Ce livre témoigne de l'état étonnamment
embryonnaire de nos connaissances sur le cerveau et les émotions,
c'est ce qui fait son intérêt. Ses défauts sont ceux
des pionniers qui ne disposent pas encore des concepts adaptés à
leur objet. Il apporte quelques éléments intéressants
sur les rapports entre émotion et sentiment mais on peut penser qu'il
en manque l'essentiel lié au concept d'information comme on va essayer
de le montrer. Surtout comme la plupart des neuro-biologistes il est constamment entraîné à une
confusion des niveaux entre l'amibe,
le cerveau primitif, la conscience humaine, le monde de la parole et de l'éthique,
en nous parlant de bien et mal, liberté et salut au niveau biologique
(!) même si c'est sans doute moins caricatural que
Jean-Pierre Changeux.
La dimension de la question dépasse largement la biologie et Damasio
s'en rend bien compte. C'est pour cela qu'il convoque les philosophes et
semble distribuer les bons points (Descartes avait tort, Spinoza avait raison
!). Il faut bien dire que le chapitre sur la vie de Spinoza est complètement
hors sujet. On peut se demander ce que cette hagiographie vient faire là,
sinon pour nous persuader d'une familiarité entre Damasio et Spinoza
sans trop faire référence aux thèses de l'Ethique, façon
de s'excuser d'une excursion hors de son domaine. En plusieurs occasions
il avoue d'ailleurs son
incompétence en s'aventurant "
bien au-delà de ma formation"
163 (ce que je fais pour ma part en permanence, exigence de la transversalité...).
On ne peut lui reprocher un scientisme et un biologisme trop étroits
puisqu'il reconnaît à la fois ses limites et une
pluralité
d'approches, en se situant dans une tradition historique, en continuité
avec la philosophie, du moins celle de Spinoza. "
Il nous faut prendre
en compte l'anthropologie, la sociologie, la psychanalyse, la psychologie
évolutionniste et la neurobiologie"
162. Il n'est
pas sûr pourtant qu'il comprenne bien ce qui fait l'autonomie de ces
champs, leurs spécificités par rapport au substrat biologique,
car malgré tout il en vient à faire de la neurobiologie une
clé universelle en glissant de mécanismes biochimiques au théâtre
des passions humaines sans prendre la mesure du rôle du langage et du travail de l'histoire qui
a pris le relais de l'évolution. En voulant ramener la culture à
la nature on oublie que la culture se constitue au contraire en s'opposant
à la nature (par des signes, des artifices, des rites, des interdits,
des normes). La confusion est dans les mots employés, dont
la caricature est de réduire l'amour au sexe (qui ne sont certes pas
"sans rapports" mais ne se confondent pas pour autant). Cet effort pour tout
unifier et réduire au même, à différents niveaux,
peut se revendiquer effectivement de Spinoza (pour qui l'amour serait simplement
une joie accompagnée de l'idée d'une cause extérieure !),
attitude unifiante qu'on peut d'ailleurs dire liée à tout effort théorique,
à condition d'y introduire le débat contradictoire et la dialectique
de la connaissance qui sont les véritables fondements de la Philosophie, de la Démocratie et de la Science.
- Les fondements philosophiques des sciences (Spinoza)
Dans la constellation des philosophes ayant participé à la
fondation des sciences
modernes, bien longtemps après Socrate et Aristote, chacun a sa
part, semble-t-il. Bacon pour la place de l'expérience, Descartes
pour la méthode réductionniste. La place de Spinoza est aussi
essentielle, bien que ce soit sous la forme un peu honteuse d'une religion
privée que Einstein par exemple avoue son spinozisme. La philosophie
de Spinoza est la philosophie scientifique spontanée pourrait-on dire,
de par sa méthode géométrique, qui semble pourtant le
contraire de la méthode réductionniste ou expérimentale.
Elle représente la tentation holiste des sciences, l'indispensable
démon de la généralisation qui s'exprime dans ce livre,
dans la précipitation d'appliquer des schémas biologiques à
tout et n'importe quoi. C'est aussi la philosophie du scientisme comme philosophie
du déterminisme absolu, des causes matérielles et non des
fins (nous débarrassant donc de la charge de la cause au profit d'une
cause extérieure, Dieu ou Nature), c'est enfin un biologisme, proche
de celui d'Aristote, centré sur le corps, ce qui permet à Damasio
de s'y appuyer (l'important est moins la véritable philosophie de
Spinoza que l'utilisation qui en est faite de nos jours).
Pour Spinoza il n'y a pas de
liberté, ou plutôt la seule
liberté est de s'épanouir selon sa nature comme une fleur !
Pour un scientifique seul existe ce monde des causes qu'il étudie et
dont il tire des lois. Pourtant il y a tout aussi matériellement un
monde des fins, monde de la vie et de l'action qui ne peut se réduire
à la passivité des effets combinés de différentes
causes. Ces critiques ne sont pas nouvelles. S'il y a un progrès historique,
il est surtout cognitif, c'est pourquoi on ne peut en rester à Spinoza
et qu'on doit tenir compte des arguments qui lui ont été opposés
par les philosophes qui lui ont succédé. Sur la liberté
par exemple Heidegger a retourné l'affirmation de Spinoza, comme quoi
notre sentiment de liberté venait de notre ignorance des causes, en
montrant que la liberté consistait justement dans cette ignorance,
dans l'indécision, le questionnement, l'ouverture, lorsqu'il n'y a
pas de cause décisive pourrait-on dire (et que le déterminisme
n'a plus de sens quand je ne sais pas quoi faire). Hegel a critiqué
Spinoza sur de nombreux points et changé complètement de perspective
avec l'introduction de la liberté comme négativité et
de sa dialectique historique, il s'est même moqué de sa méthode
géométrique, "grimoire mathématique" rejetant toute
subjectivité, pourtant c'est ce qu'il a gardé de lui (dans
la Logique au moins) avec l'exigence de faire système (d'un système
qui se boucle sur lui-même et prouve ainsi sa cohérence).
Ordinairement on se moque avec des airs supérieurs de ces prétentions à faire
système, mais on ne peut absolument pas s'en passer ! On pense par grilles (ou paradigmes,
cf. Piaget,
Laborit,
Kuhn). Il vaut mieux le savoir. Un fait n'a de valeur scientifique qu'à s'intégrer dans
le système scientifique. La science unifie (grande unification, théorie
du Tout, voir
Einstein). L'approche
systématique (holiste) de Spinoza est tout aussi importante au niveau
théorique que l'approche réductionniste de Descartes au niveau
pratique car s'il faut décomposer les phénomènes ils
ne prennent sens qu'à être généralisés et
à s'intégrer dans un corpus théorique. La division jusqu'à
l'atome se fait au nom d'une unité plus profonde. La méthode
géométrique vise à s'assurer qu'on ne dit pas n'importe
quoi et qu'il n'y a pas de contradictions dans notre représentation
du monde, qu'elle est bien unifiée et cohérente (exigence qui
est aussi celle de la biologie bien qu'elle soit difficilement mathématisable).
Dieu est le nom de cette unité dernière de l'être, pas
si loin du Dieu de Thomas d'Aquin qui est l'acte même d'exister (création
continue), pas si loin de la physis grecque et des dieux égyptiens
(Neter), panthéisme des forces de la nature en fin de compte.
