- Tu ouvres le cerveau, tu vois pas l'intelligence..."
- Un réveil c'est pareil, tu l'ouvres tu vois
pas l'heure qu'il est..."
La philosophie du crâne
L'ambition de ce livre est d'identifier le cerveau
à sa fonction de recherche de la vérité (aboutissant
à la vérité scientifique car le cerveau serait "naturellement
scientifique"!) mais aussi de s'ouvrir par là même aux dimensions
sociales de la vérité et aux fonctions relationnelles du cerveau. Ce qui
se présente comme un effort louable pour sortir d'une vision trop exclusivement neuronale
de l'homme, au profit d'un "matérialisme instruit", tombe hélas trop souvent dans un impérialisme
biologique sûr d'être dans la "vérité scientifique",
la seule vraie et dépourvue de tout dogmatisme, alors même qu'on
applique de grossières métaphores cérébrales à
des réalités extérieures d'un tout autre ordre. Au-delà
de l'intérêt indéniable des avancées de la connaissance
du cerveau ou d'hypothèses comme celle d'un "plan de travail" encore
bien flou (évaluation des perceptions par la mémoire), nous
allons donc nous atteler à essayer de rétablir les glissements
de sens, les changements de niveau, de dimensions, en montrant les impasses
d'un abord réductionniste, individualiste, d'une réalité
humaine toujours sociale, d'un monde symbolique toujours global et relatif.
Les tentatives de synthèse entre société et biologie
proposées par des sociologues comme Edgar Morin ou Jean-Claude Kaufmann
sont plus prudentes dans la distinction des niveaux de l'espèce, de
l'individu et de la société, mais il me semble que la dimension
de l'universel, du langage, du sens ne peut être réduite
au social, au général, aux habitudes (vieux débat du nominalisme). Il faut réintégrer
ce que le structuralisme avait sans doute affirmé aussi de façon
trop unilatérale mais qui ne peut être ignoré de l'efficace
de la structure, d'une réalité relationnelle, organisationnelle
plus que matérielle ou biologique. C'est le point essentiel.
Jean-Pierre Changeux prétend pourtant bien intégrer
à la neurologie culture, science, organisation grâce à
la notion de développement "épigénétique". Ce terme signifie simplement que le cerveau se construit certes sur une
base génétique mais s'organise ensuite en inter-action avec
son environnement, évolution cognitive, apprentissage qui prend le
relais de l'évolution génétique. On ne peut qu'approuver
ce qui constitue bien l'évidence de la fonction du cerveau : la perception,
la mémoire, l'apprentissage, la réflexion. La part génétique
est forcément limitée. Ce n'est donc pas le terme qui serait
à remettre en cause mais la prétention d'en faire un facteur
explicatif, alors que cela ne peut pas avoir plus de valeur explicative que
de faire de la littérature par exemple une "superstructure" de l'économie,
ce qu'elle est sans aucun doute puisqu'il faut bien vivre. Il faut plutôt
comprendre dans ce terme d'épi-génétique qu'on a quitté
la génétique, qu'on se situe dans une autre dimension. Ce qu'il
faut remettre en cause, c'est l'identification de l'homme à son crâne
alors que la plupart des attributs de son être lui sont extérieurs
(société et langage).
On ne sait comment comprendre une phrase comme celle-là : "Tout ce qui appartenait traditionnellement au domaine spirituel, du transcendant
et de l'immatériel est en voie d'être matérialisé, naturalisé et, disons-le,
tout simplement humanisé" 411. On peut être
d'accord sur le fait que les réponses "traditionnelles" sont décrédibilisées,
on pourrait s'accorder sur le fait qu'on est en voie de "rationalisation",
ou encore que toute vérité s'origine d'un corps souffrant,
mais on ne peut accepter de réduire à la matière ce
qui est de l'information, de la relation, du langage, de la forme.
On tremble devant le ravalement de la raison au hasard. Ce n'est pas une
précaution épistémologique formelle, mais la nécessité
d'éviter la confusion de différents plans, comme la vérité
scientifique ne doit pas être confondue avec la "vérité"
perceptive par exemple, ni la "vérité" animale avec la vérité
morale
La pluralité des mondes
Non, ce n'est pas le cerveau qui est la source de
la morale, pas plus que de l'amour. Il y a son rôle, soit ! Le danger
de tous les raisonnements darwiniens est de croire que la sélection
est orientée, on pourrait penser que la cause connaît l'effet.
Il n'en est rien, la sélection vient nous guider après-coup.
