Car la survie non plus n’est pas une fin en soi : vaut-il la peine de survivre dans "un monde transformé en hôpital planétaire, en école planétaire, en prison planétaire et où la tâche principale des ingénieurs de l’âme sera de fabriquer des hommes adaptés à cette condition" (Illich) ?
En citant Illich dans cet article inaugural de 1974, "Leur écologie et la nôtre", André Gorz défendait une écologie politique ne se limitant pas à une écologie biologisante mais voulant préserver la qualité de la vie, son humanité. Il avertissait les écologistes que la vie ne suffit pas, elle n'est pas la valeur suprême, et son suicide final pour accompagner sa femme, plus de trente ans après, ne fera que le réaffirmer en acte.
Dans notre actualité planétaire, ce sont les mesures prises pour limiter la pandémie, du confinement à la distanciation sociale et aux gestes barrières, qui nous ont valu de grandes déclarations, notamment de philosophes médiatiques, nous rappelant que toute vie ne vaut pas la peine d'être vécue si elle se limite à la survie du corps et se trouve coupée des autres, qu'on ne peut sacrifier toutes les relations humaines pour sauver quelques vies, qu'on ne peut surtout sacrifier la jeunesse pour sauver des vieux en fin de vie. Evidemment, un confinement n'est pas viable au-delà de quelques mois, tout est une question de bénéfice/risque, de la dangerosité du virus (de la saturation des services de réanimation) et de la dangerosité ou de la soutenabilité des effets pervers assez considérables du confinement, un remède de cheval nous laissant tous morts n'ayant rien d'un remède mais l'évaluation de la pertinence des décisions politiques et de leurs conséquences funestes restent sujet à débat. En tout cas, on ne peut tout subordonner à la lutte contre la pandémie qui ne se laisse pas si facilement maîtriser. Il faut inévitablement mettre des limites au biopouvoir, au pouvoir médical (qu'aussi bien Illich que Gorz contestaient) ainsi qu'à l'hygiénisme ambiant, ce qui ne veut pas dire qu'il ne faudrait pas faire le maximum pour désengorger les hôpitaux mais avec le souci de ne pas faire trop d'autres victimes collatérales, tâche difficile de pilotage à vue en fonction de l'évolution du virus et des moyens disponibles où ce ne sont pas tant les libertés restreintes temporairement qui rendent la vie impossible que la perte des contacts et des conditions de leur survie pour certains. Il est sûr que subir une catastrophe naturelle, une épidémie, une guerre, est très traumatisant et rend la vie beaucoup moins agréable, mais peut-être pas au point de renoncer à vivre en attendant des jours meilleurs.
Bien sûr, la question de ce qui constitue une vie viable n'est pas seulement politique, elle se pose aussi individuellement, chacun pouvant y répondre différemment. C'est, en tout cas, la question qu'une dégradation de ma santé m'a obligé à me poser pour moi-même. Est-ce qu'une vie au rabais privée des anciens plaisirs vaudrait la peine d'être vécue ? Est-ce que je pourrais supporter une vie diminuée par le grand âge - voire en EHPAD, ces mouroirs modernes assez effrayants ? Suis-je prêt enfin, dès maintenant, à une vie plus austère livrée aux médecins ?