L'homme et l'animal
L'ouvert, De l'homme et de l'animal,
Giorgio Agamben, Rivages, 2002
La part animale de l'homme, Esquisse d'une théorie du mythe et du chamanisme,
Michel Boccara, Anthropos, 2002
Ces deux livres renouvellent la question de nos rapport avec
l'animalité. Leurs points de vue me semblent éclairer et
compléter ce que j'ai pu avancer sur le rôle du cerveau dans
l'ouverture au non-biologique (la distanciation). Nous verrons
qu'alors que pour Giorgio Agamben, l'homme est tout entier dans son effort
de différenciation de l'animalité (L'homme est un animal qui
"se reconnaît ne pas l'être" 46), pour
Michel Boccara, et sans contredire à ce processus d'arrachement au
monde animal, notre humanité y reste profondément ancrée
malgré tout, à travers le mythe ou le chant comme vécus
qui nous renvoient au temps jadis où nous étions des animaux
comme les autres, avant l'apparition d'un langage humain qui nous a rendu
sourd au langage des oiseaux comme à la plupart de nos instincts.
Nous verrons qu'il faut y voir le retour dans le langage de notre animalité perdue par le langage.
1. La culture comme négation de la nature
Dans son dernier livre Agamben reprend donc la question de notre rapport à
notre animalité, non pas comme continuité mais, au contraire,
dans l'écart nécessaire à nous constituer comme humains.
"Ce n'est pas la conjonction de l'homme et de l'animal qu'il faut penser
mais leur séparation" 46. En effet, "l'homme est l'animal qui doit se reconnaître humain pour l'être" 44. Ce qui fait notre humanité c'est
la conscience de ce qui nous différencie
de l'animal et qu'on peut définir classiquement depuis Pic de la Mirandole par notre "dignité"
(qu'Agamben traduit par "rang" et Legendre par "axiome"), c'est-à-dire par une "conscience
de soi" qui est liberté et construction de soi. Il ne faut pas considérer cette conscience de
soi comme le simple reflet d'une représentation de soi parallèle
à la transparence des choses mais tout au contraire comme question,
inquiétude, dette, manque de savoir, désir, incomplétude.
Penser c'est "être livré à
quelque chose qui se refuse" 100. Henri Laborit définissait
lui aussi la pensée comme irritation, manque d'information, angoisse.
Conformément à la structure à étages des "trois
cerveaux", il faut voir dans la réflexion une "suspension du rapport
animal", une inhibition des mécanismes instinctifs (par
les neurones dopaminergiques principalement). Pour René Thom; on
peut assimiler le monde animal à des "prégnances" biologiques
se fixant sur des "saillances" perceptives (souvent chimiques). Von Uexküll
parle à leur propos de "désinhibiteurs" provoquant une réaction
biochimique instinctive. C'est la stupeur de la pulsion animale qu'on peut
ressentir dans l'excitation sexuelle aussi bien que mystique mais dont la
fonction du cerveau est d'en différer l'accomplissement, inhiber la
réaction immédiate pour introduire des données supplémentaires
à plus long terme, enjeux sociaux, image de soi, poids des paroles
et du sens. En parlant d'un mécanisme "d'envoûtement" qui nous
domine encore largement, Boris Cyrulnik n'est pas sans évoquer le monde
enchanté de l'enfance et du mythe dont la pensée réflexive
tente justement de s'extraire. On voit que cette affirmation d'Agamben rencontre
de très nombreuses confirmations. La pensée humaine doit toujours
surmonter la fascination animale pour prendre un recul critique et construire
une objectivité inter-subjective.
Le désenchantement du monde, loin d'être le morne résultat
d'une modernité achevée, ne serait ainsi qu'un processus continuel de prise
de distance, de rationalisation, d'arrachement à nos fixions. La réflexion est
un réveil à chaque fois renouvelé de nos rêves
imaginaires, de la maya des apparences, des projections du désir. L'ouverture
à l'Etre exige un détachement de cette fascination animale,
que seul le langage permet en séparant
le mot de l'émotion (le mot chien n'aboie pas). Seul le langage permet
d'analyser sa propre pensée, de l'objectiver, l'universaliser. Il
est difficile de se rendre compte à quel point le langage structure
notre monde et l'unifie, l'ouvre à la temporalité par la conscience
de la mort, le transforme en récit et permet d'en garder la mémoire, d'en partager le sens.
