On ne change pas d'identité collective comme on change de chemise. 291
- La question de l'individu
L'individu n'a pas toujours existé comme tel, c'est une apparition récente dans l'histoire dont on peut suivre le processus de formation. La notion d'individu est au coeur de l'écologie et Norbert Elias donne des formulations exemplaires des rapports de l'individu et de la société, en montrant comment l'individu est un produit de la société. Ce pourquoi il réfute même le terme d'environnement pour ce qui constitue un tissu de relations et d'interdépendances, l'individu n'étant lui-même, comme pour Bateson, qu'un noeud de relations.
L'individu est aussi au coeur de la question du libéralisme et de la refondation sociale. Son actualité n'est pas seulement la tentative du patronat d'individualisation et de contractualisation, c'est surtout une tendance de fond qui affecte toutes les sphères de l'existence (école, famille, travail) en délégitimant le politique (Gauchet) jusqu'à laisser l'individu autonome mais incertain à la "fatigue d'être soi" (Ehrenberg). Ici se dessine une filiation de Norbert Elias (Gauchet, Ehrenberg, Castel) auquel on peut ajouter Kaufmann (qui vient de sortir un livre sur l'Ego où il a raison d'insister avec Castel sur la propriété comme constitutive de l'individu). Il y a bien d'autres contestations actuelles de l'individualisme comme Benassayag (Le mythe de l'individu). C'est la question du moment, de la production de soi exigée par la nouvelle économie et qui nous laisse à une interminable solitude. Cela vaut qu'on s'y arrête en revenant aux thèses lumineuses de Norbert Elias. Notons qu'on aura ici une explication un peu plus plausible de la normalisation culturelle que les causes métaphysique d'Hannah Arendt (Heidegger, Derrida, etc.) faisant vainement de Descartes son épouvantail et, au lieu d'assister à la mort de l'individu originel, nous sommes plutôt au début de l'individualisation, du processus de civilisation (comme Sloterdijk fait de la technique l'humanisation de l'homme et non l'oubli de l'être).
- Civilisation, répression, monopole, empire
On peut passer à côté d'Elias comme son temps l'a ignoré jusqu'en 1969 alors que son oeuvre commence en 1939. C'est le sociologue freudien par excellence, ce pourquoi la plupart des noms cités plus haut ont partie liée avec la psychanalyse. Il a lui-même pratiqué des thérapies de groupe. Lacan s'y réfère plusieurs fois, sans le nommer. On peut penser pourtant qu'il a aussi des parentés avec Piaget dans le refus des dualismes esprit/matière et la construction des conditions de la connaissance comme processus basé sur l'action, structuralisme génétique dont les figurations dépendent des configurations (structure, jeu, hiérarchie, réseau). Les civilisations peuvent représenter des stades cognitifs d'un processus dynamique d'organisation, d'apprentissage et de coordination, de contrôle de soi, même si c'est aller un peu au-delà de ses formulations.
La thèse freudienne d'un Malaise dans la civilisation provoqué par une répression de plus en plus forte de nos pulsions, un renforcement du surmoi se traduisant en culpabilités et névroses, sert de base à l'analyse de la société de cour, du sport ou de l'évolution de la "civilisation des moeurs", d'une intériorisation des contraintes constituant la subjectivité de l'individu, processus éducatif et non-biologique, qui reste donc réversible n'étant pas génétique (et qui entre même en contradiction avec l'héréditaire à mesure qu'il accélère le changement) mais cette discipline est indispensable à une vie citadine, la division du travail et une économie de marché.
La causalité n'est pas métaphysique, c'est celle de la
force et du nombre, celle du monopole de la violence dont l'autre
face est la pacification et la privatisation de la vie, une docilité
qui laisse la place à l'économie, à la circulation,
la police. Pour Elias il ne fait aucun doute qu'un marché concurrentiel
libre finit en monopole. C'est la même logique que la logique militaire
territoriale, les rivalités poussant aux conflits et à l'augmentation
constante de sa puissance au risque de perdre son monopole intérieur
et la gloire passée. Personne n'a les moyens d'arrêter cette
dynamique concurrentielle tant que l'empire ne couvre la Terre entière.
L'impérialisme tout autant que les monopoles représentent
des phénomènes d'auto-organisation, d'un processus d'équilibration
comme dirait Piaget, mais c'est la force qui a le dernier mot. Pas de monopole
économique qui ne s'appuie sur un monopole de la violence (ça
se complique pourtant quand le monopole de la violence dépend de
l'économie et des rentrées fiscales). La conséquence
paradoxale de la domination de la force est une pacification de plus en
plus universelle qui nous interdit toute violence et civilise nos moeurs.
