Ce livre est important à plus d'un titre, renouvelant la réflexion sur le principe de précaution en
réfutant son ravalement au calcul du risque mais surtout en portant
l'attention sur l'impossibilité de croire aux catastrophes annoncées.
Que ce soit la guerre de 14 ou l'attentat du 11 septembre, les catastrophes
ne deviennent possibles aux yeux de tous qu'une fois arrivées. Il
est crucial de souligner à quel point savoir n'est pas croire, ni donc prévoyance. La psychanalyse nous a habitué à
cette distinction entre savoir et vérité, entre la théorie
psychanalytique (connaissance rationnelle) et la justesse de l'interprétation
(vérité éprouvée). Plutôt que de rester
fasciné comme Jean-Pierre Dupuy par les paradoxes métaphysiques
d'un événement jugé impossible jusqu'alors et qui aura
été, dans l'après-coup de son surgissement, possible
depuis toujours, il faudrait peut-être s'interroger sur la formulation,
la stratégie discursive qui pourrait donner effet de vérité
au savoir, dimension esthétique fondamentale du discours pour qu'il
nous concerne, mais il faudrait surtout construire un projet alternatif crédible
et concret.
Si l'on a souvent l'impression de s'égarer
dans les discussions métaphysiques les plus oiseuses, cela ne doit
pas nous empêcher de saluer une avancée décisive à
laquelle nous devons apporter nos critiques, étant donné les
enjeux, afin d'en renforcer la portée et l'impact. Cela nous permettra
de clarifier les divergences avec Hans Jonas, dont l'éthique de la
peur est défendue énergiquement par l'auteur contre ses caricatures,
mais cela ne suffit pas à en camoufler la faiblesse à mes yeux.
La peur de la catastrophe ne peut suffire à nous rassembler, comme
dans une guerre contre un ennemi commun, encore moins à nous servir
de guide. Il est illusoire de prétendre se limiter à une théologie
négative sous prétexte qu'on ne pourrait s'entendre que sur
le mal à éviter et non sur le bien commun qui provoque oppositions
irréductibles et guerres de religions. On ne peut éviter pourtant
de s'entendre sur un projet collectif, même si cela semble impossible actuellement,
que c'est toujours conflictuel et daté historiquement. La certitude
d'aller dans le mur ne suffit pas pour savoir ce qu'il faut faire. La catastrophe
nous oblige à changer de direction, changer de projet collectif, construire
une alternative. Le refus et la résistance ne suffisent pas à
sauver l'avenir, pas plus que le silence de quelques uns ne peut couvrir
la rumeur assourdissante du monde. Nous n'avons pas besoin de bonne conscience mais d'action
effective, pas seulement de savoir mais de vouloir, d'un véritable pouvoir collectif et de transformation
sociale.
Enfin, s'il faut lire l'avenir dans le présent, rendre actuelle sa
menace, la catastrophe future n'est souvent qu'un écran tenant lieu
de représentation de notre catastrophe actuelle, des vies sacrifiées,
des richesses détruites, des injustices qui s'aggravent, du règne
des égoïsmes et de l'impuissance politique. Si le premier droit
des générations futures c'est d'exister, condition de tous
les droits, n'est-ce pas déjà le droit de tous les êtres
humains aujourd'hui, droit à l'existence, c'est-à-dire
droit au revenu, à la santé, à la formation, au développement
humain. La préservation de l'avenir ne peut se faire au détriment
des vies humaines mais commence avec la protection du présent. La
catastrophe est déjà là, elle a déjà eu
lieu, dans la dureté de nos coeurs et notre incrédulité.
C'est maintenant que nous devons nous en sortir, c'est maintenant que se
joue le sort de l'humanité pas lorsqu'il sera trop tard. Comme disait
Walter Benjamin "La tradition des opprimés nous enseigne que l'état
d'exception dans lequel nous vivons est la règle" (Sur le concept
d'Histoire, VIII). Notre tâche historique est d'essayer de sortir de
cet état d'urgence pour construire un avenir commun, nous en avons
les moyens techniques pour la première fois sans doute depuis le néolithique.