Pour les humains non plus, la causalité n'est pas réductible
au simple hasard, plutôt à une combinatoire des sens, mais les
stratégies gagnantes ne sont pas celles qui veulent gagner. Ainsi,
le désir de survie impliqué par notre survie effective ne s'impose
pas comme tel. Pour satisfaire à la fonction biologique, il faut satisfaire
une autre jouissance. C'est ce que Freud appelle la nécessité
de l'étayage de la pulsion. De même, le fait que les
règles morales soient indispensables ne permet pas de les réduire
à des "instructions données à l'individu pour se conduire de manière harmonieuse au sein du groupe social", ce qui les ramène au formalisme de la politesse ou
au code de la
route. Il serait incompréhensible alors qu'un "cerveau" puisse mourir
pour des raisons morales, aucune biologie ne peut le justifier. La morale
est impliquée par la parole et le mensonge. On meurt souvent pour
tenir parole, ne pas se contredire. Ce n'est certainement pas en examinant
les cerveaux qu'on pourra construire une "science de la pensée mythique"
361, qui est déjà bien avancée depuis
"la morphologie du conte" (V. Propp) et l'histoire des religions. Les textes
nous renseignent bien mieux que les connexions neuronales même si la
chimie a bien sa part dans l'amour et dans l'extase.
Derrière ces assimilations rapides entre différentes dimensions, c'est la conception d'une vérité
qui se veut trop unilatérale qu'il faut critiquer, aspiration à l'unité
de la science qui est bien utopique et dogmatique même si elle est
compréhensible. Le rêve d'un accord des esprits sur une vérité
vraie et objective dans un monde réconcilié doit refouler la
réalité des relations conflictuelles et inégales, de
la compétition des intérêts et des questions indécidables
qui nous divisent. Cela fait beaucoup à ignorer pour dessiner un avenir
radieux d'une connaissance scientifique détachée des limitations
du sujet, s'élevant au-dessus de ses intérêts et de son
point de vue égoïste, avec la prétention de gouverner le monde ! Ce n'est pas si simple et tout en restant
ferme sur l'universalité de la vérité scientifique,
il faut reconnaître aussi qu'il y a d'autres modes de vérité
que l'adéquation, même si bien sûr, l'adéquation est une dimension
essentielle, on le comprend bien.
La question de l'attribution à la pensée humaine d'une
vérité objective n'est pas une question de théorie,
mais une question pratique. C'est dans la pratique que l'homme doit
faire la preuve de la vérité, c'est-à-dire de la réalité
et de la puissance de sa pensée, la preuve qu'elle est de ce monde.
K. Marx, Thèses sur Feuerbach
Cette conception cognitiviste de la vérité
se donne un monde déjà là (Umwelt) puis se donne pour
tâche d'y faire correspondre la représentation du sujet (Innenwelt)
selon la première conception écologiste introduite par Von Uexküll.
C'est une conception malgré tout insuffisante pour l'homme car la représentation
du monde que nous nous donnons n'est pas originelle, elle a déjà
une histoire, c'est un processus auquel nous participons. Cela veut
dire aussi qu'il n'y a pas un objet qui attend le sujet comme la marchandise
le client, mais constitution du sujet et de l'objet dans leur interaction
avec un système constitué, apprentissage sans fin. Pour illustrer
l'insuffisance de la simple "adéquation" on peut évoquer une
montre arrêtée qui donne plus sûrement qu'une montre en
marche l'heure exacte deux fois par jour, mais en vain puisque personne ne
sait quand. Ce qui s'oppose à l'adéquation pour Heidegger c'est
le dé-voilement, la révélation de l'Etre comme ouverture
aux possibles, l'étonnement de l'apparition des phénomènes,
mais le terme d'adéquation recouvre lui-même des sens très
différenciés selon qu'il s'agisse de conformité à
une norme (culture), d'efficacité matérielle (technique) ou
de mensonge, d'authenticité, de conformité à ses fins.
L'efficacité est elle-même fonction d'un objectif pratique.
Ainsi Mandelbrot montre que la longueur des côtes de Bretagne dépend
de l'unité de mesure adoptée. L'adéquation perd enfin
tout sens dans la construction de soi, la modernisation, l'apprentissage
qui nous change tel qu'en nous-mêmes nous restons. La vérité
n'est pas un double de la réalité, épousant ses formes
de son film transparent, vérité offerte aux regards et qui
ne pourrait nous tromper. La vérité est plutôt sujet,
processus historique de réponses aux erreurs et aux malentendus, toujours
partisane et menacée par la contradiction.
