Entre l'origine de la vie et l'origine de l'homme,
il y a l'émergence de la conscience, considérée
par la plupart comme le plus profond des mystères, bien qu'il soit
accessible à tous : il n'y a pas besoin cette fois de remonter
aux temps préhistoriques, ni même à son
émergence chez le nourrisson. Il devrait suffire de s'examiner
soi-même, et pourtant rien de plus difficile ! On n'imagine pas
tous les délires que cela a pu susciter chez les plus grands savants,
avec la prétention on ne peut plus obscurantiste d'expliquer un
mystère par un mystère plus profond, que ce soit la
complexité d'où émergerait la conscience on ne
sait comment, ou des supposés phénomènes
quantiques (John Eccles) dont la principale caractéristique est
qu'on n'en connaît rien ! Ce qui fait obstacle à la
compréhension
de notre propre conscience, c'est le plus souvent la surestimation de
notre clairvoyance, la croyance naïve dans une
réalité immédiate ou les conceptions
religieuses de l'âme et du libre-arbitre, notions portées
à un tel absolu qu'on ne peut plus les incarner dans aucun
processus matériel. On verra qu'effectivement liberté et
conscience ne sont pas dissociables mais c'est une liberté qui
n'a plus rien d'absolue puisqu'elle est plutôt inhibition du
corps et question de l'esprit,
orientation incertaine et délibération intérieure.
La conscience n'est sans doute rien d'autre que cette interrogation
qui nous alerte et nous éveille par un manque d'information
ressenti soudain et qui nous rappelle à l'existence, mobilise
perceptions et souvenirs, nous sort de
l'inconscience où se déroulent tous nos automatismes,
réflexes ou habitudes. Etre conscient, c'est faire le point,
c'est être
conscient de ses propres choix et de leurs conséquences, c'est
être responsable de ce qu'on fait
(on peut en donner les raisons). De sorte qu'on peut dire que toute
conscience est conscience de soi, d'une certaine façon, et
même conscience morale. Au lieu de dire que "toute conscience est
conscience de quelque
chose", il serait
plus exact de dire que toute conscience est conscience d'un
problème, toute conscience est question qui interroge notre
présence au monde, projection vers l'extérieur,
intentionalité, désir. Il n'y a pas de conscience
rationnelle, froide et indifférente même si la conscience
tend à l'objectivité. La conscience comme mise en cause
de notre
être est inséparable d'une certaine conscience de
soi, ce qu'on appelle le "pour-soi", ce qui ne veut certes pas dire une
véritable
connaissance de soi, dans une impossible complétude de la
conscience, mais l'émotion du corps qui nous remue jusqu'aux
tréfonds de l'être. A ne pas confondre avec la conscience
du corps qui supervise les opérations, partie frontale qui
regarde l'arrière (Francis Crick et Christof Koch) et qui est
une conscience le plus souvent inconsciente !
D'avoir ancré la conscience dans le corps et réduit les
prétentions de la conscience à
l'hésitation du corps, son ouverture à la
dé-couverte des possibles, ne doit pas mener, comme on
le déduit trop rapidement, à un matérialisme
moniste intenable qui se croit scientifique en réduisant
à rien toute subjectivité. Il n'y a pas de conscience
sans corps mais la conscience ne se
réduit pas au corps, pas plus que l'information ne se
réduit à la matière ou l'énergie. Avec la
perception et l'échange de signes on est
dans un autre ordre de réalité, celui d'un
"causalité descendante" où c'est l'effet qui devient cause,
l'objectif visé par la vision qui guide le corps. Il y a bien dualisme
entre l'esprit et le corps, le subjectif et l'objectif, l'actif et le
passif, la vie et la mort, information et matière,
finalité et causalité, organisation et entropie. Ce n'est
pas prétendre qu'il y aurait une totale indépendance
entre l'esprit
et son substrat matériel, le signifié et le signifiant, le software et le hardware.
Il est d'ailleurs certain qu'il y a des degrés de conscience
qui correspondent au degré de complexité du
système nerveux, même si la conscience ne se réduit
pas au corps puisqu'elle est ouverture à
l'extériorité. Dès lors se pose la question de
l'émergence d'une conscience dans les formes les plus
primitives de la vie ainsi que la possibilité de doter des
robots d'une véritable conscience artificielle, enfin, enjeu
politique
essentiel, nous devons affronter la question de la construction d'une
conscience sociale, en particulier d'une conscience écologique.
La conscience et la vie (finalité et information)
Nous sommes aveuglés par notre conscience humaine liée au
langage plus qu'on ne croit mais il est certain que les animaux ont une
conscience, du moins les mammifères, pour les reptiles ou les
insectes c'est moins sûr. Tout dépend de ce qu'on entend
par conscience qu'on peut même prêter à une simple
cellule à condition d'admettre bien sûr des degrés dans la
conscience (ce n'est pas tout ou rien). De ce point de vue, le premier degré de la
conscience, c'est la vie elle-même puisque la vie c'est
l'information, la sensibilité, la perception, la réaction
à un signal extérieur. Bien sûr c'est un peu abusif mais on peut voir déjà
une forme de conscience dans la boucle rétroactive,
les phénomènes réflexifs ou récursifs d'une
construction interactive avec l'environnement, puisque la
causalité
n'y est plus intérieure mais vient de l'extérieur,
à partir des effets. On reste malgré tout au niveau de
l'automatisme et il est difficile de prêter une conscience
à un simple thermostat !
Du moins, ce qui émerge avec l'organisme
ou l'organisation, c'est la
finalité et le projet. On en
chercherait vainement la cause dans un élément
particulier du corps, en dehors de la finalité de l'organisme tout
entier, de sa durabilité et sa reproduction, qui opère
là aussi
par causalité descendante (downward causation).
Si l'effet peut précéder la cause, il ne faut voir
là aucun paradoxe insurmontable dès lors que toute
finalité est
apprise, répétition du passé. Il n'y a pas de
finalité sans mémoire (toute révolution nous
ramène à l'origine). On peut dire que le principe vital
c'est la mémoire (l'ADN)
qui prend
le pas sur les autres constituants pour guider l'ensemble (le
corps obéit à l'esprit, l'effet
attendu devient
cause). La mémoire est mémoire du corps qui substitue
à une causalité matérielle immédiate la
subjectivité d'un savoir antérieur. La conscience c'est
le conducteur. L'esprit possède le
corps (la conscience est le sommet de la hiérarchie selon
Sperry). De bons matérialistes voudraient que la
conscience soit une simple émergence, certains disent une
"survenance", mais
ce qui
émerge
n'est pas un épiphénomène surajouté, c'est
une finalité
collective plus qu'un vague sentiment, la direction vers un objectif,
une
décision qui engage
tout le corps en éliminant d'autres choix ou satisfactions
possibles (de
l'ordre du vote plus que du sondage).
Il faudrait sans doute distinguer ce qui est simple
"téléomatique" (processus orienté, comme
l'entropie, en dehors de toute volonté), ce qu'on appelle "téléonomie" (programme ou
réflexe dont la finalité n'est pas consciente mais extérieure au programme) et ce qui
est véritablement "téléologique"
(dirigé vers un but, capable de pilotage et de
rétroactions) qu'il faudrait diviser en finalité
interne (subjective) et finalité artificielle (outil,
automatisme, thermostat). Il faudrait prendre en compte aussi le fait
que les
organismes vivants se caractérisent non seulement par leurs
fonctions vitales et leurs finalités (ou plutôt leur
"équifinalité", c'est-à-dire leur capacité
d'atteindre leur objectif par de multiples voies et tous les moyens
disponibles) mais, de plus, par le
fait
d'être adaptables c'est-à-dire capables de changer de
buts, ce qui dépasse le téléologique.