Deus sive Natura. C'est pratique, on ne sait pas ce que c'est l'Etre ou la Nature, on ne
sait pas ce que c'est Dieu mais on les identifie et on prouve l'un par l'autre
(c'est ce que Heidegger appelle l'onto-théologie). La connaissance
du troisième genre est la certitude de cette unité qui relie
tout (et justifie tout) mais ce système totalisant dépourvu de toute dialectique
tombe inévitablement dans un certain dogmatisme et perd la dimension
temporelle rabattue sur l'éternité. Point de vue de Sirius
qui n'est pas tenable. Goethe soulignait que nous ne pouvons contempler de
loin la vague qui nous engloutit. Enfin dire que l'esprit et le corps sont
une seule et même chose ne dit pas grand chose sinon que cela ôte
toute autonomie à l'esprit et son développement historique alors
que, s'il y a communication entre l'esprit et le corps, il y a bien une séparation
entre information et représentation, un rapport indirect de la pensée
à l'être, un progrès de l'apprentissage et non un parallélisme
psycho-physique qui est un pur acte de foi. On peut dire que, en dépit
de son orientation biologisante, ce matérialisme physiciste rate la
spécificité biologique qui n'est pas tant matière que
processus dynamique, sensibilité aux perturbations, mais surtout mémorisation et réactions
conditionnelles aux informations reçues.
- Le sens de la souffrance et la toxicomanie du plaisir (pensée positive et individualisme libéral)
On voit que les enjeux débordent la question des émotions et
des fondements biologiques de l'éthique ou même du rapport entre le corps
et l'esprit. C'est le statut de la science, de la biologie, de la théorie,
du déterminisme qui sont remis en cause lorsqu'on aborde ces frontières
entre l'objectif et le subjectif, avec des conséquences
politiques
qui peuvent être catastrophiques comme en témoigne le racisme
nazi qui était un biologisme eugéniste sûr de son objectivité. Si aujourd'hui on n'ose
plus prétendre améliorer la race par des éliminations
de masse, ce qui est très certainement justifiable par des critères
biologiques d'élevage et de sélection, on vise plutôt
la perfection génétique individuelle car l'évidence de
notre temps est de réduire la vie à la recherche du bonheur individuel,
soi-disant fondée biologiquement elle aussi. Pour
Hannah Arendt, la recherche du bonheur nous ramène à l'animalité en effet car
c'est la négation du politique (et du sacrifice de sa vie incompréhensible
"biologiquement") :
Car l'animal
laborans, et non pas l'homme de métier, ni l'homme d'action,
est le seul qui ait jamais demandé à être heureux ou
cru que les mortels peuvent être heureux.
Hannah Arendt, La condition de l'homme moderne, p185
Il faudrait se rendre compte, tout au contraire, que la "
recherche du bonheur" est illusoire n'étant au fond qu'une toxicomanie. Comme Aristote
l'avait déjà montré, le bonheur n'est pas un but, le
bonheur est le résultat de l'accomplissement d'un but. Pourtant, comme
la plupart des philosophes, dont Spinoza, il ne renoncera pas à une
félicité durable dans la contemplation de vérités
éternelles, fonction thérapeutique de la vérité
et de la religion qui m'a toujours parue extraordinaire, impossible mensonge
à soi-même. Malgré qu'on en ait, joie et tristesse ont
un sens, dans leur contexte, c'est ce sens qu'il faut prendre en compte et
non cultiver artificiellement la joie pour la joie au nom d'une pensée
positive débilitante et qui ne peut que provoquer un retour violent
du négatif refoulé (Hegel avec Freud). Vouloir le bonheur indépendamment
de son contenu, c'est vouloir un "
sentiment inadéquat", vouloir
sa dose de morphine ou de dopamine, avec comme même conséquence
un dérèglement de la transmission des informations et des régulations
biologiques ou sociales ainsi qu'une perte de projection dans l'avenir.
La joie vient par surcroît lorsqu'on répond aux questions qui
se posent et ne peut durer bien longtemps si on les ignore. La toxicomanie
échoue comme toute tentative d'éterniser la joie car on ne
perçoit que des différences entre différents états
dont certains sont plus désirables que d'autres, plus attristants donc.
La tristesse est toujours à hauteur de la joie attendue et la joie
se mesure aux peines passées (on donne du prix à ce qui nous a coûté).
Ce n'est
pas le bonheur qu'on cherche mais la satisfaction de tel ou tel désir
ou besoin, besoin du corps ou désir de reconnaissance, c'est tout
autre chose. On ne se suffit pas de persévérer dans l'être
dans un ennui profond, ni même d'une volonté de puissance ou
d'expansion (de plus grande perfection), mais l'essence de l'homme c'est
le
désir, comme le reconnaît Spinoza lui-même,
seulement c'est un désir qui n'est pas réductible au besoin,
ni donné comme la plante est donnée dans la graine, mais rebelle
et changeant, transgressif et contrariant, mimétique et jaloux car
c'est un désir de désir (Hegel, Kojève, Lacan), satisfaction
intersubjective qui n'a plus rien de biologique, se jouant sur une autre
scène, celle du langage et de la rencontre, de l'histoire humaine
et de la continuité des générations qui donnent sens
à notre vie.
Vouloir une joie
sub specie aeternis implique de quitter complètement
la biologie. Surtout, rejeter la
tristesse c'est refuser la sympathie. On
ne s'en étonnera pas, cette éthique corporelle étant dépourvue d'intersubjectivité.
L'auteur même s'en alarme. Il ne reste des rapports aux autres que la coopération
joyeuse ; au moindre accroc il faut laisser tomber, rester fluide, ne pas
se laisser aller à la tristesse et la pitié, rien que du positif ! On reconnaît
notre monde et son idéologie de la pensée positive, tout comme la compétition
pour la vie reflétait l'idéologie du capitalisme naissant plus que la réalité
biologique. On ne peut supprimer la tristesse qui a beau être un état du
corps, peut être déclenchée par des idées abstraites qui ne sont plus
qu'un lointain écho de l'état de manque du corps. On ne devrait pas parler
d'ailleurs de joie ou de tristesse du corps, mais de l'individu social, de
l'être parlant qui en témoigne et la ressent.
Enfin, il faudrait reconnaître que la douleur du négatif est plus
créative qu'une joie satisfaite. Ce n'est pas une anomalie inutile,
elle porte un
sens même en témoignant de son absence.
Il est d'ailleurs curieux que l'expérience la plus frappante que ce
livre rapporte soit la production d'idées suicidaires par l'excitation
de certains neurones. Comment expliquer cela si on fait de la joie l'unique
valeur biologique ? On peut dire que c'est l'intrusion des émotions
sociales qui s'imposent au corps mais alors ce corps ne se réduit
plus à son homéostasie. Ce n'est pas un système fermé
mais un système ouvert. Reste qu'il y a bien une tentation toxicomane,
du simple fait de l'existence des sentiments de douleur ou de plaisir qui
peuvent submerger le désir, détachés de tout objet,
surtout lorsqu'il y a des déficits biologiques, un terrain fragile.
