de production, soit la "liberté" de la force de travail, et la rente symbolique absolue est le "prix" socialement reconnu du lot commun à tous les hommes d'être mortels. Toutes deux sanctionnent économiquement la lutte millénaire contre la rareté, - ontologiquement contre la mort -, du fait de l'avarice de la "nature naturelle" pour la première, du fait de la précarité de la nature humaine pour la seconde.

K. Marx appelle "travail en général" la catégorie éternisée par l'économie politique du travail toujours recommencé de reconstitution des conditions matérielles d'existence, et, par opposition, "travail général" la série des inventions techniques et des révolutions de la connaissance qui jalonnent la dure conquête de l'homme sur la nature. La "production en général" renvoit à ce qui se répète, se "reproduit", selon l'échange d'équivalents, à "l'identique". Par contre, l'histoire, - la lutte des hommes contre la nature mais aussi des hommes entre eux -, est faite de batailles, de découvertes, de révolutions, de discontinuités, le mathématicien Thom parlerait de "catastrophes" -, qui semblent dissiper en un instant des ressources considérables, ou au contraire permettre d'en acquérir de fabuleuses, qu'elles soient matérielles (or, or noir, mines etc.) ou culturelles (oeuvres d'art, découvertes scientifiques, etc.).

Si on compare la "production en général" à un jeu, il parait à "somme nulle", régie qu'elle est par l'échange d'équivalents: la reproduction de la "production en général" coïncide dans nos sociétés avec la circulation marchande. Autrement dit la reproduction du capital coïncide avec la circulation du capital. L'histoire au contraire (la "production générale") n'est créatrice que contre et à partir de la déréliction qui est le fondement ontologique de la nature humaine : l'entropie finit inexorablement par gagner. Par contre, on pourrait dire que la "production en général" s'effectue à "entropie sociale" constante. Il est alors tentant de rapprocher la loi du "milieu de la rareté", selon l'expression de J.P. Sartre, du second principe de la thermodynamique et de l'irréversibilité du temps. Alors un même concept, la rente permet d'articuler la diachronie et la synchronie. La rente foncière différentielle matérialise les gains relatifs et momentanés dans "l'économie" des richesses naturelles, et la rente symbolique différentielle, les enrichissements du patrimoine culturel incorporés individuellement. Mais qu'en est-il dans la diachronie des rentes absolues, foncière et symbolique ? La rente doit être posée comme la forme générale des rapports sociaux qui assurent par la circulation marchande simple la reproduction des conditions d'existence du capital qui ne peuvent être reproduites par la seule circulation du capital.

Et en particulier, la rente reproduit perpétuellement et quotidiennement ce qui n'a pas pu être produit par la circulation du capital (et a fortiori par la circulation marchande), à savoir la séparation des travailleurs de leurs moyens de production : la rente c'est l'accumulation primitive perpétuellement recommencée, c'est le double obscur de la " liberté ".
 



 

4. La systémacité circulaire des concepts du Capital

La lecture du Capital à la lumière de la Critique de Sartre permet de perfectionner et d'étendre considérablement le concept de rente. Cette extension et ce perfectionnement laissent loin derrière, semble-t-il, le point de départ, le problème du prix des terres agricoles. Ils introduisent peut-être une rupture hérétique avec l'interprétation littérale du chef d'oeuvre de Marx. Mais ce parachèvement permet deux audaces téméraires de plus, celle qui consiste à affirmer que cette oeuvre sur le fond (mais pas dans la forme) est achevée et celle qui consiste à donner le plan définitif de cette oeuvre13 à partir de sa signification économique et non pas à partir de techniques philologiques (Bidet, 1985). L'architecture des concepts est hegelienne : circulaire. Le concept de rente est la clef de voûte du Capital. Il l'achève donc. Mais il relie en sens inverse le Livre III au Livre I, l'économie exotérique à l'économie ésotérique.

La catégorie de rente permet en effet de "revenir" du capital social aux capitaux individuels ("fractions de capital promues à l'autonomie") et de greffer dans le salaire sur le rapport de production un rapport de distribution. En termes plus simples, le revenu des salariés est à la fois, en tant que "salaire direct", la rémunération proportionnelle au travail normalement effectivement fourni par l'individu (travail incorporé dans la production) et, en tant que salaire indirect, la distribution d'un "transfert" social déconnecté du travail individuel qui permet la reproduction de la force de travail lors des défaillances du salaire direct (maladies, chômage, périodes improductives des repos et des vacances, de l'enfance et de la vieillesse).

C'est pourquoi dans "la formule trinitaire du capital" (Livre III, Ch. 48). K. Marx réintroduit légitimement la catégorie de salaire, mais cette fois en tant que rapport de distribution et non plus seulement en tant que rapport de production comme dans le Livre I (section 2, ch. 6 et section 6 en entier et plus particulièrement le ch. 19).