Arriver au niveau de complexité de la cellule serait
déjà un exploit extraordinaire pour un programme
informatique, et pourtant on
est encore loin ici d'une véritable conscience et plus
près d'une "irritation" ou d'un réflexe, de "L'organe cognitif au niveau moléculaire : le réseau immunitaire" (Varela, Autonomie et connaissance). Simplement,
il faut admettre qu'une
conscience ne devient possible que dans le monde de l'information et
suppose l'intentionalité et la rétroaction, la
finalité et la prévision, l'apprentissage et la
projection, processus qui existent à l'état primitif dans
toutes les cellules. On doit partir du fait que la conscience est une propriété
biologique et non une propriété de la matière.
Conscience animale
La conscience qu'on voudrait prêter à de simples
bactéries ne peut pas aller bien loin, c'est sans doute un abus
de
langage. Il vaut mieux parler en ce cas de proto-conscience. Ce qu'on appelle conscience est fortement reliée
à l'orientation
dans l'espace et ne concerne donc pas les plantes, c'est une conscience
essentiellement animale qui a son siège dans les neurones. Avec
les neurones on accède à un niveau
supérieur de conscience capable d'apprentissage, de
réactions conditionnelles qui dépendent de
l'intégration de multiples facteurs. La conscience animale est
liée originairement à la prédation et
l'exploration de l'extériorité (la recherche de
nourriture et la fuite des prédateurs). Ce sont des fonctions
qui dérivent des fonctions de filtrage assurées par la
membrane au niveau cellulaire. Il ne faut donc pas s'étonner que
dans le développement de l'embryon le cerveau soit une extension
de la peau.
Là-aussi
il faut insister sur les degrés de conscience qui commencent
très bas. Même pour nous, l'inconscience domine des
automatismes du corps sinon l'abrutissement de la vie moderne ou les
emportements de l'humeur. Cela permet d'imaginer l'esprit
embrumé de la tique qui guette sa proie ! Il ne suffit donc pas
d'avoir des neurones pour être conscient, ou du moins le niveau
de conscience peut être insignifiant. La perception
elle-même reste en grande partie en-dehors de toute conscience,
sauf quand elle prend valeur de signal. Pour remonter au plus primitif
il faut penser à l'odorat qui est le sens le plus
archaïque, directement relié
à la biochimie et le plus proche d'un automatisme. Il est
significatif qu'il soit très difficile de se souvenir d'une
odeur alors qu'une odeur éveille facilement des souvenirs (la
madeleine de Proust) voire des impressions
de déjà-vu (ou des rêves quand on dort). Cela semble conforme à la fonction de la conscience
de rappeler les souvenirs d'expériences passées dans la
rencontre du réel. Il ne servirait à rien de se souvenir
de l'odeur absente, c'est l'odeur qui doit rendre présente les
souvenirs qui y sont liés.
Bien sûr, on n'appellera pas conscience une action
réflexe, automatique et localisée. Tout ce qui est de
l'ordre de la stupeur animale, de l'instinct,
voire de la passion, ne saurait être mis sur le compte d'un
comportement
conscient, et pourtant il n'y a pas vraiment de seuil entre
l'irritation ou la souffrance et la conscience qui en est plus ou moins
submergée. Pour qu'il y ait conscience il faut un certain recul,
un temps de réflexion, c'est-à-dire une capacité
d'inhibition autant que de "calcul", permettant de peser le pour et le
contre. La conscience est liée à la décision mais
d'abord à l'inhibition de la réponse qui doit être
différée pour ne pas être
automatique. Ce qui la définit, c'est donc une suspension du
sens, le sentiment d'un savoir qui manque et du risque d'erreur, d'une
discordance entre le réel et sa représentation
(étonnement, déception ou détresse), sinon on
vérifie expérimentalement que la conscience suit de plus
d'une demi seconde une décision déjà prise
automatiquement et donc inconsciemment. C'est une
conscience d'abord
émotionnelle qui
semble impliquée par l'existence des mécanismes de
plaisir et de
peine dont la valeur de signal s'adresse à une conscience qui
doit en tenir compte (mais peut y résister aussi), de même
que la souffrance individuelle a valeur de signal pour la conscience
collective. Les travaux
de Damasio ont permis d'établir ce qui différencie
le sentiment (conscient) et l'émotion (inconsciente) : le
sentiment
commencerait ainsi avec la conscience des émotions,
c'est-à-dire
aussi un certain détachement de l'automatisme réflexe,
soumis à examen. La conscience peut être vue comme un
moment
d'inhibition et de dissociation de la réalité (Piaget),
de prise de recul et de détour, où se réaffirment
ses objectifs, son
intentionalité. Elle est donc, d'une certaine façon
pré-intentionnelle.
Une bonne façon de définir la conscience, c'est d'en
faire une question,
un dysfonctionnement cognitif, la recherche d'une réponse, un besoin
d'information complémentaire, sorte d'irritation
cérébrale. C'est une définition qui pourrait
rapprocher une multitude de gens, de Martin Heidegger (l'ouvert)
à Valéry (penser c'est perdre le fil) ou Henri Laborit
(déficit informationnel) ! La
conscience ne se confond donc pas avec la pensée, les processus
neuronals et les réponses réflexes. La conscience est
conscience d'un problème, intentionalité attentive (en
attente) avant d'être conscience de quelque chose. Remarquons que
la caractéristique des neurones est d'établir des
connexions multiples. On peut définir aussi le savoir comme
liaison entre deux phénomènes (Lacan disait entre deux
signifiants, ce qu'il notait S2).
Un savoir cablé est un automatisme inconscient. La conscience
quant à elle a
plutôt à voir avec cette autre caractéristique des
neurones, qui est leur plasticité, leur capacité de
déconnexion et d'oubli, de perdre le fil et de se remettre en
cause. On ne peut
toutefois s'en tenir
à cette caractéristique essentielle car s'il y a
conscience d'un manque de savoir, cela suppose de pouvoir le combler
puisqu'il faut bien décider ce qu'on va faire.
La conscience suppose la délibération et l'exploration
mais aussi la
mémoire et l'apprentissage dont elle est l'inquiétude.
Dans ce sens, la conscience comme
"résolution de problèmes" est le
nom du remaniement structurel du réseau cognitif face à
l'information extérieure, une sorte d'intégration
à la va comme je te pousse dans le réseau existant
où elle est comparée aux informations
précédentes analogues (qui pourraient être
triées en arbres binaires par exemple, ce qu'on appelle BTree en
informatique, ou quelque chose de semblable), à quoi
succède un test de cohérence,
de fermeture du cercle, au bout d'un certain nombre de
tâtonnements.
Au niveau du cerveau on peut faire l'hypothèse qu'il y a un
afflux de ressources qui se concentrent, grâce aux astrocytes,
dans un certain nombre de régions du cerveau, y stimulant les
connexions-déconnexions de neurones jusqu'à une
stabilisation du circuit. On peut dire de la conscience qu'elle
émerge comme
complexification de la réponse à apporter aux situations
rencontrées en faisant appel à toutes les informations
disponibles, passage en revue des situations analogues
déjà rencontrées dans le passé mais aussi
recherche d'indices complémentaires pour stabiliser la
signification de la situation et relâcher la tension ou bien
passer
à l'acte. On parle de sélection darwinienne
tout-à-fait hors de propos pour ce qui est plus exactement une
sélection par le résultat et un effort d'organisation. Il
faut souligner que l'action n'est
pas la conscience même si la
conscience est d'abord conscience du corps agissant, le suivant comme son ombre. La conscience comme question
précède au contraire l'action, c'est un détour qui la
diffère et l'inhibe, et, donc, soit je pense, soit j'agis
!
