Sans avoir aucune faiblesse envers la visée idéologique de justification du libéralisme individualiste, on peut reconnaître la force de la logique mise en place dans la décomposition du religieux, tout en constatant la reproduction de sa fonction première de répétition. En effet, s'il s'agit bien ici d'expliquer l'invasion moderne du changement, c'est, malgré toutes sortes de dénégations, sous la forme de sa permanence assurant la consistance de l'Etre (institution, procédure), d'un flux éternel, du "mauvais infini" qui est simple prolongation du passé, plutôt que sous la forme de négations successives, de renversements de situations, de ruptures, de bifurcations, d'une dialectique des sujets enfin qu'aucune institution ne peut contenir car ils peuvent effectivement transformer le monde.
Reste que ce livre nous permet de penser la hiérarchie
comme intermédiaire entre l'unité (le holisme) des sociétés
originaires et l'individualisme moderne, plutôt que de s'en tenir
à l'opposition de Louis Dumont entre hiérarchie et individualisme.
Il nous donne aussi une vision plus juste du rapport à la nature
s'inversant dans le monothéisme et des fondements religieux de l'économicisme.
Ce n'est pas une raison pour accepter cette métaphysique intenable
comme une fatalité, comme si l'unité planétaire ne
pouvait reprendre ses droits hors de la religion comme de la réduction
de l'individu à une abstraction vide, isolée de toute dépendance
sociale.
La passion des origines
Les religions originaires sont activement dévouées à
la répétition du passé, d'un temps des origines hors
de notre portée et simplement reçu. C'est un principe extrêmement
stable et satisfaisant, une conception unitaire du monde bien que séparé
radicalement de l'origine comme le présent du passé. Ce paradis
perdu de la répétition du même qu'on appelle le sous-développement
ne résulte pas d'un déficit mais d'un effort renouvelé
quotidiennement de restauration de l'originel. Comme pour David
S. Landes, le facteur culturel est donc bien déterminant dans le
développement économique. Le paradoxe c'est que loin d'être
étranger à cette passion de l'immobile, c'est par l'appel
à l'originel encore que le changement va s'imposer comme histoire
et progrès alors que l'idéologie du changement elle-même
célèbre une répétition infinie de notre quotidien.
Nous vivons toujours dans l'immanence d'un éternel retour et du
cycle des saisons. La liberté n'a pas de sens dans ce monde où
il s'agit d'occuper sa place en conformité au Cosmos, à un
éternel passé.
Plus les dieux sont grands, plus l'homme est libre
Marcel Gauchet voit la rupture principale qui va enclencher tout le
mouvement historique dans la personnalisation des dieux, leur transcendance
et leur tendance à l'unification aboutissant à l'idée
de création du monde par un dieu vivant, c'est-à-dire
non plus simplement une détermination par un passé mythique
originaire, mais la présence divine d'une création renouvelée
et la possibilité de l'innovation ainsi qu'un rapport personnel
direct. Ce n'est pas tout. "Plus les dieux sont puissants, plus ils donnent
accès au fondement rationnel de l'origine", plus le monde devient
intelligible (gouverné par la pensée), plus leur rapport
aux hommes s'individualise et s'intériorise dans une séparation
du passé, de la communauté et de la nature qui ne fera que
s'accentuer ensuite.
Le péché originel
Le commencement est donc décisif. Les découvertes
de Jacques Cauvin depuis la publication de ce livre ainsi que les mythes
sumériens permettent d'avancer l'hypothèse que ce mouvement
contre-nature n'a pas été spontané mais produit comme
réaction aux déluges ravageurs du réchauffement de
la planète à la fin de la dernière glaciation (-10000).
La création sort de la destruction et les premières divinités
(La bonne Mère et le Taureau) sauvent la création contre
son créateur (comme Zeus contre Kronos) mais exigent que les hommes
gagnent leur vie en travaillant à leur place, à la place
de la nature : les premiers cultivateurs travaillent pour les dieux et
non pour se nourrir. On a donc dès l'origine des dieux la culpabilité
humaine, le travail et la domination. L'importance de la "création"
n'est pas une nouveauté, elle a fait l'objet de nombreuses spéculations
ésotériques et religieuses. Dans le zodiaque, la création
correspond au Taureau justement et l'extériorité divine correspond
à la troisième personne (il).
