Formation de l'Esprit
(La Moralité dans la Phénoménologie
de Hegel)
La "conscience malheureuse
", la "conscience honnête", le combat de la " conscience noble" et
de la "conscience vile", etc., toutes ces parties isolées contiennent
(bien que sous une forme encore aliénée) les éléments
nécessaires à la critique de domaines entiers, tels que la
religion, l’État, la vie bourgeoise, etc. Marx II 125
La difficulté de la philosophie hégélienne est à
la hauteur de son importance pour la pensée mais, surtout, pour
la pratique politique. Malgré l’idéologie platement positiviste
de l’économie-spectaculaire, l’échec du communisme oblige
en effet à revenir à la dialectique hégélienne
qui était née justement des échecs de la Révolution
française où la Liberté se retournait en Terreur et
ne triomphait enfin que sous l’aspect de la dictature napoléonienne.
Si l’important reste bien la leçon politique, il faut commencer
pourtant par la moralité qui y conduit et concerne plus intimement
notre époque.
1. L’invention de soi
Après la confrontation à la nature extérieure
(observation), nous en sommes au point où la conscience de soi
n’est plus la certitude de la réalité immédiate, sensible,
et de son objectivité, mais se rapporte essentiellement à
une autre conscience de soi comme vérité sur soi-même,
re-connaissance. "Elle est alors l'esprit qui a la
certitude d'avoir son unité avec soi-même dans le doublement
de sa conscience de soi et dans l'indépendance des deux consciences
de soi. Cette certitude doit maintenant s'élever à la vérité
". C’est donc le royaume du rapport aux autres, tel qu’il s’inscrit
historiquement d’abord en tant qu’éthique d’un peuple avant de déployer
tous les paradoxes de la morale universelle.
Résumé (Raison, Théorie)
La conscience de l’unité avec les autres prend
d’abord la forme du traditionalisme.
Mais celui-ci échoue à se justifier devant des traditions
étrangères aussi bien qu’il renonce à se réaliser
véritablement. L’unité avec les autres se réduit dès
lors à l’égoïsme de
la jouissance que chacun dispute à chacun. Mais la vérité
de la jouissance est sa fin, consommation du désir ou être-pour-la-mort.
Par son côté universel la conscience surmonte cette menace
et trouve en soi le principe du dépassement de son plaisir égoïste.
Cette aspiration morale éprouvée immédiatement comme
loi du coeur s’oppose au monde sans
plus de raisons que de lui imposer une logique subjective qui ne rend pas
compte d’elle-même. Si elle advient à se réaliser un
tant soit peu, cette loi perd de son assurance, de sa légitimité
et le coeur invoque la fureur extérieure du complot, la main du
diable sur de pures intentions. La leçon de ce délire
de persécution est le rejet des prétentions de l’individualité
à imposer son arbitraire au cours du monde. C’est plutôt contre
cette individualité que va désormais s’appliquer son zèle
par la discipline de la vertu. Le cours du
monde auquel s’oppose la vertu est maintenant constitué du règne
de l’égoïsme universel et de la recherche du plaisir désormais
rejetée. Mais la vertu ne se réalise qu’à la mesure
des forces de chacun et sa valeur ne réside donc plus dans sa réalisation
mais dans son effort et sa foi. Le mérite
se mesurant à la peine, le monde qui nous fait souffrir est revalorisé
d’autant comme révélateur de la vertu et de la foi. De plus
l’effort et la foi concernent l’individualité dont la discipline
voulait se défaire, ne pouvant jouir de ses propres réussites
et sans pouvoir modérer l’orgueil de l’ascète comme une boursouflure
vide. Plutôt que de rester tournée vers sa propre excellence
la vertu ne se suffit plus de la foi mais exige les oeuvres.
La vertu est jugée à ce qu’elle fait. Les oeuvres pourtant
sont fragiles et multiples, éphémères, disparaissantes.
Le but est dès lors le chemin, l’oeuvre vaut comme occupation
et non plus comme accomplissement. La tromperie,
l’escroquerie de cette vertu satisfaite se manifeste dans la compétition
sociale et impose finalement la loi morale,
son universalité inconditionnelle qui pourtant ne peut rendre compte
de la singularité concrète et imposer sa loi sans réflexion.
Ce qui importe dès lors c’est bien encore la réflexion elle-même,
la conscience qui examine la loi et se l’approprie,
l’interprète, la loi se réduisant à son application
par la conscience. Pourtant là encore la limite est vite trouvée
dans le jésuitisme des rationalisations égalisant
tout contenu. La conclusion qui s’impose est bien celle de l’impuissance
de toute théorie à rendre compte des choix pratiques, tombant
dans l’arbitraire. La théorie dépend plutôt désormais
de la pratique devenue politique et qui en détermine la perspective. |
a) L’invention de soi
(1) Le règne de l'éthique
Sagesse et vertu consistent à
vivre conformément aux moeurs de son peuple.
La première attitude sensée pour s’unir à ses semblables
est la simple imitation, voire la féroce tradition "Consciente
de la conscience universelle comme de son propre être." L’éthique
est un problème de survie, condition de la défense sociale,
de la vie civique "Elles sont conscientes d'être ces essences
singulières indépendantes du fait qu'elles sacrifient leur
singularité et que cette substance universelle est leur âme
et leur essence." le groupe prime sur l’individu car l’individu dépend
du groupe "Si les fonction naturelles obtiennent une réalité
effective, cela n'arrive que grâce au milieu universel soutenant
l'individu." Cette attitude, que les Grecs vont justement dépasser
dans la moralité, pourrait être celle du patriotisme voire
du racisme, en tout cas de tous les traditionalistes ou fanatiques ne laissant
aucune place à l’individu, l’être-pour-autrui étant
ici réduit à un "se faire chose".
(2) L'essence de la moralité (l’intellectuel et la société)
Les règles de l’éthique ne sont pas encore élevées
à la réflexion et offrent à l’esprit des contradictions,
limitations et variations où il ne peut se fixer, entamant du même
coup la confiance accordée à la règle commune dévaluée
par sa trahison sordide dans les faits. "Alors l'individu s'est dressé
en face des lois et des moeurs; elles sont seulement une pensée
sans essentialité absolue; mais l'individu comme ce moi particulier,
est alors à soi-même la vérité vivante."
C’est la promotion de l’individu, de la personne, de la critique face au
groupe comme pur produit de la rencontre des peuples, la connaissance de
traditions différentes, comme pur produit du savoir, de la conscience
de soi qui s’approfondit.
Mais le besoin d’harmoniser ses rapports à l’autre reste entier
"Elle sait que cette harmonie doit seulement encore lui devenir effective
au moyen d'elle-même, ou elle sait que son action de faire est en
même temps et également l'action de retrouver cette unité.
Puisque cette unité se nomme bonheur, cet individu est alors expédié
dans le monde par son esprit à la recherche de son propre bonheur."
fût-ce un bonheur moral puisque la conscience en est le seul juge.
Mais le devoir-être implique une action et la négation de
ce qui est trouvé déjà-là. "Son but est
donc de se donner une actualisation comme conscience de soi singulière
et de jouir de soi-même comme singulière dans cette actualisation."
(a) le plaisir et la nécessité
(abrutissement)
La moralité individualiste émergeant de l’éthique
traditionnelle se limite d’abord paradoxalement à sa propre satisfaction
"son premier but est de s'intuitionner soi-même comme cet individu
singulier dans un autre, ou d'intuitionner une autre conscience de soi
comme soi-même...Plutôt que de construire son propre bonheur,
elle le cueille immédiatement, et immédiatement en jouit."
Ce n’est pas tant le règne des libertins que celui de l’épicurisme
mais c’est déjà le devoir de jouissance du désir où
l’objet va imposer sa nécessité au sujet et d’abord celle
de la contingence du plaisir. "Le plaisir venu à la jouissance
a bien la signification positive d'être devenu certitude de soi-même
comme conscience de soi objective; mais il a aussi bien une signification
négative, celle de s'être supprimé soi-même."
Se réduisant encore à l’objet la conscience est soumise à
l’angoisse de sa disparition, l’être-pour-la-mort "au lieu de
s'être jetée de la théorie morte dans la vie même,
s'est plutôt précipitée dans la conscience de son propre
manque de vie, et participe seulement d'une nécessité vide
et étrangère, la réalité effective de la mort...
Il prenait la vie mais ainsi il saisissait plutôt la mort"
La contradiction dans la conscience de soi
Le plaisir singulier n’a réussi qu’à établir la
contradiction de l’universalité de la conscience-de-soi et de sa
finitude singulière, la présence de son épuisement,
pire de sa propre disparition. "L'absolue rigidité de la singularité
est pulvérisée au contact de la réalité effective,
tout aussi dure, mais continue... Le dernier moment de son existence est
la pensée de sa propre perte dans la nécessité, ou
la pensée d'elle-même comme une essence absolument étrangère
à soi. Mais, en soi, la conscience de soi a survécu à
cette perte; car cette nécessité, ou cette pure universalité,
est sa propre essence." La conscience de l’universalité et de
la nécessité de la mort, comme négation de soi, élève
la conscience au-dessus de sa propre singularité à l’Universel
de la Loi.
(b) La loi du coeur et le délire
de présomption (utopie et folie)
"Dans sa nouvelle figure, la conscience de soi se sait elle-même
comme le Nécessaire; elle sait avoir en soi-même immédiatement
l'Universel ou la Loi; et la Loi, en vertu de cette détermination
selon laquelle elle est immédiatement dans l'être-pour-soi
de la conscience, est dite la loi du coeur." Autrement dit la puissance
de l’esprit lui donne le vertige, déchaînant ses emportements
précipités avant que la réalité ne se rappelle
à lui.