Le principe de précaution comme savoir impossible
La meilleure partie du livre consiste dans une critique
serrée du principe de précaution, des glissements de sens dont
il est l'objet, notamment de la part des économistes qui le ravalent
à un calcul de risques insensé dans les cas d'incertitude et de
risque majeur introduisant un absolu par définition incalculable.
Le principe de précaution est de l'ordre d'un savoir impossible (quand l'impossible est certain) et ne relève pas d'un calcul rationnel
mais d'une logique paradoxale, proche de la stratégie de dissuasion
nucléaire basée sur la Destruction Mutuelle Assurée
(MAD). Il se trouverait préfiguré dans le Droit avec la présomption
d'innocence ou les atteintes aux droits de l'homme (p91).
Le principe de précaution a pourtant beaucoup
de mal à imposer sa logique novatrice, faisant l'objet de toutes sortes
de mésinterprétations, de dérives, de récupérations.
Les assureurs et autres idéologues du risque en vident complètement
le sens par la confusion des risques financiers et vitaux, risques mineurs
et systémiques. Ce n'est pas seulement la logique économique qu'il
remet en cause pourtant, mais tout autant les insuffisances d'une démocratie
procédurale face à des menaces qui ne dépendent pas
du jeu des opinions mais nécessitent une recherche commune de la vérité
(p21).
La plupart du temps la radicalité du principe de précaution
n'est pas comprise, ou bien est refoulée, en tout cas ramenée au bien
connu, ces mauvaises interprétations finissant par le déconsidérer
encore plus. Ainsi la croyance partagée que "ce sont les controverses qui sont responsables de l'incertitude" 23, alors que l'incertitude est soit liée à
l'état du
savoir scientifique, soit intrinsèque à la complexité
d'un phénomène, soit liée à notre action. On
imagine aussi que la probabilité d'un événement promet
toujours une "voie moyenne" alors que ce n'est pas parce que la moyenne
des chiffres tirés aux dés est 3,5 qu'on ne tire jamais de 1
ou de 6 ! On peut même dire que la probabilité de valeurs extrêmes
est très forte, ce qui distingue là encore précaution
et risque (les assureurs se retirent toujours en cas de cataclysme ou de
guerre, ces libéraux doctrinaires font appel à l'Etat dès
qu'ils ne peuvent plus faire face à leurs engagements devant des sinistres
trop importants). Enfin, les adversaires du principe de précaution
semblent confondre l'absence de preuve et la preuve de l'absence de tout
risque, avec une certaine mauvaise foi. "Ne pas réussir à prouver la nocivité ne signifie pas qu'on a prouvé l'innocuité". "Un déséquilibre non
prouvé ne signifie pas avoir prouvé l'équilibre". Ce n'est pas parce qu'il n'y a pas de risque zéro qu'il ne faut
pas se prémunir en priorité contre le scénario du pire
(qui n'est pas le plus improbable possible) et prévenir ses conséquences
les plus terribles.
C'est déjà une raison suffisante pour justifier le "renversement
de la charge de la preuve" mais qui reste encore trop abstraite. La véritable
raison, sur laquelle insiste avec raison Jean-Pierre Dupuy, c'est que, malgré
l'incertitude, les catastrophes invoquées sont plus que probables
et non pas imaginaires comme on voudrait nous le faire croire. Leur probabilité
n'est pourtant pas celle d'une prévision probabiliste mais relèvent
de l'hypothèse conditionnelle destinée à se prémunir
des catastrophes, prophétie qui se révélera fausse à
mesure qu'elle aura été ressentie comme vraie. Il faut considérer
la catastrophe comme "tout à la fois nécessaire et improbable". Or, c'est le contraire qui se passe normalement. La catastrophe
était impossible, elle devient banale après-coup.
La catastrophe a ceci de terrible que non seulement on ne croit
pas qu'elle va se produire, mais une fois qu'elle s'est produite elle apparaît
comme relevant de l'ordre normal des choses. Sa réalité même
la rend banale. Elle n'était pas jugée possible avant qu'elle
se réalise ; la voici intégrée sans autre forme de procès
dans le "mobilier ontologique" du monde. 84-85
C'est l'apport le plus original de l'auteur d'insister
sur ce caractère incroyable de la catastrophe annoncée, son
refoulement collectif puisqu'il montre bien qu'il ne s'agit pas d'ignorance
mais seulement d'une probabilité sans preuve qui n'emporte pas la
décision. Même certain, l'événement exceptionnel
ne parait pas croyable, c'est le véritable problème (p142).
