La mort au coeur de la vie

La sculpture du vivant, Le suicide cellulaire ou la mort créatrice, Jean-Claude Ameisen, Points, 2003

- La science et la mort


Si les sciences, comme langage universel, remplissent une des anciennes fonctions des religions qui est de servir de référence commune, il semblait du moins que la science en général, et la biologie en particulier, n'avaient rien à nous dire sur la mort, rejetée dans le néant, hors de son domaine et laissée aux religions pour nous en consoler. C'est l'exploit de Jean-Claude Ameisen, d'avoir fait entrer la mort en science d'une façon qui non seulement évite la plupart du temps les dérives habituelles de ce type d'exercice, mais qui change véritablement notre perception de la vie et de la mort. Ce n'est pas rien.

"La vie est l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort". Ainsi débutaient les "Recherches physiologiques" de Bichat en 1800. En termes plus physiques Schrödinger caractérisera la vie en 1944 par son entropie négative (néguentropie), c'est-à-dire sa capacité à résister à la désorganisation. A partir de là, on pourrait penser qu'on n'a plus qu'à rejeter le plus loin de nous la mort et l'entropie pour s'occuper du sens de la vie elle-même dans sa positivité, détachée de ce qui la menace et dont elle se prémunit. Vivre, ce serait oublier la mort et nos échecs passés, une pensée positive sans négatif, mais c'est une vie désincarnée, idéalisée et qui semble bien arbitraire, autant dans son déploiement que dans sa fin tragique imméritée. Ce livre extraordinaire montre au contraire la présence de la mort au coeur même de la vie, de la construction de l'embryon jusqu'à la vieillesse. On y découvre très concrètement cette intrication de la vie et de la mort, cette mort vivante sans cesse à l'oeuvre qui trace nos contours, dessine nos destins et signe notre appartenance à une communauté et une histoire qui nous dépassent et dont nous sommes de simples témoins de passage.

On n'arrête jamais de mourir. La mort ce n'est pas la faute du sexe, comme on a pu le croire, les bactéries ne sont pas immortelles, elles ne se divisent pas indéfiniment mais enfantent (bourgeonnent), vieillissent et meurent. La mort c'est la vie tout simplement. Mais la mort de qui, la mort de quoi ? Telle est la question de la reproduction et de l'évolution. La question de la vie devient celle de sa transmission plus que de sa durée, où la communication et la reproduction tendent à devenir plus décisives que les ressources physiques pourtant déterminantes en dernière instance. Ce que nous dévoile enfin ce livre sans le dire vraiment, c'est que la mort c'est l'information, car c'est en réponse à des informations (des hormones) ou bien à l'absence de toute communication, et non à cause de la violence des agressions extérieures, qu'un processus de dégénérescence se déclenche activement pour causer la mort. La mort participe plutôt d'une forme d'apprentissage (apprendre c'est éliminer) ainsi que du désapprentissage périodique lié à toute adaptation (nécessaire "rafraîchissement" de l'information). Du coup la vie elle-même est entièrement dépendante de l'information et ne se réduit donc absolument pas à un processus physique, un automate biochimique encore moins une "structure dissipative". La mort qui nous habite c'est la présence des autres et de l'extériorité au plus intime de notre être singulier. Nos corps sont colonisés par l'ennemi depuis toujours et nous sommes à la merci d'un regard qui nous transperce le coeur.

- La mort vivante (extraits)