Cette dimension humaine du langage est conquise sur notre animalité.
La lutte entre voilement et dévoilement
"est la lutte intestine entre l'homme et l'animal". L'homme est donc
le lieu d'un conflit, contre-nature, d'un effort toujours à
recommencer pour s'ouvrir aux possibles et à l'universel, à la justice, au-delà
de notre réalité immédiate et prosaïque, au-delà des corps. La culture
se construit sur le sacrifice contre-nature, l'interdit qui noue l'animal
à la parole, mais si l'homme est la question, il faut peut-être
se méfier du fait que la religion se présente toujours comme
la réponse.
Il y a incontestablement progrès
de l'Histoire et savoir cumulatif, mais cela n'empêche pas que tout le chemin est toujours
à refaire à chaque fois pour s'extraire de la fascination
animale, d'un désir obnubilé, de sa propre image projetée
aux yeux des autres, de son propre point de vue. C'est bien pourquoi il faut
d'abord reconnaître notre nature animale, corporelle, individuelle,
intéressée, ensorcelée par la pornographie des marchandises,
pris dans les images et l'imitation des foules. C'est un préalable
nécessaire pour s'en détacher, prendre le point de vue universel
de la parole et de la raison (du divin). Le dialogue n'est pas naturel, il est même
impossible, ce qui n'empêche pas qu'il soit nécessaire. Il faut
sortir de soi pour rencontrer l'autre autrement que pour le séduire
ou s'en servir, mais cette humanité, cette communauté du sens
et du coeur est à prouver à chaque fois ("Rien n'est jamais acquis à l'homme" nous rappelle Aragon).
S'ouvrir au monde c'est sortir de ses certitudes immédiates,
s'ouvrir à notre ignorance ("penser c'est perdre le fil" pour Valéry),
rencontrer le réel et continuer l'apprentissage. La parole constitue
notre humanité en nous détachant de notre particularité
et donc de nos traditions. La modernité comme détraditionnalisation
ne serait ainsi qu'une conséquence de l'universalité du langage,
véritable origine de la "tradition révolutionnaire". De même,
la philosophie doit tout au logos. Qu'est-ce
qu'un philosophe ? C'est un homme sans appartenances. C'est l'étranger,
l'ermite, l'arbitre désintéressé, le regard extérieur,
l'homme désaffilié, échappé des préjugés
locaux et qui n'a plus d'autre univers que l'universel, l'homme démocratique
détaché de toute généalogie enfin, sans famille
ni clan, sujet de la vérité, responsable de sa parole. Ne voit-on
pas que le philosophe est l'avant-garde de la modernité, de la pensée
critique tout autant que de la solitude de l'individu démocratique
? Cela veut dire qu'il n'y a pas d'autre façon de rendre supportable,
d'assumer cette individualisation de plus en plus totale, sinon en devenant
philosophe justement, c'est-à-dire en portant la singularité
à l'universel. Tâche surhumaine, sans doute, mais sans laquelle
il n'y a plus d'humanité pour s'élever au-dessus de l'animal
que nous sommes toujours. Devenir philosophe signifie à la fois une
prise de recul, de distance critique envers soi (étonnement), envers
ce qu'on pense, ce qu'on veut, ce qu'on désire mais, au-delà
de ce travail du scepticisme, c'est aussi affirmer une vérité
commune, une objectivité qui nous rassemble, transcendance d'une
raison universelle derrière la diversité des opinions, des
lieux, des sexes. Le désir de reconnaissance ne peut trouver satisfaction
qu'à faire reconnaître universellement notre particularité,
notre différence qui ne prend sens qu'à s'inscrire dans une
histoire commune.
Au lieu de cela, Agamben analyse notre évolution actuelle
comme un retour à l'animalité, rejoignant les analyses de Kojève
et de Tocqueville d'une fin de l'histoire qui nous transformerait en porcs
(américains), nous réduisant à nos besoins et nous livrant
au biopouvoir. "Pour une humanité redevenue animale, il ne reste rien d'autre que
la dépolitisation des sociétés humaines, au moyen du
déploiement inconditionné de l'oikonomia, ou bien l'assomption
de la vie biologique elle-même comme tâche politique (ou plutôt
impolitique) suprême". N'est-ce pas un destin de retraité,
la réduction de la vieillesse à une survie animale, au souci
du corps ? Il en voit les signes régressif dans l'acharnement à
se trouver "un héritage comme tâche", retrouver une tradition ou bien une religion au lieu d'assumer ce que
j'ai appelé la "tradition révolutionnaire" du langage, de la
philosophie et de l'histoire humaine. L'aventure continue, la lutte contre
la bête immonde. "Il faut être résolument moderne, tenir
le pas gagné" (Rimbaud).