Au-delà des corps
Que la fonction biologique du cerveau soit de nous donner
un avantage adaptatif dans l'accès à la réalité ne veut pas dire que la vérité
soit "naturelle" ou d'ordre biologique mais seulement qu'il puisse y avoir une certaine intériorisation
de l'extériorité, ouverture du corps à une autre dimension. Le cerveau se situe au point de contact, il est avant tout mémoire, combinaison, évaluation, mais
ne contient ni l'extériorité matérielle, ni les relations
sociales, ni le langage ou la logique, qui sont bien des vérités
extérieures au cerveau, ayant une existence autonome. Il est plus
intéressant de remarquer comme René Thom que "ce qui limite
le vrai c'est l'insignifiant" et que donc tout savoir renvoie, en fin de
compte et souvent après un long détour, au désir et
au corps (pas seulement au cerveau non plus). Que toute vérité
doit nous concerner d'une certaine façon n'implique nullement pourtant
qu'elle puisse être subjective car si chacun avait sa vérité
nous ne pourrions plus nous parler, et surtout rien nous promettre. La vérité
est toujours objective comme convention, universalité ou efficacité.
Dans l'effort de ce biologisme penché sur l'animalité de l'esprit
pour s'élever à un "matérialisme instruit", l'animal
rationnel se réduit à l'hébétude de l'habitude.
On connaît ! mais on reste consterné de voir l'assimilation
de la raison ou des "paradigmes scientifiques" au cerveau lui-même. "La pensée rationnelle s'organise à
partir de règles épigénétiques notamment logiques
ou mathématiques" 352. Comment ne pas voir que
des théorèmes sont tout autre chose que des normes ou de mornes habitudes. Si tel
était le cas, ce ne serait pas une écriture universelle. Les
règles logiques et mathématiques sont simplement les
conditions pour qu'il y ait savoir : principes de contradiction et de conservation.
Loin d'être une contingence comportementale, c'est la seule certitude
qu'on puisse avoir, celle de la subjectivité (on ne peut douter du
doute, d'exister comme pensée et désir). Husserl qu'on a pu
accuser d'idéalisme comme philosophe de l'intentionalité, constitutive
de la représentation des phénomènes, avait pourtant
l'ambition de transformer la philosophie en science. Cette science de la
subjectivité (de la volonté), nous la connaissons : ce sont
les mathématiques, la logique et la géométrie qui sont
effectivement fondées sur l'intentionalité elle-même
(définition), hors de toute réalité contingente. On
tire les conséquences de ce qu'on se donne et si c'est un triangle,
la somme des angles fera 180° sans avoir besoin de le mesurer. Ce sont
des règles qu'il faut découvrir, des conséquences qu'il
faut tirer. La réminiscence n'est pas enfouie dans notre cerveau,
elle est contenue à notre insu dans nos énoncés. Cela
n'a donc aucun sens, même si c'est forcément vrai, de dire que
les règles logiques et mathématiques résultent d'une
"sélection épigénétique aux multiples contraintes". C'est ne rien dire alors qu'il faut distinguer les règles implicites
des règles apprises, distinguer l'habitude et la norme de l'organisation
et de l'universel. On peut déplorer, comme Voltaire devant les semblables théories
de Locke, qu'il ne soit pas assez mathématicien.
Il faut bien comprendre que cette critique n'est
pas tant une critique d'analogies souvent bien rapides, que du fait de suggérer une explication
neuronale à ce qui s'impose du dehors par ses lois propres, par l'intermédiaire
des neurones bien sûr, mais relativement passivement selon leur fonction
d'intérioriser l'extériorité. Le cerveau a bien un rôle
central dans la plasticité, la capacité d'apprentissage
et d'organisation. Le fonctionnalisme désigne le cerveau comme organe
d'évolution post-natale, post-génétique, évolution
intellectuelle, qu'il faut nommer plutôt histoire, et qui prolonge
l'évolution biologique. La continuité est pourtant ici bien
trompeuse car on change de registre en passant de l'évolution génétique
à l'évolutionnisme culturel, de la matière à
l'immatériel, de la biochimie à l'information, de la sélection
à l'histoire. C'est cela le débat sur la double nature de l'esprit,
la coupure épistémologique. Ainsi on peut toujours parler d'épidémie
des idées, de façon purement descriptive ou plutôt métaphorique,
cela n'explique absolument rien même si c'est vrai par principe. L'épidémie
des idées répond à d'autres lois que les épidémies
virales. Il suffit parfois d'une vérité dans un tiroir et ce
ne sont pas toujours les idéologies les plus vivables qui survivent
mais il y a une dialectique de l'apprentissage entre imitation et dénonciation
ainsi qu'une désagrégation des croyances. Il faut comprendre
la véritable histoire des idées, pas se satisfaire d'un constat
extérieur aux allures biologiques trompeuses.