De même qu'il faut se servir de l'entropie (de l'énergie) dans la lutte contre l'entropie, la vie se débat perpétuellement entre exécuteurs et protecteurs, sculptée intimement par une mort sans laquelle elle ne pourrait pas vivre. Une des meilleures illustrations du rôle du suicide cellulaire dans la sculpture de l'embryon, dès les débuts de la vie donc, c'est la disparition des palmes pour avoir des doigts, puisque l'embryon a d'abord des mains palmées. La mort ici ne doit rien aux blessures du temps. On connaissait déjà le mécanisme de l'apoptose, du suicide cellulaire (dont le dérèglement caractérise le cancer), et la nécessité pour un neurone d'être relié aux autres pour y résister, mais cela se révèle un phénomène beaucoup plus général, présent chez les bactéries déjà, inhérent aux équilibres écologiques. Il n'y a pas de vivant isolé et qui ne soit en communication constante et vitale avec son environnement. Pour vivre, on a besoin d'un environnement qui ne soit pas trop défavorable mais surtout on a besoin de signaux d'encouragements pour ne pas mourir. Loin d'une supposée lutte à mort des dominants qui déciderait des survivants, c'est une mort intérieure qui nous ronge, un appel à l'aide originaire, une exigence de reconnaissance, une dépendance sociale primordiale. "A la base de chaque être, il existe un principe d'insuffisance" disait Georges Bataille dans son "Principe d'incomplétude". L'élan vital ne se fonde pas sur soi-même mais sur l'interaction avec les autres. On ne s'en aperçoit pas, sans doute, tant qu'on n'est pas exclu et rejeté de l'échange mais c'est le désir de l'autre qui nous fait vivre et nous sauve du suicide, jours après jours jusqu'à la fin.

On a longtemps pensé que la disparition de nos cellules - comme notre propre disparition, en tant qu'individu - ne pouvait résulter que d'accidents et de destructions, d'une incapacité fondamentale à résister à l'usure, au passage du temps et aux agressions permanentes de l'environnement.

Mais nous savons aujourd'hui que la réalité est de nature plus complexe. Une vision radicalement nouvelle de la mort s'est révélée comme un mystère au coeur du vivant.

Aujourd'hui, nous savons que toutes nos cellules possèdent le pouvoir, à tout moment, de s'autodétruire en quelques heures. c'est à partir d'informations contenues dans leurs gènes - dans nos gènes - que nos cellules fabriquent en permanence les "exécuteurs" capables de précipiter leur fin, et les "protecteurs" capables de les neutraliser. Et la survie de chacune de nos cellules dépend, jour après jour, de sa capacité à percevoir dans l'environnement de notre corps les signaux émis par d'autres cellules, qui, seuls, lui permettent de réprimer le déclenchement de son autodestruction.

Ces notions nouvelles ont commencé à transformer la notion même de vie. D'une manière troublante, contre-intuitive, paradoxale, un événement perçu jusqu'ici comme positif - la vie - semble résulter de la négation d'un événement négatif - l'autodestruction. Et un événement perçu jusque-là comme individuel, la vie, semble nécessiter la présence continuelle des autres - ne pouvoir être conçue que comme une aventure collective. 15

Contrairement au caractère anarchique et cataclysmique de la nécrose, l'apoptose se déroule d'une manière étrangement discrète et stéréotypée. Alors que la nécrose donne l'image d'un phénomène d'explosion, l'apoptose ressemble à un phénomène d'implosion. La cellule qui déclenche son suicide commence tout d'abord par couper tout contact avec son environnement. Comme un animal en train de mourir, la cellule se détache et s'écarte des cellules voisines. puis elle se morcelle de manière ordonnée : elle condense, puis fragmente son noyau, découpant en petits morceaux l'ensemble de la bibliothèque de ses gènes. dans le même temps, le corps cellulaire se condense, lui aussi, puis se fragmente en petits ballonnets, les "corps apoptotiques". La membrane externe de la cellule se modifie, prend un aspect bouillonnant, mais reste intacte, empêchant la libération à l'extérieur des enzymes qu'elle contient, évitant toute destruction environnante. Cette mort rapide, solitaire et sans fracas, n'entraîne habituellement ni lésion, ni inflammation, ni cicatrisation. Les cellules environnantes comblent l'espace laissé libre par les morts. Bientôt, il ne reste plus aucune trace du travail rapide et discret de l'autodestruction. 57

Alors qu'elle est en train de mourir, la cellule qui s'auto-détruit s'adresse aux cellules qui l'entourent [...] C'est parce que la mort cellulaire est un suicide - un phénomène actif d'autodestruction - et non le résultat d'un meurtre brutal ou d'une paralysie, qu'elle peut s'accompagner d'un discours, de l'émission de signaux et de messages, et ne se déroule pas dans un silence total ou dans un brouhaha indistinct, un fracas. Les signaux qu'émettent les cellules mourantes dans le langage des vivants peuvent modifier les propriétés des cellules voisines [...] Mais il est d'autres messages, très particuliers, qu'adresse toute cellule en train de s'autodétruire. Ces messages sont émis dans le langage des mourants, et portent la signature de la mort. Ces messages s'apparentent à une demande de sépulture. Dans l'embryon en train de se construire, le développement ne met pas uniquement en place les éléments permettant de prononcer une sentence de mort et de l'exécuter ; il permet aussi l'établissement de rites funéraires complexes. 61 Il n'y a pas dans l'embryon, de cadavres cellulaires. 62