Contrairement à l’ordre éthique, la conscience ici ne
s’identifie plus à l’ordre établi mais à sa propre
loi, et sans avoir aucune conscience de sa propre origine, simplement opposée
à celle du monde. "En face de ce coeur se dresse une réalité
effective constituant l'opposé de ce qui est à actualiser,
et qui est donc ce qui contredit la loi et la singularité. Une telle
réalité effective est, d'une part une loi par laquelle l'individualité
singulière est opprimée, un ordre du monde, ordre de contrainte
et de violence, qui contredit la loi du coeur, et est d'autre part une
humanité pâtissant de cet ordre, une humanité qui ne
suit pas la loi du coeur, mais est soumise à une nécessité
étrangère."
"L'individualité n'est donc plus alors la frivolité
de la figure précédente qui voulait seulement le plaisir
singulier, mais elle est la gravité d'un dessein sublime qui cherche
son plaisir dans la présentation de l'excellence de sa propre essence
et dans la production du bien-être de l'humanité...Les deux
choses sont pour elle inséparables : son plaisir est ce qui est
conforme à la loi, car à l'intérieur d'elle même
l'individualité et la nécessité ne font immédiatement
qu'un, cette unité n'a pas encore été établie
par la discipline. Quand cependant le contenu de la nécessité
universelle ne s'accorde pas avec le coeur, alors selon son contenu aussi,
cette nécessité n'est rien en soi, et elle doit céder
à la loi du coeur." On voit bien que c’est la voie vers la folie
qui mènera au délire de présomption (à la folie
des grandeurs) ou au déchirement du surmoi ("privée de
la jouissance de soi-même quand elle obéit à cette
loi, et privée de la conscience de sa propre excellence quand elle
la transgresse").
La loi du coeur se corrompt en se réalisant et ne garde pas
sa froide assurance et ses illusions abstraites. "La loi du coeur, justement
par le fait de son actualisation, cesse d'être loi du coeur, elle
reçoit en effet dans cette actualisation la forme de l'être,
et est maintenant puissance universelle à laquelle ce coeur particulier
est indifférent...Mais en même temps l'individu a effectivement
reconnu la réalité effective universelle, parce qu'opérer
signifie reconnaître la réalité effective comme son
essence." Le compromis avec la réalité donne un contenu
particulier à cette loi mais "Le contenu particulier du coeur
doit comme tel valoir universellement...De même que l'individu trouvait
précédemment abominable seulement la loi rigide, de même
maintenant, il trouve abominables et opposés à ses excellentes
intentions, les coeurs mêmes des autres hommes.". Ce qui nous
ramène au rapport à l’Autre. Ce qui s’opposait au monde,
s’oppose maintenant aux autres consciences et donc à sa propre universalité.
(iii) Le délire de présomption.
"L'Universel qui est ici présent, est donc seulement une
résistance universelle et un conflit de tous contre tous." Cette
contradiction de la singularité arbitraire qui impose sa loi va
s’exacerber jusqu’à la folie. "Le battement du coeur pour le
bien-être de l'humanité passe donc dans le déchaînement
d'une présomption démente, dans la fureur de la conscience
pour se préserver de sa propre destruction - et il en est ainsi
parce que la conscience projette hors de soi la perversion qu'elle est
elle-même, et s'efforce de la considérer et de l'énoncer
comme un Autre...Dans son délire, la conscience dénonce bien
l'individualité comme étant le principe de cette folie, mais
le coeur ou la singularité de la conscience, singularité
voulant être immédiatement universelle, est lui-même
la source de ce dérangement intime et de cette perversion; son opération
a seulement pour conséquence que le coeur lui-même devient
conscient de cette contradiction... Le coeur fait donc l'expérience
de son soi, comme de ce qui n'est pas effectivement réel."
"Il peut devenir à son tour effectivement réel seulement
moyennant la suppression de l'individualité qui s'est arrogée
la part de la réalité effective... et devoir en conséquence
sacrifier la singularité de la conscience - cette figure est la
vertu."
(c) La vertu et le cours du monde (le réformisme)
Ce qui dans le délire de présomption n’arrivait jamais
à s’égaler au réel, désespérant vite
la révolte immédiate, se réalise bel et bien dans
la vertu et sa discipline. "L’expérience que fait la vertu ne
peut que l’amener à découvrir que son but est en soi déjà
atteint, que le bonheur se trouve immédiatement dans l’opération
même."
"Pour la conscience de la vertu la loi est l'essentiel et l'individualité
est ce qui doit être supprimé. Dans cette conscience l'individualité
propre doit se discipliner sous le contrôle de l'universalité,
du vrai et du bien en soi."
Le cours du monde, sa perversité est maintenant identifié
à la recherche du plaisir à laquelle s’oppose désormais
la vertu. "Le cours du monde est donc d'une part l'individualité
singulière qui recherche son propre plaisir et sa propre jouissance,
trouve en agissant ainsi son propre déclin et par là même
satisfait l'universel. Mais la réalité effective est seulement
la singularité du plaisir et de la jouissance. - D'autre part, le
second moment du cours du monde est l'individualité qui en soi et
pour soi veut être loi, et dans cette prétention trouble l'ordre
constitué; la loi universelle réussit bien à se maintenir
contre cette présomption personnelle et n'émerge plus comme
une nécessité morte, mais comme nécessité dans
la conscience même. Mais quand elle existe comme réalité
effective absolument contradictoire dans un état conscient, elle
est la folie, et quand elle est comme réalité effective objective,
elle est l'être-perverti en général."
(ii) Le cours du monde comme réalité
effective de l'universel
La vertu ne rejoint son idéal de discipline que relativement
et mesuré à la contingence de dons, de forces et de capacités
singulières. Dès lors ce n’est pas tant le résultat
qui vaut comme vertu mais la foi, l’effort de la discipline elle-même.
Du même coup le cours du monde est revalorisé comme résistance
nécessaire à la discipline, lieu de son exercice, de sa liberté
supérieure et la charité se préoccupe surtout de ne
pas manquer d’objets de pitié. "Pour la conscience vertueuse,
l'universel est authentiquement dans la foi, ou en soi; il n'est pas encore
une universalité effectivement réelle, mais une universalité
abstraite; dans cette conscience même il est comme but...La vertu
ne ressemble pas seulement à ce combattant dont la seule affaire
dans la lutte est de garder son épée immaculée, mais
elle a aussi entrepris la lutte pour préserver les armes; et non
seulement elle ne peut pas faire usage de ses armes propres, mais elle
doit encore maintenir intactes celles de son ennemi et les protéger
contre sa propre attaque, car toutes sont de nobles parties du bien pour
lequel elle s'est mise en campagne."
La vertu voulait se défaire de l’individualité comme
le mal ; mais à privilégier maintenant l’effort comme seule
vertu, c’est l’individu qui est posé comme seule réalité
et seul bien. C’est le triomphe du cours du monde qui "triomphe de discours
pompeux concernant le bien suprême de l'humanité et l'oppression
de celle-ci, concernant le sacrifice pour le bien, et le mauvais usage
des dons;- Ce sont là des déclamations qui dans leur déterminabilité
expriment seulement ce contenu : l'individu qui prétend agir pour
des fins si nobles et a sur les lèvres de telles phrases excellentes,
vaut en face de lui-même pour un être excellent; - il se gonfle,
et gonfle sa tête et celle des autres, mais c'est une boursouflure
vide."
"Voici donc le résultat sortant d'une telle opposition : la
conscience se débarrasse comme d'un manteau vide de la représentation
d'un bien en soi, qui n'aurait encore aucune réalité effective.
Au cours de sa lutte la conscience a fait l'expérience que le cours
du monde n'est pas si mauvais qu'il en a l'air; sa réalité
effective est en effet la réalité effective de l'universel.
Avec cette expérience tombe le moyen de produire le bien par le
sacrifice de l'individualité, car l'individualité est précisément
l'actualisation de ce qui est en soi... L'individualité du cours
du monde peut bien s'imaginer agir seulement pour soi, ou égoïstement,
mais elle est meilleure qu'elle ne le croit. Quand elle agit pour soi,
cela équivaut à conduire à la réalité
effective ce qui n'était d'abord qu'en soi." C’est donc comme
belle individualité que le bien trouve sa réalisation.
b) L’affirmation de soi
L’individualité est donc maintenant non seulement certitude
mais but pour elle-même "puisque but et être-en-soi se sont
révélés comme ce que sont l'être-pour-un-autre
et la réalité effective trouvée, la vérité
ne se sépare plus de la certitude. La présentation ou l'expression
de l'individualité est à cette opération but en soi
et pour soi-même... Puisque l'individualité est en elle-même
la réalité effective, la matière de l'agir et le but
de l'opération résident dans l'opération même...L'opération
n'altère rien et ne va contre rien... mais l’opération n’est
elle-même rien d’autre que la négativité"
(a) Le règne animal de l'esprit et la tromperie (l’Homme
de lettres)
La conscience n’est que ce qu’elle fait, sa vérité est
dans sa pratique. "En premier lieu donc, la nature originairement déterminée
de l'individualité, son essence immédiate, n'est pas encore
posée comme ce qui opère et est dite alors capacité
spéciale, talent, caractère, etc... Seulement pour que soit
pour la conscience ce qu'elle est en soi, elle doit nécessairement
agir; en d'autres termes : l'agir est justement le devenir de l'esprit
comme conscience. Ce qu'elle est en soi, elle l'apprend donc de sa propre
réalité effective. Ainsi l'individu ne peut savoir ce qu'il
est, avant de s'être porté à travers l'opération
à la réalité effective... C'est en effet de l'opération
faite qu'il apprend à connaître l'essence originaire qui doit
nécessairement être son but; mais pour opérer, il doit
posséder auparavant le but. Mais c'est justement pour cela qu'il
doit commencer immédiatement et passer directement à l'acte,
quelles que soient les circonstances et sans penser davantage au début,
au moyen et à la fin. Comme début, cette nature est présente
dans les circonstances de l'action, et l'intérêt que l'individu
trouve à quelque chose est la réponse déjà
donnée à la question."
"Tout ce qui serait pris dans un mode ou dans l'autre est également
le fait d'une opération, une présentation de soi et une expression
de soi de la part d'une individualité, et par conséquent
tout est bon. Chacune se rapporte seulement à soi-même...