Il y a là un phénomène de foule comparable aux bulles
spéculatives, aux croyances délirantes dans une croissance
sans fin. En citant David Fleming il ouvre une piste qui me paraît
plus intéressante pourtant : "La propension d'une communauté à reconnaître l'existence
d'un risque serait déterminé par l'idée qu'elle se fait
de l'existence de solutions". C'est une attitude qui paraît cette
fois on ne peut plus raisonnable, puisqu'on a tout intérêt à
partager comme nous le conseille Epictète, "ce qui dépend de
nous et ce qui ne dépend pas de nous" pour s'occuper de ce qu'on peut
changer. Ce qui fait hurler contre le désastre, ce n'est pas sa fatalité
mais qu'on dispose de tous les instruments pour l'empêcher. Dès
lors, l'attention ne devrait plus se porter sur la catastrophe pour en actualiser
toute la frayeur mais sur les solutions alternatives qui nous permettront de l'éviter.
Il ne s'agit pas d'un simple problème de communication mais de la
construction d'un projet collectif qui met en jeu notre vérité
et notre avenir. Le principe de précaution nous oblige à des actions radicales.
Le détour contre-productif (Illich)
Tout un chapitre est consacré à la critique d'Ivan Illich du productivisme industriel au
nom de la contre-productivité, opposée à la
critique classique de l'utilitarisme et de l'instrumentalisation des fins
pour essayer de fonder une éthique non sacrificielle. Il n'est pas
sûr que ce détour ne soit pas contre-productif, et même
confusionnel dans sa discussion trop générale, détachée
des enjeux historiques. Au moins, cela nous permet de faire une critique
des concepts d'hétéronomie, de détour et de contre-productivité
qui semblent retomber dans l'économisme lorsqu'on retire l'arrière
plan religieux de la pensée d'Illich.
Tout le mal viendrait de la logique du détour,
"reculer pour mieux sauter", identifié à la logique du sacrifice
impliquant une hiérarchie des valeurs où un mal peut donner
un bien (le moindre mal). Les métaphysiques de Leibniz et Jon Elster
sont convoqués dans cette tragédie mythique où l'on
met sur le même plan les sacrifices primitifs, les sacrifices humains,
le sacrifice de soi et le travail ou l'investissement, les gains de productivité.
Il s'agirait toujours de se détourner du but immédiat pour
prendre comme objet le moyen d'y parvenir afin de l'optimiser, de gagner
du temps mais en perdant son âme, ses idéaux, ses objectifs
premiers, ses finalités dernières. Dans ce cadre, la contre-productivité
exprime le fait qu'on peut perdre son temps à vouloir le gagner, au-delà
de l'exemple de la voiture prise dans les embouteillages.
Il me semble qu'à ce niveau de généralité
on ne peut dire que des bêtises car le cerveau se complexifie en niveaux
successifs selon cette logique du détour, inhibant les réflexes
immédiats pour élaborer une stratégie adaptée
à la représentation de la situation. Toute forme d'entrainement,
de discipline, d'habitude relèvent de cette logique. On peut la voir
à l'oeuvre dans la dialectique du Maître et de l'esclave mais
surtout dans le capitalisme caractérisé par l'investissement
productif constituant bien pour Eugen Böhm-Bawerk un détour de
la production immédiate. Il faut faire intervenir des variables historiques
dans ce qui n'est pas une vérité religieuse valable depuis
toujours, des origines de la vie au capitalisme. Ignorer cette dimension
historique c'est se condamner à l'idéologie la plus datée,
la mise en cause métaphysique du détour technique ramenant
la critique de l'économie au calcul de la productivité et,
parlant le langage de l'économie en ignorant les finalités
humaines, les enjeux de reconnaissance et de vérité.
La réalité est moins unilatérale. On ne travaille pas
seulement pour gagner de l'argent ni ne prend sa voiture pour gagner du temps.