Il semble que chaque cellule vivante affiche, en permanence, à sa surface, un signal. Ce signal de vie aurait pour effet de permettre à chaque cellule vivante d'empêcher, à tout instant, qu'une cellule fossoyeuse ne s'ancre à elle, à la recherche de la signature des morts. Et il semble que chaque cellule qui s'engage sur la voie qui mène à l'autodestruction, avant même d'afficher la signature des morts, commencerait par cesser d'afficher la signature des vivants. 67

Les signaux qui contrôlent la localisation d'une cellule contrôlent aussi son destin. Mais il y a une dimension plus subtile à ce couplage que la simple obligation faite à une cellule, pour survivre, d'occuper un endroit précis du corps. La vie et la mort d'une cellule dépendent aussi de la surface disponible à laquelle elle peut, à un endroit donné, de fixer. Plus cette surface est réduite - plus la cellule doit adopter une forme sphérique ou cylindrique pour s'y attacher -, plus elle a besoin d'une quantité importante de signaux de survie pour réprimer le déclenchement de son suicide. Plus cette surface est vaste - plus la cellule peut s'étaler pour s'y fixer -, moins elle a besoin de signaux de survie. 141

Une infime proportion des nutriments n'est pas ingérée : elle est capturée par des récepteurs de surface qui délivrent un signal à la bactérie. Ainsi chaque nutriment est à la fois utilisé par la bactérie comme un aliment dont elle se nourrit et comme un signal qu'elle transforme en langage. Immergée dans son environnement, en tirant les ressources qui lui permettent de survivre, la bactérie perçoit, à mesure qu'elle les consomme, la quantité des ressources extérieures qui restent disponibles. 288


Aucune bactérie ne peut, à elle seule, déclencher en elle-même ou dans ses voisines une réponse drastique aux modifications qu'elle a perçues de son environnement. La décision de s'engager ou non sur le chemin de la différenciation qui peut conduire au suicide collectif sera donc le résultat d'une décision collective. Et cette décision collective résultera d'une consultation "démocratique". 292

Comme dans les phénomènes de seuil, la réponse se fait selon une règle de tout ou rien. Ou bien une collectivité suffisamment compacte bascule dans la différenciation, ou bien aucune des cellules ne se différencie, qu'elle qu'ait été la nature de son interprétation individuelle des changements de son environnement.

Contrairement à la plupart des idées habituelles, réductionnistes, sur les modalités de la vie des bactéries, le comportement d'une colonie ne peut être simplement réduit à la somme des comportements individuels de ses membres. Il s'agit d'un comportement collectif, doté d'une puissance d'adaptation et d'une robustesse sans commune mesure avec celles de chacun de ses membres. Les sociétés bactériennes transforment en langage les signaux qu'elles perçoivent de l'environnement. Et les bactéries dialoguent en permanence. 293


Il existe des relations étroites entre les phénomènes qui contrôlent le vieillissement cellulaire et ceux qui participent au contrôle du suicide cellulaire. La fabrication soudaine par un fibroblaste d'une grande quantité de la protéine "Ras" le précipite prématurément dans la vieillesse et la stérilité. mais elle a aussi pour effet de réprimer le déclenchement du suicide [...] La perte du pouvoir de se dédoubler - l'entrée dans le vieillissement - s'accompagne d'un gain dans la capacité à survivre jusqu'aux limites de la longétivité "naturelle" maximale. 363

La répression anormale du suicide dans des cellules toujours fécondes favorise le développement de cancers. Au contraire, le déclenchement anormal du suicide dans les neurones du cerveau favorise le développement des maladies neurodégénératives, la maladie d'Alzheimer et la maladie de Parkinson.