Le concept de rente (premier résultat) est donc bien la clef de voûte de la logique du développement des formes du capital. Il assure la fermeture de leur cycle. Quantitativement, le revenu des salariés, le salaire, est la somme de deux termes, le salaire direct et le salaire indirect. Le salaire direct, ou encore salaire au sens strict, avancé par les entrepreneurs sous la forme de capital variable, essentiellement circulant, est très directement proportionné au travail normalement attendu de l'ouvrier. Le salaire indirect, dont la forme est celle de la rente, redistribué par l'État ou des organismes financiers spécialisés (caisses de retraite, de maladie, etc.), dont la capitalisation correspond à un "capital fictif", qu'on peut appeler "capital variable fixe", n'est que très indirectement et très médiatement relié au "travail socialement nécessaire" et a fortiori au "travail effectif".

Plus généralement (deuxième résultat), la rente est la forme générale des rapports sociaux qui assurent par la circulation marchande simple la reproduction des conditions d'existence du capital qui ne peuvent être reproduites par la seule circulation du capital.

Les deux résultats précédents montrent que la "rente" est la clef de voûte et la fermeture du cycle des formes du procès de production d'ensemble (résultat 1) et de l'articulation de la production et de la reproduction (résultat 2).
 
 




CONCLUSION

Au terme de cette présentation, on peut abandonner la fiction pédagogique de la "généalogie sartrienne (la rareté) d'un concept marxien (la rente)" pour essayer de prendre une vue cavalière du parcours du début à la fin : une question hante les développements qui précèdent, celle du rapport de l'homme à la nature. Il s'agit d'abord d'expliciter ce qui s'oppose à la nature. Est-ce le sentiment "absurde" de la conscience (inutile) d'exister (Sartre) face à un univers qui ne sait pas qu'il écrase (Pascal) ? Est-ce la culture ? Est-ce plutôt "l'activité générique de l'homme" qui transforme le monde par son faire (sa praxis) et son agir ? Est-ce le travail? Il s'agit ensuite de préciser l'extension de ce qu'on entend par nature. S'agit-il seulement de l'univers externe, celui de la "physique", celui de la matière et de l'énergie ? Auquel cas on aura tendance à ne faire du travail humain qu'une activité purement mécanique (et non communicationnelle dirait J. Habermas). Bref on aura un modèle "industriel" de l'économie. Ou bien faut-il inclure dans la nature la "nature humaine", c'est-à-dire ce qui se présente à l'activité subjective comme un donné sur lequel elle ne peut pratiquement plus rien ? Auquel cas comptera moins dans la valeur de la force de travail sa qualité de force mécanique que ce qu'elle a acquis par sédimentations successives en habileté et en apprentissage (Bildung dirait Hegel, ou habitus dirait Bourdieu). Dans ce dernier cas on mobilisera implicitement un modèle de l'économie tertiaire, voire quaternaire. Mais la matrice première de notre pensée économique moderne est sans doute la physiocratie: seule la "nature" (la terre) est productive. C'est le modèle "primaire" (pour ne pas dire agricole) de l'économie.

Problème topique de la philosophia perennis, le rapport de l'homme à la nature est donc également une question cardinale pour l'économie. Il ne faut donc pas s'étonner si la reprise par Sartre de cette énigme vieille comme le monde, sous la forme de la thématique de la "rareté", n'est pas dépourvue de conséquences importantes pour l'économie politique. Certes dans un premier temps, on ne peut que se scandaliser que l'auteur suivant lequel "le marxisme est la philosophie indépassable de notre temps", reprenne sans plus de vigilance critique la batterie de concepts par laquelle les économistes néoclassiques ont prétendu anéantir le marxisme. A y regarder de plus près pourtant il s'agit de deux niveaux différents d'un côté (Sartre) il s'agit de fonder une ontologie, de l'autre une science sociale positive. Si on dégage pourtant le concept sartrien de rareté de ses scories "positivistes" et "économicistes" et si on purifie symétriquement l'anthropologie marxienne de ses boursouflures non moins "positivistes" et "économicistes", alors on retrouve l'inspiration phénoménologique commune qu'on peut faire remonter à Hegel. Mais comme cette tradition a été revivifiée très près de nous par Husserl et Heidegger (médités par Sartre), on ne s'étonnera pas de la sentir plus dans la Critique de la raison dialectique que dans le Capital et on pourra avantageusement dépoussiérer cette dernière oeuvre grâce à la première. Apparaissent alors de manière manifeste, même une fois qu'on a expurgé le positivisme engelsien, les insuffisances et les méconnaissances de Marx: celui-ci, et cette tendance est accusée par la lecture structuraliste, sous prétexte que l'intelligence des rapports sociaux passe principalement par l'élucidation de leur caractère "historiquement et socialement déterminé", finit par ne laisser à la "nature" et aux "déterminismes naturels" que la portion congrue. Les développements relatifs à la rente foncière, rapport social censé être greffé sur la propriété de ressources naturelles monopolisables, sont relativement mineurs et succincts et sacrifient plus à la reprise, rituelle à cette époque, des poncifs académiques qu'à une véritable élaboration théorique. Or, ces insuffisances constituent un véritable "talon d'Achille" du système. En effet à travers la question de la reproduction de marchandises qui ont un prix mais pas de valeur, comme la terre en est le paradigme, se pose en fait la question cruciale de la reproduction des conditions générales d'existence du salariat (ou même, a fortiori, du marché) qui ne sont pas reproduites automatiquement par la seule circulation marchande. Parmi les conditions générales en question, il y a en particulier le "marché du travail", le "pseudo-marché" du travail disait Polanyi. Il est d'autant plus étonnant que Marx n'ait pas donné la solution du problème que sa théorie de la rente foncière en contient tous les éléments, à condition qu'on fasse abstraction du caractère anecdotique des illustrations tirées de l'économie agricole. (Mais c'est le cas également chez les auteurs contemporains).