Quelque chose qu'il fasse, quelque chose qu'il puisse rencontrer, c'est
l'individu qui l'a fait, et cette chose est lui-même, parce qu'il
sait qu'il atteint toujours son but, il ne peut donc qu'éprouver
en soi de la joie."
(ii) L'individualité dans
ses oeuvres
La foi ne suffit plus et n’est rien sans ses oeuvres qui devraient
célébrer l’unité du sujet et du monde, de la théorie
et de la pratique mais l’oeuvre se fige plutôt en opposition à
d’autres oeuvres, ne retrouvant la négativité du sujet et
de son devenir que par son côté éphémère
et périssable. "L'oeuvre est la réalité que la
conscience se donne; c'est dans l'oeuvre que l'individu est pour la conscience
ce qu'il est en-soi; dans l'oeuvre la conscience s'est exposée en
général dans l'élément de l'universalité,
dans l'espace privé de déterminabilité de l'être.
Mais l'oeuvre doit être, et il faut voir comment dans l'être
de l'oeuvre, l'individualité maintiendra sa propre universalité,
et réussira à se satisfaire... L'oeuvre est donc en général
quelque chose d'éphémère et qui présente la
réalité de l'individualité plutôt comme disparaissante
que comme accomplie. Prend donc naissance devant la conscience dans son
oeuvre l'opposition de l'opérer et de l'être... ce contenu
est l'oeuvre qui disparaît; ce qui se maintient, ce n'est pas le
fait de disparaître, mais le fait de disparaître est aussi
effectivement réel, et attaché à l'oeuvre et disparaît
lui-même avec celle-ci; le négatif s'enfonce avec le positif
dont il est la négation."
"La vérité consiste seulement en l'unité de
la conscience avec le fait d'opérer, et l'oeuvre vraie est seulement
cette unité de l'opérer et de l'être, du vouloir et
de l'accomplir. A la conscience donc, en vertu de la certitude qui se trouve
au fondement de son acte, la réalité effective opposée
à cette certitude est elle-même d'une nature telle qu'elle
n'est que pour la conscience... De cette façon la conscience, hors
de son oeuvre éphémère, se réfléchit
en soi-même et affirme son concept et sa certitude comme ce qui est
et ce qui permane, en contraste avec l'expérience de la contingence
de l'opération. La conscience fait donc l'expérience de la
réalité effective comme moment dont l'essence est de disparaître...
L'oeuvre vraie est la Chose même (ou la cause) qui s'affirme absolument
et est expérimentée comme ce qui est permanent. La chose
même est opposée à ces divers moments seulement en
tant qu'ils doivent valoir dans leur état d'isolement, mais elle
est essentiellement leur unité, en tant que compénétration
de la réalité effective et de l'individualité. C'est-à-dire
qu'elle est comme but."
(iii) La tromperie mutuelle
(la république des lettres)
La conscience se veut désormais simplement honnête, se
suffisant de sa bonne volonté comme de son mérite propre
sans souci de rendre ses bonnes intentions effectives. "Dans l'oeuvre
la conscience ne loue pas seulement l'oeuvre même, mais loue en même
temps sa propre générosité et discrétion consistant
à ne pas avoir gâté l'oeuvre comme oeuvre, et à
ne pas l'avoir gâtée par son propre blâme."
"Quelle que soi la façon dont les choses tournent, elle a
toujours accompli et atteint la chose même... Si elle ne conduit
pas un but à la réalité effective, elle l'a toutefois
voulu, c'est-à-dire qu'elle fait alors du but comme but, de la pure
opération qui n'opère rien, la chose même, et elle
peut dire ainsi pour se consoler que quelque chose de moins a été
fait. Puisque l'universel contient lui-même le négatif ou
la disparition subsumée sous soi, alors le fait que l'oeuvre s'anéantit
est encore l'opération propre de cette conscience; elle a stimulé
les autres à cela, et elle trouve encore une satisfaction dans la
disparition de sa réalité effective, comme de mauvais garçons
dans le soufflet qu'ils reçoivent se réjouissent d'eux-mêmes,
se réjouissent précisément d'en être la cause.
La conscience affirme que la réalité effective ne serait
rien d'autre que ce qui lui est possible."
Il y a cependant contradiction, tromperie, mauvaise foi, à poser
un but sans le réaliser. Ainsi lorsque les autres proposent leur
aide, voulant montrer leur propre excellence, le sujet la repousse prétendant
vouloir seulement s’occuper mais, une fois réalisée, il propose
son oeuvre au jugement universel. "Maintenant dans le fait d'avoir seulement
voulu, ou encore de ne pas avoir pu, la chose même a la signification
du but vide et de l'unité pensée du vouloir et de l'accomplir...
Cependant la vérité de cette honnêteté c'est
de ne pas être aussi honnête qu'elle le semble. Elle ne peut
en effet être privée de pensée au point de laisser
tomber l'un en dehors de l'autre ces divers moments; mais elle ne peut
pas ne pas avoir la conscience immédiate de leur opposition, puisqu'ils
se rapportent absolument les uns aux autres... Il y a pareillement une
tromperie de soi-même et des autres, si on pose n'avoir affaire qu'à
la pure chose; une conscience qui met en avant une chose fait plutôt
l'expérience que les autres accourent comme des mouches sur le lait
qu'on vient d'exposer." C’est donc le rapport aux autres, l’universel
incarné par l’individualité et le contenu de ses oeuvres
qui redeviennent essentiel.
(b) La raison législatrice
(le moraliste)
La conscience refuse désormais la séparation entre l’opération
et le but, l’individualité et l’universel identifiés dans
la loi morale universellement nécessaire, sans conditions ni réflexion.
"Ce qui donc est objet à la conscience, a la signification d'être
le vrai; le vrai est et a validité dans le sens d'être et
de valoir en soi et pour soi-même; il est la Chose absolue qui ne
pâtit plus de l'opposition de la certitude et de sa vérité,
de l'universel et du singulier, du but et de sa réalité...
La saine raison sait immédiatement ce qui est juste et ce qui est
bien. Comme elle le sait immédiatement, aussi immédiatement
cela a pour elle validité; et la saine raison dit immédiatement
: ceci est juste et bon. Et elle dit proprement : ceci ; ce sont là
des lois déterminées, c'est la Chose même dans la riche
plénitude de son contenu."
Les prétentions de réalisation de ces lois restent pourtant
purement formelles. "On peut dire encore que de telles lois en restent
seulement au devoir-être, mais n'ont aucune réalité
effective; elles ne sont pas des lois, mais seulement des commandements...
Ce qui reste à cette raison législatrice c'est donc la pure
forme de l'universalité."
"Chacun a le devoir de dire
la vérité" - Dans ce devoir énoncé comme inconditionné
sera admise sur-le-champ la condition : s'il sait la vérité.
Le commandement s'énoncera donc maintenant ainsi : "Chacun doit
dire la vérité, toutes les fois suivant la connaissance et
la persuasion qu'il en a." La saine raison, c'est-à-dire cette conscience
éthique qui sait immédiatement ce qui est juste et bon, expliquera
qu'une telle condition était déjà tellement liée
à sa sentence universelle que cette raison a toujours entendu ainsi
ce commandement. Mais de cette façon elle admet en fait que déjà
dans l'énonciation elle a immédiatement violé ce même
commandement; elle disait : Chacun doit dire la vérité" mais
elle l'entendait ainsi : "il doit la dire suivant la connaissance et la
persuasion qu'il en a", c'est à dire qu'elle parlait autrement qu'elle
pensait; et parler autrement qu'on ne pense signifie ne pas dire la vérité.
En corrigeant la non-vérité de la sentence, on a maintenant
l'expression suivante : "Chacun devrait dire la vérité suivant
la connaissance et la persuasion qu'il en a à chaque occasion" Mais
ainsi, l'universellement nécessaire valant en soi que la proposition
voulait énoncer, s'inverse plutôt en une contingence complète.;
elle promet un contenu universel et nécessaire, et se contredit
elle-même par la contingence de ce contenu.
Un autre commandement célèbre
est : "Aime ton prochain comme toi-même." Il s'adresse à des
individus singuliers en relation avec des individus singuliers, relation
qui est entendue comme ayant lieu entre le singulier et le singulier, ou
comme relation de sensibilité. L'amour actif - car un amour inactif
n'a aucun être et, par conséquent, ce n'est pas de lui qu'on
entend parler - se propose d'éloigner le mal d'un homme et de lui
apporter le bien. A cet effet, il faut discerner ce qui en cet homme est
le mal, ce qui est le bien approprié contre ce mal, ce en quoi consiste
en général sa prospérité, c'est-à-dire
que je dois aimer cet homme avec intelligence; un amour inintelligent lui
nuirait peut-être plus que la haine. Mais le bienfait intelligent
et essentiel est, dans sa figure la plus riche et la plus importante, l'opération
universelle et intelligente de l’État,- une opération en
comparaison de laquelle l'opération du singulier comme singulier
devient quelque chose de si insignifiant qu'il ne vaut presque pas la peine
d'en parler. Au reste, cette opération de l’État est d'une
si grande puissance que, si l'opération singulière voulait
s'opposer à elle, si elle voulait ou être uniquement pour
soi comme crime, ou pour l'amour d'un autre tromper l'universel en ce qui
regarde le droit et la part qu'il a en lui, cette opération singulière
serait tout à fait inutile et irrésistiblement brisée.
Ce bienfait, qui est du domaine de la sensibilité, ne garde donc
plus que la signification d'une opération entièrement singulière,
d'une assistance qui est aussi contingente que momentanée."
La loi morale qui se donnait immédiatement comme universelle
ne peut plus éviter la réflexion critique qui dissout cet
universel simple de la loi dans la singularité concrète.
"Ainsi l'essence éthique n'est pas immédiatement elle-même
un contenu, mais seulement une unité de mesure pour établir
si un contenu est capable d'être ou de ne pas être une loi,
c'est-à-dire si le contenu ne se contredit pas lui-même. La
raison législatrice est rabaissée à une raison examinatrice."