Ainsi, deux des grandes familles de maladies catastrophiques qui marquent, vers l'âge de soixante ans, l'entrée dans le vieillissement sont liées à la répression anormale du suicide dans certaines familles cellulaires et au déclenchement anormal du suicide dans d'autres. 365

La cellule-mère dédouble d'abord la bibliothèque de ses gènes et en répartit les deux exemplaires aux deux extrémités de son corps cellulaire. Mais ce corps cellulaire ne se sépare pas en deux moitiés égales. A une des extrémités du corps de la cellule-mère, une future cellule-fille commence à se développer comme un bourgeon, puis se détache de la cellule-mère. La petite cellule-fille va ensuite progressivement augmenter de volume. 412

L'idée est que la victoire du vivant sur l'usure est liée à une accentuation locale de la désorganisation, de l'avancée vers le désordre, dans une partie - la cellule-mère - qui permet de faire naître, dans l'autre partie - la cellule-fille - un niveau local, discret, d'ordre et de complexité. Accélérer la disparition d'un corps maternel pour permettre la naissance et la survie d'un corps d'enfant. Peser sur le caractère inévitable de l'usure, de l'érosion de la matière qui compose le vivant pour en reconstruire une copie nouvelle. utiliser l'énergie encore présente dans ce qui va disparaître pour construire une incarnation nouvelle. 417

Mais là encore, ce qui apparaît comme le plus important, c'est la brisure de symétrie, le fait qu'une cellule se transforme en deux cellules dont l'une est plus stérile, plus "vieille" et l'autre plus féconde et plus "jeune" [...] Il y a, inhérente à cette vision, l'idée que l'économie de l'univers du vivant ne fait pas exception à l'économie de l'univers de la matière dont il est né et auquel il appartient. Tout accroissement local du degré d'organisation et de complexité - toute diminution locale d'entropie - ne peut se faire que dans un contexte de diminution, ailleurs, du degré d'organisation et de complexité - d'augmentation d'entropie. 418

- Le mécanisme de dépendance (entre exécuteur et protecteur)

La mise en place de "modules de dépendance" associant un exécuteur et un protecteur est assez étonnante. Leur efficacité est basée sur la menace persistante de l'exécuteur et la nécessité d'obtenir de lui en permanence assez de protecteur, plus éphémère, pour survivre à cette mort qui nous habite. On voit que la symbiose n'est pas une dépendance réciproque aussi idyllique qu'on se l'imagine. C'est un schéma qui évoque plutôt le fonctionnement des mafias ou des toxicomanies mais qui représente le schéma inversé d'une régulation cybernétique associant une boucle de rétroaction positive (une dynamique amplificatrice) avec une boucle de rétroaction négative qui en prend le contrôle, la stabilise et l'asservit à un niveau supérieur, une finalité collective (il y a des valeurs supérieures, ce n'est pas une question de jugement mais de fait : les niveaux supérieurs imposent leurs contraintes, leurs exigences, plus ou moins bien, plus ou moins durement, plus ou moins vite, par l'information, la circulation ou la violence). Dans le mécanisme de dépendance, c'est le négatif (exécuteur) qui assure le dynamisme positif (protecteur), sorte d'irritation provoquée par ce parasitisme. Bien sûr on ne peut mettre sur le même plan, comme dans la fable de Menenius Agrippa, la société et un corps, les hommes et de simples cellules (ni même des abeilles), cela n'empêche pas ces mécanismes de fonctionner de façons plus ou moins impératives ou probabilistes. L'individu moderne a conquis une certaine indépendance qu'il faut encore développer mais qui reste toute relative, il faut en être conscient malgré l'idéologie oedipienne du self made man et du moi autonome.

Nous découvrons des modules exécuteur / protecteur au centre des combats sans merci que se livrent, depuis la nuit des temps, les êtres vivants les plus simples de notre planète. Ces modules constituent les armes d'un combat "égoïste" pour la survie et l'exploitation d'une proie par un prédateur. Mais, de ces combats sans merci, naissent peu à peu des êtres nouveaux, des sociétés symbiotiques à l'échelle d'une seule cellule.

Et nous entrevoyons ces premières formes ancestrales de modules exécuteurs / protecteur en train de participer à une oeuvre que nous connaissons bien : la construction de nouvelles "sociétés", dont l'interdépendance absolue n'a pour alternative que la mort.