Il suffisait alors de systématiser et de développer complètement le concept marxien de rente, en étendant en particulier la notion de nature jusqu'à y inclure le naturel de l'homme et en généralisant le contenu du concept d'activité générique (travail) jusqu'à y inclure les tâches (éventuellement non marchandes) de reproduction (au sens large éducation réparation etc.) et d'invention (scientifique ou artistique), pour répondre à la fois aux insuffisances du texte de Marx et de celui de Sartre. Au terme de ce perfectionnement, la rente se définit de manière abstraite et idéale par opposition aux deux autres rapports du salaire et de l'intérêt. Ce dernier est un rapport de production et de distribution universel : le niveau du taux d'intérêt général exprime l'intensité avec laquelle une société dans son ensemble est capable de faire du profit. Le salaire est un rapport de distribution individuel ; c'est un rapport de production dans la mesure où le revenu est (théoriquement) proportionnel au temps de travail nécessaire fourni. Enfin la rente est un rapport de distribution "pur" (par opposition aux deux autres qui sont aussi de production) qui s'oppose en outre à l'intérêt dans la mesure où elle est individualisée et où ce dernier est proportionné à la mise en oeuvre d'un capital productif.

Ce concept de "rente généralisée" comprend deux variétés suivant que les ressources naturelles monopolisables appartiennent à la nature objective extérieure (archétype terre) ou à la nature subjective intérieure (archétype : les bras du prolétaire). Dans le premier cas on parle de rente foncière stricto sensu et dans le second de rente symbolique stricto sensu. Historiquement et empiriquement on constate un déplacement du centre de gravité de la reproduction depuis l'héritage foncier (rente foncière) jusqu'à l'hérédité scolaire (rente symbolique) de telle sorte qu'à notre époque, il convient sans doute d'adopter comme terme générique celui de "capital symbolique". Le parallélisme entre les deux types (foncière et symbolique) de rentes peut être poursuivi très loin en distinguant en particulier les rentes symboliques absolues (dont des réalisations empiriques sont par exemple les "indemnités journalières" de maladie ou les garanties minimales de ressources comme le "Revenu Minimum d'insertion") et les rentes symboliques différentielles auxquelles correspondent les inégalités "normales" de salaire des "vrais" salariés (les faux salariés étant par exemple les PDG, les militaires etc.).

Mais ce concept de rente auquel on a donné un sens très fort et une acception très large, n'est pas seulement un élément fondamental (et non accessoire ou anecdotique) du système des concepts du capital. Il en est la clef, dans la mesure où il en assure la fermeture circulaire. Puisqu'en effet avec les notions de rentes symboliques, absolues et différentielles on en revient au point de départ, au salaire, c'est que la boucle est bouclée et que l'économie exotérique de la concurrence des capitaux est "réconciliée" (en un sens quasiment hegelien) avec l'économie ésotérique de la "valeur" le travail salarié, rapport d'appropriation, en particulier mécanique ou industriel, de la nature extérieure (exotérique) est aussi une activité "communicationnelle" et "réflexive" (une prise de conscience et un apprentissage), bref un rapport d'appropriation et de création du "naturel de l'homme".
 
 

Texte tiré de :
Economies et Sociétés,
Série Oeconomia - PE, n° 11, pp. 151-183.


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Notes

1. Cf. B. Guibert, La violence capitalisée : essai sur la politique de Marx (Ed. du Cerf, Paris, 1986) et plus particulièrement Ch. II, Le prolétaire (p. 109 à 176). Le présent article reprend une contribution intitulée "Rareté ou rente? " et présentée au colloque "le modèle économique dans les sciences sociales" (Paris, 23 et 24 janvier 1981). L'étude économique de la "rareté" dans la Critique de la raison dialectique (première partie du présent article) a été développée dans un article publié dans les Temps Modernes (n° 425, décembre 1981) et intitulé "De la rareté de la Critique de la raison dialectique à la rente du Capital : contribution à la critique mutuelle du marxisme et de l'existentialisme".