On
peut l'illustrer avec l'histoire racontée par Konrad Lorenz,
d'un "poisson-bijoux" qui ramène ses petits dans sa bouche mais
avale aussi un ver qu'on lui donne et qu'il ne peut manger sans avaler
aussi ses petits. "Le poisson resta immobile, les joues
gonflées mais sans mâcher. Si j'ai jamais vu un poisson
réfléchir, ce fut à ce moment-là. Mesure-t-on
l'émerveillement de voir un poisson dans un authentique
dilemme"
Denton, p167. Le poisson finit par expulser tout ce qu'il avait dans
la bouche puis par manger le ver d'abord avant de ramener ses petits au
nid. Heureuse issue contrairement à l'inhibition totale de
"l'âne de Buridan" supposé mourir
de faim dans l'impossibilité de choisir entre deux tas d'avoine
situés exactement à la même distance ! Tout cela
confirme malgré tout l'importance de l'inhibition et du conflit
intérieur dans la conscience et permet aussi de comprendre qu'il
ne peut y avoir de conscience sans une certaine confiance et
sécurité (pas de peur panique).
Au vu de tout ceci, la question du libre-arbitre
ne semble pas si insoluble. Qu'y a-t-il
d'extraordinaire au fait qu'un animal puisse passer en revue
différentes solutions apprises dans son histoire passée
avant de se décider pour la plus adaptée ? Le
libre-arbitre ne fait qu'exprimer la pondération personnelle des
finalités en jeu, une hiérarchie des valeurs et la
complexité de certains choix, c'est-à-dire une
information insuffisante. Il n'y a pas de liberté sans une
certaine ignorance, une dimension de pari (c'est pour cela que Dieu
n'est pas libre). Rien de
mystique là dedans, qui va jusqu'à l'indécision,
l'errance et l'erreur qui est le propre du vivant ("la vie est ce qui
est capable d'erreur" disait Canguilhem) et que l'humanité multiplie à loisir (Errare humanum est),
accélérant ainsi l'évolution culturelle. On
s'extasie de constater que la décision est d'abord inconsciente
avant de devenir consciente au moins 550 millisecondes après
mais cela ne remet pas en cause notre supposé "libre-arbitre"
dès lors que la prise de conscience peut changer la
décision et arrêter l'action entreprise machinalement.
Certes on ne peut plus imaginer que nous soyons "entièrement"
libres et responsables, du moins nous avons à faire des choix
entre des voies multiples, entre faire et ne pas faire, entre court et
long terme, entre raisons contradictoires.
On voit que non seulement il y a des degrés de conscience mais que la conscience
est momentanée
et précaire. La conscience est rare même pour nous,
l'inconscient est la règle (on pense par grille, par
automatismes, par préjugés ou par habitudes). Ce n'est pas une raison pour faire de la
conscience un
épiphénomène, ni un simple
déterminisme, une rationalisation surajoutée
après-coup quand on ne sait pas ce qu'on va décider et qu'il
faut examiner la question ! Ce qui
nous rend libres et nous détache des pulsions internes, c'est
cette capacité
d'inhibition et de contrôle des
conséquences de nos actes.
Bien
qu'elle se
construise à partir de modules diversifiés et
d'informations dispersées, ce qui constitue la conscience c'est
de
prendre le corps comme un tout car elle est
impliquée dans les mouvements du corps et doit se faire une
représentation de sa position (notamment par rapport aux autres
consciences) pour s'engager. Elle est mise en jeu du corps,
mise en jeu de sa vie (ce qui ne peut être le cas d'une machine)
et donc
déjà conscience de soi (besoin de croire en soi). On retrouve ici le
mécanisme récursif de la boucle de rétroaction qui
illustre le fait que toute conscience est
conscience de soi (mais toute conscience de soi n'est pas consciente!).
La conscience est un point de vue subjectif, point de vue de la
représentation et de l'interprétation, perception intérieure qui se
connaît
comme telle en ce qu'elle peut se tromper et se corriger.
Avec les sociétés animales, on passe sans doute un
nouveau seuil de la conscience et de la conscience de soi. Il y a en
effet une composante sociale et impersonnelle de toute conscience qui
est ouverture au monde et se laisse affecter par le réel
extérieur, par le flux d'informations comme par d'autres consciences. En particulier, on peut relier la question de la
"conscience de la conscience"
avec ce qu'on appelle la "théorie de l'esprit",
c'est-à-dire la représentation de ce qui se passe dans la
tête d'un autre animal ou d'une autre personne, et qu'on peut supposer au moins dans toute lutte
ou
prédation. Avec les insectes sociaux (même les abeilles, si ce n'est les
fourmis) mais surtout
avec les prédateurs
et les animaux grégaires, on accède donc à une
réflexivité supplémentaire, faisant ressortir le
caractère collectif de toute conscience qui est arbitrage (et donc qu'il n'y a pas
de conscience qui ne soit pluricellulaire au moins). Cela justifie
d'une certaine façon les théories d'émergence de
la conscience à partir d'un réseau complexe mais ce n'est qu'un aspect de
la question.
Conscience humaine et conscience de soi
D'étapes
en étapes, on est passé par toute une série de
degrés de conscience
sans aller encore très loin pourtant. Il n'y a pas beaucoup plus
que des éclairs de conscience chez les animaux. Il faudrait
éviter de
faire preuve d'anthropomorphisme en ce domaine et projeter sur les
animaux une
conscience spécifiquement humaine. Pour cela, il est
indispensable de bien
délimiter ce qui nous est propre, en particulier le langage qui
modèle notre univers plus qu'on ne croit et lui donne une
permanence qu'il n'a pas
chez les animaux. Le langage crée un monde où chaque
objet renvoie aux autres objets. De plus, avec le langage, l'homme
accède
à une véritable conscience de la conscience, à
l'objectivation de la
pensée et sa réflexion (dans l'écriture ou
l'examen de conscience). Le langage structure
tellement notre pensée qu'il donne à la conscience et la
conscience de soi un tout autre sens et les porte à une
puissance bien supérieure. Il y a donc à la fois
continuité
avec la pensée animale et rupture radicale qui se traduit dans
la culture
humaine et tous les faits de civilisation.
Ce qui distingue la culture de la nature, l'homme de l'animal, c'est l'inhibition de ses instincts, sa capacité de
s'arracher de son animalité, reproduisant le mouvement de recul
de la conscience sur l'ensorcellement des sens et les réflexes primaires. Ce n'est pas une
découverte, nous sommes beaucoup
plus conscients que les animaux, et plus civilisés ! Répétons que cela ne veut pas dire qu'on soit si
conscient que cela, de même qu'on ne sort jamais
complètement de l'animalité tant qu'on est vivant. La bêtise domine toujours. Il y a tant de limites
à la
conscience, pas seulement le rêve et les états de
conscience modifiées par diverses drogues, la fièvre ou
la fatigue. Entre tout ce qu'on ne sait pas encore, l'inconscient
biologique et l'inconscient freudien, les dogmes et les
préjugés, notre plage de conscience est
assez étroite et précaire. Ainsi, la plupart du temps la
conscience des choses n'est pas consciente d'elle-même, pas
consciente d'être simple conscience qui peut se tromper. Le
mécanisme de perception s'efface derrière l'objet
perçu et nous avons une tendance naturelle à prendre
l'image pour la chose même (savoir que tout savoir est savoir
d'un sujet, c'est ce qui s'appelle le savoir absolu comme limite
subjective de tout savoir, sa partialité).