L'efficacité du module de dépendance repose sur un mécanisme d'une merveilleuse simplicité : l'existence d'une différence de stabilité dans le temps entre l'exécuteur - la toxine -, capable de détruire la bactérie, et l'antidote - le protecteur -, capable de neutraliser l'effet de la toxine. 282

L'idée est la suivante : chacune de ces étapes essentielles impliquent l'activité d'enzymes "bâtisseurs" capables, chacune, si leur fonctionnement n'est pas étroitement contrôlé, de provoquer à elle seule la destruction de la cellule [...] L'idée est que chacune de ces enzymes "bâtisseurs" est potentiellement un exécuteur. L'idée est que les réseaux de "bâtisseurs" n'ont pu être pérennisés et propagés que s'ils étaient associés à des réseaux d'inhibiteurs - de protecteurs - capables de restreindre ou d'interrompre à temps leur activité. Tout module constitué d'une enzyme puissante - à la fois nécessaire et dangereuse - et d'un inhibiteur - capable d'en limiter, d'en orienter l'activité - préfigure déjà un ancêtre potentiel des modules exécuteurs / protecteurs [...] le pouvoir de s'autodétruire comme prix à payer pour le pouvoir de s'auto-organiser. Ils ont intrinsèquement liés à la nature même de la vie. 315

- Les mécanismes de défense (sélection naturelle)

On ne peut tout citer, mais, la construction du système immunitaire dans le thymus est aussi surprenante dans son mécanisme de création de diversité et de sélection pour optimiser la défense du non-soi sans menacer le soi, dans un compromis toujours imparfait. L'élimination des globules blancs qui n'interagissent pas du tout avec les cellules du corps témoigne de ce que le corps étranger qui nous menace n'est pas si étranger que cela. La biosphère a un air de famille et vouloir trop se protéger des autres, par un système immunitaire hyperactif, c'est se détruire soi-même (maladies auto-immunes). Cela veut dire aussi que nous n'aurions aucune défense contre les nouvelles formes de vie synthétique qu'on nous prépare !

Dans le corps de l'embryon en train de se construire, le destin individuel de chaque lymphocyte T - sa survie ou sa mort - dépendra de la nature des interactions de son récepteur avec son environnement. Toute fixation trop intense du récepteur avec le soi présenté par les cellules sentinelles déclenche un signal fort, qui provoque le suicide immédiat du lymphocyte qui le reçoit. Et le lymphocyte disparaît au moment même où il fait la preuve de son caractère dangereux. Inversement, un récepteur totalement incapable d'interagir avec le soi ne pourra transmettre durant trois jours aucun signal au lymphocyte qui le porte. et l'absence de tout signal, à elle seule, déclenchera le suicide de lymphocyte qui a fait preuve de son incapacité à interagir avec les cellules sentinelles - la preuve de sa probable inutilité future. Ainsi meurent durant leur voyage de trois jours dans le thymus environ 99% des dizaines de milliards de lymphocytes dont les récepteurs ont fait la preuve qu'ils répondent trop bien au soi, ou, au contraire, qu'ils sont totalement incapables d'y répondre. Le thymus est un cimetière où disparaît à jamais la quasi totalité de l'immense diversité des lymphocytes qu'a fait naître l'exploration aléatoire du champ des possibles. 83

Tout ceci ne rend pas justice au livre qui se lit comme un roman policier et nous fait vivre la passion d'une recherche qui nous tient en haleine, sans cesse relancée de pages en pages, de découvertes en découvertes, complexifiant petit à petit notre compréhension du rôle de la mort dans l'évolution des organismes. C'est certainement un des meilleurs livres d'initiation à la biologie en train de se faire.

- De la biologie au politique (critique)