Travail et transport ne sont pas seulement des moyens. La division du travail
non plus ne peut être réduite à une source d'hétéronomie, de dépendance
et d'efficacité, c'est aussi un facteur de complémentarité,
d'échange et de différenciation, de solidarité sociale (Durkheim)
et de développement individuel. Les détours que l'on fait par quelques chemins buisonniers ne
font pas l'objet d'un calcul la plupart du temps. L'hétéronomie
ne peut être réductible à la logique du détour, pas plus
que l'autonomie n'exigerait une quelconque immédiateté. Il
n'y a pas enfin de calcul objectif, on ne peut évaluer une
éventuelle contre-productivité que sur une échelle
de temps donnée et par rapport à un objectif explicite, un
projet de société, sinon une perte de temps peut devenir un
gain de temps à plus long terme (voir "Jacques le fataliste" de Diderot).
De plus, il faudrait tenir compte du fait que l'informatique introduit une
démultiplication de cette logique du détour, de la programmation,
avec un gain qui peut tendre vers l'infini par l'automatisation et la reproduction
à coût presque nul. La nouvelle logique d'investissement qui
s'impose n'est plus une logique de gain de temps mais de formation, de différenciation,
de virtuosité, de production de soi.
Reste qu'on peut puiser encore dans les intuitions
d'Illich qui gardent leur pertinence même si elles doivent être
réélaborées. Ainsi il est vrai que la rationalité
économique est une "gestion rationnelle du sacrifice" 34. Des populations entières sont sacrifiées aux intérêts
économiques. Le marché implique choix, calcul, renoncement,
sacrifice plus que dans une société ritualisée. Il ne
faut jamais oublier non plus qu'on risque "d'être bête d'être trop intelligent", c'est d'ailleurs ce que Giordano Bruno disait à peu près
sur son bûcher. Il ne faut pas en conclure qu'il vaut mieux être bête,
ne jamais faire de détours et se livrer à l'immédiateté
animale sous prétexte de refuser le projet technicien du "rapport instrumental à l'espace, à la mort et au sens" 28. On pourrait conclure plutôt qu'il faut
faire un plus grand détour encore afin de ne pas "se contenter de maxima locaux" et ne pas manquer notre but initial. S'il faut descendre de l'arbre pour grimper la colline c'est pour ne
pas se tromper de détour et non pour coller à une présence
insaisissable ou monter le plus haut possible.
C'est donc sans devoir supposer une autonomie originaire,
plutôt au nom de l'intérêt bien compris et de l'expérience
passée que nous pouvons dénoncer, avec Illich, la médecine
officielle comme idéologie individualiste recouvrant les conséquences désastreuses
de la misère, de l'exploitation et du stress ; mais cela commence bien
avant la société industrielle. Le Roi ordonnait déjà des prières
contre les épidémies et non contre la famine qui en était
la cause. Il est vrai que dans notre situation actuelle, "la médecine devient l'alibi d'une société pathogène", où la perte de la maîtrise de nos vies devrait
se soigner
par une médecine hétéronome, technicienne qui nous
traite en objet et nous dépossède encore plus de notre corps,
expropriation de notre santé à laquelle s'oppose l'hygiène
qui privilégie au contraire l'autonomie de chacun et soigne le problème
à sa racine. Cette saine critique de la médecine ne peut aller
pourtant jusqu'à l'extrême de la supprimer alors qu'il ne s'agit
que de l'améliorer, l'humaniser, la rendre plus "conviviale" et ouverte
à l'action politique.
La paralysie de l'hygiène commence lorsque les producteurs perdent
la maîtrise de leur temps de travail et de leurs conditions de vie.