Malgré tout, la conscience de soi et sa composante sociale sont beaucoup plus fortes que
chez les animaux, en particulier dans son individuation
exacerbée, au point de contaminer toute conception que nous
pouvons nous faire de la conscience (individuelle). L'individuation est
un phénomène qui n'est pas
originaire mais doit être construit socialement, c'est un
processus historique
où, là aussi, il y a un développement continu avec
certains degrés significatifs. Au début règne
l'évidence objective d'une information partagée par le
groupe et reproduite par imitation constituant la réalité
même, inquestionnée (conformisme, dogmatisme,
réalisme). La conscience de soi et
l'identification se forgent petit à petit dans la
séduction et la
rivalité, le désir de désir qui nous constitue comme sujets et
nous fait vouloir être quelqu'un pour quelqu'un. La
subjectivité en est profondément affectée et
l'image que nous avons de nous-mêmes (et de notre conscience) qui
va jusqu'à refouler ce qui ne nous semble pas conforme à
notre idéal (ce qu'on prétend être pour
les autres) : c'est la fausse conscience, voire la mauvaise conscience
ou la pure et simple mauvaise foi.
Si la conscience humaine peut se mentir à soi-même, la dissimulation et le mensonge
aux autres tient un rôle crucial dans
la conscience de soi et la construction d'une
intériorité. En effet chez la plupart des enfants, la
découverte du pouvoir de mentir sans être
dévoilé est la révélation de leur
intimité, leur quant-à-soi, leur autonomie relative, leur
subjectivité, début d'une véritable conscience de
soi. Sans mensonge aucune société ne peut tenir (mais une
société qui permettrait le mensonge ne tiendrait pas
plus). De même que toute conscience est manque de savoir, la
conscience de soi résulte du manque de savoir de l'Autre et de
notre propre opacité, de
notre capacité de dissimulation et de notre insondable
mystère.
On peut observer l'émergence de
la "conscience de soi" qui se construit chez l'enfant par morceaux
sur la base des traces archaïque de la vie néo-natale (voire de la vie foetale) dans
une intégration progressive où l'interaction avec les parents est primordiale :
.
Depuis
le début, la construction de l'expérience du bébé est indissociable du
psychisme parental -"maternel"- qui donne progressivement à ses
premières sensations morcelées une forme et plus tard une signification, de
façon à les transformer en perceptions et à en faire surgir les
représentations. Dans ce sens, la "pré-conscience de soi" est liée à
la "conscience" de l'adulte de référence, ce dont il restera toujours
une certaine trace.
Luc Roegiers
La conscience de soi a pour précurseur
dit "écologique" l'intégration fonctionnelle issue
du feedback perceptif du corps reçu par le bébé pendant
son développement pré- et post-natal, au cours d'expériences
polysensorielles précoces (toucher double main/joue, succion du pouce,
production/audition du son). La conscience réflexive proprement dite
requiert un feedback social - visuel, auditif et en particulier langagier
(Rochat, 2003b).
La conscience morale
La conscience de soi n'est pas une donnée (je me vois), ce n'est
pas l'unité effective du corps qui précède la pensée, elle est avant tout désir,
devoir-être, rapport aux autres, narcissisme absorbé dans
son image. La subjectivité est projection dans l'avenir et dans l'Autre, au
contraire d'une sensation passive et d'une causalité purement
matérielle.
Cette unité doit
devenir essentielle à la conscience de soi, c'est-à-dire
que la conscience de soi est désir en général. Désormais,
la conscience, comme conscience de soi, a un double objet, l'un, l'immédiat,
l'objet de la certitude sensible et de la perception, mais qui pour elle
est marqué du caractère du négatif, et le second,
elle-même précisément, objet qui est l'essence vraie
et qui, initialement, est présent seulement dans son opposition
au premier objet. La conscience de soi se présente ici comme le
mouvement au cours duquel cette opposition est supprimée, mouvement
par lequel son égalité avec soi-même vient à
l'être.
Par une telle réflexion
en soi-même l'objet est devenu Vie.
G.F. Hegel, Phénoménologie de l'esprit
Si toute conscience
est conscience de soi, il faut faire un pas de plus et admettre,
conformément aux conceptions populaires, que toute conscience
est conscience morale, conscience de nos responsabilités
(notre devoir de répondre) où la conscience est reliée
à l'appartenance à un groupe, à un
réseau de communication, à une conscience collective et à la nature enfin (Gaïa).
Notre responsabilité est d'assurer un feed-back
juste, pour ne pas tromper les autres mais participer à la
fondation d'une vérité commune, c'est aussi le difficile arbitrage
entre collectif et
individuel. Là aussi, la conscience (morale) est liée à un
conflit intérieur entre valeurs contradictoires.
Comme le dit Alain, dans son "Histoire de mes
pensées", "Toute conscience est d'ordre moral, puisqu'elle oppose toujours ce qui
devrait être à ce qui est" p77. Pour tout le monde "l'inconscient
c'est celui qui ne se juge pas"
p266, l'idiot qui ne se regarde pas dans le regard des autres. Conscience et
conscience de soi sont inséparables de la conscience des autres
consciences et d'une "théorie de l'esprit" qu'on suppose
commune,
projection de nos propres réactions sur les autres. "L'acte
de conscience consiste à faire intentionnellement en sorte qu'un
objet soit ce qu'il est pour nous deux sous les auspices d'un symbole". Walker Percy (Edelman p378). On
peut dire aussi qu'être conscient c'est ne pas céder,
être
fidèle à soi, ne pas se
trahir, ne pas subir : liberté
paradoxale de ne pas faire par lâcheté ce qu'on ne veut
pas
faire, et de tenir sa place devant le tribunal de l'histoire ou le
jugement des autres, préserver son image et construire la
conscience que les autres ont de nous. Lévinas va même un
peu plus loin. Pour lui, conscience et subjectivité viennent
originairement de notre responsabilité pour l'autre
("l'Ethique comme philosophie première").
Contrairement aux
hypothèses d'un cognitivisme trop réductionniste, il
faudrait se rendre compte que langage, communication,
société et
morale précèdent l'individu qui n'est qu'un produit de la
société et de la responsabilité morale de tout
être parlant, à hauteur des informations en sa possession.
C'est la culpabilité et le mensonge qui nous individualisent. Il
est impossible de faire entrer dans un individu réduit
à son corps et ses intérêts égoïstes
les préoccupations morales et l'esprit de sacrifice
dont il fait preuve si souvent, son honneur d'appartenir à une
communauté supérieure à sa vie même, sans
parler de l'amour plus fort que la mort et qui nous tient ensemble, noue l'individuel et le collectif ("C'est
l'envie de plaire qui donne de la liaison à la
Société, et tel a été le bonheur du genre
humain que cet amour-propre, qui devrait dissoudre la
Société, la fortifie, au contraire, et la rend
inébranlable" Montesquieu, Cahiers). On
s'étonne des attentats suicides comme on s'étonnait des
kamikazes mais ce qui devrait nous étonner c'est que cela nous
étonne alors que cela a toujours existé (en Chine par
exemple), sans remonter jusqu'à Samson. Ce qui est étonnant
c'est de croire à cette fiction le l'homo oeconomicus
uniquement préoccupé de son intérêt. Le
corps social est plus réel, plus important que nous, qu'on le
veuille ou non, même si ses contours en sont flous et
insaisissables, et que ses devoirs
restent aussi incertains et soumis à notre jugement
conscient. Il n'y a pas de sens qui ne soit commun. En tout cas, "les
sentiments de culpabilité et la conscience du devoir seraient
les deux propriétés caractéristiques d'une animal
grégaire" (Freud, Essais, p144).
Conscience artificielle
Etant donnés ces différences considérables de conscience, il faudrait savoir ce
qu'on entend par conscience artificielle car, s'il semble assez
facile de s'approcher de mécanismes conscients avec, par exemple, la gestion
par événements, les logiciels de pilotage et les
régulations par boucles de rétroactions, il n'est pas
sûr qu'il soit utile d'implémenter la totalité des
composantes de la conscience et de la conscience de soi. Ce serait de
toutes façons une autre paire de manche!
