Autour de l'origine de l'homme
Il n'y a rien qui change tant que notre origine !
C'est ce
qui donne une actualité à notre passé le plus
lointain. L'origine de l'homme peut d'ailleurs se comprendre en
plusieurs sens. La plupart du temps on parle ainsi de l'origine de
notre espèce, qui commence par les pieds plus que par le
cerveau, à ce qu'on dit aujourd'hui, et qu'on repousse sans cesse plus loin dans le temps (195 000 ans pour Homo sapiens, 2,6 millions d'années pour le genre Homo, 7 millions
pour Toumaï...). Ce qu'on
abordera ici, c'est plutôt la difficile question de l'origine de
notre humanité, de la culture et du
langage, de ce qui nous a séparé de l'animalité
et fait rentrer dans la préhistoire de l'aventure humaine et de
la civilisation (ce que les préhistoriens appellent
déjà la modernité). C'est une question qui n'est
pas sans rapport avec
celle de notre propre naissance à l'humanité et au
langage (on dit que "l'ontogenèse récapitule la
phylogenèse" même si ce n'est pas toujours
vérifié).
Y a-t-il un moment privilégié de cette évolution
hors du monde animal ou bien est-ce un phénomène graduel
? Un article de Pour la Science
du mois de juillet tend à montrer que les signes
artistiques et culturels commencent très tôt, au moins
vers -75 000 ans (des colliers de coquillage) et sans doute bien
au-delà, jusqu'à -510000 peut-être. Il faut donc
admettre
que des proto-civilisations ont déjà pu naître et
disparaître avant d'atteindre la taille critique assurant la
transmission jusqu'à nous. Pourtant une
hypothèse s'impose d'une bifurcation
à partir d'une
catastrophe écologique vers -60 000 ans et une mutation
génétique décisive par rapports aux autres
hominidés qui disparaissent alors. C'est une hypothèse
compatible avec les études génétiques, qui font
remonter nos ancêtres communs à -50 000 ans, et qui
peut correspondre à la datation d'une "langue mère" dont
toutes
nos langues sont issues. C'est surtout l'époque des
premières tombes, rites
funéraires sans doute liés au langage avec
l'apparition du nom propre qui va hanter les vivants et peupler le
monde des morts. Cette entrée dans la modernité et le
langage n'est que le dernier acte d'une très longue
évolution mais qui marque un véritable saut cognitif
malgré tout.
Le langage
a sans doute été basé d'abord sur
le geste et le son, sifflé ou chanté ("langage des
oiseaux" ou "langues à clics" de certains singes), avant de
parvenir
à ce que le linguiste André Martinet a baptisé "la
double articulation" (entre son et sens, phonétique et
sémantique) où les phonèmes ne sont plus
significatifs mais se combinent en mots (ou morphèmes) qui ont
un sens (sans rapport avec le son) et qui se combinent eux-mêmes
en phrases, permettant le
récit indirect et donc le mythe. Seul le langage humain
possède
cette caractéristique qui en fait un jeu de différences
(sélections et combinaisons, permettant métaphores et
métonymie). C'est un saut qualitatif qui n'a rien à voir
avec la position du larynx qui a permis de développer les
voyelles. Les langages animaux ne
sont que des
codes, le plus souvent innés, où le son et le sens se
confondent alors que le langage humain doit être appris et
procède par divisions (dichotomie) où le sens d'un mot se
spécifie par différence avec les autres mots
(rassemblés dans un dictionnaire). Un mot ne désigne pas
une chose donnée, comme dans un code, mais un rapport entre
choses, la division d'une totalité (ce que le structuralisme a
pu mettre en valeur). Ce n'est
pas du tout la même chose et il est certain que c'est le langage
qui nous distingue de l'animal en donnant une matérialité
à notre pensée avec la possibilité de
la transmettre et de construire une histoire.
De récentes
théories imputent principalement aux femmes
le développement du
langage dans sa fonction sociale, revalorisant l'importance du
bavardage dans l'éducation des enfants
et la cohérence du groupe, alors que l'avantage adaptatif
semblait, d'un point de vue trop strictement utilitariste, plutôt
du côté des hommes, des techniques et de la
chasse. On connaît l'importance des mères dans la
transmission de la culture et le "langage maternel", mais on peut
constater
qu'à notre époque aussi, les hommes presqu'autant que les
femmes passent le plus clair de leur temps à parler les uns des
autres, parler d'amour peut-être (rien de plus bavard que
l'état amoureux), le plus souvent hélas pour colporter
quelque médisance, étaler son dépit ou des
jalousies tenaces, participant à la "pression du groupe",
à
l'échange de paroles qui nous lient les uns aux autres. La
fonction critique du langage pourrait avoir été
déterminante. D'après Jean-Louis Dessalles dans La Recherche d'octobre 2005, "Nous parlons pour
démontrer nos capacités informationnelles à nos congénères, en attirant
leur attention sur des faits inattendus. Cela nous permet d'afficher
notre valeur en tant qu'allié potentiel car l'homme est une espèce
politique dont la survie est conditionnée par sa capacité à nouer de
larges coalitions".