2. La parution posthume (1985) du deuxième tome de la Critique de la raison dialectique, intitulé "L'intelligibilité de l'histoire" ne pouvait pas modifier la lecture du premier (1960) parce qu'il n'aborde plus les questions de fondement et en particulier de "rareté".

3. Ma lecture du Capital est elle-meme tributaire de celle de L. Althusser. Je l'ai explicitée dans ma thèse (1977) et dans deux ouvrages qui en ont développé deux chapitres et qui ont été publiés aux éditions du Cerf en 1986: 1) L'ordre marchand : réflexion sur les structures élémentaires de la vénalité ; 2) La violence capitalisée : essai sur la politique de Marx.

4. J.P. Sartre. Préface de la Critique de la raison dialectique (1960, p. 9). Sartre développe plus loin, surtout dans Questions de méthode (1960, pp. 29 à 32). Il reprend (p. 29) la même célèbre formule: ..."loin d'être épuisé, le marxisme est tout jeune encore, presque en enfance : c'est à peine qu'il a commencé de se développer. Il reste donc la philosophie de notre temps : il est indépassable parce que les circonstances qui l'ont engendré ne sont pas encore dépassées".

Désormais, pour ne pas surcharger le texte par des notes trop nombreuses, on renverra au texte de la Critique de la raison dialectique en indiquant entre parenthèses la pagination de l'édition de 1960 précédée de l'abréviation CRD.

5. Cf. G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, paragraphes 196-199, Gallimard, p. 227.

6. Voir également Le Capital Tome I, p. 180. (Livre I section 3, ch. 7 : La production de valeur d'usage et la production de plus-value). Comme dit F. George (1976, p. 409 à 413), "de ce fait cette dialectique est manquée, non seulement parce que l'existence est à l'origine manque à être qui troue le réel, mais aussi parce qu'aucun symbolique ne peut venir réconcilier l'image de l'objet du désir manquant (le besoin) et le réel et qu'en conséquence cette dialectique manque de fin (est infinie) et manque sa fin" (op. cit. p. 223).

7. Le Capital. Livre III. Le procès d'ensemble de la production capitaliste - Section 6 : Conversion du sur-profit en rente foncière (Editions Sociales 1960 - Torne VIII, pp. 7 à 192). Le plan de cette section est lui-même révélateur. Introduction Ch. 37 - Considérations préliminaires (pp. 8 à 31). Première partie (La rente différentielle): Ch. 38 : généralités ch. 35 : Première forme de la rente différentielle (rente différentielle I); ch. 40 ; Deuxième forme (rente différentielle II); ch. 41,42,43,44 : Étude des variations de la RD II. (ES p. 63 à 132). Deuxième partie (La rente absolue) : ch. 45 : La rente foncière absolue. Troisième partie (Le fétichisme spécifique à la rente foncière) ch. 46 : Rente sur les terrains à bâtir. Rente sur les mines - Prix du terrain (pp. 156 à 163). Quatrième partie : ch. 47 Genèse de la rente foncière capitaliste (pp. 164 à 192).

8. Le Capital, Livre III, section 6, ch. 38 (E.S. pp. 32 à 39).

9. Cf. M. Moreaux - "Rente absolue, rente différentielle, salaire et profit" -Revue économique, vol. 30, n" 2, (pp. 320 à 337), mars 1979.

10. Cf. B. Guibert, L'ordre marchand, 1986, ch. I, pp. 29 à 34 Cf. B. Guibert, Thèse, 1977, ch. I.

11. Cf. Le Capital, Livre I. Le développement de la production capitaliste - Section 8 : l'accumulation primitive, Ed. Sociales, 1950, pp. 153 à 215.

12. C'est pourquoi le sous-titre de "La violence capitalisée" (Guibert, 1986b) est "Essai sur la politique de Marx". La thèse est en effet que la théorie de la rente (et à travers elle de la reproduction de la force de travail, et notamment de la "liberté" de cette dernière) est la sous-théorie de l'économie qui y représente le politique.

13. Cf. B. Guibert, 1977. Thèse, notamment les annexes 1, 2, 3 (vol. II pp. 641 à 645) et plus explicitement Partie III, ch. II - La représentation du capital (tome II, pp. 279 à 314). - Voir également "La violence capitalisée, 1986." - Première partie : Le salaire ch. 1 Le rapport (Conclusion "La clef du plan du Capital", pp. 104 à 107). Voir également "L'ordre marchand", 1986, Introduction (pp. 24 à 27).


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