La mondialisation est à l'oeuvre dès les premiers combats
féodaux et commence même pour Toynbee à la première
civilisation. A partir de cet empire de la force, la normalisation ne fera
que s'accentuer avec la différenciation, le poids du nombre et les
contraintes des rôles sociaux. Descartes n'y est pas pour grand chose,
sinon que la science et la technique, le machinisme surtout, ont renforcé
considérablement cette normalisation, participant à l'augmentation
du niveau de discipline et de civilisation. C'est la logique de l'empire
de s'approprier toutes les ressources et de monopoliser toutes les formes
de violences.
- Autonomie et précarité. La responsabilité
de soi
Tout ceci est très intéressant mais bien plus encore les analyses de "La société des individus" et qui nous concernent plus directement car il résout le paradoxe d'un individu qui se croit autonome alors qu'il est soumis à des interdépendances de plus en plus contraignantes : c'est parce qu'il y a une différenciation de plus en plus grande, qui objectivement augmente nos dépendances mais offre un choix plus grand d'aspirations sociales que le sentiment d'autonomie se renforce avec celui d'injustice et de culpabilité, ainsi que de séparation de la société. "Plus sont denses les dépendances réciproques qui lient les individus, plus est forte la conscience qu'ils ont de leur autonomie" 23.
C'est parce que l'individu peut changer de rôles, et donc devient responsable d'une place qui ne lui est plus garantie par sa naissance, que se pose la question de l'identité. Il n'y a d'identité qu'incertaine et de subjectivité qu'à pouvoir s'objectiver dans le discours et devenir reconnaissance sociale. Le surmoi et l'identification sont ici constituant de la subjectivité comme intériorisation constituant l'opposition du sujet au monde extérieur, entre je et nous, sujet et objet. On a donc ici une forme de fétichisme de l'individu dans l'illusion narcissique comme il y a un fétichisme de la marchandise où les rapports sociaux constituants disparaissent dans l'apparence d'un objet indépendant et séparé de la société alors que sa nature est intégralement sociale. Kaufmann remarque que la base matérielle de l'individu est bien le corps biologique mais c'est une base illusoire pour un animal social, éduqué, civilisé dont les représentations du corps sont déterminés par les configurations sociales, sa base sociale est certes la propriété privée mais il n'y a d'individu qu'au regard du public. On peut remarquer pourtant que l'intériorisation n'est pas seulement auto-contrainte mais aussi rationalisation et légitimation, universalisation selon le processus cognitif dont l'ontogenèse (développement de l'enfant) reproduit la phylogenèse (histoire de la civilisation). Dans la suite des stades cognitifs de Piaget, Kolhberg distingue des stades moraux qu'on pourrait appliquer à l'histoire des sociétés. Dans ce cadre, le monopole de la violence correspondrait au passage des punitions corporelles à la réciprocité du contrat mais nous pourrions accéder bientôt à l'universalité de la justice.
Elias résout donc un premier paradoxe d'un sentiment d'autonomie
qui augmente avec celui des contraintes sociales, mais il répond
aussi à la fin de sa vie à l'objection d'une évolution
où les normes et les contraintes semblent s'alléger, en illustrant
avec le sport que cela ne fait que renforcer l'auto-contrôle (production
de soi jusqu'à la dépression avons-nous vu).
On retrouve donc le résultat auquel nous avaient amenés Marcel Gauchet et Alain Ehrenberg, d'une autonomie subie, de plus en plus exigeante et précaire, de la difficulté de passer, dans ce monde du changement et du nombre, à l'âge adulte de la construction de soi et de la responsabilité de l'avenir.
- Unité extérieur/intérieur, individu et totalité, acteurs et rapports de force
Etre social, c'est un être qui a besoin de la société des autres hommes. 29
Norbert Elias réfute les conceptions d'un contrat social
entre individus alors que la société les précède
comme dépendance fonctionnelle et n'est pas le produit des individus
isolés (cependant il faut remarquer que cette robinsonnade, ce mythe
du libéralisme, a trouvé sa vérité dans la
colonisation des Amériques). L'individu ne se comprend pas en dehors
de la société qui l'a formé. La personnalité
est constituée par sa place dans un réseau d'interdépendances
où elle est inscrite. Il n'y a pas l'individu d'un côté
et la société de l'autre. L'individu n'est pas un moyen pour
la société ni la société un moyen pour l'individu.