Les différentes objections
que peut faire Gérald
Edelman à la construction d'une intelligence artificielle me
semblent donc inappropriées, du moins exagérées.
Il a certes raison de critiquer l'objectivisme naïf du
cognitivisme, d'opposer une programmation binaire aux
subtilités du cerveau, de même que de souligner tout ce
qui
différencie un simple code (terme à terme) du langage
humain (qui divise) mais ce ne sont pas
des obstacles insurmontables. Il est tout-à-fait possible de
programmer une "logique floue" (qui de toutes façons doit
aboutir à une décision binaire, faire ou ne pas faire) et
la compréhension du langage
fait des progrès constants. Ces objections concernent d'ailleurs
plutôt l'intelligence artificielle (systèmes experts) que
la conscience elle-même.
On
doit lui accorder par contre que ce qui distingue radicalement un
ordinateur d'un organisme vivant c'est l'implication du corps, la mise
en jeu de son être
à travers le moindre de ses éléments, le contraire
du point de vue extérieur du programmeur. Mais
là encore on ne peut considérer comme recevable, ce qui
semble une évidence à Fukuyama, qu'on ne pourrait pas
doter un ordinateur d'émotions ! C'est au contraire assez facile.
Encore une fois, le difficile n'est pas d'arriver à simuler une
ébauche de conscience, le difficile c'est d'approcher la complexité
d'un cerveau, même primitif. Les "réseaux de neurones"
sont opérationnels et nous ont appris beaucoup sur le cerveau
mais leur fonctionnement grossier reste bien loin des véritables
neurones. Le "mur de la complexité" reste infranchissable pour
longtemps encore. Il y a d'ailleurs une contradiction dans les
théories cognitivistes qui reconnaissent le rôle
irremplaçable de la sélection darwinienne dans
l'évolution vers la complexité mais voudraient y substituer
des mécanismes d'un simplisme navrant. Plutôt que
prétendre faire mieux que la nature on gagnerait à l'imiter au plus près (il n'y a pas d'ailes d'avion
aussi performantes que des ailes d'oiseau) mais si on voulait utiliser la
sélection "naturelle" pour faire évoluer les programmes,
il faudrait y consacrer un temps démesuré (géologique), même avec des
processeurs de plus en plus rapides ! On n'arrive sinon qu'à
résoudre les problèmes les plus triviaux.
Une autre limite infranchissable de la conscience artificielle c'est la
composante sociale de la conscience et de la conscience de soi. Des
robots humanoïdes pourraient s'en approcher mais il est douteux
qu'on arrive à une véritable réciprocité.
La mise en réseau de systèmes de surveillance en
constitue une ébauche, mais sans commune mesure avec nous (pas
plus que les "réseaux de neurones"). S'il n'y a donc pas
d'impossibilité à concevoir une conscience artificielle,
on en est bien loin, et si les capacités des machines nous
dépassent sur de nombreux points (capacités de
mémoire et de calcul), on ne doit craindre aucune "obsolescence
de l'homme"
dont la subjectivité devient au contraire de plus en plus irremplaçable.
Ce qu'on demande à un être humain, ce n'est plus une force
de travail mécanique, ni la répétition de
procédures automatisées mais d'utiliser toute sa
subjectivité et ses potentialités cognitives pour
résoudre les problèmes qu'une machine ne pourra jamais
résoudre aussi bien, pour un travail qui est donc de plus en plus humain, mais de plus en plus stressant aussi...
L'émergence d'une conscience sociale
Ce
qui doit nous intéresser au plus haut point dans une
théorie de la conscience, c'est l'émergence d'une
conscience sociale. Non seulement on éclaire
définitivement ainsi la constitution d'une conscience
à partir d'une organisation en réseau et d'une mémoire instituée,
de la confrontation de l'innovation et de la tradition, de la
contestation de l'ordre établi par de nouvelles forces sociales,
mais
c'est une conscience qui n'est pas donnée, que nous devons construire,
où nous sommes actifs et avons donc besoin d'une vision claire
de notre rôle dans l'affaire. L'émergence d'une conscience
collective est au coeur de l'action politique et singulièrement
d'une conscience écologique.
Pour illustrer la constitution d'un sujet collectif, Lucien Goldmann
prend l'exemple basique d'une armoire à porter par 4 ou 5
personnes, où l'on voit que c'est l'action collective qui crée une conscience
collective et non la somme des consciences individuelles. Comme il dit "Le groupe naît des actions qu'il engendre".
La conscience est donc à la fois projet commun et coordination
des individus qui y participent, la responsabilité de chacun
étant collective (celui qui ne porte pas l'armoire la rend plus
lourde pour les autres). Même si cette présentation
escamote le fait qu'il faut bien qu'il y en ait un qui serve de guide
(il n'y a pas équivalence des personnes dans l'action), elle met en
évidence qu'il ne suffit pas d'être côte
à côte, entassés dans un train, pour constituer une
conscience collective, il faut être organisés,
engagés dans une
finalité commune, dans l'action collective. Sondages et
votes sont bien trompeurs à cet égard, on est plus dans
la fabrication médiatique de l'opinion qui ne fait souvent que
refléter l'intensité des informations diffusées.
La véritable conscience se construit dans l'action et la
participation à l'aventure humaine. "La communication n’existe jamais ailleurs que dans l’action commune"
IS no 7, p21. On peut parler d'auto-organisation (bottom/up)
pour ce mouvement de
mobilisation où chacun tente d'apporter sa contribution,
d'occuper la place où il est
le plus utile. La motivation des individus et leurs capacités
d'adaptation en réponse aux informations reçues sont bien
plus
efficaces qu'une organisation centralisée ou que la force brute (top/down),
cela n'empêche pas que ce soient les contraintes de l'action
collective qui sont organisatrices et non les individus qui se contentent de se
règler sur les informations reçues, quand ils ne font
pas qu'exécuter des ordres, afficher des "marques" ou mettre en pratique des slogans. La
conscience
collective ne résulte pas des consciences individuelles
mais les précède. C'est l'action collective
qui crée le sujet collectif, c'est une
finalité commune qui fait tenir le système social, qui
fait corps, que ce soit une menace extérieure (guerre,
catastrophes) ou une communauté
d'intérêts (conscience de classe), le plus souvent contre
d'autres (il y a division de la conscience et de la
société).
C'est en se comprenant dans leur action à partir
de cette perspective, dans la prise de conscience du sujet collectif, autrement
dit dans la dé-réification, que les hommes peuvent accéder
à l'authenticité et à la communauté humaines.
p119
Toute oeuvre, toute action, toute situation humaine doit
être comprise à partir de sa genèse, et sa genèse
suppose non pas un seul sujet collectif, mais un affrontement de sujets
collectifs. Les actions ont des résultats qui correspondent rarement
aux aspirations précises d'un de ces groupes. L'événement,
en effet, résulte objectivement d'un ensemble de projets et de tendances
qui s'affrontent. p121
Lucien Goldmann, Lukács et Heidegger
On retrouve au niveau collectif les mêmes problèmes que
ceux de la conscience individuelle. Ce n'est pas par hasard que Freud
parle de "censure" et qu'il souligne les analogies entre "la psychologie
des foules et l'analyse du moi" ("la
psychologie individuelle se présente dès le début
comme étant en même temps, par un certain
côté, une psychologie sociale").
Il y a donc bien une mauvaise
conscience sociale avec tous les phénomènes de
refoulement et de propagande au nom d'une idéologie et de
l'image qu'on voudrait se donner face à l'ennemi chargé
de tous les maux. Il y a
pourtant une sacrée différence, c'est que l'unité
de
la société n'est pas donnée comme celle du corps,
encore moins sa conscience qui n'existe pas en soi.