La nature de la pensée
Ainsi on ne peut accepter tel quel un "désir de savoir"
qui serait naturel à notre cerveau, organe produisant de la pensée
comme le foie la bile. On pourrait attribuer ce "jeunisme" d'un apprentissage
sans fin à notre immaturité de prématurés, notre
inachèvement génétique (néoténie), puisque
la curiosité est une propriété des jeunes organismes.
Il ne faudrait pas oublier pourtant que cette course à la nouveauté
est très "moderne". L'accélération des connaissances
est très récent, ce n'est pas une donnée biologique.
La tromperie des analogies biologiques est souvent dans cet escamotage du
processus historique sous une analogie biologique "évidente". Il semble
plus raisonnable de faire de la pensée une irritation, un manque
d'information (Laborit), plutôt qu'un désir de savoir (longtemps
réprimé!) alors même qu'on sait comme le savoir peut être
refusé au contraire avec véhémence pour préserver
notre désir de dormir, désir primordial et mortifère.
Dès qu'on se penche sur la constitution du savoir, ce qu'on rencontre,
l'auteur est obligé d'en convenir, c'est plutôt l'erreur, le
conformisme, les "fausses croyances". Ce qui nous impressionne de nos sciences
a été conquis de longue lutte contre nos tendances naturelles
!
Les tentatives de naturaliser la réflexion
buttent sur le fait que la réflexion consiste justement à s'écarter
de la nature. Le cerveau a d'abord une fonction
inhibitrice. Non
seulement il est lent, mais on peut dire qu'il ralentit la pensée.
Ce qu'on appelle 'les trois cerveaux", consistent simplement en différents
niveaux de blocage des réflexes de niveau inférieur, afin de
remplacer une réaction immédiate par la recherche d'informations
complémentaires, inhibition des instincts, prise de recul sur l'affectivité,
détour par l'extérieur et l'universel. On s'est étonné
du fait que les robots autonomes exécutent la fonction la moins inhibée
plutôt que la plus excitée. Il faut s'attendre à ce que
ce soit la même chose pour le cerveau où dominent les cellules
gliales et le GABA inhibiteur. Ce qui dénaturalise le cerveau
est de se détourner de soi, de notre animalité, de notre corps,
pour se tourner vers le monde et en suivre les lois qui ne sont pas biologiques.
Ce n'est pas que nous n'ayons rien à apprendre
de la biologie et du cerveau, même si à ce stade la programmation
de robots autonomes semble plus décisive. Nous avons déjà
beaucoup appris de la neurologie, confirmant souvent les positions des philosophes,
en premier lieu Husserl presque jamais nommé par les cognitivistes
alors qu'il avait construit, dans la prolongation de Kant et Brentano, une
phénoménologie de l'intentionalité constituante de la
représentation. On a donc pu vérifier que notre intentionalité
opère une projection de la réalité
qui structure la perception, toujours déjà mémoire,
re-présentation qui s'ajuste aux sensations. Freud ne dit pas autre
chose lorsqu'il définit le principe de plaisir (et le rêve) par l'hallucination
de l'objet du désir. C'est la base du constructivisme cognitif, c'est-à-dire
de l'apprentissage, ce que Jean-Pierre Changeux appelle une "exploration organisée" (par hypothèses et corrections) qui doit donc être "motivée
et ouverte". Cela signifie, comme il le remarque justement, que le réductionnisme
est bien l'objectif du savoir (p383), simplifier pour s'orienter, "apprendre c'est éliminer".
On sait que la politique aussi doit simplifier pour guider l'action. C'est donc
par modélisations que notre cerveau fonctionne et sélectionne
les stratégies appropriées. Le danger est toujours de confondre
la carte et le territoire, la science et l'être. La vérité ne coule pas du cerveau comme une source pure (Ainsi l'esprit s'oppose
à lui-même en soi ; il est pour lui-même le véritable
obstacle hostile qu'il doit vaincre ; l'évolution, calme production
dans la nature, constitue pour l'esprit une lutte dure, infinie contre
lui-même. Hegel).
C'est tellement vrai que l'auteur va insister
sur la dimension biochimique du conformisme comme obstacle à la vérité,
au-delà de la simplification de nos modèles. La théorie
des humeurs basée, un peu trop exclusivement à mon avis, sur
la
dopamine (à la fois comme motivation et récompense),
jointe à une théorie darwinienne de la sélection des
idées, amène à soutenir qu'une idée rejetée
par le groupe ne produisant pas de récompense dopaminergique sera
abandonnée. En fait on ne peut accepter la réduction de l'apprentissage
à ce processus de sélection alors qu'il y a utilisation de stratégies,
de logiques différentes. Il vaut mieux suivre Bateson pour qui on
"apprend à apprendre", sélectionnant des stratégies d'exploration
(rarement au hasard donc), plutôt que des simples résultats.