On sait par expérience que les chimpanzés ne sont
pas dépourvus de toute capacité langagière, ce qui
leur manque, c'est d'en sentir la nécessité et de le
transmettre. Du coup, on peut accorder crédit à
l'hypothèse de Jean-Marie Delassus ("Les logiciels de
l'âme") d'une certaine continuité dans l'évolution
du
cerveau activant des
neurones du foetus dans les aires associationnistes dès avant la
naissance et nous procurant ainsi une
sorte de mémoire intra-utérine dont aucun animal
ne serait pourvu (ce qui semble contestable pour certains animaux au
moins). Cette obscure réminiscence de la vie utérine
déciderait de la suite, bien
qu'irrémédiablement inconsciente, nostalgie
de la totalité perdue qui ne
nous quitte plus depuis les cris du nouveau-né (peut-être
liés plus prosaïquement à la respiration suite
à l'asphyxie du cerveau au moment de la naissance ?), et qui nous
disposerait aux
promesses des mots, aux émotions poétiques et
spirituelles d'un amour fusionnel qu'on chercherait toujours à
retrouver, en vain. Ce n'est qu'une
hypothèse, peut-être un peu fantasmatique, mais
basée
sur une clinique attentive de la maternité. Cela permet en tout
cas de nous donner une idée de ce que pourrait
être cette mutation
à laquelle nous devrions notre survie et qui se manifeste par un
développement incomparable de l'imaginaire jusque dans les
profondeurs de grottes plus ou moins inaccessibles.
Jusqu'ici cette
libération de l'imaginaire était mise sur le
compte de la prématuration
du nouveau-né,
indéniable au niveau moteur, et non sur un
développement précoce des aires associatives qui
témoigne au contraire d'une surmaturation neuronale, d'un
mécanisme de mémorisation qui commence trop tôt et
n'a pas besoin d'attendre une maturation plus tardive. Le
nouveau-né ne serait donc pas tout-à-fait cette "ardoise
vierge" comme le pensait Aristote (ou même Piaget), et d'ailleurs
il distinguerait
dès la naissance les sons de sa langue maternelle, mais ce
qu'il faut souligner, c'est que ce progrès
décisif qui nous ferait humains, c'est celui d'un manque, d'un
sentiment de détresse et d'un besoin d'attachement plus
impérieux,
d'une
fêlure de l'âme plus encore que de capacités
cognitives supérieures (du coup un utérus artificiel ne
permettrait sans doute pas au foetus de se développer, pas plus
qu'un
nourrisson ne peut vivre sans liens affectifs). La prématuration
du nouveau-né, ce qu'on appelle la néoténie,
suffirait peut-être si l'on se fie à l'étude de la
néoténie des chiens (ou des renards) qui se traduit par
une moins grande aggressivité (moins d'adrénaline) et des
comportements instinctifs moins figés, un besoin d'affection et
de communication ainsi qu'un instinct de survie affaibli, tous facteurs
de socialisation. De plus une mutation génétique
isolée aurait pu faire franchir un seuil décisif a cette
néoténie.
Une hypothèse beaucoup plus
simple (trop?) voudrait que la mutation génétique nous
ait doté d'un seul coup de la capacité de langage, avec ce que
Chomsky appelle la "grammaire universelle"
et qui semble effectivement
innée mais qu'il est bien difficile d'attribuer à une
mutation ponctuelle (certains estiment que le langage est indispensable
pour chasser de grands animaux comme les mammouths ou transmettre la
fabrication de pierres taillés et remontent à 2,4
millions
d'années, d'autres à 2 millions, la plupart penchent pour
300 000
ans avec la descente du larynx. La dernière mutation du
gène FOXP2, dit gène du langage, remonterait à 100
000 ans).
Un caractère semble spécialement accentué chez les humains, c'est l'imitation
qu'on prête à tort aux singes alors que nous les
dépassons largement sur ce point. C'est un caractère
qu'on pourrait attribuer à la néoténie (la
prématuration du nouveau né), à ce que Lacan
appelait le stade du miroir dont la cause serait le retard du
développement moteur par rapport aux capacités de
représentation du corps, l'image du corps prenant le pas sur sa
sensation interne. Il est amusant qu'on fasse maintenant des "neurones
miroir" les précurseur du langage (aires de Broca et de
Wernicke), ce qui pourrait rendre compte du fait que la pensée
langagière est une imitation de l'action mais surtout de
l'apprentissage du langage par imitation.