2. Le mythe de l'origine
Danser, c'est souffrir un mythe, donc le remplacer par la réalité.
Antonin Artaud
Un fois qu'on a décollé l'esprit du corps, l'humanité
de l'animal, il faut bien recoller les morceaux. Michel Boccara va nous permettre
d'examiner le processus de transformation de l'animal en homme, à
travers les mythes de l'origine, avec la nostalgie de ce monde enchanté,
du vécu et de la passion des corps, du chant, du mythe et de la poésie.
- L'esprit qui dit non
Le monde n'est pas donné à l'homme si ce n'est par le langage
qui le sépare des choses et le divise de lui-même.
Pierre Legendre
Pour comprendre ce processus d'humanisation émergent de l'animalité,
et pouvoir entamer une régression "aux origines animales", il faut
d'abord comprendre la différence entre un mythe et son récit.
Michel Boccara insiste avec raison sur le fait qu'un mythe est de l'ordre
du vécu contrairement au récit du mythe. Le mythe est
"une maladie du langage" (Max Müller), son récit est donc déjà
une guérison. Le mythe se distingue du récit de la même
façon que le chant par une participation émotionnelle totale
du corps. Le chant est comme le mythe un récit vécu, sans distanciation, qui doit nous remuer.
L'auteur fait l'hypothèse que le chant a précédé le langage. Il situe même "l'Homo cantans" vers -3 millions d'années (Homo habilis), à
l'origine du genre Homo, le passage à "l'Homo loquens" se faisant avec l'apparition de l'Homo sapiens
(-400 000) qui développe une pensée mythique alors que la raison logique apparaîtrait avec l'Homo sapiens sapiens
(-100 000) et les premiers graphes, les premières écritures
primitives (encoches, traits). La coupure avec le monde animal serait effective seulement depuis
l'apparition du langage articulé et du récit mythique. L'Homo cantans
fait encore partie du monde animal. Or, justement, les récits mythiques
sont le plus souvent des récits de notre différenciation avec
le monde animal, récit de l'origine de la tribu comme exception, humains
distingués des autres (animaux).
Les mythes partent d'un autrefois où nous pouvions prendre des formes
d'animaux (comme dans le chamanisme) et jouent la plupart du temps sur des
homophonies, des jeux de mots, des étymologies populaires
que Michel Boccara relie au pré-langage chanté, et qu'il appelle
comme les alchimistes "le langage des oiseaux". Il prend d'ailleurs l'expression
complètement au mot puisqu'il admet, conformément à de nombreux mythes,
que l'homme a bien appris son langage des oiseaux (nous descendrions ainsi
des oiseaux autant que des singes !). Ce n'est pas sans rappeler la force de
conviction des jeux de langage permanents d'un Heidegger recueillant le savoir
de la langue, ou bien de Lacan qui faisait d'une langue la somme de ses équivoques.
La transformation du langage en oppositions de mots (définitions)
indépendants du son, de la signification des phonèmes (qui
ne sont pas-à-lire), a d'abord une fonction pratique de classement.
"La parole a un caractère essentiellement pratique" et social. Or "le mythe est la pratique humaine par excellence, celle qui fonde l'homme comme être social". La parole
est effectivement entièrement sociale ("Le premier mot
dit la communication elle-même" Lévinas) et le mythe "donne
forme épique à ce qui s'opère de la structure" comme
dit Lacan, il fait passer au langage, en récit, la condition du langage,
le vécu de notre communauté de sens. "C'est dans le partage d'un vécu que réside l'essentiel du mythe redéfini
comme ce qui tient les personnes ensemble, le lien fondamental" 83 qui n'est donc plus naturel ou animal.