Aucune prothèse médico-pharmaceutique ne peut alors compenser
cette aliénation, mais l'invasion médicale, en biologisant
et en naturalisant les dysfonctions qui en résultent, évite
que l'intolérable soit combattu au plan où il doit l'être
: dans l'espace politique. 55
Le projet d'autonomie
On peut considérer avec Sloterdijk que
le détour, la technique, le langage sont les instruments de l'humanisation
de l'homme, de sa construction plutôt que d'un "oubli de l'Etre" mythique,
comme l'oubli de Dieu. Cela ne doit pas empêcher de critiquer les
dangers et destructions de la technique, sans aucune nostalgie de l'origine
pourtant. L'autonomie n'est pas une donnée naturelle ou une délivrance
individuelle mais un projet politique. Contrairement à l'individualisme
libéral ou libertaire on peut constater qu'il n'y a pas d'autonomie
sans hétéronomie, passant tout au plus d'une hétéronomie
religieuse à une hétéronomie intérieure, celle
de l'inconscient et du surmoi qui nous divisent. On est toujours soumis au
culte divin, au culte de la personnalité ou bien à celui de
la performance. Notre autonomie est toujours à reconquérir,
notre liberté se prouve en acte. Il n'en reste pas moins vrai que
la plupart des menaces écologiques relèvent d'une perte d'autonomie
ou plutôt d'une perte de contrôle sur les évolutions d'ensemble,
les effets de nos actions qui se dressent devant nous comme une puissance
étrangère et destructrice (ce que Marx relevait déjà).
Cette puissance anonyme qui nous menace ne résulte pas seulement du
"monopole radical" imposé par la société marchande,
de l'éloignement des financiers, mais surtout de la simple agrégation de nos actions individuelles,
sans concertations ni constitution d'une puissance collective, et donc faisant
preuve de plus en plus dramatiquement de notre "impuissance à maîtriser la puissance" que nous produisons.
C'est le point où le désaccord politique est le plus grand
vis-à-vis de l'auteur qui se situe malgré tout dans la tradition
libérale, tenant pour acquis depuis Hobbes l'impossibilité
de construire un projet collectif sur la philia, le lien social, mais
seulement de mobiliser la peur de chacun pour assurer la sécurité
de tous. Projet trop actuel mais contradictoire, en tout cas insuffisant, d'un simple
"projet négatif, ou antiprojet - se fixant sur un avenir catastrophique pour qu'il ne se produise pas" 210. Je suis pour ma part persuadé au contraire que l'individualisme
et la destruction des collectivités traditionnelles ne sont qu'un
moment dialectique universalisant, préalable à la reconstruction
d'une collectivité mondiale, d'un nouvel empire universel qui ne pourra
pas s'abandonner au laisser-faire mais devra assurer au-delà de la
sécurité, des finalités humaines, une réalisation
de nos libertés et une conscience de soi planétaire. On ne
peut s'en tenir à une théologie négative, même
si la négativité mène la danse car la négation
de la négation retrouve inévitablement le positif.
Le caractère d'hétéronomie, d'indépendance de la totalité ne vient pas seulement des "rigidités inter-individuelles" selon les conceptions de Heinz von
Foerster. Il faudrait renvoyer au livre de Mark Rogin Ansprach
"A charge de revanche, figures élémentaires de la réciprocité"
(seuil, 2002) pour montrer la nécessité de
la construction d'une objectivité inter-individuelle pour permettre
l'échange. Son caractère d'hétéronomie n'est pas
autre chose que le manque de réflexivité d'un monde de plus
en plus unifié dans les discours et qui reste divisé politiquement,
l'impuissance de la réflexion face à ce qui s'annonce aux yeux
de tous, l'absence de contrôle de soi qui transforme les effets de
notre production en puissance étrangère, encore plus immaitrisable
que les forces naturelles. C'est ce qui fait l'urgence de l'écologie.
Nous n'avons pas besoin seulement de coordination sur un point fixe, de gouvernance
habile, mais il nous faudra construire un projet collectif écologiste d'autonomie et de développement
humain comme condition de la réappropriation de nos vies. Le marché
n'est pas notre seul horizon avec ses rétroactions négatives
et positives (imitation), ses prophéties autoréalisatrices,
ses amplifications autoréférentielles (bulle spéculative),
ses polarisations, ses conventions constituant sa prétendue auto-régulation
ne menant à aucun optimum ! Nous ne sommes pas à la fin de
l'histoire et de la politique, seulement dans une situation historique transitoire
d'impuissance politique.