Une chose est acquise, pour qu'il y ait une nouvelle espèce, il
faut une phase d'isolation, et la mutation génétique doit
permettre le renforcement de la solidarité sociale qui en est
résulté. Je ne sais si on peut dater l'époque
où la nudité
du corps est apparue, nous chassant
du paradis animal, car cela aurait pu jouer un rôle. Les
préhistoriens sont perplexes sur l'avantage adaptatif de cette
perte des poils, qu'on attribue au fait que cela aurait diminué
les parasites, ce qu'on peut trouver contestable étant
donné la co-adaptation des parasites et de leurs hôtes.
J'ai toujours pensé que l'avantage était sans doute
plutôt dans
la fragilité même que cela nous donnait. Ne pouvant plus
vivre à l'air libre, il nous fallait trouver un abri, nous
regrouper autour d'un foyer et nous vêtir de peaux de
bêtes. Cet environnement artificiel a pu constituer un avantage
vital lors d'un changement climatique brusque (refroidissement). Ce
n'est qu'une hypothèse personnelle. Sinon il y a un
caractère spécifiquement humain qui n'est jamais
cité et qui pourrait avoir eu un rôle, c'est la perte des
périodes de reproduction qui rend les femmes fécondables
en toute saison, renforçant peut-être le rôle du
langage dans les rapports sexuels (on parle pour séduire, pour faire illusion, pour se raconter des histoires).
Parmi les causes du langage et des signes corporels ou artistiques,
certains évoquent
aussi, l'invention du feu qui favorise les échanges autour du
foyer et, de façon beaucoup plus anecdotique cette fois, l'usage
des armes de
jet
(arc, sarbacane, javelot) donnant obligation de se signaler à distance.
Voici d'ailleurs comment Pour la Science (p53) présente les théories des anthropologues
actuels, sur les causes de notre humanisation, hypothèses qui restent encore très spéculatives :
Symbolisme
: L'invention d'un stockage externe de l'information (que ce soit par
le langage ou l'art et ses différentes expressions - bijoux,
outils, etc.) est l'événement le plus important de
l'évolution du comportement de l'homme moderne. Il est possible
qu'Homo sapiens ait eu, dès son apparition il y a environ
195 000 ans, les capacités cognitives de développer une
pensée symbolique, même si les traces sur le terrain sont
rares. Autrement dit, c'est seulement lorsque la pensée
symbolique est devenue la base de toute organisation humaine,
permettant d'échanger ou de créer des réseaux, par
exemple, que tout le potentiel de l'humanité s'est
exprimé.
Croissance démographique : Il est possible que des
prémices de la modernité soient apparues, puis aient
disparu, en différents points du globe et à
différentes époques, jusqu'à ce que soit atteinte
une certaine densité de population. Des comportements
associés à une pensée symbolique émergent
alors et favorisent des innovations techniques. cette hypothèse
est en particulier défendue par Alison Brooks, de
l'université du Connecticut. De plus, l'augmentation de la
population augmente les chances qu'une tradition soit transmise,
plutôt qu'elle ne disparaisse avec l'extinction d'un groupe.
Désastre écologique : Des données génétiques indiquent que la diversité génétique d'Homo sapiens
s'est très fortement réduite il y a environ 60 000 ans.
Stanley Ambrose, à l'Université de l'Illinois,
suggère qu'une éruption volcanique majeure du mont Toba,
à Sumatra, en aurait été la cause. Celle-ci aurait
engendré un hiver volcanique ayant duré six ans. En ces
temps difficiles, seuls les individus les plus coopératifs
auraient été à même de survivre, et auraient
été les seuls à transmettre leur patrimoine
génétique aux générations suivantes. Ces
conditions auraient favorisé une transition d'une organisation
sociale construite autour d'un petit groupe à une organisation
en tribus.
Mutation cérébrale : D'après Richard
Klein, de l'Université de Standford, il est possible qu'une
mutation génétique survenue il y a 50 000 ans ait eu pour
effet de remodeler l'organisation cérébrale d'Homo sapiens
et de favoriser l'émergence d'une pensée symbolique,
incluant le langage. Ces humains "génétiquement
modifiés" ont ainsi acquis un avantage évolutif
évident sur les autres, et ont très vite pris leur place.