Le conformisme chimique n'est donc pas suffisant mais on ne peut nier son
poids, ni surtout le fait, souligné ici, que l'objectivité notamment
scientifique est fortement limitée par le conformisme social. Ainsi,
je ne peux nier la difficulté pour moi de critiquer un auteur éminent
dont Jacques Robin a fait l'éloge. Cela me culpabilise et me persuade
que je dois avoir tort, inhibant l'écriture. Si ce n'est pas suffisant
pour me faire taire, me faire dire autre chose que les objections que m'évoquent
cet ouvrage, cela renforce le sentiment de leur insuffisance (je suis bien
conscient qu'il faudrait travailler encore longtemps, corriger, préciser
tout cela). En tout cas, on peut en déduire que vouloir faire passer
les personnes avant la vérité c'est réduire la parole
à des politesses vides, au conformisme tranquille, alors qu'affronter
la vérité commune expose aux critiques et aux rancoeurs, à
dire des bêtises ou agacer, à se fâcher avec ses amis
ou bien honorer ses ennemis. C'est sans doute chercher les emmerdements !
Il y a là quelque chose d'inhumain dans la prétention de se
séparer de la foule, oser une contradiction, prendre la parole. Je
ne sais si la dopamine suffit pour expliquer le conformisme, du moins on
peut penser alors qu'un apport artificiel de dopamine procure une plus grande
indépendance d'esprit (ouverture d'esprit, levée de l'inhibition)
mais qui peut déboucher aussi sur la paranoïa d'un esprit devenu
trop autonome et inaccessible à la critique ou au doute. Le rôle
des humeurs sur la pensée est en tout cas primordial (fatigue, dépression,
excitation, stupeur), pas seulement sur la pensée mais sur le corps
(toute maladie est psychosomatique).
Il y a certainement du vrai dans la description de "l'illumination" 376
d'une solution trouvée qui produirait une décharge de dopamine, mais
cela ne doit pas occulter que le plaisir y est d'un autre ordre : clôture holistique (Kaufmann) ou
désignation d'un bouc émissaire, d'une cause. Il s'agit plutôt d'une
résolution de tension, d'un apaisement par une mise en
ordre, une logique, un emboîtement qui se révèle dans
toute sa beauté ; dénouement musical, mythique ou romanesque
dont Lévi-Strauss a donné l'illustration avec l'analyse du
Boléro de Ravel. Ce plaisir de la trouvaille pourrait équilibrer
le conformisme, jusqu'à se "droguer à la recherche" comme un
joueur compulsif. Ce qui expliquerait que "l'effort de liberté reste l'un des traits les plus singuliers de la recherche de la vérité" 368. Il n'y a pourtant
là non plus aucune garantie contre l'illusion, l'illumination
renforçant tout aussi bien le dogmatisme de la foi. Pour finir avec cette conception
de la vérité comme intoxication (proche au fond de Sloterdijk),
la religion est ramenée sans complexe à un véritable opium du peuple,
en étant supposée apporter récompenses, satisfactions hallucinatoires, comme si la religion
résultait de l'invention individuelle et se réduisait à
ses consolations alors qu'elle est toujours sens social préétabli
dont on se dégage peu à peu. Il ne s'agit pas d'un "gadget cognitif" 360, façon de dire qu'il n'y a rien à comprendre (ça produit
du plaisir), ni de "besoins psychologiques" alors qu'il s'agit de clôture
du sens, d'organisation sociale, d'un récit originel, de la dimension
symbolique héritée de nos ancêtres et dont il nous faut
partir. Les mythes pas plus que le langage ne sont des créations
d'un cerveau individuel.
Les fausses croyances biologiques
La religion (qui n'existait pas comme telle avant l'autonomisation du politique,
de l'économie et de la science) n'est pas une exception dans le conformisme généralisé et les modélisations successives constituant les modes de l'opinion. "Les
fausses croyances jouent un rôle important dans la vie courante.
Elles sont exploitées de manière délibérée
par les systèmes culturels et religieux dès les classes enfantines.
Fort opportunément, l'enseignement des sciences ainsi que la formation
à l'esprit critique en atténueront l'importance, quoique d'une
manière très sélective" 201. Au
fond, il n'y a pas de raison qu'on en sache plus que ce qu'il nous faut pour
survivre. La plupart du temps, on ne voit pas plus loin que le bout de son
nez. C'est cela l'opinion, ce sur quoi on se repose sans se poser de question.