Après avoir élaboré un chant expressif, essentiellement
pratique et communautaire, intégré au monde animal, l'Homo sapiens s'est soudain trouvé coupé de cette immédiateté par le langage articulé qui sépare
le son du sens, le mot de la chose et donc de l'émotion, permettant
une réflexion dépassionnée mais soudain expulsée
de sa source vitale, égarée dans un autre monde celui du symbolique
(ce qui n'est pas réel), du sens, du récit de notre vie,
qui voudrait se substituer aux sens corporels immédiats. La valeur de la parole a toujours
eu plus de prix que la vie. Michel Boccara a raison de voir dans le mythe une maladie
du langage, reconstruction de l'origine perdue, qui n'est pas seulement les
temps préhistorique d'un Homo tout entier encore dans le monde
animal, mais aussi bien le souvenir lointain des babils de l'enfant qui ne
parle pas encore. C'est, enfin, l'animalité toujours présente
de notre corps vivant et que les mythes intègrent au discours social.
Comme tout délire, c'est une tentative de guérison, de reconstruction
d'une unité perdue et d'une continuité biographique ou généalogique.
"C'est par un jeu maladif sur les mots en cherchant des justifications
étymologiques à des rapprochements fortuits que les mythes
se sont construits. Le mythe est donc issu du travail de la langue" 21. "Le mythe est bien une maladie du langage, mais ce langage n'est pas encore
parlé, il est intérieur, et le récit mythique, si on
le distingue du mythe comme je le propose, ne peut se faire qu'après
que cette maladie ait été soignée" 22.
Le passage du mythe vécu au récit du mythe semble bien redoubler
la séparation de l'origine, le travail du langage, son abstraction
qui prolonge elle-même l'évolution du cerveau vers l'intellectualisation,
la réflexion, l'imagination. En prenant le relais d'une complexification
de la pensée animale, le langage y introduit une coupure radicale
mais qui est toujours à l'oeuvre et n'est pas une simple catastrophe
historique, une coupure originaire. Ainsi, non seulement il y a un mouvement qui va de l'animalité
au mythe, mais il y a ensuite sortie du mythe, puis sortie de la religion,
selon un processus qui se poursuit d'émergence d'une raison universelle, depuis la
naissance de la philosophie et de la démocratie au moins. "Le langage est déjà
scepticisme" (Lévinas) en lui-même,
puisqu'il n'est pas réel et peut mentir. Le travail du logos, de
la raison, se confond avec le travail du scepticisme, d'un non-savoir qui
nous coupe de nos intuitions et de la sûreté de l'instinct biologique,
nous livre enfin à l'inquiétude du sens en nous ouvrant aux
possibles, à la liberté comme nécessité de choisir,
c'est-à-dire de renoncer.
- La chair qui dit oui
La séparation avec notre animalité n'est donc pas
entièrement consommée et se poursuit encore, processus inachevé
de civilisation, de refoulement, d'intériorisation, d'inhibition.
Ceci veut dire aussi que, même si l'artificialisation s'aggrave, "nous sommes toujours des animaux". Difficulté que Freud avait soulignée avec son "Malaise dans
la civilisation" mais Norbert Elias remarque ("Du temps" p31) qu'il n'y a pas tant un contrôle croissant, les sociétés
primitives connaissant une discipline plus contraignante, mais plutôt
une réduction de la variabilité des comportements et du passage
aux extrêmes. En tout cas, notre part animale est une réalité
dont on ne peut se défaire et dont les mythes rendent compte alors
que notre illusion de l'avoir dépassé peut nous coûter
cher.
"L'homme est devenu homme bien avant d'en prendre conscience. Deux illusions
donc qui se succèdent puis se superposent : l'illusion d'une similitude
puis l'illusion d'une coupure" 38.