Transcendance et liberté
Dès cette intrusion du présent dans le passé immobile
personnifié par le dieu créateur au-delà du temps
cyclique, on peut dire que le sort de notre modernité est joué
dont le triomphe est pourtant si récent. La création introduit
en effet une séparation entre le dieu transcendant et le monde qui
n'existait pas dans le chamanisme et la magie des religions originelles
dont le dualisme omniprésent (mâle, femelle - yin, yang) est
intérieur au monde, réalités parallèles ou
complémentaires. Le véritable dualisme n'est pas le combat
du bien contre le mal mais c'est celui qui sépare le dieu transcendant
du monde. C'est dans cette séparation que va s'introduire la séparation
du sujet et de l'objet, de l'idée (idéale) à la réalité
(imparfaite), du devoir-être à l'être. "L'immanence
suppose la scission irrémédiable d'avec le fondement ; tandis
que la transcendance le rapproche et le rend accessible, par sa distance
même", passage de l'originel à l'actuel, du passé au
présent. La possibilité de la revendication, de la dénonciation
du monde au nom de ce qu'il devrait être, de raisons plus hautes
que l'ordre établi, implique la séparation du principe et
de sa réalisation, du Dieu créateur et du monde créé.
Le monde acquiert ainsi, de par son imperfection même, une autonomie
où pourra se loger une liberté humaine sur le retrait de
la toute-puissance divine et c'est désormais à la liberté
humaine de faire advenir le devoir-être dans l'histoire en progrès.
L'imperfection d'un monde déchu, l'impureté de la chair par
rapport à la splendeur divine réduisent d'abord cette libération
à un refus du monde. Du refus du monde à sa valorisation,
il faudra sans doute attendre l'incarnation chrétienne, mais si
l'homme peut décider du destin du monde par le poids de ses péchés,
il peut aussi le sauver.
Domination et hiérarchie
"Dieu devenu Autre au monde, c'est le monde devenant Autre pour l'homme".
L'écart entre l'être et le devoir-être contient en germe
la domination, absente des sociétés tribales fonctionnant
au consensus et voués à la répétition des origines
données une fois pour toutes alors que la religion demande obéissance.
La domination comme devoir-être extérieur est posée
comme le principe de la hiérarchie, définie ainsi comme une
dégradation de la société holiste et non plus comme
son modèle (Louis Dumont). La domination comme devoir-être
imposé d'en haut, présence du principe divin comme insuffisant
en soi, porte en elle l'expansion et la guerre, la confrontation et l'empire
enfin d'une domination universelle. Il s'agit toujours d'être le
Maître du monde. Le despotisme est "l'arraisonnement des choses par
l'asservissement des êtres". Cette domination du devoir-être
institutionnalisée en hiérarchie (jusqu'à l'esclave)
apporte la scission d'avec l'être à l'intérieur de
chacun de ses membres opposant l'intériorité à l'apparence
comme le vrai au faux, le bon au mauvais, les hommes aux barbares mais
surtout la Foi intérieure à la Loi extérieure où
s'introduit pour chacun la question de sa liberté, de son devoir-être
intérieur et de sa culpabilité.
La Révélation divine et le refus du monde
La dynamique de la hiérarchie et de l'Etat s'autonomisant de
la religion va produire des remises en cause de la religion dominante par
des mouvements de masse au nom d'une révélation historique.
C'est un redoublement de la rupture avec la tradition introduite par le
Dieu créateur, une intervention dans le monde désormais de
la transcendance et qui a beaucoup de conséquences. En premier celle
de renforcer l'autonomie du monde qui perd toute transparence pour se faire
l'abri d'un secret, d'un sens caché à dévoiler, exigeant
une conversion individuelle du coeur. Le changement et l'avenir
pénètrent le présent comme l'apprentissage nous transforme.
L'innovation est célébrée (comme restauration de la
tradition). L'intervention de l'interlocuteur divin s'adresse à
chacun par-dessus sa communauté et ses dépendances, sapant
les bases de toute hiérarchie et fondant l'indépendance des
hommes sur leur rapport direct à Dieu (ou à l'Empereur).
Ce que la révélation historique valorise c'est la conversion
à l'authenticité perdue, la repentance de notre vie passée,
conversion individuelle qui nous délie du monde et de sa communauté
au nom de notre loi intérieure, refus du monde pour notre salut
qui dépend de nous, pour la vraie vie éternelle. C'est pourtant
encore un chemin vers l'immobile comme le seront les idéologies
de la fin de l'histoire (du communisme au libéralisme), une défense
contre le changement, une liberté qui se renie immédiatement
dans l'engagement le plus définitif.