Une bonne partie des paradoxes maniés par l'auteur renvoient à
la contradiction entre la nécessité d'un projet, d'une finalité
opposée aux causalités extérieures, et l'impossibilité
d'un projet positif, impossibilité indépassable que le
catastrophisme voudrait contourner en nous faisant une belle peur ! "Obtenir
une image de l'avenir suffisamment catastrophiste pour être repoussante
et suffisamment crédible pour déclencher les actions qui empêcheraient
sa réalisation, à un accident près" 213-214. On doit objecter qu'un "antiprojet" démontre qu'un projet collectif
est malgré tout possible. Dès lors, on ne saurait s'en tenir
là, c'est l'écologie qui se trouve fondée ainsi, notre communauté de sort étant une raison suffisante
pour faire le projet de mieux vivre ensemble et préserver notre avenir. Ce dépassement semble
impliqué d'ailleurs par l'affirmation de l'auteur que l'autonomie
de la technique et de l'économie ne nous déchargent pas de
notre autonomie, et surtout que la modernité comme fatalité
ne peut s'universaliser sans changer de développement. Pour cela il
faut bien un projet écologiste cohérent, pas seulement la peur de l'avenir.
Peur ou responsabilité (Jonas)
Après Ivan Illich, c'est le philosophe
Hans Jonas qui est convoqué comme fondement d'une écologie
catastrophiste, occasion d'éclaircir le débat autour du "Principe de responsabilité" qui défend surtout une "heuristique de la peur" qu'on peut juger insuffisante
mais que Jean-Pierre Dupuy défend vigoureusement.
L'heuristique de la peur, ce n'est pas de se laisser emporter par un flot
de sentiments en abdiquant la raison ; c'est faire d'une peur simulée,
imaginée, la révélation de ce qui a pour nous valeur
incomparable. 94
Dans cette opération il y a substitution
de la peur à la vérité comme si la peur était
ce qui ne trompe pas. Mais Jonas est bien obligé de reconnaître
l'échec de cette tentative de tirer la norme du fait, fut-ce par des
visions de terreur. "La représentation du destin des hommes à venir [...] n'a pas
de soi cette influence sur notre âme ; et pourtant elle "doit" l'avoir"
200. On voit que c'est toute l'argumentation qui se dégonfle.
En effet, au nom de quoi serais-je concerné par l'avenir de l'espèce
si je suis dans une détresse insoutenable ? Le droit à l'existence
des générations futures (condition de leurs autres droits) implique
notre droit d'existence aujourd'hui ! Il ne suffit pas de faire appel à
notre pulsion animale d'autoconservation alors que les sociétés
humaines sont régulièrement tentés comme les sectes
par le suicide collectif (cf. Denis Duclos). Freud avait déjà
montré que pour les êtres parlants, il y a nécessité
de "l'étayage de la pulsion" : pour se satisfaire une pulsion instinctuelle doit
satisfaire aussi à une autre satisfaction, faire sens avec le jouis.
C'est ce qui distingue l'amour humain de la sexualité animale et devrait
empêcher de tirer des conclusions définitives de tel ou tel
de nos caractères biologiques dont la fonction peut changer au court
de l'histoire. Le biologisme est un refoulement de l'histoire voulant expliquer
un moment historique par des caractéristiques biologiques "éternelles"
qui bornent tout au plus la diversité des cultures. De même
le recours à Hobbes occulte ce que l'unification planétaire
multiculturelle actuelle comporte de difficulté et d'enjeux spécifiques.
Ainsi, il faut resituer historiquement une "heuristique de la peur" qui ne
se justifie qu'à ne plus être submergé par la peur du
lendemain. C'est donc la couverture des besoins vitaux par la société
industrielle qui met paradoxalement en avant les risques industriels comme
Ulrich Beck l'a justement fait remarquer, même si la cause ne semble
pas assez métaphysique. Mais comment une vérité éternelle
pourrait-elle rendre compte d'un moment historique ?
Refuser la terreur morale ne signifie pas abandonner
le principe de responsabilité ou le principe de précaution.
C'est tout autre chose puisqu'il ne s'agit plus d'être fixé
sur un désastre collectif, mais de la responsabilité de nos
actes, de ce que nous sommes et qui engage l'humanité future. Responsables
même malgré soi ou après-coup, "totale responsabilité"
de l'homme qui choisit "en même temps que soi l'humanité entière" 156
disait Sartre à l'opposé de tout individualisme. Il y a
certainement dans cette façon d'être concerné par l'universel,
comme si l'humanité avait les yeux en permanence braquée sur
nous, un côté psychotique (délire de présomption)
inséparable de la maladie du langage contractée depuis l'enfance.