C'est une procédure d'urgence, de seuil, de déconnexion, une
sorte de disjoncteur. Rien de plus humain que la toxicomanie, il n'y a pas
de sociétés sans drogues qui servent de remèdes, de
socio-médiateurs, de modificateurs d'humeur, d'inspiration créative,
de levée des inhibitions et du refoulement, de dérèglement
des sens et de miroir de l'âme, avec leur lot d'alcooliques et de dépendances
totales qui restent malgré tout marginales alors que tout le monde
se drogue, ou presque. Il serait exagéré de tout réduire
à ce mécanisme de dépendance tyrannique alors que les
drogues ont surtout une fonction de maîtrise, voire de dopage, et que
punition et récompense ont surtout une fonction cognitive d'apprentissage
et que la leçon des sentiments, c'est qu'ils restent ouverts à
notre réflexion. Ce qu'il faut souligner pourtant c'est que si les
drogues servent à contrôler les émotions par un court-circuit
biologique, tout contrôle des émotions, qui commence au sentiment,
est déjà une façon de se déconnecter d'informations
vitales et de contredire des régulations émotionnelles, selon
des mécanismes proches de celui des drogues et de leur inconditionalité.
On ne saurait donc s'en passer mais il ne faut pas en abuser non plus, le
difficile est de trouver la bonne mesure (non pas fuir tout excès
mais l'excès d'excès).
- Emotions et sentiments
Venons-en au fait. Après "
L'erreur de Descartes" qui réévaluait le rôle des émotions dans la prise de décision, puis "
Le sentiment même de soi"
qui mettait en relief le rôle de la construction de soi pour s'orienter, ce que Damasio
tente de penser ici, c'est la différence entre émotion et sentiment,
l'émotion étant une réponse corporelle standard, plus
ou moins automatisée, à un stimulus extérieur ("
procédé pour résoudre automatiquement les problèmes de base que pose la vie"), alors que le sentiment
en représente la face subjective, l'état
du corps. La question qui se pose est celle de la fonction de ce
dédoublement
ainsi que des mécanismes en jeu. Bien que Damasio
en fournisse tous les éléments, il me semble qu'il n'est pas assez
clair sur la solution, même s'il insiste sur "
la relative autonomie du sentiment et de l'émotion"
76
qui ne sont pas tout-à-fait la même chose bien qu'ils soient
liés, comme Aristote l'avait déjà montré (De
l'âme). Pour ma part je dirais que le sentiment s'impose lorsque l'émotion
ne s'impose pas tout-à-fait, présentification à la conscience
d'une émotion (d'un instinct, d'un besoin physiologique ou d'une
évaluation des dangers) dont elle peut éventuellement contrôler
ou moduler les réactions (par la danse ou la musique par exemple).
Les sentiments ouvrent au contrôle des émotions, passage du
réflexe à la réflexion, avant que les mots ne nous détachent
encore plus de l'émotion (le mot chien n'aboie pas). Il n'y aurait
donc pas de sentiment sans conscience (contrairement à l'émotion).
La doublure sentimentale qui nous implique subjectivement dans nos émotions
est paradoxalement déjà un détachement, une atténuation
de l'automaticité de l'émotion, de son caractère impératif
ou de passion subie (comme une simple réaction corporelle ou immunitaire)
car la conscience du sentiment donne un certain pouvoir à la conscience
sur le sentiment, et par lui, sur le corps (ce que les yoguis démontrent
depuis longtemps ou l'hypnose, aujourd'hui on a aussi le
bio-feedback). La leçon,
c'est que si on peut être le jouet de ses émotions ("le coeur
a ses raisons que la raison ne connaît pas"), on reste (relativement)
responsable de ses sentiments. Il faut témoigner à quel point
nos émotions peuvent nous submerger, à quel point on a pu vivre
des moments terribles, des pulsions suicidaires irrésistibles (100
fois la mort désiré), auxquelles on a finalement résisté...
Les sentiments ne sont pas entièrement décisifs mais leur intensité
pèse largement sur la décision bien sûr, apportant ivresse ou cisaille à l'âme. "
Les sentiments ouvrent la porte à une certaine dose de contrôle volontaire
des émotions automatisées"
85, ouverture à l'imagination et la créativité mais notre
capacité d'y échapper est limitée car un sentiment triste
fera remonter des souvenirs tristes analogues, mémoire liée
à l'état du corps, les souvenirs de joie étant hors
d'atteinte, et les sentiments donnant sens au corps, à notre implication
corporelle (et notre histoire). Le sentiment est conscient lorsqu'on peut y faire quelque chose
(et plus le corps a d'aptitudes, plus il a d'esprit), lorsque le mouvement
du corps est requis ou que des informations complémentaires doivent
être prises en compte, mais le sentiment porte déjà une
information en lui-même, il révèle une situation effective
et demande à être confirmé, voire encouragé plus
que réprimé ordinairement.
"
Les sentiments ne dérivent
pas nécessairement des états réels du corps, mais des
cartes réelles construites"
117 qui peuvent
être faussées, ce qui peut aller jusqu'à l'hallucination
(contrairement à ce que prétend Damasio, la conversion hystérique
ne relève pas de la manipulation de ces cartes du corps car les symptômes
ne recoupent pas l'anatomie mais relèvent plutôt du sens des
mots). L'avantage et le défaut des sentiments, c'est qu'on peut modifier
l'objet interne, le sentiment, sans modifier l'objet externe (p96). Ce contrôle
de nos émotions, à la base de toute éthique, est déjà
le principe et donc la possibilité de la toxicomanie. Si douleur et
peine sont un signal indispensable pour la prise de décision et l'apprentissage,
on a vu qu'ils peuvent être recherchés en tant que tels, sous
un mode toxicomaniaque, alors que douleur et plaisir se manifestent consciemment
du fait de leur caractère non absolument déterminant et méritant
une validation consciente. On ne peut dire comme on le répète
sans arrêt que biologiquement ce soit le plaisir qui soit visé,
mais plutôt l'objet de plaisir lui-même ou l'encouragement de
l'apprentissage. Au niveau du sentiment l'ambiguïté est réelle
mais normalement le plaisir attendu va transfigurer l'objet (ce que Stendhal
appelle cristallisation) plutôt que d'être l'objectif lui-même.
- La construction subjective
Outre cette fonction cognitive du sentiment, il faut rendre compte
de son aspect subjectif, intérieur, à l'opposée de l'émotion
corporelle extérieure. "
Comment une structure biologique produit-elle une image ?"
198. Ce n'est pas seulement la question du support
matériel de l'esprit mais bien de la constitution d'un point de vue
subjectif qui ne se limite pas au rapport à soi car il met en jeu mémoire
et représentation (apprentissage). Il me semble qu'on doit comprendre
la division de l'intérieur et de l'extérieur comme celle du
récepteur et de l'émetteur. L'émotion est l'émetteur,
le sentiment le récepteur. "
Les sentiments sont des perceptions" et plus précisément des "
représentation d'un état donné du corps", "
une idée
du corps"
89, la perception interne d'une émotion externe (le
noème
phénoménologique). Pour percevoir, il faut s'opposer à
l'objet perçu et le découvrir sans préjugés. L'information vient de l'extérieur
(même si c'est l'intérieur du corps), sa réception, sa
pertinence, son effet sur les structures cognitives (leur résistance),
son caractère plus ou moins décisif constituent l'
intériorité
de l'esprit qui regarde le monde de sa fenêtre et le reconstruit
intérieurement par intégration des informations extérieures,
accumulation des expériences passées (intériorisation
de l'extériorité, adaptation ou apprentissage). La réalité
est toujours construite (Piaget, cognitivisme, modèles), réalité
extérieure aussi bien que corporelle, représentation et sentiment.