(c) La raison examinant les lois (l’intellectuel
critique, l’idéologue)
"Les lois ne sont plus données, mais elles sont examinées;
et les lois sont déjà données pour la conscience qui
les examine; la conscience examinatrice s'arrête au commandement
comme commandement; et se comporte à son égard d'une façon
simple, en étant simplement son unité de mesure... Mais pour
cette raison un tel examen ne va pas très loin; justement parce
que la mesure est la tautologie et est indifférente à l'égard
du contenu, elle accueille en soi-même aussi bien ce contenu-ci que
le contenu opposé."
Ainsi le communisme et la propriété privée se justifient
tout autant et sont autant critiquables l’un que l’autre. Le communisme
respecte l’égalité de chacun mais pas l’inégalité
des capacités ou des besoins. De même la propriété
vaut comme objectivité reconnue du sujet "mais cela contredit
sa nature qui consiste à être utilisée et à
disparaître. Elle vaut en même temps comme ce qui est mien,
que tous les autres reconnaissent et dont ils s'excluent. Mais dans le
fait que je suis reconnu, se trouve plutôt mon égalité
avec tous, c'est-à-dire le contraire de l'exclusion."
Le savoir théorique et la critique idéologique spectatrice
ne sont pas en mesure de trancher dans les antinomies de la pratique, sinon
dans l’après-coup justificateur, et tombent dans le pur arbitraire.
"L'unité de mesure de la loi que la raison a en elle-même,
convient donc également bien à tout, et ainsi n'est pas en
fait une unité de mesure... Le résultat paraît donc
être, que ni des lois déterminées, ni un savoir de
ces lois ne peuvent trouver place... La loi en tant que loi déterminée
a un contenu contingent, - ce qui veut dire ici qu'elle est la loi d'une
conscience singulière, ayant conscience d'un contenu arbitraire.
Ce légiférer immédiat est donc l'audace tyrannique
qui érige le contenu arbitraire en loi, et qui réduit le
règne éthique à une obéissance à cet
arbitraire, - c'est à dire à des lois qui sont seulement
des lois, et ne sont pas en même temps des commandements. De même
le second moment, en tant qu'il est isolé, signifie le processus
d'examiner les lois, de mouvoir l'immuable, et signifie l'audace du savoir
qui, à force de ratiociner, se libère des lois absolues et
les prend pour un arbitraire qui lui est étranger."
Au moins la conscience s’est-elle libérée de la contrainte
extérieure de la loi car la loi s’identifie maintenant à
son application par la conscience. "C'est quand le droit est pour moi
en soi et pour soi que je suis à l'intérieur de la substance
éthique; et cette substance éthique est ainsi l'essence de
la conscience de soi; mais cette conscience de soi est à son tour
la réalité effective de cette substance, son être-là,
son Soi et sa volonté... Elle est le pur vouloir absolu de tous,
qui a la forme de l'être immédiat. Ce pur vouloir n'est pas
aussi un commandement qui doit seulement être, mais il est et vaut;
il est le moi universel de la catégorie qui est immédiatement
la réalité effective, et le monde est seulement cette réalité
effective. Les lois sont les pensées de sa conscience absolue, quelle
a elle-même immédiatement. La conscience de soi ne croit pas
en elles, car la foi considère bien aussi l'essence, mais une essence
étrangère. La conscience de soi éthique, au moyen
de l'universalité de son Soi, est immédiatement une avec
l'essence; la foi au contraire est issue d'une conscience singulière;
elle est le mouvement de cette conscience tendant toujours à s'approcher
de cette unité, sans jamais atteindre la présence de sa propre
essence. - Cette conscience au contraire s'est supprimée comme conscience
singulière." La singularité comme singularité
est déjà universelle comme l’apparence reconnue comme apparence
est déjà l’objectivité. Désormais la théorie
dépend de la conscience et de sa pratique singulière, de
la situation qu’elle dessine, de son énonciation. Cette singularisation
de la théorie est ce qui l’universalise, universel rapporté
à ses conditions singulières. Cette nouvelle unité
de la pratique et de la théorie ne conduit pas à un relativisme
et à l’isolation mais objective au contraire son unité effective
comme Esprit concret et fonde une morale de l’engagement qui prendra toutes
les figures de la politique, du citoyen légaliste au révolutionnaire,
dans ses rapports aux autres consciences pratiques, c’est-à-dire
dans sa pratique politique responsable. La dialectique en effet n’est déjà
plus individuelle mais devient collective et historique, située
dans l’espace et dans le temps, dans ce qui, pour la singularité,
est son monde effectif dont il est responsable (non plus seulement le monde
physique, naturel, mais celui de l’Esprit, de la culture à laquelle
il participe). La conscience de soi singulière s’identifie donc
désormais à l’effectivité des consciences de soi,
à la conscience de soi générale de sa communauté.
Cette dialectique communautaire, de l’Éthique au Droit et de la
Culture à la Moralité, aboutira au pardon et à la
reconnaissance mutuelle des consciences de soi comme telles.
"L'Esprit est l'effectivité éthique. Il est le Soi
de la conscience effective en face duquel l’esprit surgit, ou plutôt
qui s’oppose à soi comme monde objectif effectif ; mais un tel monde
a perdu désormais pour le Soi toute signification d’élément
étranger, et de même le Soi a perdu toute signification d’un
être-pour-soi séparé de ce monde... C'est le point
de départ de l'opération de tous - il est leur but et leur
terme en tant que l'en-soi pensé de toutes les consciences de soi.
- Cette substance est aussi bien l'oeuvre universelle qui grâce à
l'opération de tous et de chacun, s'engendre comme leur unité
et leur égalité, car elle est l'être-pour-soi, le Soi,
l'opération en acte... Chacun y accomplit son oeuvre propre en déchirant
l’être universel et en en prenant sa part."
2. La création du monde (la
ruse de la raison)
La dialectique reprend d’un autre point de vue, parcourant
des étapes semblables à la conscience se donnant sa propre
loi pratique mais cette fois-ci la conscience sait que le monde de l’effectivité
est celui des autres consciences et s’exprime dans la Loi commune. La conscience
se réfléchit dans la pratique commune et se pense comme substance
collective.
Résumé (Esprit, Pratique [comparer
avec ph II p296-297, 306-307])
La nouvelle bonne volonté du Conformisme
voulant affirmer son appartenance à son peuple va rencontrer dans
l’opposition des devoirs de la famille,
comme Loi divine, et des devoirs de la communauté, comme Loi humaine,
d’abord la culpabilité puis la corruption avant de s’aliéner
dans un Droit formel. Les équivoques du Droit laissent au jugement
de chacun de prendre le parti de la conscience vile (victime intéressée)
ou de la conscience noble (prête au sacrifice
et à la vertu). Mais le sacrifice qui ne va pas jusqu’à la
mort est ambigu et tombe dans la rébellion (à la revendication
de la conscience vile). Dès lors, ce n’est plus seulement le sacrifice
qui compte mais la justesse du conseil, de la loi et du commandement, son
contenu universel comme langage du pouvoir. Cette valorisation sans limite
du contenu s’épuise d’abord dans la flatterie
jusqu’à perdre dans l’extériorité de la culture toute
signification sérieuse mais la perte du sens est déjà
la foi qui se sait être-pour-un-autre,
rapport individuel à l’Universel. Le rassemblement encyclopédique
du savoir de l’humanité dissout pourtant cette confusion et cet
individualisme dans l’unification du savoir de tous et s’opposant au savoir
religieux dénoncé par les Lumières
comme corruption du clergé et création humaine intéressée
(obscurantisme). Mais les lumières et la puissance de sa critique
sombrent pourtant dans l’hypocrisie, l’utilitarisme matérialiste
et enfin l’inaction. Jusqu’à se retourner en pure Volonté
du peuple, comme volonté agissante de tous, liberté absolue
de la Révolution française qui sombre pourtant dans la faction
et la Terreur de la simple suspicion, de
la division de la volonté générale, perdant encore
ainsi toute effectivité. La nouvelle conscience
morale, représentée par Kant, revendique cette ineffectivité
de l’universalité comme pur devoir être, simple volonté
divine. Le but est cependant dévalué par cette inaction et
se retourne enfin dans l’action effective d’une bonne
conscience inébranlable qui sait que l’action ne vaut que
par son intention, sa conviction propre et sa réalisation consciencieuse.
Mais la conviction ne vaut qu’à être exprimée et reconnue
par l’autre, c’est le langage de la reconnaissance
qui unifie les consciences de soi d’abord dans la confusion de la belle
âme inapte elle aussi à l’action. Le jugement moral
condamne durement cette passivité comme hypocrisie et mépris
de l’autre mais il ne peut éviter que son propre jugement se condamne
à son tour soi-même, s’égalisant enfin à l’autre
dans le Pardon. C’est pour Hegel à
peu près le dernier mot mais si l’histoire a réfuté
cette fin contemplative, le Savoir absolu
reste le savoir du savoir comme histoire, processus dialectique. |
Le conformisme
La Loi divine fonde la famille sur le culte des morts, traitant universellement
de la singularité en la soustrayant aux vivants et à l’oubli.
"Celui qui hors de la longue succession de son être-là
dispersé se recueille dans une seule figuration achevée,
et hors de l’inquiétude de la vie contingente s’est élevé
à la paix de l’Universalité simple... La famille écarte
du mort cette opération déshonorante des désirs inconscients
et de l’essence abstraite, pose sa propre opération à la
place des leurs". De même la Loi humaine qui se dissout plutôt
dans l’acquisition et la jouissance (qu’elle doit assurer) ne se rassemble
que dans la guerre dépassant les individualismes et retenant les
parties dans la dépendance du tout. C’est la force destructrice
de la guerre qui est la force de conservation de la communauté,
son royaume souterrain qui est encore celui des morts. La Loi divine est
gardée par la femme au foyer, la Loi humaine par le citoyen combattant.