La société est divisée et ne contient pas en
elle-même sa
finalité ni sa limite. Ses membres ne partagent pas tous le
même
savoir contrairement aux cellules qui ont toutes la même origine
et contiennent toutes le code
génétique de l'ensemble du corps. Certes les membres
d'une communauté partagent souvent le même langage et la
même culture. L'unité
du corps social est effectivement basée sur l'information
partagée, une
idéologie dominante, un sens commun, des médias de masse,
une monnaie d'échange, mais aussi sur le conflit social
lui-même qui unifie autant qu'il divise (voir Georg Simmel). Pour
autant, Thomas d'Aquin affirmait déjà contre le
monopsychisme d'Averroès que nous
ne
partageons pas tous le même savoir ni les mêmes
convictions, loin de là. Il y a une division du
travail, une
spécialisation de chacun qui nous tient ensemble et nous donne
place dans
la société (statut), nous individualise et nous
solidarise un peu comme les organes d'un organisme mais de façon
beaucoup plus précaire et toujours remis en cause. Les savoirs
sont
morcelés, chacun n'en sait qu'un
bout. Il est d'autant plus crucial de construire une intelligence
collective capable de les faire se compléter (ce que les
sciences tentent de réaliser) mais qui ne va pas de soi ni sans
dures épreuves. La vérité est l'enjeu de luttes
car elle est à construire et dépend des autres.
La finalité de l'organisme est intérieure
à l'organisme et, par conséquent, cet idéal qu'il faut
restaurer, c'est l'organisme lui-même. Quant à la finalité
de la société, c'est précisément l'un des problèmes
capitaux de l'existence humaine et l'un des problèmes fondamentaux
que se pose la raison. Depuis que l'homme vit en société, sur
l'idéal de la société, précisément, tout
le monde discute ; par contre, les hommes sont beaucoup plus aisément
d'accord sur la nature des maux sociaux que sur la portée des remèdes
à leur appliquer [...]. On pourrait dire que, dans l'ordre de l'organique,
l'usage de l'organe, de l'appareil, de l'organisme, est patent ; ce qui est
parfois obscur, ce qui est souvent obscur, c'est la nature du désordre.
Du point de vue social, il semble au contraire que l'abus, le désordre,
le mal, soient plus clairs que l'usage normal. L'assentiment collectif se
fait plus facilement sur le désordre : le travail des enfants, l'inertie
de la bureaucratie, l'alcoolisme, la prostitution, l'arbitraire de la police,
ce sont des maux sociaux sur lesquels l'attention collective se porte (bien
entendu, pour les hommes de bonne foi et bonne volonté), et sur lesquels
le sentiment collectif est aisé. Par contre les mêmes qui s'accordent
sur le mal se divisent sur le sujet des réformes ; ce qui paraît
aux uns remède apparaît précisément aux autres
comme un état pire que le mal, en fonction précisément
du fait que la vie d'une société ne lui est pas inhérente
à elle-même.
On pourrait dire que, dans l'ordre social, la folie est mieux discernée
que la raison, tandis que, dans l'ordre organique, c'est la santé
qui est mieux discernée, mieux déterminée que la nature
de la maladie. 108-109
Il n'y a pas une sagesse sociale comme il y a une sagesse du corps. Sage
il faut le devenir, et juste, il faut le devenir. Le signe objectif qu'il
n'y a pas de justice sociale spontanée, c'est-à-dire d'autorégulation
sociale, que la société n'est pas un organisme et que par conséquent
son état normal est peut-être le désordre et la crise,
c'est le besoin périodique du héros qu'éprouvent les
sociétés. 123
Georges Canguilhem, Ecrits sur la médecine
Non seulement la société est toujours en crise,
s'interrogeant sur ses finalités, mais ses contours sont flous
et
insaisissables.
Toute tentative de définir ses contours un peu trop
rigoureusement se traduit d'ailleurs en exclusions et en violences
déchaînées qui écrasent l'individu alors que
la question est plutôt celle de la production de l'individu par
sa responsabilité sociale. Contrairement à ce qu'on
s'imagine spontanément, ce qui constitue
le groupe, ce n'est pas la particularité de ses membres, une
essence humaine, mais
simplement l'identification à son leader et la participation
à l'action collective. Il faudrait se rendre compte que la conscience collective est toujours incarnée
(dans le chef, le prince ou le bureaucrate, si ce n'est le
poète, le
prêtre ou le philosophe). C'est pourquoi Freud
préfère parler de horde
plutôt que
d'instinct grégaire (on parle plutôt de "tribus"
aujourd'hui), soulignant le rôle indispensable du
meneur, du pasteur, du père et de l'amour dans l'identification
collective (la personnification du collectif). Dès lors la
conscience collective n'est pas une mythique
volonté générale qui flotterait au-dessus de nous
comme l'esprit sur le corps ou la main invisible des marchés,
elle s'incarne dans une
conscience humaine effective même si elle ne s'y réduit
pas. On ne peut dire que la conscience collective s'impose à
nous comme si nous étions pensés par elle alors que c'est
nous qui pensons et nous l'approprions, en portant la
responsabilité en acte et en accord avec ce que nous voulons
être ("faire équipe" n'est pas un sentiment mais une
décision). On se
range volontairement derrière le chef de notre camp contre nos
ennemis. C'est ce que refoule l'objectivation de la conscience
collective dans un totem ou un Dieu (si ce n'est le fantasme d'une
"société secrète" ou d'un quelconque
ésotérisme qui nous guide et dont les principales
caractéristiques sont de ne pas apparaître et ne pas
dépendre de nous!). Non seulement la conscience
collective est toujours personnifiée mais on s'identifie
tellement au leader qu'on se met vraiment à sa place : on se
prend facilement pour le roi, ou même pour Dieu, quand on pense
à "nous", prenant le point de vue du pouvoir sans avoir
conscience de défendre ses petits
intérêts. Lacan disait que le "collectif est le sujet de
l'individuel". De ce point de vue, la contradiction de l'individualisme
(voire de la démocratie) serait de prétendre qu'on
pourrait être tous des princes (mais sans royaume...).
Freud souligne aussi (p157), comme Norbert Elias
après lui, que paradoxalement, ce qui particularise l'individu
et lui donne une certaine autonomie
c'est la multiplicité
de ses appartenances (familiale,
religieuse, politique, nationale, raciale, sexuelle, de classe, etc).
On sait bien que les femmes qui ont un emploi extérieur jouent
leurs obligations professionnelles contre une trop grande emprise des
obligations familliales, en plus de gagner en autonomie
financière. Ainsi, ce n'est pas tant l'individu qui s'oppose au
collectif
(l'égoïsme au devoir) que différents
collectifs qui s'opposent entre eux, en premier lieu l'amour comme
"mouvement collectif à deux" (banni pour cela de l'église
et de l'armée), et si l'individu moderne peut
sembler se détacher de ses appartenances c'est au nom de
l'universel ou de l'Empire, c'est-à-dire d'une appartenance plus
large et plus
contraignante encore ! Il est sans doute illusoire de parler, pour une
société humaine, d'intelligence en
réseau, qui n'irait pas plus loin qu'un mouvement de foule, il
serait plus exact de parler d'une conscience collective
pluricentrée, composée d'une pluralité
d'identifications et d'une pluralité de consciences
individuelles qui les incarnent, comme dans l'église ou
l'armée.
Il n'y
a donc pas seulement l'organisation
et le projet, il ne semble pas qu'on puisse éviter de les
confier à une personnalité (élue) même si
depuis les Grecs on voudrait qu'il ne soit pas différent des
autres citoyens, s'opposant au despotisme oriental, à la
sacralisation
du prince. Les
partisans de l'auto-organisation rejoignent les anarchistes dans
l'utopie d'une conscience collective sans incarnation, d'une
démocratie directe sans représentants et sans pouvoirs
dont on peut se demander pourtant si c'est encore une démocratie,
laissant le champ libre au marché qu'on ne
saurait considérer, sans abus de langage, comme une conscience
collective et qui ne suffit pas à faire société.