On ne devrait donc pas pouvoir dire que "
le corps et l'esprit sont des attributs parallèles de la même substance". L'esprit dépend bien du cerveau mais il n'y a pas de dualisme
corps-cerveau
non plus car l'esprit a bien pour fondement le corps proprement dit. Cependant
ce n'est pas le double mental exact des processus biologiques. "
Le corps, le cerveau et l'esprit sont des manifestations d'un organisme unique"
195 mais ce sont des systèmes
différenciés et il n'est pas toujours vrai que "
les idées sont proportionnelles aux modifications du corps"
213
(le monde de l'information n'est pas linéaire). Le sentiment comme
image mentale du corps ne se confond pas avec l'état réel du
corps, les données étant toujours filtrées selon leur
pertinence par rapport à l'émotion, aux urgences du moment.
S'y mêle l'image du corps comme reflet du miroir, sous le regard des
autres. D'ailleurs, pour qu'il y ait conscience et sentiment d'intériorité,
il faut qu'il y ait désir, manque d'information, déséquilibre,
irritation provoquant une certaine
réflexivité. "
Quand l'émotion est réflexe elle n'est pas sentiment". Les sentiments sont à la base de notre construction
subjective,
de notre formation, notre apprentissage du monde et des rapports sociaux.
- Emotions et régulations
Il ne faut pas voir une propriété positive et matérielle
dans ce qui est de l'ordre du trou ou de l'incomplétude. La
conscience
comme irritation est souffrance, conscience d'un manque, projection vers
un objet extérieur, intentionalité, souci. Elle implique réflexion
et sentiment de soi nécessaire pour s'orienter mais la conscience
est d'abord conscience de la différance, de la temporalité de
l'être, engagée dans le dur désir de durer, dans une régulation
active au-delà de l'immédiat. Elle est de l'ordre de "
l'alerte mentale"
86
(et non de la joie satisfaite), d'une action à entreprendre, d'une
évaluation à préciser, d'un plafond de complexité
ne pouvant être résolu automatiquement. C'est le contraire
d'une émergence, plutôt un dysfonctionnement, un stress global,
un étonnement. Les sentiments dirigent l'attention, l'intentionalité.
L'esprit sert à viser la cible et à corriger le tir, car "
seul le niveau mental des opérations biologiques permet l'intégration
au bon moment des nombreuses informations nécessaires pour le processus
de résolution de problèmes". "
Un
esprit conscient est tout simplement un processus mental informé des
relations simultanées qui se nouent actuellement avec les objets et
l'organisme qui l'abrite"
215. Il faudrait ajouter les
relations entre organismes et la conscience de ses propres finalités,
projection dans le futur qu'il tente d'anticiper, objectif qu'il veut atteindre, proie qu'il veut prendre.
Pour Damasio la vie et la société se résument trop exclusivement à l'
homéostasie
(même à revendiquer en note plutôt une homéodynamique)
dans une version primitive des régulations et de la théorie
des systèmes. Bien sûr, durer et survivre c'est réguler
nos échanges avec notre environnement (par des filtres, des seuils,
des rétroactions conditionnelles, des actions) afin de garder une stabilité
relative, une continuité des fonctions et des circuits, continuité
de la circulation de l'énergie et des informations. Ce qui est le
plus essentiel, c'est de ne pas interrompre la circulation, ne pas détériorer
les voies de communication (d'où l'efficacité des stratégies
de blocage). Les régulations vitales sont centrales pour ramener constamment
proche de l'équilibre mais sans jamais y rester, en gardant une sensibilité
chaotique aux faibles perturbations qui en sont amplifiées (donc perçues
précocement). L'ouverture à l'extériorité prime
sur la quiétude intérieure. De même le maintien de l'intégrité
de l'information est essentiel dans la reproduction, mais tout aussi essentielles
pour la survie sont les capacités de mutation et d'évolution,
donc un résidu d'erreurs et de variations. Il n'y a pas seulement la
conservation des équilibres, il y a croissance, colonisation, différenciations,
éliminations, intégration, apprentissage etc. Les régulations
sont la plupart du temps des boucles de rétroaction négatives
qui compensent les variations extérieures, tamponnent leurs effets,
mais il y a aussi des boucles de rétroaction positives, des emballements
(comme l'amour, la transe, la colère ou l'orgasme). Enfin, il y a
des émotions qui ne relèvent pas d'une régulation mais
plutôt d'une dissonance cognitive, d'une contradiction vécue.
On ne peut donc réduire tout-à-fait les sentiments à
l'épanouissement ou la détresse
(13) qui y
ont, à l'évidence, une grande part. Surtout, l'homéostasie
a différents niveaux. L'homéostasie de la cellule n'est pas
totale, d'être une partie d'un corps dont l'homéostasie n'est
pas totale d'être le corps d'une animal social.
Les régulations sont une composante indispensable de la théorie
des systèmes, pourtant le plus important dans un système ce
ne sont pas ses diverses régulations mais leur finalité, leur
orientation globale qui assure la durabilité de l'organisme. Aucune
régulation ne prédomine (il y a "équifinalité",
pluralité de réactions) et si le sentiment est toujours lié
à une régulation, il manifeste par sa prise de conscience qu'il ne s'y réduit
pas complètement et doit s'intégrer dans une finalité
plus globale. Les enjeux économiques et politique d'une bonne évaluation
des régulations sont considérables. Il y a un véritable
danger à tout réduire, politique (bonheur collectif), éthique
(bonheur individuel), biologie (homéostasie) à un simple problème
de régulation. C'est le défaut de la théorie des systèmes
originelle dans sa tendance centralisatrice, voire totalitaire (ou globalitaire),
d'une régulation de haut en bas (
top-down) très coûteuse
(planification, programmation, commande) qui ne tient pas assez compte de
l'imperfection de l'information et de l'importance des rétroactions
pour s'ajuster à la cible. Le concept de
biopouvoir
recouvre ce que Freitag appelle "la gestion technique des populations" et qu'on
peut analyser comme une confiscation des régulations vitales par le
pouvoir central (pouvoir pastoral selon Foucault). La prise de conscience de la complexité remet en
cause l'ancien systémisme au profit de réseaux décentralisés,
de centres de décisions autonomes et de régulations locales
bien qu'interdépendantes (
bottom-up) sources d'économies
et de synergies mais qui ne dispensent en rien d'assumer nos objectifs collectifs
dans des institutions globales et de centraliser nos données pour
les partager.
L'assimilation de l'émotion à une régulation dont le
but est le retour à l'équilibre reproduit la toxicomanie du
bonheur dénoncée plus haut qui "
recherche à la fois la survie et le bien-être"
41. Plutôt que de faire comme si notre seul désir était
le désir de dormir, il vaut mieux suivre Spinoza quand il définit
l'affect comme "capacité d'agir" qui ne se confond pas avec l'apathie.