L’homme participant au gouvernement de la cité sépare son
universalité de sa propre singularité familiale dont il doit
se libérer. La femme attachée à son foyer particulier
s’identifie à sa fonction universelle et ne compte pas la singularité
de ce mari-ci, ni de cet enfant là. D’un autre côté
la relation du mari et de sa femme qui n’est que "la reconnaissance
naturelle et non la reconnaissance éthique, est seulement la représentation
et l’image de l’esprit, mais non l’esprit effectif lui-même. - Mais
la représentation ou l’image possède son effectivité
dans un autre qu’elle ; cette relation a donc son effectivité non
en elle-même, mais dans l’enfant... Le singulier, cherchant le plaisir
de jouir de sa singularité, le trouve dans la famille ; et la nécessité,
dans laquelle le plaisir disparaît, est sa propre conscience de soi
comme citoyen de son peuple ; - ce qui est savoir la loi du coeur comme
la loi de tous les coeurs, la conscience du Soi comme l’ordre universel
reconnu;- c’est la vertu qui jouit des fruits de son sacrifice... Le tort
qui, dans le règne éthique, peut-être infligé
à l’individu consiste seulement en ceci : que quelque chose lui
arrive purement et simplement". Ce qui lui arrive justement ne peut-être
qu’un terrible destin où les deux lois se déchirent.
La culpabilité (Double
bind)
L’esprit en tant qu’unité de la conscience pratique rassemble
bien les contradictions précédentes de la conscience divisée
entre théorie et pratique, mais l’action éthique, c’est-à-dire
libre et ne reposant que sur soi-même comme conscience, produit aussitôt
ses propre contradictions (comme toute conscience s’oppose à son
objet) mais ce n’est plus la simple diversité des lois qui dissout
leur légitimité tel qu’à l’étape précédente
où la conscience se cherchait une conduite. Désormais elle
a la certitude de trouver son effectivité dans la communauté
réelle qui l’abrite, toute théorie ne valant que par sa pratique.
L’action éthique hérite pourtant de cette division originaire
dans l’opposition de la Loi humaine (de la cité) et de la Loi divine
(de la famille) et le Citoyen légaliste conscient de soi comme unité
immédiate avec l’universel, se trouve donc bien dépourvu
devant la contradiction des devoirs qu’il engendre pratiquement. En effet,
si la loi de la cité est bien l’expression de la conscience de soi
elle s’impose pourtant à cette conscience singulière, à
son intériorité, et entre en conflit avec ses devoirs familiaux
(Antigone). Cette division de l’esprit est une division du savoir, où
le savoir de l’un est l’ignorance de l’autre, son refoulement. C’est par
conséquent, un savoir trompeur et cette opposition va dissoudre
l’immédiateté de l’ordre éthique, la bonne volonté
du conformisme moral qui est pris en faute sous quelque loi il veuille
se ranger. "Innocente est donc seulement l’absence d’opération,
l’être d’une pierre et pas même celui d’un enfant... il fait
l’expérience que son droit suprême est le tort suprême,
que sa victoire est plutôt sa propre défaite". Chaque
loi sort corrompue de cette confrontation jusqu’au sommet de l’État
"Cette féminité - l’éternelle ironie de la communauté
- altère par l’intrigue le but universel du gouvernement en un but
privé... Puisque l’être-là de l’essence de l’éthique
dépend de la force et de la fortune, il est déjà décidé
qu’elle est allée au gouffre".
L’aliénation (résumé de la suite)
La domination de la corruption et de la culpabilité ramène
la substance éthique à l’individu autonome. Le droit formel
imposera l’égalité de la personne envers une loi dont le
contenu est d’abord purement arbitraire, constituant l’universalité
à partir de l’exception (la volonté de l’Empereur). Mais
l’effectivité du droit et de l’esprit devient étranger à
la conscience de soi; "Son être-là est l’oeuvre de la conscience
de soi, mais est aussi bien une effectivité immédiatement
présente et étrangère à elle, qui a un être
spécial, et dans laquelle elle ne se reconnaît pas". Cette
effectivité étrangère se sépare dans l’en-decà
du monde de la Culture et l’au-delà du monde de la Foi (qui est
fuite du monde) dont les lumières dénonceront la séparation
et le sacrifice, ramenant l’au-delà de la foi à l’en-decà
du monde et réduisant le monde à l’utile d’un côté
et l’absolu inconnaissable de l’autre. "Alors le royaume de la foi aussi
bien que le monde réel s’écroulent et cette révolution
produit la Liberté absolue ; avec elle l’esprit auparavant étranger
à soi-même est complètement revenu en soi-même,
il quitte cette terre de la culture et passe dans une autre terre, dans
la terre de la conscience morale".
Conscience Noble et conscience Vile
(le Jugement)
La confusion des lois, donc, laisse à la conscience le jugement
du bien ou du mal, le choix de l’État ou de la richesse. "Souveraineté
et richesse sont donc présentes pour l’individu comme objets, c’est-à-dire
comme choses telles qu’il s’en sait libre et croit pouvoir choisir entre
elles, ou même pouvoir ne choisir aucune des deux... Ainsi la conscience
étant-en-soi et pour-soi trouve bien dans le pouvoir de l’État
son essence simple et sa subsistance en général mais non
son individualité comme telle... dans ce pouvoir, elle trouve plutôt
l’opération reniée comme opération singulière
et assujettie à l’obéissance... Par contre la richesse est
le bien ; elle conduit à la jouissance universelle, elle se distribue
et procure à tous la conscience de leur Soi... Par contre, dans
la jouissance de la richesse, l’individu ne fait pas l’expérience
de son essence universelle, il n’y obtient que la conscience éphémère
et la jouissance de soi-même... La conscience effective possède
les deux principes en elle". Et le jugement exprimera l’unité
des ces deux principes, d’égalité et d’inégalité,
sous les deux formes de la conscience noble et de la conscience vile. "La
conscience noble est l’héroïsme du service, - la vertu qui
sacrifie l’être singulier à l’universel, et ainsi faisant
porte l’universel à l’être-là... Cette conscience gagne
donc par cette culture l’estime de soi-même et le respect des autres...
les autres trouvent en elle leur essence en activité, mais non leur
être-pour-soi. - Ils y trouvent accomplies leur pensée ou
leur pure conscience, mais non leur individualité. Cette conscience
de soi vaut donc dans leur pensée et jouit de l’honneur" Mais
si le sacrifice et l’héroïsme ne vont pas jusqu’à la
mort ils restent "équivoques et suspect le conseil donné
pour le bien universel et qui, en fait, se réserve contre le pouvoir
de l’État l’opinion propre et la volonté particulière...
et tombe sous la détermination de la conscience vile, celle qui
est toujours prête à la rébellion".
Le langage du pouvoir
Le pouvoir étant encore purement formel, son contenu effectif
dépendait de la bonne volonté de ses serviteurs et celle-ci
s’est révélée équivoque. La nécessité
du contenu porte l’attention désormais sur le langage aussi bien
comme loi et commandement que dans le conseil décisif. "C’est
la force du parler comme telle qui réalise ce qui est à réaliser.
Dans le langage la singularité étant pour soi de la conscience
de soi entre comme telle dans l’existence, en sorte que cette singularité
est pour les autres... Sa manifestation est aussi immédiatement
l’aliénation et la disparition de ce Moi-ci, et est donc sa permanence
dans son universalité. Le Moi qui s’exprime est appris, est une
contagion au cours de laquelle il est immédiatement passé
dans l’unité avec ceux pour lesquels il est là, et est conscience
de soi universelle... et précisément tel est son être-là,
comme maintenant conscient de soi, de ne pas être là aussitôt
qu’il est là, et d’être là moyennant cette disparition.
Cette disparition est donc elle-même immédiatement sa permanence".
Le langage donne à l’Esprit une existence concrète en médiation,
en tiers, entre le pouvoir et ses serviteurs. Mais, par là, l’héroïsme
fait d’abord la place à la flatterie du pouvoir qui élève
celui-ci à l’universalité en même temps que la singularité
de son nom propre "Dans le nom le singulier vaut comme purement singulier,
non plus seulement dans sa conscience, mais dans la conscience de tous".
Mais ne reste en fin de compte que ce nom vide et l’honneur de la conscience
noble qui s’identifie comme courtisan à la conscience vile avide
de richesses. Cette conscience devenue totalement étrangère
à elle-même est celle de la pure culture qui égalise
tout contenu. "Son être-là est la parole universelle et
le jugement qui met tout en pièces... La conscience honnête
prend chaque moment comme une essentialité stable, elle est l’inconsistance
d’une pensée sans culture pour ne pas savoir qu’elle fait également
l’inverse. La conscience déchirée, par contre, est la conscience
de la perversion, et proprement de la perversion absolue", vaine ironie
qui "s’entend très bien à juger le substantiel, mais a
perdu la capacité de le saisir".
Le royaume de la foi
La conscience perdue dans la pure intellection revient à soi
comme rapport à l’Autre. "C’est seulement comme conscience de
soi révoltée qu’il sait son propre déchirement, et
dans ce savoir il l’a immédiatement dépassé... La
conscience a seulement ces pensées, mais elle ne les pense pas encore
; en d’autres termes elle ne sait pas que ce sont des pensées, mais
elles sont pour elle dans la forme de la représentation". Dans
la religion effective la conscience se fait être-pour-un-autre "l’essence
absolue s’actualisant dans le sacrifice d’elle-même, elle devient
Soi, mais un soi transitoire et périssable. Par conséquent
le troisième terme est le retour de ce Soi devenu étranger
à soi et de la substance humiliée dans sa simplicité
première (Christ)". Au contraire dans la pure intellection "Ce
qui dans ce déchirement pour le Moi est l’Autre, c’est seulement
le Moi lui-même. elle n’est pas seulement la certitude de la raison
consciente de soi d’être toute vérité ; mais elle sait
qu’elle est cela. Mais si le concept de cette pure intellection a surgi,
il n’est pas encore réalisé... La conscience de soi se procure
et se garde dans tout objet la conscience de sa singularité ou de
l’opération, comme inversement l’individualité de cette conscience
de soi y est égale à soi-même et universelle".
