En opposant les conceptions de Cannon et de Bergson,
il va montrer ce qui oppose la régulation d'un corps à l'histoire
d'une société qui n'est ni corps ni espèce. Pour Cannon
on ne va jamais trop loin alors que pour Bergson on expérimente à
fond des orientations opposées dont on garde la mémoire dans
une évolution créatrice :
"Il est rare que dans une nation une tendance prenne
une force telle qu'elle aille jusqu'au désastre. Avant que cet extrême
ne soit atteint, des forces correctrices s'élèvent qui arrêtent
cette tendance ; généralement elles arrivent à dominer
trop absolument, de sorte qu'elles mêmes provoquent une nouvelle réaction".
Cannon
La société est à
chaque moment de son histoire orientée par une certaine tendance ;
une tendance l'emporte sur l'autre, mais lorsqu'elle a atteint une espèce
de paroxysme, c'est la tendance contraire qui, à son tout, va se déployer
[...] Bergson dit que si en un certain sens, une oscillation autour d'une
position médiane, une sorte de mouvement pendulaire existe, le pendule,
en ce qui concerne la société, est doué de mémoire
et le phénomène n'est plus le même au retour qu'à
l'aller. 119
Donc, n'étant ni un individu ni une espèce, la société,
être d'un genre ambigu, est machine autant que vie, et, n'étant
pas un organisme, la société suppose et même appelle
des régulations ; il n'y a pas de société sans régulation,
il n'y a pas de société sans règle, mais il n'y a pas
dans la société d'autorégulation. La régulation
y est toujours, si je puis dire, surajoutée, et toujours précaire.
De sorte qu'on pourrait se demander sans paradoxe si l'état normal
d'une société ne serait pas plutôt le désordre
et la crise que l'ordre et l'harmonie. En disant "l'état normal de
la société", je veux dire l'état de la société
considérée comme machine, l'état de la société
considérée comme outil. C'est un outil toujours en dérangement
parce qu'il est dépourvu de son appareil spécifique d'autorégulation.
121-122
Il n'y a pas une sagesse sociale comme il y a une sagesse du corps. Sage
il faut le devenir, et juste, il faut le devenir. Le signe objectif qu'il
n'y a pas de justice sociale spontanée, c'est-à-dire d'autorégulation
sociale, que la société n'est pas un organisme et que par conséquent
son état normal est peut-être le désordre et la crise,
c'est le besoin périodique du héros qu'éprouvent les
sociétés. 123
Le héros, c'est celui qui, les sages n'ayant pas réglé
le problème, n'ayant pas évité que le problème
se posât, va trouver, va inventer une solution. Naturellement, cette
solution, il ne peut l'inventer que dans l'extrême, il ne peut l'inventer
que dans le péril. 124
Il déplore la dégradation de
la médecine de l'hygiénisme à la spécialisation
et au traitement statistique (DSM), réduisant la médecine à
une technique où le malade disparaît alors que chacun devrait
être son propre médecin à partir de trente ans, au moins
collaborer activement avec son médecin au lieu d'appliquer mécaniquement
les traitements sans tenir compte des signes du corps. Si toute maladie a bien une cause, il critique le moralisme
psy : "
Dans une perspective de psychobiologie médicale,
assez en honneur aujourd'hui, on peut aboutir à considérer
la maladie comme la complaisance, obscurément recherchée, du
malade dans une situation-refuge de victime ou de condamné"
44
où il voit une réminiscence des explications mythiques. Dans une vision plus
tragique il nous engage à reconnaître que "
Les maladies sont
les instruments de la vie par lesquels le vivant, lorsqu'il s'agit de l'homme,
se voit contraint de s'avouer mortel"
48. Avouer ses limites au moins, la santé est une dimension corporelle de la vérité. "
Je me porte bien dans la mesure où
je me sens capable de porter la responsabilité de mes actes"
68.
Les choses en étaient au point que mon
cerveau ne pouvait plus supporter les soucis et les tourments qui lui étaient
infligés. Il disait : "Je renonce ; mais s'il est quelqu'un d'autre
qui tienne ici à ma conservation, qu'il me soulage d'une petite part
de mon fardeau et nous ferons encore quelque temps". Kafka
Qui ne reconnaîtrait dans les confidences de l'auteur du Procès
la vérité de ces situations de détresse, d'origine
psychosociale, génératrices de l'épuisement organique
propice à l'éclosion d'une maladie infectieuse ? Et plus sûrement
encore s'il s'agit d'affections en rapport avec le système neuroendocrinien,
depuis la fatigue chronique jusqu'à l'ulcère gastro-duadénal,
et généralement des maladies dites de l'adaptation.
Parce que ces situations de détresse sont souvent des manifestations
de blocages au niveau des structures sociales de communication, l'étude
de leurs remèdes éventuels ne relève-t-elle que de discipline
d'ordre sociologique ? 87-88