Il ne faut pas aller trop vite dans nos déductions et sous prétexte
qu'au bout il y a la mort se précipiter à en faire le but de
la vie, si facile à anticiper. De même, qu'on revienne à
l'équilibre n'en fait pas le but suprême mais peut-être
d'apprendre ou d'inventer, de se perfectionner, de se reproduire, de transmettre,
de défier l'avenir ou simplement de se dépenser comme dirait
Bataille (La part maudite). Nos finalités concrètes, nos objectifs
réels ne sont pas secondaires et négligeables. Autrement dit
l'
activité vitale est au moins aussi importante que son
résultat, le retour à l'équilibre, et vaut beaucoup mieux
que le calme plat. Le bruit est indispensable à l'éveil des
sens (Tout mais pas l'indifférence).
Cette toxicomanie de l'homéostasie à tout prix, du
court-circuit biologique, devrait mener logiquement à donner à
chacun une pilule du bonheur (si cela existait). Dans ce monde de corps épanouis
il n'y a pas de vérité qui tienne, chacun dans sa bulle, concentré
sur sa propre régulation. Symptomatique me semble cette affirmation,
reprise à Spinoza, qu'un sentiment ne peut être contrarié
ou supprimé que par un sentiment contraire et plus fort que le sentiment
à contrarier (p18), qu'on ne peut combattre une passion que par l'émotion.
On est bien là dans l'éthique avec ce qu'elle a d'individuelle
et corporelle, opposée à l'action politique comme parole collective et réduisant
la philosophie, l'éthique et la religion à une thérapeutique
personnelle. Il semble pourtant plus raisonnable de penser que le moyen le
plus sûr de contrarier un sentiment, c'est de changer la
situation
extérieure, de remplir effectivement son rôle de régulation,
quand ce n'est pas sa représentation qui doit être ajustée.
Il ne suffit pas de positiver bêtement. A cette recherche de la quiétude
intérieure il faut opposer la recherche de la vérité
et le souci écologique et politique, à la médecine réparatrice
ou dopante il faudrait préférer la prévention, une écologie
du stress. On peut supprimer la douleur et réduire notre fragilité
mais, sauf ponctuellement, ce n'est pas le progrès qu'on imagine car
c'est supprimer des informations et dérégler les régulations
physiologiques, ce serait comme supprimer la résistance de l'air qui
permet à l'oiseau de voler. C'est la société qu'il faut
changer et rendre plus conviviale, préserver de bonnes conditions
de vie. On ne peut se contenter de soulager la souffrance, bien que ce soit
nécessaire aussi.
- Le mécanisme émotionnel (de la cause matérielle à la cause finale)
Reprenons la thèse principale de Damasio. "
Au commencement de l'émotion était l'action"
86. Les émotions sont
des actions régulatrices, des stratégies de réaction
à un stimulus externe. Ce sont des automatismes corporels inconscients
dirigés vers l'extérieur, des dispositions du corps. Les sentiments sont la contrepartie
subjective de ces modifications de l'état du corps, sentiment d'intériorité
tourné sur soi. Il semble qu'on puisse dire que l'émotion est
du côté du signifiant matériel et de l'émission
alors que le sentiment est du côté du signifié et de
la réception. Il faut rajouter aussi que ce qui rend le sentiment
conscient c'est la résistance qu'il suscite, sa relative indétermination et son relatif contrôle
mais il est crucial de comprendre que les émotions "
semblent avoir précédé les sentiments dans l'histoire de la vie"
32, et pas seulement dans l'histoire
de la vie, c'est une constante. Il y a dans
le sentiment quelque chose de la
rationalisation ou du précepte de
Pascal "agenouillez-vous et priez" pour y croire. "
Les pensées liées à l'émotion ne venaient qu'après que l'émotion avait commencé"
74.
"
Les sentiments surviennent après plusieurs secondes, de 2 à 20 secondes en général"
116. C'est d'ailleurs ce qui permet à l'acteur d'éprouver
réellement
les sentiments qu'il joue. C'est aussi ce qui peut transformer un malaise
digestif, ou tout autre "
marqueur somatique"
150,
en angoisse sourde ou même en détresse psychologique qui semble
trouver immédiatement ses raisons qui s'envolent une fois le malaise
disparu. Cependant on ne peut donner la primauté au corps et aux émotions
car ces réactions physiologiques dépendent de représentations
où les sentiments ont leur part. Joie et peine sont un effet de la
représentation qui précède l'émotion et l'action.
"
Les sentiments sont aussi mentaux que les objets ou les événements qui déclenchent les émotions"
71. Avec les émotions il est donc très
difficile de faire la
part du psycho et du somatique, la plupart du temps on n'y arrive pas, prenant
des malaises physiques pour des problèmes moraux et vice versa. Le
processus va donc du stimulus (perception ou représentation, prégnance
ou souvenir) à l'émotion modifiant les cartes neurales de l'état
du corps, ce qui se traduit en sentiment vécu qui ranime la mémoire
de situations analogues avec les punitions ou récompenses éprouvées
pour déterminer les décisions à prendre (on passe donc
d'une causalité émotionnelle subie à une finalité
active où c'est l'effet visé qui devient cause de l'action).
On a vu qu'il fallait rejeter l'idée d'une intériorité qui ne serait que l'envers
de l'extérieur, de sentiments qui ne sont que le reflet du corps,
de pensées qui ne sont qu'un épiphénomène de
processus biologiques car il faut faire de l'intériorité un effet
indirect de l'extérieur par l'intermédiaire de l'information
reçue et intégrée pas à pas, une
reconstruction
imparfaite et non un simple changement de point de vue d'une configuration
matérielle. Il y a des degrés de liberté importants
entre extérieur et intérieur, des inconnues, des erreurs de
même que les instincts vitaux peuvent être en partie contrôlés,
retenus, réprimés, du moins un certain temps (assez court).
Emotions et sentiments sont fondés au premier niveau sur le métabolisme
et le système immunitaire, ses réflexes et régulations
(cause objective) puisque le cerveau est une extension de la peau. Le premier effet subjectif est celui de douleur ou de
plaisir, de rétroaction négative ou positive, punition ou récompense
qui va déterminer les comportements d'évitement ou d'approche,
de régulation ou d'emballement mais dont le sentiment conscient serait
inutile s'il ne permettait d'évaluer différentes combinaisons
d'intensités, mettre en balance le long terme avec le moment immédiat.
Ainsi, après la cause objective et l'effet subjectif, il faut faire
intervenir l'effet objectif, la
cause finale, les appétits
et désirs (ou bien dégoût et fuite) qui entraînent
les actions concrètes d'approche ou d'évitement. A ce niveau,
il ne faut pas confondre les motivations subjectives avec les besoins objectifs.
Une fois enregistré un déséquilibre physiologique en
souffrance ou une menace externe, évalué son urgence et déterminé
l'objectif (ce qui peut être presque immédiat dans certains
cas, de peur par exemple), c'est là que l'émotion se déploie
dans tous les aspects corporels d'une stratégie d'action avant de
se faire sentiment. Il y a une pluralité de temps à prendre
en compte, des processus qui s'enchaînent à différents
stades et qu'il faut bien différencier, éviter là aussi
les confusions et les conclusions trop simplistes.