Il faut donc opérer un retournement (qui semble être celui de
l'écologie) de réintégration de notre animalité,
du biologique, du vécu, du mythe, dans la raison elle-même, nécessité
d'un "mythe scientifique" qui soit une négation de la séparation, rétablissant la continuité
du monde animal et du monde humain tout en fondant leur divergence. En effet, le monde de la raison universelle
ne peut suffire à motiver l'animal en nous. "Qu'est-ce que la science a à nous dire de nouveau sur la mort ?". C'est ici qu'on peut mesurer comme le mythe remplit une fonction
indispensable,
qu'une science ne peut remplir, celle de viser notre vécu et notre
existence singulière. "Tout mythe a pour objectif de vivre la mort" 97. Le chamanisme illustre abondamment ces voyages dans l'au-delà pour
"baiser la mort", et dont on attend une hypothétique "connaissance de la mort". "Du point de vue du mythe, la question fondamentale se pose en ces termes : qu'est-ce que la mort
?". Bien au-delà de la question d'une vie après la mort promise
par les religions, c'est le sens de notre vie promise à la mort que
la science ne peut que rater, laissant place à la littérature
"On voit donc l'importance d'une compréhension du mythe non plus en termes
de structure logique mais bien de contenus psychiques et d'états affectifs" 28. Le mythe "constitue la dimension subjective du réel", "l'histoire subjective
des hommes" 74. "Ecrire sur le mythe, c'est d'abord transmettre les vécus qui ont rendu la parole possible" 10.
Freud est en ce domaine un précurseur. "Freud montre
que si le réel, c'est-à-dire un monde indépendant du
sujet, existe, la perception du réel ne peut se faire que subjectivement,
c'est-à-dire par l'intermédiaire d'un sujet" 81. Aussi, Freud va utiliser abondamment les mythes : Oedipe, Moïse, le
meurtre du père de la horde primitive (Totem et tabous), etc. Michel
Boccara insiste surtout sur l'invention de la pulsion de mort qui donne un
caractère mythique indispensable à la pratique psychanalytique.
En effet, l'important n'est pas que ces mythes soient "vrais" mais qu'ils
nous parlent, qu'ils fassent sens.
Le mythe est donc à la fois récit vécu des
origines, de l'apprentissage du langage, de notre séparation de l'animalité,
partage d'un vécu commun et connaissance de la mort, tout ce qu'il
faut pour donner sens à notre existence d'être parlants, amenant
à la parole ce dont la parole nous prive de présence et de
vie. Les mystiques pourtant vivent les mythes jusqu'au mutisme. "C'est dans le silence que se partage ce qui fonde la parole" (Jean Monod). Si
le mythe témoigne de ce que la parole nous affecte, le récit
du mythe comme la poésie remontent de l'affect à la
parole. La poésie prenant la suite des mythes puis des tragédies
et des chants, tente l'impossible écriture du vécu, du mystère
du son et de l'émotion qui précèdent la parole. C'est son caractère ésotérique. "L'énigme est le secret du langage et non pas ce qu'elle paraît
être, le langage du secret". Pour redonner vie à une poésie, il faut l'interpréter, sinon la chanter. "Toute écriture ne peut être qu'aléatoire, divinatoire.
La lecture n'est
pas la révélation de la vérité du texte mais la prise de pouvoir de celui
qui déclare savoir, jusqu'à ce qu'un autre vienne effacer ce sens pour lui
en substituer un nouveau" 34.
Il y a donc une nécessité du mythe et de la poésie,
de rendre compte de notre vécu et de notre mort, de s'adresser à
notre existence singulière comme la science et la raison ne pourront
jamais le faire. Ce n'est pas une simple insuffisance du savoir mais une question
ontologique, de ce qui nous met en question dans notre être. La science
ne peut faire monde simplement à partir de l'universel, ni répondre
à la question de notre existence qui nous ouvre au monde et lui donne
sens, mais "c'est la question qui est le monde et non la réponse". Il s'agit donc de réintégrer le sujet dans le savoir et
notre dimension historique. Au-delà de la vérité de
nos représentations ce qui nous préoccupe c'est le sens de
notre vie. L'auteur rejoint Mélanie et Grégory Bateson dans
l'affirmation que l'ensemble des moyens d'expression humains et animaux coopèrent
à la construction du monde, pas simplement à son interprétation ;
processus en cours auquel nous participons tous, dans nos pratiques effectives.
En effet, "tout le quotidien est rituel" 60, en premier
lieu sans doute le travail comme rite social, ce que Legendre appelle la "vérité
industrielle". Nous n'en aurons donc jamais fini avec la pensée mythique,
pas plus qu'avec notre animalité, qui nous accompagneront tant que
nous vivrons. Il faut joindre à une philosophie de la science, une
philosophie du mythe comme le propose Mohammed Taleb, mais cela veut dire
penser l'unité du sujet et de l'objet dans leur opposition même.
18/05/02
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