Il est dommage pourtant d'en rester à l'universel de Kant sans tenir
compte de sa critique décisive par Hegel, le dépassement de
la Loi universelle et inflexible dans "la Raison examinant les lois" pour
en appliquer l'esprit et non la lettre, selon la diversité des circonstances
et les compromis avec la réalité. Désormais, c'est encore
autre chose pourtant. Notre responsabilité impliquée dans notre
désir de reconnaissance n'est plus tant celle de nos crimes passés
que celle de nos actes futurs, de notre inactivité même face
à notre responsabilité d'un "voir venir" : "notre impératif s'extrapole vers un avenir calculable
qui forme la dimension inachevée de notre responsabilité". C'est la perte de toute innocence qui nous rend responsables de notre ignorance même. Du coup, "le savoir devient une
obligation prioritaire" 130,
et sur ce point nous rejoignons complètement Hans Jonas. C'est bien
un nouveau stade cognitif. Face à cette prise de conscience de l'avenir,
nous avons besoin de savoir ce qu'il faut faire, pas seulement de résistance
ou de contrôle, savoir comment agir en conformité aux finalités
humaines mais pour cela, il faut d'abord reconnaître la part d'ignorance
de tout savoir.
Reconnaître l'ignorance devient ainsi l'autre versant de l'obligation
de savoir et cette reconnaissance devient aussi une partie de l'éthique
qui doit enseigner le contrôle de soi toujours plus nécessaire
de notre pouvoir excessif. 131 (Jonas cité par l'auteur)
La question morale (Rawls)
On ne peut discuter toutes les thèses
de ce petit livre très dense, ni les disputes morales ennuyeuses
qui prétendent déterminer le juste par des procédés
formels comme "le voile d'ignorance" de Rawls, sensé permettre d'annuler
l'Histoire et les puissants intérêts matériels en jeu
dans le refoulement de toute particularité. Il n'y a rien de plus idéologique
que la justice qui n'est le plus souvent qu'une pure justification des inégalités,
complètement anhistorique, et va se révéler, avec Rawls,
simple traduction de la morale en calcul, identifiée au principe utilitariste
du "minimax" : minimiser le dommage maximum, minimiser le pire serait notre
but moral suprème (ce qui ne veut pas dire éliminer tout mal
car selon Leibniz, le meilleur des mondes n'est pas un monde sans mal). On
comprend le succès d'une morale justifiant le mal fait par les dominants
au nom du bien qui en résulterait pour le plus grand nombre, morale
qui déresponsabilise les riches et culpabilise les pauvres (au moins
depuis Burke et Defoe) ! Il ne faut pas confondre en effet responsabilité
et justice. La justice n'est souvent comme la morale qu'une coutume perpétuant
les pouvoirs en place et le remboursement des dettes, cela n'empêche
pas la morale d'être en son fond loi de la parole donnée et
la justice passion de l'égalité. Les paradoxes moraux dont
s'amuse la bonne société sont bien loin de la question, comme
toute
séparation artificielle
du sujet et de l'objet, éthique de la conviction d'un côté
(intention qui compte, sens commun, image de soi, sacrifice de soi sans calcul),
de l'autre éthique de responsabilité, conséquentialisme,
utilitarisme, rationalité, détour, sacrifice d'autre chose,
calcul (la fin veut les moyens), voie ouverte aux génération
sacrifiée pour un avenir radieux ! Dans la réalité on
n'est pas idiot, on n'est pas condamné au dogmatisme ou au scepticisme,
tout cela se mêle dans une histoire où nous avons notre part
à jouer mais la morale ne trouve sa réalisation que dans la
politique. La
généalogie de la morale
déployée
par Hegel dans la Phénoménologie de l'Esprit a bien plus de
consistance que la pochade de Nietzsche, ou que toute morale qui se voudrait
aussi éternelle que le capitalisme est supposé l'être.