- La diversité des émotions
Une émotion est durable mais ne dure que le temps de l'action car
elle ne se réduit pas à l'humeur qui peut lui survivre un peu
tout comme les sentiments "
affectant pendant un certain temps l'attention et la mémoire"
86. L'émotion immédiate n'est pas la seule origine de l'humeur,
de tout un
arrière-plan émotionnel qui persiste sur
de plus longues périodes et résulte de diverses émotions
et actions régulatrices ainsi que du tempérament, de la constitution
génétique et de l'état de santé (il faudrait
ajouter de l'histoire du sujet et des discours où il s'inscrit, de
son statut social). Tout cela détermine un "état d'âme"
qu'on ne peut réduire au tonus, au découragement ou à
l'enthousiasme, la fatigue ou la résistance au stress, car il y a toute
une gamme de couleurs que peuvent prendre nos humeurs et on peut trouver que
l'astrologie en fournit un modèle plus riche que celui des biologistes,
combinant les cycles de la lune, de vénus, de mars, etc (émotivité,
désir, activité). Bien sûr une véritable chronobiologie
devrait pouvoir faire beaucoup mieux. Les neuromédiateurs (dopamine,
noradrénaline et sérotonine) y ont une grande part mais il faudrait
tenir compte aussi du fait que les affects sont souvent déplacés
comme Freud l'a montré (transfert).
Les
émotions de base
sont plus immédiates que leur arrière plan émotionnel
puisque ce sont des ensembles de réactions à un stimulus particulier.
Damasio fait plusieurs fois des listes de ces émotions de base, listes
qui ne se recouvrent pas et regroupent des phénomènes assez
disparates :
- Joie, tristesse, peur, orgueil, honte, sympathie
ou
- Bonheur, tristesse, peur, colère, dégout, surprise
Bonheur et détresse, joie et tristesse, plaisir et souffrance, récompense et punition ne sont que les
pôles
positifs et négatifs de l'émotion. L'orgueil et la honte sont
déplacés à ce niveau, il vaudrait mieux dire dominant
et dominé qui appartiennent aux "émotions sociales" tout comme
la coopération ou la compétition, la sympathie ou l'agressivité.
Les conduites d'approche ou d'évitement provoquées par le désir
ou le dégoût sont des émotions typiques mais il me semble que la surprise
n'a pas le temps de produire un sentiment qui reste comme suspendu. La colère
évoque le caractère colérique et la classification des
tempéraments selon les 3 alternatives : actif/passif, primaire/secondaire,
émotif ou non, ce qui donne les types : apathique, flegmatique, sanguin,
colérique, nerveux, passionné. Il n'en est pas question ici, pourtant
on ne peut négliger le caractère immédiat ou différé
de l'émotion, son retentissement (primaire ou secondaire).
"
La régulation de la vie s'exprime sous la forme des affects -
la joie et la tristesse - et est modulé par les appétits"
177. Seulement est-on sûrs qu'on parle de la même chose lorsqu'on
parle des effets biologiques et lorsqu'on parle des affects comme effets de
la parole? Il est intéressant de voir comment Damasio passe des faits biologiques à la
norme
éthique dans son étude de la joie et de la tristesse. Il constate
que la joie diminue l'attention et accélère le flux d'images,
augmentant ainsi la plasticité mentale et la capacité d'agir.
Et Dieu vit que c'était bon ! Notre devoir devient donc de trouver
la joie, l'équilibre, la fluidité, redoubler le caractère
de récompense, de rétroaction positive de la joie par un encouragement
moral. La coopération se trouve sanctifiée aussi par l'auteur,
sous prétexte qu'elle apporte cette joie si précieuse, mais
le fondement biologique est encore plus mince ici, on est plutôt dans
les bons sentiments, certes indispensables.
En contrepartie, on peut vérifier que la
tristesse provoque
plus d'attention, de souci, et donc moins d'images, ce qui est fort utile
et ne signifie pas forcément qu'on se "rigidifie". Il semble qu'il
y ait facilement une assimilation entre tristesse et fatigue (et certes la
fatigue rend souvent triste). Le côté mauvais de la tristesse,
qui en fait un péché comme dit Lacan (une lâcheté
morale), c'est son caractère passif, contraint et déséquilibré,
de perte d'autonomie et d'imagination, mais on peut penser que la contrainte
ne vient pas seulement de la tristesse et qu'une concentration sur le problème,
un travail sur les causes de la tristesse soit nécessaire avant d'agir et l'occasion de ralentir un peu. Là
encore on a un redoublement. La fonction de la douleur ou de la punition étant
l'évitement, c'est la douleur qu'on veut éviter ! Le caractère
de rétroaction négative de la tristesse contamine la tristesse
en tant que telle. C'est le court-circuit toxicomaniaque, comme nous l'avons
vu et qui fait vouloir fuir toute contrariété. Ce n'est pas
une position tenable car ce n'est pas la tristesse qui est néfaste
(jusqu'à un certain point bien sûr) puisqu'elle n'est qu'un
signe d'une situation néfaste, d'un exil, d'une privation. Il n'y a pas une "
tyrannie des émotions négatives" sinon dans les dépressions mais plutôt des situations
négatives
! La joie n'est pas préférable à la tristesse mais
les situations joyeuses sont désirables et les situations tristes
à fuir ou à changer. C'est même la joie de nos victoires
qui fait la tristesse de nos défaites. Pas de joie sans tristesse,
ni de tristesse sans joie puisqu'il n'y a que des différences. Rien
de plus absurde qu'une "
joie par décret de la raison", façon
de casser le thermomètre.
La
peur est le modèle de l'émotion primaire. Comme la
faim et la soif qui sont des mécanismes très simples de seuil
(de niveau d'alerte, de manque interne et de recherche), la peur et la colère
sont des mécanismes de trop plein externe de fuite ou d'agression.
Damasio insiste sur le fait qu'il faut reconnaître la fonction vitale
de la peur de l'Autre, de la méfiance devant les différences,
du racisme et de la xénophobie... Mais à ce compte là,
il faut dire que toute perception, tout événement produit une
certaine anxiété (qui ne va pas jusqu'au sentiment conscient
habituellement). Cela n'empêche pas que la coopération active
le système de récompense et libère de la dopamine (p154).
L'un ou l'autre sont vrais selon les protagonistes, sans oublier la sympathie
(qui est une passion triste au contraire de la coopération). La biologie
dit tout et son contraire, ou plutôt, ce sont les biologistes qui lui
en font dire plus qu'elle ne peut.
On peut sans doute expliquer par la biologie joie, tristesse et peur, mais pas vraiment le désir, l'
amour
ni l'orgueil narcissique où la psychanalyse est bien plus pertinente,
intégrant le développement cognitif (l'histoire singulière),
le rôle du langage, de la demande et de notre image pour l'autre.
L'amour comme désir de désir, lien contradictoire de libertés
qui se visent comme liberté, ne se réduit pas aux hormones,
ni le prestige, encore moins le plaisir de la transgression. Roméo
et Juliette peuvent être différemment interprétés
mais en faire les jouets de leurs instincts sexuels serait un peu court.