L'homéostasie du milieu intérieur serait le prix de la liberté
de pensée (p368). On peut renvoyer ce désir
de dormir à une causalité chimique mais Jean-Claude Kaufmann
étend cette aspiration à la fermeture, de la cellule à
l'identité collective ou aux systèmes cognitifs. L'important
c'est de fermer le circuit, il faut que ça se boucle, que la question
trouve une réponse, ou que l'irritation s'apaise dans l'action. Il
est fondamental de prendre conscience de notre "inhabileté fatale"
comme dit Rimbaud, de tout ce qui limite, réduit, inhibe notre point
de vue dans nos habitudes, nos préjugés, nos précipitations,
nos humeurs. Il faut toujours s'extraire de fausses représentations.
Ce n'est pas une raison pour nourrir un scepticisme de l'idiot, comme si
l'individu se suffisait et alors même que nous pouvons malgré
tout atteindre à l'universel ainsi qu'à une déraisonnable
efficacité de la technique... Cela doit nous inciter plutôt
à la prudence et au dialogue sans relâche.
S'il y a bien pour moi un exemple de fausse croyance,
consistant pour Wittgenstein à prendre au mot synonymes, homonymes,
métaphores, approximations, c'est de dire le "cerveau" à la
place de l'individu, du sujet, de la conscience, du moi, du savoir... Cela
n'a aucun sens de parler du cerveau du scientifique qui communique avec ses
collègues, car la communication passe par la parole ou par l'écrit.
Il est encore plus absurde de chercher les "bases neurales du mensonge!" 206. Il n'y a de mensonge
que pour une parole de vérité. Le mensonge et l'erreur font
parties du langage dès lors que le mot est séparé de
la chose. Ce n'est pas le cerveau qui est menteur mais la personne dans ses
relations sociales et son histoire. Cela n'exclut pas que la culpabilité,
la duplicité, le contrôle, la comédie jouée dans
le mensonge soient repérables par imagerie cérébrale.
On restera au niveau de la feinte animale alors que le mensonge peut être
plus subtil, on peut feindre de mentir et, comme dit Debord, "dans le monde
réellement inversé, le vrai est un moment du faux". Terminons
là-dessus en remarquant que le mensonge et la capacité de dissimulation
constituent notre intériorité dans l'étonnement d'échapper
au regard des autres.
Ce n'est pas sans rapport avec ce que l'auteur appelle la "Théorie
de l'esprit" consistant à se représenter l'esprit des autres,
à les doter d'une intentionnalité et s'identifier à
leur subjectivité. On brouille ici ce qui relève de l'imaginaire
des corps, de la sympathie animale et tout ce qui relève des lois
du langage dont on minimise trop le poids. Il n'y a pas de véritable
réflexion ou communication sans le langage. La conscience de soi n'est
ainsi pas interne au cerveau mais regard de l'autre, la réflexion
porte sur une pensée objectivée dans un langage, l'échange
n'est pas duel mais implique des institutions, des références
communes, une histoire. On est alors dans une théorie de l'esprit qui est plutôt théorie
du langage et n'est plus du tout biologique. La difficulté
est de faire la place à ces dimensions bien différentes de la
communication animale et du langage. Pour les êtres parlants, il n'y
a pas communication de cerveau à cerveau mais plutôt de bouche
à oreilles. Il y a toutes les chances pour que les mêmes paradigmes
dominants, les mêmes images, aient des significations très différentes
d'un individu à l'autre et se traduisent par des images cérébrales
sans grand rapport entre elles. On pourrait accuser les biologistes d'occultisme
dans leur rêve de télépathie de cerveau à cerveau.
Quand le médium du langage disparaît, tout devient mystérieux
en effet. On ne peut se contenter d'observer un animal politique isolé,
encore moins dans son crâne, individu rationnel face au monde développé
! La communication n'est pas créée par la "conversation" (pas
plus que la société n'est un contrat), comme si la langue était
personnelle. C'est un rite social historique d'affirmation du commun (se
mettre à la place des autres, identification sociale plus qu'imaginaire,
universel plus qu'émotionnel, détaché de l'animal). Ce
qu'il faut admettre, c'est que le savoir change de nature lorsqu'il n'est
"plus simplement le fait de jeux cognitifs individuels, mais de jeux et combats
à l'échelle du groupe social" 207, on quitte
alors la biologie pour l'histoire de la vérité et de la science (L'esprit qui se déploie dans le temps).
On ne peut réduire toute vérité à une simple habitude de pensée "qui contraste avec le partage de significations
communes que l'on peut même qualifier d'universelles". Il y a
là toute la difficulté de passer de l'empirisme à la
science, ce qu'on appelle depuis Bachelard la "coupure épistémologique".