Vouloir tirer des conclusions politiques de la biologie est très dangereux, on l'a vu de Spencer au nazisme. Cela mène à négliger le niveau d'autonomie atteint pas l'individu, à dénier les luttes de classes ou d'intérêts, en ignorant l'histoire, à réduire la parole et le langage à des codes chimiques, à justifier l'ignoble enfin. Ainsi, le néo-libéralisme croit se justifier par l'invocation de l'évolution, qui serait sans projet et qu'il faudrait laisser faire, on ne sait pourquoi, alors que la vie est essentiellement projet (la vision vise sa proie) même si les choses ne se passent jamais tout-à-fait comme on le voulait. On comprend la nécessité pour les scientifiques de réfuter les interprétations religieuses mais on ne peut éliminer la finalité de la vie pas plus que de l'information. Il faut simplement en avoir une conception plus critique, précise, limitée et "matérialiste", celle d'une régulation cybernétique sélectionnée par ses résultats, d'une finalité apprise (répétition d'un plaisir). Il est très significatif de l'idéologie dominante que l'auteur se sente obligé d'insister sur l'absence de projet d'une évolution, qui n'a rien de linéaire en effet, alors même que tout son effort vise à mettre en relief une sorte de projet sous-jacent au suicide cellulaire (qui certes n'a rien à voir avec un projet divin). On peut dire que dès qu'il y a information, il y a projet c'est-à-dire un résultat extérieur qui est visé, projeté, et qui mobilise les ressources propres pour atteindre cette fin, par tous les moyens (c'est ce qu'on appelle l'équifinalité).

Il faut s'avancer dans ce domaine avec beaucoup de rigueur et de prudence, plus que dans les toutes dernières pages où l'auteur témoigne de ses scrupules mais ne semble pas comprendre pour autant ce qui différencie si radicalement les niveaux biologiques et humains. Il faut insister, avec Canguilhem, sur le fait qu'un organisme a sa finalité et ses régulations en lui-même alors qu'une société doit se donner finalités et régulations, pris dans une histoire. Il n'y a pas de traduction politique immédiate de notre nature biologique car l'homme s'arrache à l'animalité par le langage et s'avère capable de maîtriser ses instincts par la réflexion et l'apprentissage ou l'habitude. La culture s'oppose à la nature nécessairement pour exister comme culture et cet univers de la parole nous ouvre à une dignité et une liberté supérieures, des savoirs et des techniques qu'on ne saurait réduire au biologique, pas plus que le biologique ne se réduit au physique.

On ne peut dire pour autant qu'il n'y a aucun rapport entre biologie et société. Politique et sociologie ont malgré tout beaucoup à apprendre de la biologie et de l'éthologie (tout comme de l'ethnologie et de la psychanalyse, entre autres). Théorie des systèmes, cybernétique, cognitivisme, pensée complexe tentent d'incarner cette ambition d'en tirer des modèles opérationnels, en essayant d'éviter les confusions de niveau dont se rend coupable une sociobiologie libérale ou fascisante facilement exterminatrice. S'il est donc intolérable d'imaginer justifier la peine de mort ou même de prétendre simplement accepter la mort au nom de la biologie, du moins on peut en tirer une meilleure compréhension du suicide, qui ne parait plus aussi contradictoire d'être une potentialité préalable (et toujours réprimée). Ainsi, les corrélations établies par Durkheim entre le nombre de suicides et l'anomie sociale entrent en résonances avec notre dépendance originaire envers les autres ou une dynamique supérieure, qui est celle de notre entourage immédiat aussi bien que de l'histoire humaine. La société et l'histoire existent réellement, dynamiques où nous sommes parties prenantes, actifs, réactifs, rétroactifs, opposant notre résistance aux menaces et modifiant l'avenir en corrigeant les dérives du temps pour les générations futures.

Ce n'est une nouveauté que pour la biologie sans doute, mais il n'est pas inutile qu'elle rappelle à quel point la précarité fait partie intégrante de la vie, notamment de la vie humaine, tout autant que l'amour, ou la reconnaissance, dont nous avons tous besoin et qui nous sauve de la mort vraiment, du moins autant qu'il dure et ne nous a pas rejeté dans le néant.

Pareil à l'expulsion du Jardin d'Eden, l'exil ôtait l'accès à un Arbre de Vie : la présence des autres. mais il est d'autres variations sur l'exil dont la manifestation contemporaine est l'exclusion à l'intérieur de nos sociétés : l'abandon, la solitude, l'errance, la maladie et la mort de ceux qui sont soudain livrés à eux-mêmes, sont hors du champ des relations d'interdépendance qui unissent les membres de la collectivité qui les entoure et les côtoie.

La précarité - et le sentiment de cette précarité -, la dépendance - et le sentiment de cette dépendance -, ont-ils constitué des composantes déterminantes de l'évolution des cultures humaines ? 443



Jean Zin 11/02/05
http://jeanzin.fr/ecorevo/sciences/ameisen.htm


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