Le royaume des lumières
Le rassemblement encyclopédique fait de cette dispersion du
langage l’intellection de tous, dissolvant l’individualisme de l’esprit.
"Par ce simple moyen l’intellection parviendra à résoudre
la confusion de ce monde". Et c’est d’abord les prétentions
de la foi qui en sont discréditées, corruption du clergé
et ignorance du peuple sur lequel règne un despotisme cynique et
jouisseur. Mais rejetant consciemment la foi, les lumières par leur
confiance envers le savoir de la communauté tombent dans une autre
foi et se rejettent elles-mêmes comme mensonge en refusant de considérer
la vérité de la foi tout en ne laissant pas place à
l’opération de la conscience de soi elle-même. "L’Aufklärung
s’exprime comme si, par un tour de passe-passe des prêtres prestidigitateurs,
avait été substitué dans la conscience au lieu et
place de l’essence quelque chose d’absolument étranger et d’absolument
autre". En fait, elle fait comme si la foi avait affaire à un
objet concret comme celui de l’intellection (pierre des statues ou pain
de l’hostie) et comme si son fondement était un savoir purement
contingent, événementiel, et non la conscience de l’universel
en tant que tel. "Elle imagine donc ici de la foi religieuse qu’elle
fonde sa certitude sur certains témoignages historiques singuliers"
et croit la réfuter par l’exégèse. Enfin elle méprise
sa discipline, son abnégation, qui valorise à l’excès
les jouissances matérielles dont elle se prive. Tout être
étant aussi être-pour-un-autre se réduit pour l’intellection
à l’utile, la morale même prend la signification de l’utilité
pour la jouissance "La raison lui est un moyen utile de poser une limite
convenable à cet excès...La mesure a par conséquent
la fonction d’empêcher que le plaisir soit interrompu dans sa variété
et dans sa durée, c’est-à-dire que la fonction de la mesure
est le sans-mesure. - Comme tout est utile à l’homme, l’homme est
également utile à l’homme... Autant il s’occupe de soi-même,
autant il doit également se prodiguer pour autrui." (Sade).
La critique des lumières envers la foi se limitant "à
savoir comme ce qu’il y a de suprême le savoir de la finité
comme étant vrai" parait certes injuste mais elle ne fait que
rassembler les pensées de la foi elle-même qu’elle tenait
séparées et refoulait. "L’Aufklärung se manifeste
donc à la foi comme dénaturation et mensonge parce qu’elle
lui fait voir l’être-autre de ses moments... Mais l’Aufklärung
elle-même, qui rappelle à la foi l’opposé de ses moments
séparés, est aussi peu éclairée sur elle-même.".
Pourtant, en rassemblant les moments opposés comme opposés,
la Critique a raison de la Foi et dénonce l’essence de la Foi comme
la conscience d’elle-même, son produit, qui pour la Foi est, plus
que cette causalité extérieure, l’acte même de "se
trouver dans cette essence, elle-même comme cette conscience personnelle,
et son obéissance et son culte consistent à la produire par
son opération comme son essence absolue... Mais d’une part, la foi
a confiance en son essence et y a la certitude de soi-même; d’autre
part, cette essence est pour elle impénétrable dans ses voies
et inaccessible dans son être... L’Aufklärung, de son côté,
isole la déterminabilité comme une finité inamovible,
comme si elle n’était pas un moment dans le mouvement spirituel
de l’essence, non pas rien, non pas non plus un quelque chose étant
en-soi et pour-soi, mais un disparaissant". La Science renie sa propre
liberté que la Foi veut sauver mais ne sait que tomber dans l’hypocrisie.
La Critique "trouve inadapté d’écarter un avoir pour se
savoir et se montrer libéré de l’avoir, d’écarter
une jouissance pour se savoir et se montrer libéré de la
jouissance...L’acte d’écarter une possession singulière ou
le renoncement à une jouissance singulière ne sont pas une
action universelle... il est trop naïf de jeûner pour se montrer
libéré des plaisirs de la table, - trop naïf de chasser
du corps le plaisir de l’amour, comme Origène, pour s’en montrer
exempt". La Critique ne fait guère mieux pourtant qui "place
l’essentiel dans l’intention, dans la pensée, et s’épargne
par là l’accomplissement de la libération des buts naturels".
Si la Foi abandonne son double langage et se vide de contenu devant les
critiques de la science, elle ne se satisfait pas du monde prosaïque
de la finitude délaissée par l’esprit et, comme pure aspiration
devient l’Aufklärung insatisfaite qui permettra de dépasser
l’utilitarisme matérialiste. "L’utile est l’objet en tant que
la conscience de soi le pénètre du regard et possède
en cet objet la certitude singulière de soi-même, sa jouissance
(son être-pour-soi)". C’est déjà le règne
de la marchandise.
La liberté absolue et la
terreur
Désormais "la conscience sait... que son être-en-soi
est essentiellement être pour un autre" mais cet être-pour-un-autre
de la marchandise et de l’utilité sociale constitue la conscience
singulière comme savoir universel de son effectivité. "C’est
alors que l’esprit est présent comme absolue liberté ; il
est la conscience de soi qui se comprend elle-même et comprend ainsi
que sa certitude de soi-même est l’essence de toutes les masses spirituelles
du monde réel comme du monde supra-sensible ; ou exprimé
inversement que l’essence et l’effectivité sont le savoir que la
conscience a de soi... Le monde lui est uniquement sa volonté, et
celle-ci est volonté universelle... Elle est volonté réellement
universelle, volonté de tous les singuliers comme tels". Cette
identification de la conscience de chacun à l’effectivité
de tous "a supprimé ses barrières ; son but est le but
universel, son langage la loi universelle, son oeuvre l’oeuvre universelle..
La volonté universelle se concentre en soi-même et est volonté
singulière en face de laquelle se tiennent la loi et l’oeuvre universelles...
elle ne laisse rien se détacher d’elle sous la figure de l’objet
libre passant en face d’elle. Il en résulte qu’elle ne peut parvenir
à aucune oeuvre positive, ni aux oeuvres universelles du langage
et de l’effectivité, ni aux lois et aux institutions universelles
de la liberté consciente, ni aux opérations et aux oeuvres
de la liberté voulante. - L’oeuvre à laquelle la liberté
prenant conscience de soi pourrait parvenir consisterait en ceci : comme
substance universelle, elle se ferait objet et être permanent ; cet
être-autre serait la différence au sein de la liberté,
selon laquelle elle se diviserait dans les masses spirituelles stables
et dans les membres des divers pouvoirs ; ces masses seraient alors pour
une part les fonctions constituées par la pensée d’un pouvoir
divisé en législatif, judiciaire et exécutif ; elles
seraient pour l’autre, les masses spécialisées du travail,
qui deviennent ensuite distinctes comme états sociaux particuliers.
- La liberté universelle qui se spécifierait de cette façon
dans ses membres serait par là même libre de l’individualité
singulière... Posée dans l’élément de l’être,
cette personnalité recevrait la signification d’une personnalité
déterminée ; elle cesserait d’être conscience de soi
universelle en vérité". Cette société idéale
est celle de la République de Platon comme celle de la Terreur ou
du Fascisme. Son idéalisme est celui de la pensée extérieure
et du pouvoir absolu de la conscience singulière qui est négation
de la conscience de soi des autres. "Elle ne se laisse pas frustrer
de l’effectivité consistant à donner elle-même la loi...
car là où le Soi est seulement représenté et
présenté idéalement, il n’est pas effectivement ;
où il est par procuration il n’est pas". Cette liberté
totalitaire est la pure négation sans médiation qui "ne
peut donc produire ni une oeuvre positive ni une opération positive
; il ne lui reste que l’opération négative ; elle est seulement
la furie de la destruction... elle se divise dans l’universalité
simple inflexible, froide, et dans la discrète, absolue, dure rigidité
de la ponctualité égoïstique de la conscience de soi
effective... L’unique oeuvre et opération de la liberté universelle
est donc la mort... C’est ainsi la mort la plus froide et la plus plate,
sans plus de signification que de trancher une tête de chou ou d’engloutir
une gorgée d’eau". Le gouvernement lui-même qui exécute
cette volonté universelle "ne peut donc se présenter autrement
que comme une faction. Ce qu’on nomme gouvernement, c’est seulement la
faction victorieuse, et justement dans le fait d’être faction se
trouve immédiatement la nécessité de son déclin
; et le fait qu’elle soit au gouvernement la rend inversement faction et
coupable... En face de lui, comme la volonté universelle effective,
il n’y a que la volonté pure ineffective, l’intention. Être
suspect se substitue à être coupable". Et le suspect ne
peut qu’être détruit brutalement car "on ne peut rien lui
enlever que son être même... la terreur de la mort est l’intuition
de cette essence négative de la liberté... La volonté
universelle se convertit dans l’essence négative et se démontre
aussi bien la suppression de la pensée de soi-même ou de la
conscience de soi... Les consciences singulières qui ont ressenti
la crainte de leur maître absolu, la mort, se prêtent encore
une fois à la négation, s’ordonnent sous les masses".
Le devoir moral (Kant)
L’expérience de la liberté absolue a délestée
la conscience de tout contenu mais aussi de toute réalisation immédiate.
D’un autre côté, elle a supprimée l’extériorité
de l’éthique. L’objet séparé de la conscience en devenant
savoir s’unifie à la conscience et devient dés-intéressé
comme l’est toute science mais aussi ineffective. "Ainsi la liberté
absolue sort de son effectivité qui se détruit soi-même
pour entrer dans une autre terre de l’esprit conscient de soi où
la liberté absolue dans cette non-effectivité a la valeur
du vrai". Cette conscience est médiation absolue "en effet,
elle est essentiellement le mouvement du Soi consistant à supprimer
l’abstraction de l’être-là immédiat, et à devenir
consciemment Universel... Ce que la conscience ne saurait pas, n’aurait
aucun sens et ne pourrait constituer aucun pouvoir sur elle. Dans sa volonté
imprégnée par le savoir se sont résorbés toute
objectivité et tout monde. Elle est absolument libre du fait qu’elle
sait sa liberté, et c’est justement ce savoir de sa liberté
qui est sa substance et son but et son unique contenu". La conscience
sait d’abord le devoir mais elle ne le sait pas encore comme savoir, conscience
de soi et "D’autant plus libre devient la conscience de soi, d’autant
plus libre aussi devient l’objet négatif de la conscience".