L'histoire de l'avenir, causalité et finalité
La question n'est pas tant celle de la morale pourtant, mais celle de la vérité et du savoir. Savoir ce qui
nous attend et vérité de l'humanité à laquelle
nous donnons forme, vérité toute entière dans l'intervention
de notre liberté, monde des finalités humaines opposé
au monde de la causalité qui nous constitue pourtant de part en part ;
conscience de soi de l'humanité qui est passage de l'histoire subie
à l'histoire conçue, contre-pouvoir actif, où chacun compte, plutôt que
progressisme béat s'imposant aux populations. Il ne s'agit pas d'attendre passivement que la
catastrophe se produise mais de se montrer capable d'apprentissage et d'initiative, maintenant et toujours.
Il faut regretter que Jean-Pierre Dupuy n'aille
pas jusqu'à reconnaître que vouloir une métaphysique
au fondement de l'éthique c'est l'inscrire dans un projet, une théorie,
une ontologie, une histoire. Une théologie négative n'est pas
plus tenable que le relativisme des sophistes. On ne peut se passer d'un
accord sur les fins même si elles restent en débat. On ne peut
séparer savoir, pouvoir et passion sans tomber dans le formalisme
et l'arbitraire. Tous les paradoxes qu'il agite viennent de là, jusqu'à
l'étonnant concept de "temps du projet comme mémoire de l'avenir", comprenant bien qu'on ne peut rien opposer à la causalité
des choses sinon des finalités humaines projetées dans le futur
pour en détourner le cours, mais qui se réduisent ici à
l'antiprojet d'empêcher une catastrophe qui n'arrivera jamais
grâce à nous. C'est un vertige métaphysique un peu artificiel
car jamais le catastrophisme ne fera un véritable projet. Si donc, le temps du projet
est indispensable pour "nous aider à nous penser libre dans un monde soumis au déterminisme causal", on ne peut se limiter à prophétiser des catastrophes qui
n'arriveront pas grâce à nos prophéties devenues fausses
de par leur efficacité même ! Prévoir l'avenir pour le changer
c'est être révolutionnaire, c'est croire au pouvoir de prophéties
autoréalisatrices. "C'est la prédiction consciente de son effet sur l'avenir, qui prédit
l'avenir comme s'il était fixe et en même temps causé,
au moins en partie, par l'effet de la prédiction" 193. Répétons-le, il ne suffira pas d'une "coordination sur une image de l'avenir" plus ou moins catastrophique
(p197) pour construire un projet de société,
une alternative économique et sociale effective.
Si la liberté consiste à opposer nos finalités
humaines au monde des causes et au mouvement des choses, à leur évolution
spontanée, il ne s'agit en aucun cas d'un projet arbitraire, d'une
liberté absolue et purement individuelle, mais au contraire d'une
construction collective impliquant de tirer les leçons de l'histoire
en continuant le projet de civilisation et d'autonomie des générations
qui nous ont précédées, tout en le corrigeant par l'intégration
dans notre projet d'humanité des générations futures
et la dimension écologique. Il nous faut vouloir ce qu'il faudrait.
Ni arbitraire de la subjectivité, ni soumission à l'objectivité
ou l'imitation, il faut essayer de savoir ce qu'on veut et ce qu'on fait,
c'est-à-dire que le nécessaire devienne désir, qu'il
soit intériorisé et s'identifie à notre liberté
même, car il ne pourra se faire sans nous, sans notre intervention
active. Il ne suffit pas d'être progressiste ou moderniste, ni de s'opposer
à ce qu'on réprouve, mais de faire advenir ce qu'on pense souhaitable
et pour cela s'en faire une représentation, le faire "savoir". C'est
donc en un tout autre sens que nous accepterions la conclusion du livre
sur la positivité de la vie qui doit être conçue comme
"la répression
d'une répression", "la négation d'une négation". "La
vie naît de la négation d'un événement négatif
- l'autodestruction". Cette positivité ne se
limite pas, en effet, à la lutte contre le désastre mais s'affirme comme
humanité, liberté, sens et projet, sculpture de soi et construction
du monde à notre image, responsabilité de nos finalités humaines opposées
au monde des causes, à l'entropie, à l'insensé et à la mort.