Disons qu'il ne suffit pas qu'il y ait jouissance d'organe pour un être
parlant, il faut le sens avec le joui. Le désir sexuel a beau se construire
sur les mécanismes sexuels biologiques, il s'y réduit si
peu que la sexualité se déploie de plus en plus en dehors
de toute visée reproductrice. Le plaisir d'organe n'est qu'un support
au plaisir du plaisir de l'autre. Les couples homosexuels prouvent que les
hormones sexuelles ne sont pas tout, même si elles peuvent être
le carburant d'une relation, voire d'une dépendance. L'attachement
humain a ceci de particulier qu'il n'est pas seulement dû aux hormones
(oxytocine) qui nous rapprochent à notre insu, mais bien plus à
des souvenirs, à la parole donnée, aux engagements pris, aux
intérêts communs, à des liens symboliques, à
l'idéal du moi. Cela n'empêche pas que la sexualité
a une part considérable et que l'amour donne sens au corps, dans sa
présence pour l'autre, l'épanouissement de ses plaisirs, saisi
par l'extériorité, mais si on peut y voir une "boucle de rétroaction
positive" entre deux personnes, cela échappe en grande partie au corps
lui-même sinon que son plaisir est sollicité pour cela (dans
ces moments où paradoxalement le désir peut venir à
manquer, où le désir lui-même devient désirable!).
La biologisation de l'amour rend tout beaucoup plus simple, beaucoup plus
simple que la réalité. Ainsi, je ne sais si "l'amour fraternel"
est déterminé biologiquement (j'en doute), mais ce qu'il comporte
de "frérocité" avérée y contredirait plutôt.
- Emotions sociales
L'amour qui nous ouvre aux autres fait lien avec les émotions
sociales que Damasio distingue des émotions de base et des émotions
d'arrière-plan. La temporalité des émotions sociales
dépasse en général celle des émotions de base
et semblent comme détachées du corps qui les éprouve.
Ce qu'on appelle émotions sociales ici ne désigne pas des émotions
civilisées (Elias) mais seulement des émotions de groupe, de niveau biologique et
animal : coopération ou compétition, dominant ou dominé,
soumission ou résistance. Il est certain "
qu'il y a un rôle social des sentiments"
142 qu'il faudrait mieux préciser.
Ainsi, contrairement à ce qu'on prétend, il n'y a pas de compétition
à mort dans un groupe animal mais bien des luttes pour établir
une
hiérarchie. La fonction d'une hiérarchie est d'abord
de minimiser les conflits en instituant un ordre durable, en remplaçant la
force par des signes (de parade, de dominance ou de soumission) comme nous
remplaçons la force par le Droit. Les émotions sociales assurent
le respect de cette hiérarchie et la cohésion du groupe. Elles
ont presque toujours un rapport avec la domination ou l'attachement : rivalité,
agressivité, soumission, sympathie, coopération, gratitude.
Je trouve problématique d'utiliser les terme d'orgueil, d'indignation,
de honte, de culpabilité, d'admiration, de jalousie, de mépris
qui sont nettement anthropomorphiques. Le jeu des rétroactions positives
ou négatives (récompenses ou punitions) avec la position sociale
suffisent à rendre compte de la plupart sans faire intervenir des
jugements moraux déplacés ! Enfin, je ne suis pas sûr que l'embarras
puisse être classé dans les émotions sociales car il
relève soit de l'interrogation à la base de toute conscience,
soit d'un problème de communication ou d'expression (y compris au
niveau animal).
Il y a donc certainement des mécanismes émotionnels qui assurent
notre cohésion sociale et notre reproduction sexuelle, sinon nous
ne serions pas là pour en parler. On doit admettre que l'individu
n'est pas un corps solitaire et que le groupe lui apporte "
la sécurité par le nombre, la force de la coopération, l'union dans le travail"
52
favorisant sa survie et son développement. Il faudrait aller plus
loin, cependant, et mettre en doute que l'individu isolé puisse exister
par soi alors qu'il procède de la société, de sa culture
et de ses liens de parenté au moins. L'individu moderne que nous connaissons
n'est pas une réalité biologique existant depuis qu'il y a
des corps, mais un processus d'
individualisation dont l'accélération
est très récente. De la même façon, vouloir réduire
les régulations sociales à l'homéostasie biologique
est tout simplement une négation (ou une ignorance) de l'histoire
qui a pris le relais de l'évolution mais n'est pas de même nature.
Georges Canguilhem
a été très clair là-dessus en montrant qu'une
société n'est pas un corps car elle ne contient pas ses régulations
en elle-même (spontanément) mais doit les construire, en débattre et, contrairement
à une homéostasie qui fuit tout excès, l'histoire humaine
avance en passant d'un extrême à l'autre en essayant
d'en garder la mémoire et ne pas reproduire les erreurs du passé (mais en inventer d'autres!). Seulement,
avec la dialectique de l'histoire on est loin des corps et de leur régulation biologique...
- Ethique et biologie
Le pas suivant, une fois qu'on s'est persuadé avoir expliqué
objectivement la société par les mécanismes neuronaux
des émotions sociales, c'est de prétendre rendre compte de
notre éthique comme contrepartie subjective de ces émotions
sociales, tout comme les sentiments découlent des émotions.
Il s'agit donc de se livrer à une rationalisation après-coup
de l'éthique comme contrôle de nos émotions. Dire que "
l'essence du comportement éthique ne commence pas avec les
humains" implique une définition précise de l'éthique
comme comportement assimilé à la coopération, la sympathie
(ou l'agression!) mais surtout à une biorégulation sociale.
On est là au comble de la confusion où le précepte de
ne pas faire à l'autre le mal qu'on ne voudrait pas qu'il nous fasse
est ramené au statut de vérité neurologique, de mécanisme
animal, on pourrait tout autant soutenir que c'est une vérité
géométrique mais on rate ainsi ce qui fonde l'éthique
dans la réciprocité des paroles et la constitution d'un tiers
arbitre. Certes, il y a des malades qui parlent et ne sont pas capables pourtant
de ressentir une quelconque culpabilité à cause d'une lésion
du cerveau. Il faut que les circuits neuronaux fonctionnent pour que l'interdit
noue le corps au langage, mais la logique du langage n'est pas la biologie
des corps. Nous sommes des monstres étranges, mi-hommes mi-dieux, mi-ange
mi-bête, centaure improbable au corps bien animal et la tête perdue
dans les étoiles, dans un univers de signes immatériels qui
a ses propres lois. Le cerveau nous ouvre à l'extériorité,
le néo-cortex nous permet de sortir en partie de l'animalité
immédiate en passant au langage mais, dès lors, il ne faut
pas chercher à l'intérieur du biologique des lois qui s'imposent
de l'extérieur. Il faut bien constater que l'éthique ne tombe
pas du ciel et n'est pas donnée biologiquement avec le premier homme
mais résulte d'une longue histoire où elle se construit petit
à petit. On peut certes s'attendre à ce que les règles
éthiques ne contredisent pas aux exigences de la survie et de la sociabilité,
cela ne veut pas dire que leur justification soit biologique. Freud ne faisait
pas cette erreur de logique (qu'on trouve chez Schopenhauer et beaucoup de
biologistes) de croire que la finalité biologique était directement
la cause efficiente, sous prétexte que ce serait une cause suffisante.