Armes de jet : L'invention des armes de jet, il y a 50 000
à 30 000 ans, a permis aux hommes de tuer à distance des
animaux de toutes sortes - ainsi que d'autres hommes. Pour John Shea,
à l'Université de Stony Brook, cette innovation a
incité les individus à coopérer, ce qui aurait
aidé à la formation de réseaux sociaux,
grâce auxquels de l'information pouvait facilement être
échangée.
A l'aube de la pensée symbolique, Kate Wong, Pour la Science, no 333, juillet 2005
Le mystère de nos origines
Documentaire de John Rubin et John Bredar (2004)
National
Geographic Television, 22 Décembre 2005 sur France 5 à 17h25, 85'
Voilà un documentaire sur les origines de l'homme qui illustre
parfaitement comme rien ne change autant que nos origines les plus
lointaines ! Bien qu'il soit antérieur à l'article de Pour la Science
dont j'avais fait le compte-rendu, ses hypothèses me semblent
pourtant plus convaincantes et, en tout cas, à prendre en
considération, surtout l'utilisation de cailloux comme d'une
fronde.
Une des étapes décisives de l'hominisation, qui se
caractérise par le contrôle de son environnement,
remonterait à l'homo erectus qui vers 1,7 millions
d'années aurait déjà utilisé le feu par
endroits au moins mais qui aurait surtout utilisé le jet de
cailloux pour se défendre des prédateurs. Cette arme
à peu près inédite dans la nature aurait pu
suffire à la suprématie de la ligne homo,
expliquant le besoin d'une augmentation des capacités
cérébrales et dégageant assez de "temps libre"
pour commencer à développer une culture. Soulignons que
l'efficacité de cette arme de jet suppose d'en faire des stocks
(ce sont souvent des galets tenant dans la main et qui ont
été ramassés dans une rivière). Cela
implique donc une relative sédentarité, une demeure
(grotte ou hutte), une organisation. Disposer d'une menace à
distance a dû favoriser le souci de son apparence, de l'apparat,
le développement de signaux à distance, de signes de
reconnaissances, d'un langage enfin. Ceux qui maîtrisaient le feu ont
pu aussi cuire la viande, permettant aux muscles masticatoires de
réduire de taille ce qui aurait libéré de la place
pour le cerveau (et du temps de digestion).
On voit que beaucoup se joue à ce moment reculé de notre
évolution puisqu'à partir de là nous étions
assez armés pour nous répandre par toute la Terre (dans tous les milieux). On ne
peut dire pourtant que tout est joué puisqu'il y aura une assez
grande diversité, notamment dans la taille qui va du plus petit
(Hobbit, homme de Florès, qui ne fait pas beaucoup plus d'1
mètre) au plus grand (Goliath, plus de 2,20 mètres) dont
nous descendrions. Les géants nous ont
précédés dans une époque où
l'oxygène était plus abondant et où de nombreux
animaux avaient tendance à augmenter de taille.
L'inconvénient de cette masse musculaire était la
difficulté d'en évacuer la chaleur, condamnant Goliath
à boire beaucoup et donc à rester près d'un cours
d'eau. L'homo sapiens qui descend de ce géant dispose de
meilleures performances thermiques qui lui donnent plus d'autonomie
mais il y a eu cohabitation de plusieurs espèces jusqu'à
la fin de la dernière glaciation (il y a 12 000 ans).
Le dernier moment crucial dans notre évolution correspond bien
à la catastrophe écologique d'il y a 60 000 ans car, si
l'on en croit les généticiens, la population dont nous
descendons tous n'était pas supérieure à 2000
individus ! La plupart des autres espèces n'auront pas
survécu à cette extinction de masse, on ne sait si on
s'en est sorti par notre intelligence, notre solidarité
collective ou notre taille réduite (notre moins grande
dépendance de l'eau) mais à partir
de là, il n'y aura plus de changement majeur dans
l'espèce humaine. Ce que le téléfilm tente de nous
montrer c'est que les dernières mutations
génétiques et les capacités artistiques ne datent
pas de cette époque sombre, chaude/froide et asphyxiante mais
précèdent de beaucoup l'élimination de tous leurs
concurrents, de même que le prochain mutant qui survivra à
la prochaine raréfaction de l'oxygène (par
libération du méthane du permafrost) devrait être
déjà parmi nous, à moins que ce ne soit un
organisme génétiquement modifié artificiellement,
ce qui est certes de plus en plus probable...
(j'espère ne pas m'être trompé, c'est un compte-rendu fait de tête, à vérifier donc!)
http://www.nationalgeographic.com/channel
Jean Zin 02/07/05 et 24/12/05
http://jeanzin.fr/ecorevo/sciences/origine.htm
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