Le rapport de la partie au tout n'a rien à voir avec celui des moyens
et de la fin, il n'y a pas l'un sans l'autre (p46). Ceux qui prétendent
que "la société n'existe pas ; en réalité il
n'y a qu'une multitude d'individus isolés" signifient "à
peu près la même chose que prétendre qu'en réalité
la maison n'existe pas, qu'il n'y a qu'un grand nombre de pierres, un tas
de pierres." p47 La société bien sûr n'a pas la consistance
d'un bâtiment, c'est un ensemble inachevé en évolution
constante. Aucun exemple n'est véritablement satisfaisant que ce
soit l'arbre qui cache la forêt, la mélodie, la danse, le
jeu, une simple table qui "nous" rassemble ou un marché enfin, pour
rendre compte de notre rapport à la totalité sociale, ce
qui constitue un "nous", notre inscription dans un discours comme disait
Lacan. De même l'individu n'est pas une simple partie de la société,
il a une certaine liberté de mouvement. Pourtant la vie sociale
"n'offre à l'individu qu'une gamme très restreinte de comportements
et de fonctions possibles" p49.
En fait, il ne suffit pas de comprendre un individu par ses caractéristiques,
il faut encore l'expliquer par la situation et sa position dans le groupe
ou son histoire. Les individualités peuvent bien être décisives
dans l'action, elles ne peuvent choisir leur situation historique, aller
au-delà des possibles du moment. La marge de l'action est réelle
mais relativement étroite, ses résultats imprévisibles
étant donnée la multiplicité des acteurs et leurs
interdépendances. On peut rapprocher ces remarques de la distinction
d'Hannah Arendt faisant de nous des acteurs de l'histoire bien que
nous ne puissions en être les auteurs. Il y a dans ces positions
un certain fatalisme rejetant toute réelle possibilité de
maîtriser l'évolution d'une société de marché
(et de masse), livrée à la concurrence et aux intérêts
privés. Pour Marx, c'est la production de l'homme qui lui devient
étrangère comme une seconde nature (réification) mais
qu'il faut se réapproprier. On n'a pas le choix. Nous ne pouvons
nous dérober à une "histoire conçue", une construction
consciente de l'avenir, lorsque l'histoire subie nous mène à
la catastrophe. C'est la nécessité écologiste d'une
négation
de la séparation de l'économie ou de la société.
Ce n'est pas que la société existe en soi, pas plus que l'individu.
La société est bien constituée par nos pratiques,
nos relations réciproques (conventions), mais si ces relations ne
sont pas "libres", ce ne sont pas non plus des forces naturelles. La société
n'existe pas sans les individus ni les individus sans la société,
("comme des piquets fixes entre lesquels la corde des relations ne se tendrait
qu'a posteriori." p55). Il n'y a d'individu que dans une société,
l'individualisation elle-même dépend du type d'organisation
sociale, jusqu'à l'opposition à la société
elle-même.
Loin des fantasmes enfantins de toute-puissance de l'individu souverain,
il faut donc prendre la mesure de nos limitations, idéologiques
tout autant que pratiques, qui résultent de nos conditions locales.
C'est d'ailleurs cette contradiction entre nos aspirations et la réalité
sociale qui donne consistance à l'extériorité de la
société. Nos actions, nos désirs dépendent
de notre situation sociale et historique, y compris dans leur différenciation,
dans ce qu'ils ont de plus intime, de plus opposés à la société
car cette opposition résulte elle-même des contraintes sociales,
de leur intériorisation et de ce qui y résiste, de l'opposition
du devoir-être à l'être, du paraître et du ressenti,
du discours et de la subjectivité, du serment et du mensonge, du
dit et du non-dit. Notre particularité elle-même est sociale
et la société n'est pas en dehors de l'individu.
C'est seulement à partir du moment où l'individu cesse de penser ainsi pour lui tout seul, où il cesse de considérer le monde comme quelqu'un qui "de l'intérieur" d'une maison regarderait la rue, "à l'extérieur", à partir du moment où, au lieu de cela - par une révolution copernicienne de sa pensée et de sa sensibilité -, il arrive aussi à se situer lui-même et sa propre maison dans le réseau des rues, et dans la structure mouvante du tissu humain, que s'estompe lentement en lui le sentiment d'être "intérieurement" quelque chose pour soi tandis que les autres ne seraient qu'un "paysage", un "environnement", une "société" qui lui feraient face, et qu'un gouffre séparerait de lui. 99