Il faut donc admettre que la pensée est
occupée par une extériorité indépendante de nous,
de notre corps, de nos neurones, transcendance d'un réel dont nous
ne saisissons que les reflets, les régularités et les saillances.
Comme le dit Lacan dans Télévision, "L'homme ne pense pas avec
son âme". Le langage ne sert pas seulement à la communication
d'une hypothétique intériorité, de l'intentionnalité
du sujet. Husserl lui-même, pris dans cette contradiction, était
obligé de nier l'évidence qu'on puisse se parler à soi-même
! Marx insistait au contraire sur le fait qu'on ne pouvait penser sans objectivation
de la pensée par le langage. Le langage est la matérialité
de la pensée. Bien plus que le partage de représentations (cérébrales),
ou de l'intentionnalité du sujet (mensonge), le langage structure notre monde, révélation de l'être.
Si le mot donne unité et permanence à l'objet comme au sujet
(au point qu'on a du mal à se faire une idée d'un monde animal
ensorcelé, éphémère, éclaté), il
ne faut pas réduire pour autant le langage à des correspondances
entre un mot et une chose. Le neurologue ne peut ignorer ici l'apport considérable
du structuralisme qui est un progrès décisif dans la compréhension
du langage, malgré ses inévitables excès. La découverte
de Saussure à Jakobson d'une structure du langage signifie d'abord
qu'une langue n'est pas un code associant un mot à un objet mais qu'un
mot renvoie à d'autres mots dont il se différencie et qui le
définissent (Toute définition est une négation précise
Spinoza). Contrairement à un code, tout langage est complet même
si, par exemple, nous n'avons pas autant de mots pour désigner la
neige que les Esquimaux. En effet, procédant par divisions, différenciations,
oppositions, les mots se multiplient, gardant traces de leur histoire comme
de vieilles capitales, mais rien n'échappe à ce quadrillage
car vous pouvez diviser un fromage en autant de parts que vous le voulez
la somme des parts sera toujours de 100% ! Ce n'est pas la même chose
pour un code qui s'applique à une série déjà
constituée et qui peut donc être incomplet. Le signifiant ne
désigne pas l'objet mais son opposition, sa classe, division à
l'origine entre bon et mauvais et donc guide pour l'action. Outre le caractère
de décision, de différenciation, de dichotomie du signifiant,
il faut tenir compte aussi de son caractère symbolique, fictif. Le
symbolique c'est ce qui n'est pas réel. Le mot est absence, appel,
prière. Par cette séparation radicale du mot et de l'émotion,
de la prégnance instinctuelle, c'est l'expérience de l'esprit
et de l'imagination qui se substitue de plus en plus à l'expérience réelle et la sélection
de nos conduites hasardeuses.
Universel de la science et dualisme de l'homme
On peut conclure de cet univers du langage, de l'information, de la structure, de l'organisation, un nécessaire
dualisme
de l'esprit universel et de l'âme individuelle des corps. Je répugne
à utiliser le terme de noosphère unifiant des réalités
disparates mais la nature humaine est plus dans une culture commune ou les
rapports sociaux, que dans une intériorité animale. Mieux,
comme nous l'avons vu, le cerveau lui même nous sépare de l'immédiateté
biologique, chimique, instinctuelle au point qu'on peut dire que l'humanité
se conquiert contre notre animalité, comme la culture s'oppose à
la nature et le mot à la chose. Le cerveau est donc l'organe de la
rupture avec la biologie. On peut soutenir en biologiste qu'il y a unité
de plan du ver à la mouche et à l'homme, partageant le même
ADN, mais il faut enregistrer aussi la rupture radicale introduite par l'homme
et le langage, saut qualitatif d'accès à un niveau supérieur
d'organisation. Il ne s'agit donc pas seulement de différencier biologie
et social mais bien d'en séparer encore l'universel du langage et
du sens.
Ne pouvant ignorer tout-à-fait ce dualisme qui resurgit partout, l'empirisme
sensualiste (épigénétique) de l'auteur en arrive à
en faire une question de goût si ce n'est de bonne ou mauvaise habitude
(Platon-Aristote, Descartes-Locke, Hume-Kant, Hegel-Marx). Ce ne sont pourtant
pas les propriétés tendancieuses de nos cerveaux mais les deux
faces d'une même réalité, différence entre l'
énonciation
et l'énoncé (logique et réalité, sujet et objet)
plutôt qu'entre idéalisme et réalisme ou bien liberté
et causalité. C'est cette dualité, cette différence
de plan qu'il faut accepter en premier lieu si on ne veut pas que l'unification
transdisciplinaire mène à la confusion. Il faut prendre un
recul avec son propre dogmatisme, ce qui est très difficile. Ainsi
la condamnation de l'astrologie relève de l'évidence méprisante
(nous sommes vraiment trop bêtes) alors que Lévi-Strauss avait
montré qu'elle avait une fonction de modèle, et qu'un
modèle même très imparfait vaut mieux que rien, c'est
en tout cas bien comme cela que marche le cerveau. Il ne faut pas trop vite s'imaginer
avoir percé tous les mystères dont on n'a même pas soupçonné
l'enjeu. Il y a beaucoup à apprendre de l'histoire des religions, ésotérisme astrologique compris.