Il y a une convergence certaine avec une démarche religieuse dans cette tentative de
dépersonnalisation du collectif au profit d'une transcendance
purement spirituelle. Prendre les sciences en exemple de cet absence de pouvoir personnel ne serait pas
plus pertinent car on
sait bien que ce qui manque aux sciences, c'est la conscience
justement, et il reste encore de grands savants, des "prix Nobel" ou des "mandarins". Pour pouvoir profiter
des compétences humaines et dépasser
la bêtise des foules ou des
effets de masse comme la débandade des armées, pas moyen
semble-t-il d'éviter la personnification du
pouvoir
avec tout son apparat. C'est vexant et regrettable sans doute mais
inévitable même à vouloir dénier
cette personnalisation dans un égalitarisme de façade alors qu'à la reconnaître, on peut
du
moins y mettre des limites, des
contre-pouvoirs, la démocratiser par tirage au sort par
exemple...
Comment se forme donc une conscience collective ? A partir d'un
dysfonctionnement social et de l'expression du négatif. D'abord
par un mouvement de résistance, de blocage,
un dire-que-non, la manifestation de la
dimension sociale de souffrances individuelles ou d'une indignation partagée,
quand ce n'est pas l'irruption d'une catastrophe naturelle. Ce moment de
cristallisation se précipite à partir de signes de
reconnaissance, de protestations plus ou moins isolées qui trouvent des
encouragements de plus en plus nombreux, ce qui les enhardit assez
pour leur donner de l'ampleur, éprouvant sa puissance collective
jusqu'à l'explosion sociale où l'ordre établi est
remis en question (c'est un peu comme la révolution amoureuse).
C'est dans ce "groupe en fusion" qu'on éprouve le plus sa propre
existence, sa dimension de pari qui est aussi sa justification dans
cette capacité de basculement du monde donné à
chacun, jusqu'au sacrifie parfois. Vient ensuite la constitution
d'un langage commun et de revendications pour résoudre le
problème, donner signification à
l'événement et construire de nouvelles institutions. Ce
qui se traduit par l'identification à un leader qui incarne un
projet (impossible
de se passer de porte-parole, "les idées ne se promènent
pas toutes seules"), mais dont la réussite repose sur le
travail idéologique des militants et sa reprise par les
médias qui le diffusent. Concrètement, c'est en grande
partie un travail de mise en relations et d'information, de lecture et
d'écriture, de communication et de confrontations, de
manifestations et de revendications, d'apprentissage collectif et
d'organisation, dans une interaction entre rétroactions
individuelles et mouvement d'ensemble qu'un leader synthétise
tant qu'il a la confiance des militants (sinon c'est la
désagrégation). On voit que la conscience collective est
fragile et dépend d'un ensemble de conditions difficiles
à rassembler. Ce n'est jamais simple, jamais pur, et toujours
à renégocier. On peut tirer partie de l'analogie avec le
cerveau pour le rôle qu'y jouent les coalitions à
condition de ne pas ignorer le rôle du leader dans la conscience
collective.
Toute perception réelle ou imaginaire, est générée par une coalition de
neurones. Toute coalition renforce l'activité de décharge des neurones
qui en font partie, et inhibe les autres coalitions. La dynamique de
cette compétition n'est pas aisée à comprendre dans les détails, mais il
est clair qu'elle repose sur une stratégie où la coalition gagnante
"rafle tout". La coalition qui domine à un instant donné représente le
contenu de la conscience ; elle a typiquement une activité soutenue. Une
coalition qui dure très peu de temps correspond à une forme de
conscience évanescente. [...]
Dans le cortex antérieur, plusieurs coalitions gagnantes générant
chacune une expérience consciente peuvent coexister, alors que c'est
impossible dans le cortex postérieur. Ces coalitions reflètent des
sensations comme la joie ou, par exemple, le sentiment d'être le
créateur de quelque chose. Ces sensations peuvent être diffuses et
persister plus longtemps que les coalitions à l'arrière du cortex. Notre
première hypothèse, celle de l'homoncule [un centre de perception qui
"regarde" les aires sensorielles situées à l'arrière], implique que ce
qui se passe à l'avant et à l'arrière du cerveau ne peut faire l'objet
d'une seule et même coalition. Il s'agit plutôt de coalitions séparées
qui interagissent massivement entre elles.
Comment les neurones fabriquent la conscience ? Francis Crick et
Christof Koch, La Recherche, 10/2005
Reconnaître
la fonction déterminante des leaders dans la conscience
collective ne doit pas nous
conduire à surévaluer ce qui n'est qu'une fonction, dont
le leader n'est qu'un représentant, ni à ignorer les
autres acteurs, que ce soient les citoyens, les militants, les adversaires
ou les médias. Les médias
forment une sorte de
réflexion de la société, de discours commun, voire
de pensée unique plus ou moins en phase avec la
société réelle mais qui nous sert de
référence même pour s'y opposer. Ils participent
à la fabrication de
ce qu'on appelle "l'opinion publique" sans toujours la
déterminer (comme l'a montré le référendum)
et sont sensés se faire l'écho des
mobilisations sociales effectives (ce qu'ils ne font pas toujours). Si
les médias ne sont pas la
conscience collective, il ne peut y avoir de conscience collective sans
médias (pas de conscience européenne sans médias
européens) car, encore une fois, la conscience collective
n'existe pas sans un support matériel. Les gouvernements aussi
ont bien sûr une
grande part dans la construction d'une conscience collective
(voir la mobilisation contre les accidents de la route) ainsi que dans
la prise en
compte des préoccupations
sociales. Tout cela ne va pas très loin en
général, plus près de la propagande et de
l'hypnotisme que d'une conscience réfléchie (comme dit
Schiller "Chacun pris à part peut être intelligent et raisonnable ; réunis ils ne forment qu'un seul imbécile"). Seules certaines oeuvres d'art parviennent parfois à
ce que Goldmann appelle la conscience maximum possible
mais la conscience ne peut être passive et spectatrice, elle se
forme dans l'action, c'est-à-dire aussi qu'elle est
simplificatrice et structurée par un conflit principal, c'est le
résultat d'une conjonction favorable qui se met à
fonctionner et à s'étendre soudain. Il y a une grande
part de chance dans son émergence du bruit ambiant sous une
forme plus ou moins dégradée et bancale mais ce qui dure,
c'est ce qui marche. Il ne
s'agit pas seulement d'intelligence collective et
de
coopération des savoirs mais de focaliser l'attention
sur
certains problèmes, d'une hiérarchie des valeurs et de
priorités qui changent avec les époques et les situations
comme changent les modes et les politiques...
La prise de conscience des problèmes écologiques
constitue un exemple de l'émergence d'un niveau cognitif supérieur
puisqu'il s'agit de doter d'une certaine dose de
réflexivité des écosystèmes qui se
dégradent laissés à eux-mêmes (et surtout
à leur exploitation sans frein par notre industrie ou une
marchandisation irresponsable), le défi étant de doter d'une conscience une
multiplicité sans unité préalable et de construire cette solidarité globale qui manque. On voit
bien comment se forme petit à petit la conscience
écologiste. A mesure de
l'augmentation des pollutions et des catastrophes écologiques,
des prises de conscience individuelles se font, plus ou moins justes ou
excessives,
des informations sont
collectées, des campagnes sont menées, des mobilisations
sont organisées sur des actions ponctuelles. Il faut bien dire
pourtant que le résultat est bien décevant malgré
l'énormité des problèmes. La conscience est
toujours
difficile, l'inconscience est la règle. Il ne suffit pas d'avoir
quelques leaders écologistes, il faut convaincre et
pour cela il faudrait disposer d'une théorie convaincante. Le
problème c'est que la solution n'a rien d'évidente, elle
n'est pas encore établie, on doit lui donner forme dans les
luttes et le débat
politique. Il ne suffit pas d'avoir une prétendue "conduite
écologique" ni de "bonnes intentions".