La vision morale qui se constitue veut dominer les tendances naturelles,
la nature y devient l’inessentiel car l’ineffectif pour sa volonté.
Mais la jouissance du devoir accompli unifie à nouveau la nature
à la conscience morale dans une supposée félicité
harmonieuse, exigence de l’être, nécessité pour la
conscience en même temps que l’opposition de l’esprit et de la chair.
Il faut d’abord à la moralité conformer sa sensibilité
mais "La perfection n’est pas effectivement accessible ; elle doit être
seulement pensée comme un tâche absolue, c’est-à-dire
telle qu’elle demeure toujours une tâche à remplir". Pour
ne pas remettre en cause le principe universel de la Loi, on renonce à
son effectivité. "Il est donc postulé qu’il y a une autre
conscience qui consacre ces devoirs ou qui les sait et les veut comme devoirs...
Pour la conscience agissante, justement parce qu’elle est conscience agissante,
c’est l’Autre du pur devoir qui vaut immédiatement ; ce devoir pur
est donc contenu d’une autre conscience et n’est donc sacré pour
la conscience agissante que médiatement, c’est-à-dire dans
cette autre conscience... Ce qui plutôt pour la conscience a validité,
c’est le stade intermédiaire de non-perfection - un état
moyen qui du moins doit être un progrès vers la perfection...
Elle est donc la pensée dans laquelle le savoir et le vouloir moralement
imparfaits valent comme parfaits". Mais l’immoralité vient,
du même coup, à disparaître ainsi que la félicité
d’une action morale équivoque.
La bonne conscience
Le devoir moral trouvait sa vérité dans un Autre, un
législateur divin qui ne pouvait cependant réduire la contradiction
de l’universel et de la sensibilité, jusqu’à la dissoudre
dans l’ineffectivité. "Quelque chose devrait être pensé
et posé comme nécessaire qui serait en même temps inessentiel".
Désormais la bonne conscience trouve en elle-même l’immédiateté
de sa satisfaction qui ne dépend plus de son savoir contingent mais
s’impose comme certitude dans l’action. Comme les ratiocinations de la
conscience empêchaient toute action réelle avant de s’engager
dans l’action examinant les lois, la moralité qui avait perdue toute
effectivité dans la contradiction des devoirs retrouve la satisfaction
de la bonne conscience dans son action effective. "Elle est simple action
conforme au devoir qui n’accomplit pas tel devoir, mais sait et fait ce
qui est concrètement juste. Elle est donc en général
avant tout l’action morale comme action, dans laquelle est passée
la conscience précédente inopérante de la moralité...Mai
dans la certitude inébranlable de la bonne conscience il n’est plus
possible d’ébranler et d’examiner le devoir... Elle est uniquement
cette volonté et ce savoir". La loi morale s’identifie désormais
à la conscience de soi, au savoir ou à la conviction propre.
"Le devoir n’est plus l’universel passant en face de Soi, mais il est
su dans cet état de séparation n’avoir aucune validité.
C’est maintenant la Loi qui est pour le Soi et non le Soi pour la Loi (Jacobi)".
Ce devoir étant pour-soi mais parce que "le Soi, comme conscience,
constitue l’opposition de l’être-pour-soi et de l’être pour
un autre" il est en même temps et tout autant pour l’autre. "Le
pur devoir est le moment essentiel consistant à se comporter envers
les autres comme universalité. Il est l’élément commun
des consciences de soi, et cet élément est la substance dans
laquelle l’opération a subsistance et effectivité, le moment
du devenir reconnu par les autres". Mais l’action consciencieuse, se
posant comme savoir, exige d’en faire l’exhaustion "il lui appartient
donc de savoir exactement et d’évaluer avec précision les
circonstances du cas". mais la conscience consciencieuse sait "qu’elle
ne connaît pas le cas dans lequel elle agit et que sa prétention
d’évaluer consciencieusement toutes les circonstances est futile".
Cette évaluation n’est que pour autrui "et cette conscience prend
son savoir incomplet, parce qu’il est son propre savoir, comme savoir suffisant
et complet". La bonne conscience sait qu’il faut d’abord agir, prendre
une détermination, sans reconnaître "aucun contenu comme
absolu pour elle, car elle est absolue négativité de tout
Déterminé. Elle se détermine donc seulement de soi-même".
Ce qui l’exposerait à l’arbitraire et à la contingence si
la bonne conscience ne s’identifiait justement avec son propre libre arbitre
comme savoir de soi, auto-détermination, Liberté : "c’est
dans le savoir que réside la conformité au devoir". La
bonne conscience est donc absolument libre de suivre les lois ou de les
enfreindre. L’opposition même du devoir envers l’Universel et du
devoir envers le Singulier est dissoute. "D’autant plus il se soucie
de lui-même, d’autant plus grande est sa possibilité de rendre
service aux autres; non seulement cela, mais encore son effectivité
même consiste uniquement dans le fait d’être et de vivre en
solidarité avec les autres". De plus "Ce qui vaut, ce n’est
pas le savoir universel en général mais sa connaissance des
circonstances" qui ne peut être autre chose que la conscience
elle-même, effet du savoir dans le réel, auto-détermination
satisfaite, autarcie. Mais ce pur savoir est reconnu, pour l’autre, comme
l’ipséité de tous et le rapport d’égalité de
Soi à Soi remplace le rapport de la Loi à l’Autre. La moralité
devient simple reconnaissance de l’autre comme conscience de soi. "Ce
n’est pas le déterminé, ce n’est pas l’étant-en-soi
qui est le Reconnu, mais seulement le Soi qui se sait soi-même comme
tel". Ce n’est pas pour l’effet de son action mais comme conscience
de soi libre que l’autre est reconnu.
Le langage de la reconnaissance
(Rousseau)
Il n’y a de devoir moral désormais que selon la conviction exprimée.
L’action morale aboutissant à la reconnaissance de l’autre devient
langage. "Ce qui compte c’est la conviction que cette action est le
devoir, et cette conviction est effective dans le langage. Ainsi une fois
de plus nous voyons le langage se manifester comme l’être-là
de l’esprit. Le langage est la conscience de soi, qui est pour les autres,
qui est présente immédiatement comme telle et qui, comme
cette conscience de soi-ci, est conscience de soi universelle. Il est le
Soi qui se sépare soi-même de soi, se devient objectif comme
pur : Moi = Moi et qui, dans une telle objectivité, se maintient
comme ce Soi-ci, et en même temps fusionne immédiatement avec
les autres et est leur conscience de soi. Le Soi s’entend soi-même
aussi bien qu’il est entendu par les autres, et le fait de l’entendre est
justement l’être-là devenu Soi... Son intention, proprement
parce qu’elle est son intention, est le Juste. On exige seulement qu’il
le sache et qu’il dise sa conviction que son savoir et son vouloir sont
le juste. L’énonciation de cette assurance supprime en soi-même
la forme de sa particularité ; le fait de l’énonciation reconnaît
l’universalité nécessaire du Soi. En nommant certitude morale,
ce Soi se nomme pur savoir de soi-même et pur vouloir abstrait, c’est-à-dire
qu’il se nomme lui-même un savoir et un vouloir universel qui reconnaît
les autres, est égal aux autres - car ils sont précisément
ce savoir de soi et cette volonté purs - et qui pour cela est également
reconnu par les autres".
La belle âme (le Romantisme,
Novalis)
Le déchaînement des confessions inaugurées par
Rousseau alimentera le romantisme littéraire. "Elle est la génialité
morale qui sait que la voix intérieure de son savoir immédiat
est voix divine". Cette conviction s’exprimant dans un langage "Ce
service divin solitaire est en même temps essentiellement le service
divin d’une communauté, et le pur savoir intérieur de soi
et l’acte de s’apercevoir progressent jusqu’à devenir moment de
la conscience. Se contempler soi-même est son être-là
objectif, et cet élément objectif consiste dans l’expression
de son savoir et de son vouloir comme d’un universel". Mais cette immédiateté
religieuse "est le verbe de la communauté qui dit son propre
esprit... Toute extériorité comme telle disparaît pour
elle". Ce manque de médiation est ce qui fait de cette figure
la figure la plus pauvre, simple mouvement de disparition et absolue non-vérité.
"Il lui manque la force pour s’aliéner, la force de se faire
soi-même une chose et de supporter l’être. La conscience vit
dans l’angoisse de souiller la splendeur de son intériorité
par l’action... Son opération est aspiration nostalgique qui ne
fait que se perdre en devenant objet sans essence, et au-delà de
cette perte retombant vers soi-même se trouve seulement perdue; -
dans cette pureté transparente de ses moments elle devient une malheureuse
belle âme, comme on la nomme, sa lumière s’éteint peu
à peu en elle-même, et elle s’évanouit comme une vapeur
sans forme qui se dissout dans l’air".
Le grand Pardon
La bonne conscience ne valait pourtant que dans et par l’action. La
belle âme se voulait universelle, abolissant toute distinction de
l’universel et de la singularité, mais comme savoir particulier
la conscience singulière s’oppose à nouveau aux autres singuliers.
"Le devoir n’est que dans les mots, et sa valeur est celle de l’être
pour un autre". Ce qui était pure intériorité
est démasquée comme hypocrisie et comme mépris de
l’autre. Mais ce jugement moral lui-même est dénoncé
comme passivité, inaction, pur dénigrement. "Elle est
l’hypocrisie qui veut qu’on prenne pour opération effective le fait
de juger". Cependant si ce jugement critique "explique avec son intention
différente de l’action même et en éclaire les ressorts
égoïstiques. De même toute action est capable d’être
considérée dans sa conformité au devoir, comme elle
est capable de cette autre considération de sa particularité...