L'incarnation et le progrès
Si la révélation pousse au refus du monde l'incarnation
permet sa réappropriation. Là où le texte révélé
du Coran ne laisse place qu'à un conflit d'interprétation,
l'incarnation divine pose la question du message lui-même qui doit
être transmis, de telle sorte que l'hérésie s'impose
comme risque de l'incarnation historique, incertitude sur la religion qui
sape sa domination et renforce l'autonomie du monde mais il n'est plus
question de rejoindre l'autre-monde quand il est déjà descendu
ici-bas pour changer ce monde-ci, le sauver de ses péchés.
Notre salut devient ainsi la transformation du monde pour réaliser
le royaume de Dieu sur Terre. Notre place dans l'Histoire sainte se compte
à partir de l'incarnation de Jésus-Christ qui lui donne date.
C'est la puissance de la transcendance divine qui nous oppose à
la nature devenue notre objet de transformation pour le plan divin avant
de se séparer de la religion. L'homme acquiert la responsabilité
de la nature et de sa négation pour l'humaniser. En effet, ce n'est
pas tant la prière que le travail comme autonomie de l'être
qui peut réaliser l'idéal de progrès, d'optimisation
comme devoir-être du croyant. Si l'incarnation dévalorise
la voie ascétique de fuite hors du monde, elle dévalorise
aussi la médiation des prêtres, de la bureaucratie du sens
instituée comme Eglise. Ce n'est plus seulement la hiérarchie
sociale que la religion met en cause mais la religion elle-même se
trouve touchée par l'imperfection des oeuvres terrestres, perdant
ainsi de son autorité extérieure : religion de la sortie
de la religion appelant à une religion personnelle et à la
réforme des institutions, c'est le politique qui prendra dès
lors son autonomie après la nature. Le désenchantement du
monde c'est un monde qui n'est plus organisé par la religion, c'est
là qu'il commence. L'Art y participe du même pas que la science
: "L'oeil du peintre nous éduque en secret à la distance
froide de la science ; et c'est la domination technique qui nous initie
à la puissance d'émotion du sensible pur".
L'homo oeconomicus
L'autonomisation de l'Etat par rapport à son fondement religieux
ramène sa fonction à une subjectivation de la société
qu'il doit représenter. La démocratie représentative
serait ainsi contenue déjà dans l'autonomie du politique
comme auto-fondation de la société. C'est qu'à partir
de là l'autonomie va s'étendre à tous les champs,
toutes les spécialités inaugurant l'âge de la rationalité
et du calcul. La religion ne perd pas tout pouvoir mais participe par sa
Paix de Dieu à détacher encore les hommes de leurs dépendances
et leurs solidarités guerrières pour favoriser le rapport
aux choses sur lequel se construisent économie, science,
technique jusqu'au réductionnisme sordide de l'individualisme libéral.
L'individu précède l'économie, le libéralisme
politique précède logiquement le libéralisme économique
(il pourrait lui survivre). Le devoir-être qui séparait Dieu
du monde, totalité vacillante dans son insuffisance, se réduit
à l'optimisation des gains du calcul rationnel de l'individu isolé
et performant. C'est bien sûr une folie. "Le déclin de la
religion se paie en difficulté d'être soi". Le Citoyen rationnel
de la volonté générale se construit justement sur
l'exclusion et l'enfermement de la folie. Pourtant il ne fallut pas si
longtemps pour réintroduire l'inconscient au coeur de la raison,
la névrose universelle ruinant la métaphysique de l'individualisme
libéral et son moralisme inutilement cruel. Les malades mentaux
ne sont pas plus des simulateurs que les chômeurs comme le voudrait
l'utilitarisme rationalisant.