Ainsi l'amour se réduirait à la reproduction puisqu'il l'assure
effectivement. Freud se rend bien compte que cela ne marche pas ainsi et parle
de la nécessité d'étayage de la pulsion qui doit trouver
à se satisfaire à l'occasion d'une autre satisfaction et comme
par accident (l'enfant non désiré). Damasio admet d'ailleurs
que "
le meilleur du comportement humain n'est pas nécessairement placé sous le contrôle du génome" mais de la culture et qu'il n'y a "
pas de centre moral dans le cerveau
et même pas de système moral en tant que tel". Il a du mal à faire le partage entre les niveaux. Lorsqu'on admet que "
notre vie doit être régulée non seulement
par nos désirs
et nos sentiments mais aussi par notre souci à l'égard des
désirs et des sentiments des autres", il faut
admettre qu'on quitte la biologie au sens strict, tout comme le cerveau est l'ouverture
au non-biologique, à l'extériorité, au langage. On ne
peut réduire "
les conventions sociales et les règles éthiques"
à des "
dispositifs homéostatiques" (qui existent, comme les prisons).
Il est donc plus que contestable de prétendre que les fondements
des comportements éthiques puissent être biologiques alors qu'ils
sont liés à la parole, à l'échange et à
la culture, à l'apprentissage et à la civilisation de nos émotions.
D'ailleurs l'auteur confesse "
qu'une proposition formelle sur la neurobiologie des comportements éthiques est hors du champ de ce livre"
173. Il se rend bien compte aussi que
la biologie ne peut donner un sens à
la vie (p264). Que peut-elle nous dire sur notre mort sinon qu'elle est certaine ? Que peut-elle nous
dire pour résister à l'angoisse de la mort (conscience et mémoire
de la mort) ? Seulement on retombe là encore dans la thérapeutique
(ou la toxicomanie), en tout cas dans le mensonge consolateur et la mise en scène rituelle. Décidément,
ces biologistes soucieux de vérité dans leur laboratoire font
comme si la vérité n'existait pas au-dehors ! On peut donc
dire que ce livre échoue dans son projet d'une réflexion philosophique
sur la neurobiologie des émotions et ses tentatives d'en tirer des
conséquences éthiques et politiques. Il n'échoue pas
seulement dans l'articulation du biologique au social, mais aussi dans sa
conception biologique réduite à l'équilibre homéostatique
et ratant le caractère
cognitif du vivant en même temps
que la valeur informative de la douleur (il est bien sûr inutile de
trop souffrir une fois l'information intégrée). D'un point
de vue cognitif, la grande sérénité n'est pas ce qu'il
y a de mieux. La plupart des génies étaient plus fragiles et
sensibles que de joyeux dominants (qu'on appellerait plutôt des imbéciles
heureux). Je ne suis pas sûr qu'on puisse tout expliquer par le supposé
autisme Asperger dont on crédite Einstein entre autres mais
quand la santé est donnée d'emblée dans un être, elle lui cache la moitié du monde disait Artaud.
Ce qu'il faut de sanglots pour un air de guitare
(Aragon) ! Contrairement à ce qu'on s'imagine l'intelligence et la
créativité ne sont pas des perfections du corps et de l'âme prêtes à l'emploi
mais des imperfections, déchirements de l'âme résultats
de dissonances cognitives, d'hypersensibilité, de culpabilité,
de souffrance, d'insatisfactions, de recherches et de travail, résultat d'une perte d'évidence
et de confiance dans la norme, du travail du négatif (
penser c'est perdre le fil
disait Valéry). Les déviants et suicidés de la société
ne sont pas des ratés inutiles, ce sont nos explorateurs, les veilleurs
de l'humanité, sondes lancées à tous vents dans les directions
les plus improbables, témoins de nos frontières et d'un monde
à changer dans son insupportable injustice, à dénoncer
dans ses mensonges alors que la science normale ne nous fait guère
avancer avec ses nécessaires vérifications méticuleuses,
dans une routine fonctionnarisée.
La pensée positive est donc bien à côté
de la plaque, tout comme la biologie qui mène à la toxicomanie
et prétend nous débarrasser de la douleur du négatif
sans voir que c'est nous rendre aveugles et sourds en perdant poids et mesure
et en refusant d'apprendre de nos erreurs. Derrière les prétentions
scientifiques, c'est l'idéologie du moment qui s'habille d'éternité
comme toujours, version biologisante d'un
libéralisme qui
croit qu'il suffit de se libérer de toutes ses dépendances
pour s'épanouir individuellement, laissant le champ libre aux forts
et abandonnant les plus faibles à leur sort alors qu'il faudrait au
contraire renforcer nos dépendances pour assurer l'autonomie de tous
et plutôt que de renforcer nos défenses individuelles, construire un environnement
plus convivial et protecteur. Malgré ces dangereuses dérives et de nombreuses
incohérences, la distinction de l'émotion et du sentiment est
un acquis important dont il faut méditer toute la portée.
On doit aussi donner raison à Damasio et Spinoza contre Kant sur le
point que "
les sentiments restent essentiels pour préserver des buts" viables. Ils constituent effectivement des "
guides nécessaires" car ils portent des informations essentielles,
les refouler c'est perdre
la raison. Ce dont l'auteur témoigne en apportant à la fin
des correctifs et des réserves à ses conclusions précédentes,
sans autre justification qu'un sentiment d'insuffisance qui lui permet
de rester raisonnable et politiquement correct dans ses propositions malgré
ses prémisses douteuses. CQFD. Hélas, on ne peut se fier non
plus aux sentiments de la foule, on ne le sait que trop. Les sentiments ne
sont pas faits pour s'y abandonner. Une Ethique ou une Politique ne se fondent
pas sur le sentiment mais sur une exigence de vérité et de
réciprocité (de bonne foi), un objectif commun (pour les hommes
de bonne volonté), une parole collective dont il faut plutôt
tempérer les emportements, contrôler les émotions en essayant
de garder des sentiments d'humanité. On est bien loin de toute biologie.
Ce que la biologie nous apprend, c'est à nous méfier de nos
émotions immédiates (pour introduire le plus long terme) et
que le contrôle des émotions ne peut consister à les
supprimer aveuglément mais passe au contraire par leur prise de conscience et leur prise en compte
(prise de conscience d'un mouvement collectif). Comme toujours, la transformation
personnelle est cognitive plus que morale et sa généralisation
passe par sa communication, un devenir public de l'émotion collective
plutôt que son refoulement.
Note (janvier 2004) : Il faudrait mieux prendre en compte l'homéostasie
dans les émotions, le fait que les émotions s'usent même
si la situation ne change pas, que dans la plus grande misère on peut
avoir de grands bonheurs (la cité de la joie) comme dans les moments
de bonheur on peut avoir de grandes angoisses. C'est ce qui empêche d'identifier
l'émotion à une information objective. Le processus que j'ai
appelé toxicomaniaque de retour à l'équilibre, d'effacement
de l'information, de refus ou de contrôle de l'émotion, de sentiment
inadéquate, n'est donc pas séparable de l'émotion elle-même.
On sait bien aussi que l'état du corps compte beaucoup (fatigue, maladie,
stress, cycles biologiques). On ne peut donc rien construire sur des émotions, pas même
l'amour...
L'homéostasie est fondamentale, au-delà du
biologique, puisqu'on trouve déjà chez Aristote une théorie
des passions comme retour à l'équilibre, au juste milieu. Dans
"la Rhétorique des passions", préfigurant le désir de
reconnaissance, les discours passionnels s'expliquent comme des réactions
à la représentation qu'on se fait de la représentation
que l'autre a de nous, réparation d'une injustice. Situer l'homéostasie
à ce niveau, c'est ne pas y réduire le niveau biologique.