Aucune action ne peut échapper à un tel jugement, car le
devoir pour le devoir, ce but pur, est ce qui est sans effectivité
; il a son effectivité dans l’opération de l’individualité
et l’action a ainsi le côté de la particularité en
elle. - Il n’y a pas de héros pour son valet de chambre; mais non
pas parce que le héros n’est pas un héros, mais parce que
le valet de chambre est - le valet de chambre, avec lequel le héros
n’a pas affaire en tant que héros". Le jugement moral, comme
valet de chambre de la moralité, introduit donc la contradiction
et la réflexion dans l’action moral. Mais en prenant conscience
de sa propre hypocrisie le jugement moral se sait l’égal de celui
qu’il critique et attend pareille confession et reconnaissance de l’autre.
La condamnation de l’autre qui répond d’abord à son humilité
révolte donc la confession du mal "l’attitude obstinée
du caractère toujours égal à soi-même et le
mutisme qui se retire en soi-même et refuse de s’abaisser jusqu’à
un autre... La conscience jugeante se montre par là comme la conscience
délaissée par l’esprit et reniant l’esprit". Mais ce
faisant elle se renie soi-même comme jugement "la belle âme
donc, comme conscience de cette contradiction dans son immédiateté
inconciliée, est disloquée jusqu’à la folie et se
dissipe en consomption nostalgique". Heureusement "Les blessures
de l’esprit se guérissent sans laisser de cicatrices". La singularité
passe et même "Le Soi qui réalise l’action n’est qu’un
moment du tout, de même le savoir qui distingue grâce au jugement
le singulier de l’universel" et la condamnation première se
transforme en pardon. "Le pardon qu’une telle conscience offre à
la première conscience est la renonciation à soi-même,
à son essence ineffective... Le mot de la réconciliation
est l’esprit étant-là qui contemple le pur savoir de soi-même
comme essence universelle dans son contraire, dans le pur savoir de soi
comme singularité qui est absolument au-dedans de soi - une reconnaissance
réciproque qui est l’esprit absolu". Il faut cette opposition
et cet échange avec soi-même pour atteindre enfin l’esprit
absolu "dont la relation et l’opposition est le Moi... Le Oui de la
réconciliation, dans lequel les deux Moi se désistent de
leur être-là opposé, est l’être-là du
Moi étendu jusqu’à la dualité".
La fin du savoir
A ce point, l’unité des consciences de soi s’objective comme
Religion (naturelle-conscience, esthétique-conscience de soi, puis
révélée- en et pour soi). Mais cette unité
doit encore se nier comme religion pour abolir enfin la séparation
du sacré comme Savoir absolu, unité de ses moments comme
conscience de soi s’aliénant dans l’autre pour revenir à
soi, devenir, processus infini se connaissant pour tel et où se
noue l’universel à la singularité. "Il est Moi qui est
ce Moi-ci et pas un autre, et qui en même temps aussi immédiatement
est médiat ou est Moi supprimé et universel... Il est en
effet l’esprit qui se parcourt soi-même... La science ne se manifeste
pas avant que l’esprit ne soit parvenu à cette conscience sur soi-même...
Le temps est le pur Soi extérieur... le temps se manifeste donc
comme le destin et la nécessité de l’esprit qui n’est pas
encore achevé au-dedans de soi-même". C’est donc bien
la fin des temps qui est annoncée, la fin de l’action, du projet
de l’Esprit auquel on pourrait appliquer ce que Hegel dit de Spinoza "Cependant
l’esprit s’écarte avec horreur de cette unité abstraite,
de cette substantialité privée du Soi, et affirme contre
elle l’individualité". Que cette fin soit prématurée
ou excessive, inatteignable comme "abolition de la différence
du savoir et de la vérité", et même du temps !
cela ne doit pas nous permettre de renier tout l’acquis précèdent
mais d’en dialectiser le contenu et en dénoncer l’historicité.
"Son inquiétude consiste à se supprimer dialectiquement
lui-même, ou elle est la négativité". Elle est
donc toujours commencement et savoir de la limite. Le Savoir absolu n’est
qu’un savoir sur le savoir, rien de plus et "l’esprit doit recommencer
depuis le début aussi naïvement" mais comme histoire conçue
désormais (conscience de l’histoire), relation entre ses moments
opposés.
La suite de l’histoire
Hegel pose bien la nécessité de dépasser la religion
comme extériorité mais il n’a jamais voulu s’en séparer
pour ne pas se couper de sa communauté. C’est Feuerbach qui accomplira
cette rupture reprise par Marx qui dénonce la soi-disant unité
des consciences sans aucune effectivité dans l’opposition réelle
des classes et non la "fraternité entre deux classes dont l’une
exploite l’autre". Dès lors que cette unité n’est encore
qu’abstraite, la conscience loin d’être autonome ne fait que reproduire
sa détermination comme position de classe. Cette limitation de la
conscience ne pouvant être dépassée dans la pensée
mais devant devenir effective pour prétendre à une véritable
universalité. De même la conscience de soi comme Volonté
sera exaltée jusqu’au début du XXème siècle
de Schopenhauer à Nietzsche voire à Foch et Hitler. Mais
Freud met en cause cette volonté comme inconscient et dénonce
sa détermination par l’autre du sexe comme causalité purement
"chimique" de complémentarité. La Science Physique
la plus désintéressée devra prendre encore la mesure
de l’intentionnalité de la conscience du savoir, de la Relativité
à l’indétermination quantique (jusqu’au Chaos actuel). Le
repli surréaliste sur la singularité de la conscience se
verra opposé l’évidence massive de l’unité fasciste
(et communiste) et l’opposition de cette universalité abstraite
avec le bien-être singulier se jouera dans la préparation
guerrière des masses totalitaires pendant que les français
partaient en vacances. Ce n’est pourtant, là encore, pas les maîtres
qui gagnent à la fin, mais l’industrie de l’esclave qui triomphe
de l’héroïsme inutile et désuet, démesurément
criminel. Cette nouvelle séparation douloureuse de l’universel et
du singulier tentera de redonner sens à l’altérité
radicale de l’existence (l’Être insaisissable de Heidegger) à
l’enfer de l’autonomie du sujet pour Sartre et qui n’aboutira qu’à
la dispersion de la marchandise et de la technique (l’utile) dont l’universalité
spectaculaire égalisera enfin réellement les classes jusqu’à
ruiner toute autorité définitivement par une révolution
sans pouvoir (Mai 68). L’effort de rationalisation pour unifier à
nouveau l’existence singulière aux lois universelles et à
la culture sociale s’incarnera dans un Structuralisme où c’est l’Autre
qui cause, se révélant inapte à l’action que viendra
relever ensuite une nouvelle génération morale redonnant
à l’action concrète du Droit Universel sa prééminence
sur les spéculations subtiles mais n’aboutissant, en fin de compte,
qu’à la promotion de soi. Pourtant, les contradictions de l’action
humanitaire ne vont pas tarder à redonner à la conscience
morale sa dimension politique qui devra être re-fondée moralement
(opération Mains propres) tout en laissant ses droits à l’effectivité.
L’accès de tous les pays sous-developpés à la mondialisation
de la marchandise est aussi le moment de la crise de l’Europe qui se concrétise
comme crise du travail où c’est le travail comme valeur qui se trouve
mis en cause par le chômage, sans remettre pourtant en cause, la
plupart du temps, la vie humaine ainsi libérée réellement
de la nécessité naturelle et paraissant d’abord inutile et
vide. Dès lors le travail n’est plus nécessité extérieure
mais devient réalisation de soi, pour-soi, droit plutôt que
devoir. De l’autre côté, la société de la communication
totale contemple sa propre violence et sa propre séparation, savoir
déchiré et livré à la dictature de la nouveauté,
de l’événement, du simulacre et de l’excès. Cette
unification galopante est déchirée enfin par la révolution
sexuelle qui tente de s’affranchir de la naturalité de la reproduction
mais porte le conflit dans l’intimité du foyer et au coeur même
d’un sujet divisé par l’Autre.
Ce parcours n’est qu’une esquisse et devra être mené avec
plus de rigueur. Mais déjà on ne peut plus dire que l’histoire
se soit arrêtée, ni même qu’elle était prévisible
pour la dialectique hégélienne. On ne peut dire non plus
que l’essentiel était acquis avec le Code Civil napoléonien
comme l’affirme Kojève puisqu’à ce train on peut dire que
tout était acquis depuis l’avènement du Christianisme. Il
faut au contraire continuer à suivre précisément les
surprises de la dialectique, les corrections qu’elle inflige à l’action.
Même si les circonstances atténuantes et la responsabilité
de la société s’imposent bien désormais, le Grand
Pardon comme le Grand Soir ne sont pas le mot de la fin. Reste qu’il y
a bien un acquis définitif dans la définition de la Vérité
comme sujet, du Concept comme processus temporel et de la négativité
comme dialectique de la conscience. Ce savoir absolu unifie le sujet à
son objet, la pensée à l’être (je pense donc je suis)
sans pouvoir se reposer pourtant dans une contemplation et une réconciliation
abstraite où le dur travail du négatif nous serait épargné.
Cette inquiétude qui laisse notre causalité à la merci
d’un Autre aurait peut-être été rangée par Hegel
au stade de l’utile "mais un tel être, qui immédiatement
n’a aucune consistance, n’est pas en soi, mais essentiellement est pour
un autre qui est la puissance qui l’absorbe.". Cependant la fin de
l’histoire, que Hegel s’est bien gardée d’affirmer, n’est rien d’autre
que la fin de la physique classique par exemple, ou de la géométrie
euclidienne : l’ouverture à d’autres possibles et de nouvelles contradictions,
l’histoire conçue, consciente, assumée. La finitude de tout
savoir enfin telle que Heidegger interprète cette fin de la philosophie.
L’acquis n’est jamais complètement remis en cause, il n’y a pas
de retour en arrière, de retour à l’animalité, mais
correction, progrès alternés : il faut être résolument
moderne.
[Hegel]
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