"Tout se passe comme si, du système des valeurs hiérarchiques au système des valeurs libérales, on échangeait une méconnaissance contre une autre : recouvrement de la nature par le social ou recouvrement du social par la nature". 127
La production de soi
L'individualisme objectiviste, le réductionnisme scientiste,
encore fondés (onto-)théologiquement ne sont pas le dernier
mot de l'histoire du devoir-être qui ne s'épuise pas dans
le calcul et le rapport aux choses. Au contraire, à partir de la
"découverte de l'inconscient", le citoyen ne représente plus
la responsabilité rationnelle mais l'unité d'une personnalité
au développement autonome. Le changement devient imprévisible,
l'avenir infigurable. Ce qui en découle, c'est l'autonomie de la
société civile par rapport à l'Etat, c'est-à-dire
sa régulation après-coup par une démocratie impersonnelle
fondée sur le conflit social et le marché, une réduction
de la politique à la gestion du changement. Au lieu de dépérir,
l'Etat ne cesse d'étendre son empire sur notre intimité et,
dans son impersonnalité, monopolise de plus en plus le lien social
en passant du symbolique (représentation) à l'administratif
(service public). Son investissement dans l'avenir prend surtout
la forme du développement de l'éducation. Le déclin
de la religion nous prive de la possibilité de rejeter la charge
de la cause sur l'Autre, nous laissant responsables de nous-mêmes,
de notre personnalité, de notre vie dans le narcissisme autant que
le refus de soi (de son sexe, de sa situation) provoquant une grande précarité
de l'identité avant d'être économique. "C'est quand
les dieux s'éclipsent qu'il s'avère que les hommes ne sont
pas des dieux"291 La fin de l'histoire semble combiner
ici une démocratie participative apaisée avec une toxicomanie
considérée avec "le sérieux d'un devoir et la contrainte
d'un labeur".
"La foi dans le lien mystique avec l'autre est remplacée par la sécurité à la fois tangible et inconsciente que dispense l'englobant organisateur" 286
De l'autonomie à l'écologie
En dessinant ce parcours à gros trait on ne lui rend pas justice
et l'argumentation détaillée vaut mieux que cette caricature
mais ce qui étonne c'est la chute finale sur un discours de résignation
à un individualisme purement idéologique oubliant ses bases
matérielles et ne voyant pas d'autres voies que celle d'un abêtissement
général dans un changement continuel où "rien n'est
possible" avec le vieux refrain de la fin des idéologies et la glorification
de l'entrepreneur. C'est le danger des spéculations abstraites de
retomber dans l'idéologie la plus plate, la plus descriptive et
datée, simple notaire de son époque. La reconstruction de
notre histoire n'est là que pour justifier notre présent
en son éternité. L'histoire des idées méprise
le fait que l'individu dépend des institutions, qui peuvent changer.
On fait aussi comme si malgré son effacement, la religion pouvait
continuer à l'identique alors que c'est un événement
historique qui doit provoquer bien d'autres réactions, témoignant
d'une étape datée. L'individu n'a aucune consistance en soi
et s'il ne peut plus se fonder sur la relation directe à Dieu ou
à l'empereur, il doit retrouver la solidarité avec les êtres
et les choses, trouver sa reconnaissance dans l'amour (confiance en soi),
le Droit (respect de soi) et le travail ou l'activité sociale qui
apporte l'estime de soi (Axel Honneth). De même, les conditions de
l'individu véritablement autonome du libéralisme n'ont véritablement
existées qu'au début de l'époque moderne en Amérique,
avec la naissance du roman, du mythe de Robinson. Les conditions de l'autonomie
de l'individu et du marché étaient l'or comme monnaie universelle
et le salariat comme échange de son temps de travail (en fait subordination)
grâce aux machines et aux horloges, ainsi que l'immensité
de terres en friche à conquérir. Tout ceci n'a plus grand
sens aujourd'hui et, religion mis à part, on peut se demander si
il y a un quelconque intérêt à continuer cette fiction
de l'individu autonome et responsable qui se précipite dans toutes
sortes de dépendances (sectes, toxicomanies, dépression.
cf. La fatigue d'être soi). N'est-il pas temps de reconnaître
qu'il n'y a qu'une fiction vide de sens dans un citoyen sans dépendances
et que si les droits abstraits ont eu un grand pouvoir de libération,
ils ont aussi permis bien des oppressions dégradantes. Ni la liberté,
ni l'égalité ne sont des données naturelles, égales
à leur devoir-être. Il faut plutôt reconnaître
nos dépendances et solidarités effectives afin de construire
l'autonomie de chacun à l'intérieur d'un projet collectif,
s'engager dans le développement humain, l'investissement dans l'avenir.
Non seulement nous n'avons pas intérêt à feindre une
autonomie des individus encore à conquérir, mais surtout
nous ne pouvons plus accepter l'autonomie de l'économie qui, pour
être purement idéologique n'en a pas moins des effets criminels.
Abandonnant les prétentions d'être cause de soi, l'écologie
introduit un nouveau holisme non religieux, la négation de la
séparation et de l'autonomie des différents champs sociaux,
qui trouve sa légitimité dans l'avenir préservé
et non plus dans le passé originel bien que son souci du global
renoue en partie avec la prudence des sociétés traditionnelles.
Nous devons quitter le monde du roman et de l'enfance irresponsable pour
une communauté adulte maîtrisant son destin collectif.