Le problème ce
n'est pas les autres, leur
surdité ou leur bêtise supposée, le problème
c'est nous et nos insuffisances, la difficulté de s'entendre !
Nous sommes coincés entre des libertaires inconsistants et de
dangereux autoritaires, entre insuffisance d'information et solutions
imaginaires. Les utopies écologistes sont des obstacles
insurmontables, tout comme les discours trop catastrophistes, car la
conscience se
détourne de ce qu'elle ne peut croire (même s'il y
a aussi
une fascination pour ce qu'on ne comprend pas, tout aussi dangereuse
d'ailleurs).
Jean-Pierre Dupuy a bien montré
les difficultés à convaincre des risques d'une
catastrophe
toujours jugée impossible avant qu'elle ne se produise, sans
compter qu'il ne peut y avoir de collectif sans une relative
sécurité. On a vu que la
panique bloque toute réflexion et mène au pire (il faut
rester alerte, conscient
de la menace sans céder au découragement). De toutes façons, il ne s'agit pas tant de convaincre de
l'imminence d'une catastrophe, dont on peut considérer qu'elle a
déjà eu lieu, que de proposer une alternative
qui tienne
le coup, savoir quoi faire concrètement, créer de
nouvelles institutions pas seulement changer de maître. Les
luttes
politiques sont toujours
théoriciennes
comme l'avait bien compris Marx, au sens où elles sont
productrices de théories et se font au nom de théories,
même si les causes en sont bien matérielles
(écologiques ou économiques). Avoir une théorie
juste est une
exigence pratique (et donc le travail d'information) ! La conscience
collective dépend de l'action politique, de ses leaders, de ses
institutions et de ses théories.
La
conscience n'est jamais donnée ni durable, elle se construit
dans l'action, en
interaction avec l'environnement, par essais/erreurs, par
hypothèses et discussions où le mimétisme et
l'opinion dominante prennent une grande place, conformisme et fausse
conscience s'incarnant souvent dans un "bouc émissaire" qui
rassemble une communauté contre ce qu'elle redoute de
façon purement symbolique ou imaginaire. Ce sont des processus
incontestables. De là
certains se
sont
précipités dans une "mémétique"
absurde réduisant l'histoire des
idées à une sélection darwinienne (ou plutôt
"lamarckienne") de concepts et
de formes, autant dire en refusant de comprendre l'histoire
réelle au nom de ce nouvel obscurantisme purement tautologique
(ce qui arrive est toujours ce qui doit arriver, les gagnants sont
toujours les meilleurs). Notons que René Girard, tout aussi
unilatéral et dogmatique, arrive à peu près
à la conclusion inverse d'introduire le tiers dans la
rivalité mimétique. Bien sûr on est
ainsi dans la filiation de Locke et Hume voulant réduire
l'esprit à l'habitude des sens, mais c'est au moins très
insuffisant pour des êtres parlants et, comme le soulignait
déjà
Voltaire, c'est que Locke
n'était pas mathématicien car il est
absurde de vouloir réduire les mathématiques aux
sensations et
les
formules mathématiques au produit de sélections aveugles,
encore plus à leur utilité alors que les
mathématiques
grecques sont nées de leur abstraction du concret et sont une
suite de déductions !
L'universel n'a rien à voir avec l'imitation, pas plus que la
géo-métrie avec la mesure des champs malgré ce que
l'étymologie pourrait nous laisser croire. L'évolution
humaine ne se fait pas au hasard, elle est incontestablement
guidée (c'est la ruse de la raison). En fait la
mémétique voudrait annuler au profit de la seule
biologie, ou plutôt d'une sorte de marché des
idées,
l'ensemble des sciences humaines (épistémologie,
psychologie, psychanalyse, sociologie, ethnologie, économie,
politique, histoire, géographie, écologie), se privant
ainsi de tout un corpus de savoirs irréductibles les uns aux
autres ! Les
logiques en jeu sont effectivement extrêmement
différenciées selon
les contraintes spécifiques des différents champs de
construction des savoirs (tout comme les différents modules du
cerveau).
Impossible
d'aborder les innombrables facettes de la construction des savoirs, du
moins il faut souligner la
dimension historique et les diverses temporalités,
au-delà des structures, des réseaux
et des interactions sociales immédiates (entre dysfonctionnement
social, exaspération individuelle, militants, leaders,
médias, idéologies, organisations, rapports de force,
sans compter le temps qu'il fait). En effet, la conscience collective
suit, dans
chaque domaine, une dialectique
historique
où chaque époque renverse les ratés de
l'époque
précédente comme les fils se font les critiques de leurs
pères, passant souvent d'un extrême à l'autre.
Cette dialectique, liée à la
négativité du langage, sa fonction critique, est un mode
de correction d'erreurs qu'on peut considérer comme bien
imparfait et trop brutal puisqu'il mène à tordre le bâton dans
l'autre sens plutôt qu'à le redresser, emporté par
l'énergie transformatrice. Cela produit des oscillations
cycliques d'un excès à l'excès inverse, dont on
peut penser qu'elles se rapprochent malgré tout de plus en plus
de la justesse, sauf qu'une infime erreur sur l'essentiel peut avoir
des conséquences catastrophiques et que le couvercle
soulevé retombe plus lourdement encore lorsqu'une
vérité est instrumentalisée et dogmatisée,
lorsque la révolution s'institutionnalise par exemple ou lorsqu'une infamie est faite au nom de la justice ("Il n'y a point de plus cruelle tyrannie que celle qu'on exerce à l'ombre des
lois, et avec les couleurs de la justice" Montesquieu, Considérations, XIV).
En tout cas, la dialectique ne s'est pas
arrêtée avec
la globalisation et l'écroulement du communisme après
celui du fascisme. Le libéralisme
n'est pas le vainqueur au
finish pour
l'éternité, il n'est pas assez conforme à notre
réalité humaine même s'il en dit quelque chose
assurément.
Seulement ce qui essayait de faire société avec le
fascisme ou le communisme n'a pas disparu avec les horreurs qu'ils ont
produits, pas plus que les horreurs du libéralisme qui les
avaient
justifiées précédemment aux yeux de millions
d'hommes et de femmes. Ce n'est pas parce que le remède
était pire que le mal qu'on devrait se résoudre pour
autant à ne plus jamais rien faire et continuer, comme un canard
sans tête, à subir les ravages d'un économisme
destructeur et insoutenable (le
terrorisme
islamique est là pour nous le rappeler). Il faut tirer les
leçons de nos erreurs pour ne pas les reproduire, pas pour se
laisser-faire et ne plus rien dire ! L'idéologie libérale
est une dogmatisation du scepticisme et de l'impuissance, voulant
refouler toute conscience et responsabilité collective
jusqu'à l'absurde, dans une sorte de totalitarisme à
l'envers, d'un interdit sur la totalité et sur le sens (ce n'est
plus "ferme ta gueule" mais "cause toujours", le contraire d'une
intelligence sociale et d'un débat public informé).
On peut espérer
que
l'écologie-politique constitue cette synthèse
de la
solidarité et de l'autonomie, du local et du global, conscience collective permettant
de préserver notre avenir dans le respect de l'individu comme
des équilibres écologiques. Encore
faudrait-il que la
société en prenne conscience dans des institutions et franchisse pour
cela le gouffre qui sépare une réalité objective
d'une conscience subjective, en dépassant ses anciennes
idéologies, l'inconscience et l'irresponsabilité du
passé
à
laquelle il faudra bien mettre fin.