Non, on ne peut réduire l'âme humaine au cerveau alors qu'elle
renvoie à la totalité du corps d'un côté mais
surtout à l'histoire humaine de l'autre. Bien qu'on puisse tout relier
localement, il faut garder les distinctions entre physique, biologique, social,
cognitif, philosophique, logique qui ne font pas, même s'il faut les relier, une "
science de l'homme" (
p404) mais
dessinent sans doute une épistémologie (cf. Piaget) entre science
de la matière, de l'espèce, de la liberté ou du langage.
Rien de pire dans le scientisme qu'un dogmatisme qui s'ignore.
Les théories du progrès cognitif sont donc séduisantes,
mais dangereuses aussi, on le sait. Il y a vraiment progrès, mais
plutôt dans le sens de la complexification que du simplisme dogmatique,
c'est-à-dire une augmentaion de notre ignorance en même temps
que de notre savoir. On peut d'ailleurs se poser la question s'il y a là
aussi d'une continuité des 3 états du savoir (
p328), ou des 3 âges de l'humanité, ou bien s'il
y a des ruptures à différents stades, des changements de niveau.
En tout cas il ne suffit pas de proclamer l'ouverture d'esprit, il faut se
comprendre effectivement. Encore un effort donc sur ce difficile chemin qui
n'est pas celui d'une science triomphante dissipant devant elle les ténèbres
de l'obscurantisme. C'est d'autant plus important que la constitution d'un
comité d'éthique mondial me semble absolument nécessaire
à moi aussi, mais à la condition d'éviter le dogmatisme
justement, surtout pas asséner une vérité officielle
recouvrant une dure réalité mais faire preuve d'un véritable
esprit scientifique, d'un souci d'information et d'élaboration pour
contredire les opinions abstraites et lointaines.
Il faut prendre acte de la difficulté, de
l'impossibilité de l'entreprise, pour oser s'y mesurer. Jean-Pierre Changeux insiste d'ailleurs sur l'exigence
de dépersonnalisation, de rupture décisive avec le soi (p392) que sont toujours les "douloureux changements d'opinion" mais que la Science a mis en pratique avec succès.
"La quête de vérité se déplace nécessairement
au niveau de la communauté de chercheurs" 392.
Il ne faut pas minimiser le dogmatisme de la science, qui doit donc refuser Eglises et Pape, mais si la science
avance, comme le capitalisme, par imitation, compétition, innovation,
sa "théorie ouverte" se distingue du scepticisme intéressé
et cynique du libéralisme en affirmant au contraire la réalité
et son universalité. Ni dogmatisme, ni relativisme, la science est
un "scepticisme organisé", dans le droit fil de la philo-sophie opposée à la rhétorique sophiste. "La liberté d'émettre des critiques justes et publiques
à
l'échelle mondiale, plutôt que d'en rester à un scepticisme
général, devient dès lors un élément essentiel
du combat pour la vérité" 396. L'accord
ici est total sur les principes, pour la pratique c'est une autre paire de manche
! On gagnera de toutes façons à "rendre explicite"
notre idéologie, sur ce plan il a bien raison, mais il me semble que sociologues, politiques, économistes,
juristes et philosophes sont plus qualifiés qu'un biologiste pour
parler d'éthique. Pour ma part, je pense que les débats éthiques
(et philosophiques) devraient faire l'objet d'émissions de télé
(Arte) précises et argumentées, comme on a pu le faire pour
l'exégèse, afin que tous puissent y participer.
Enfin une petite rectification d'érudition.
L'expression de "Nains sur des épaules de géants" attribuée
à Newton page 391
date en fait du XIIè siècle. Bernard de Chartres voulait dire ainsi que
nous n'étions pas supérieurs à nos prédécesseurs mais que nous profitions
des grands esprits qui nous ont précédés et nous permettent de voir plus
loin. Je pense qu'on doit l'interpréter aussi comme le fait que l'animal
n'a pas bougé lui et qu'il nous faut refaire à chaque fois le chemin de l'animal
vers la civilisation, ascension toujours plus périlleuse...
Référence de l'éditeur du livre :
http://www.odilejacob.fr/maincat.asp?Idlivre=1634