Des coopératives municipales pour des travailleurs autonomes

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Comme on le voit bien, colloque après colloque, il n'y a pas du tout d'unité du revenu garanti dont les différentes versions expriment toute une gamme de positions politiques différentes. C'est qu'on ne peut donner sens à un dispositif isolé qui dépend du rôle qu'on lui fait jouer dans l'organisation sociale. Cela peut aller de la simple mesure sociale, d'un palliatif du marché du travail assurant une consommation minimum, jusqu'à l'élément d'un nouveau système de production relocalisé qui change la façon de produire en donnant accès au travail choisi. C'est uniquement grâce à un ensemble de dispositifs faisant système (production, revenu, échange) qu'un revenu garanti permettrait de sortir du salariat capitaliste et de passer de la sécurité sociale au développement humain, mais surtout de la consommation à la production, de la valorisation des marchandises à celle des oeuvres (de l'avoir à l'être comme disent les publicitaires).

Dans cette optique, le revenu garanti constitue effectivement pour beaucoup la condition d'un travail autonome et du travail choisi, ce qui est bien dans ce cas un revenu pour travailler (et qui donc s'auto-finance en partie) même si on ne doit pas y être obligé du tout, condition de la liberté du travail (et de prendre le temps d'élaboration, de formation, d'expérimentation, de soins, etc., sans oublier le temps de vivre évidemment!). La difficulté, comme toujours, c'est de tabler sur la liberté individuelle plutôt que la contrainte mais s'il est exclu d'obliger quiconque à un travail autonome (ni à une quelconque contrepartie productive d'ailleurs), cela n'empêche pas de l'encourager, de le rendre possible, d'y inciter par toutes sortes de mesures.

Ce serait la fonction des "coopératives municipales" de fournir, quand c'est possible, les conditions matérielles et humaines du travail autonome permis par un revenu garanti, offrant ainsi à tous une alternative au marché du travail et à l'emploi salarié dans une entreprise marchande.

La valorisation du travail autonome ne va pas de soi puisque c'est l'opposé de la société salariale défendue par la social-démocratie et les syndicats, et tout aussi éloigné des utopies contraires de la fin du travail. On pourrait y voir une simple lubie d'intellectuel, une prétendue "critique artiste", si ce n'étaient d'abord les nouvelles forces productives, le travail immatériel, le niveau des compétences qui exigent de plus en plus d'autonomie et de motivation des travailleurs. Cette "libération du travail" est aussi ce que les luttes d'émancipation devraient viser après l'échec de la collectivisation des moyens de production ne remettant pas en cause la subordination salariale, après l'épuisement rapide, sauf exceptions, des tentatives autogestionnaires ne transformant pas fondamentalement les rapports de production et vite laminés par la concurrence (et les banques). L'abolition du salariat et d'un travail mesuré par le temps a longtemps été l'objectif final des syndicats et il aurait dû le rester. Sortir de l'aliénation salariale, c'est accéder au travail autonome et produire en dehors du système capitaliste. Seulement, pour cela, il faut donner les moyens de sortir du salariat à ceux qui le voudraient, d'abord par un revenu garanti procurant un minimum d'indépendance financière, mais aussi en les aidant à valoriser leurs compétences et coopérer avec d'autres. L'autonomie est une production sociale permettant de relâcher la pression des nécessités vitales. C'est pour cela qu'on a besoin des institutions du travail autonome pour universaliser nos droits, les rendre effectifs pour tous en fournissant les supports sociaux de l'autonomie à ceux qui n'ont pas de capital.

L'idée de "coopératives municipales" paraît contradictoire, une coopérative étant normalement la propriété de ceux qui y travaillent mais, c'est Bookchin qui en avait forgé l'expression dans le souci de protéger les coopératives de la pression concurrentielle en les municipalisant (sorte de nationalisation mais qui laisserait un fonctionnement coopératif, les décisions financières relevant de la municipalité mais le fonctionnement interne des participants). J'ai simplement rapproché ce dispositif des "ateliers coopératifs" d'André Gorz qui m'en a témoigné son intérêt (y compris en m'envoyant un peu d'argent à cette occasion) mais sans le reprendre vraiment à son compte pour autant. Il avait évoqué, en effet, dans son livre "Misères du présent, richesse du possible" (1997) à la fois le revenu garanti, les monnaies locales et ces ateliers coopératifs. Mon apport se limite à souligner leur complémentarité, qu'ils font système, et à les avoir communalisés, c'est-à-dire d'en faire une fonction politique, de rendre au politique sa fonction de régulation de l'économie, y compris au niveau local (il n'y a de communisme que de la commune). Je n'en dis pas beaucoup plus, sinon que ce triptyque pourrait effectivement constituer la base des alternatives locales à la globalisation marchande, et qu'il n'y en a pas d'autres...

La finalité de ces coopératives municipales est clairement un objectif de démocratisation puisqu'il s'agit cette fois encore de remplacer les privilèges du capital par des droits sociaux, plus précisément de ne pas laisser les travailleurs autonomes, les hommes libres, isolés et vulnérables, ni les coopératives sous la coupe des marchés. C'est une assistance à l'autonomie, le contraire d'un renforcement de la répression sociale et du workfare, mais dont la durabilité et la reproduction dépendent non pas de nos bonnes intentions mais de son caractère productif et de sa capacité plus ou moins grande à relocaliser effectivement l'économie. Les augmentations de salaire et les protections sociales n'ont pu perdurer que par leurs effets positifs sur le fonctionnement économique dans le "cercle vertueux" de ce qu'on a appelé le fordisme et qui n'est rien d'autre que la société de consommation. Sur de toutes autres bases, revenu garanti et coopératives municipales devront faire la preuve de leur viabilité à la fois en terme de production, d'écologie et de développement humain. Plus que leurs justifications morales ou théoriques, ce qui compte, ce sont les conséquences matérielles qu'elles auront. Il ne faut pas se cacher notamment que ces dispositifs devraient produire un certain appauvrissement monétaire et peut-être même une décroissance du PIB, mais les conséquences négatives sur l'économie devraient en être atténuées du fait d'une dépendance bien moindre de la consommation des travailleurs autonomes, sans parler d'une qualité de vie supérieure, notamment par la possibilité ouverte d'un épanouissement dans le travail au lieu de loisirs marchands. Une des difficultés de structures municipales subventionnant des activités économiques, c'est aussi le risque d'entrer en concurrence déloyale avec des artisans ou entreprises locales, ce qui est une raison pour laquelle les activités couvertes par les coopératives municipales ne seront pas partout les mêmes.

Sous le nom de "coopérative municipale" on désigne ainsi une institution locale à laquelle sont assignés plusieurs objectifs concrets : dynamiser les échanges locaux, donner les moyens d'un travail autonome et du développement humain, faciliter les coopérations mais il s'agit bien en premier lieu d'assurer une production. Si aujourd'hui l'ordinateur est le moyen de production universel que chacun peut posséder, ce n'est pas suffisant dans la plupart des cas et les autres moyens de production devraient être fournis par l'investissement municipal - ce qui est l'aspect limitatif de ce projet de propriété municipale des moyens de production. Bien sûr, les coopératives municipales n'ont pas vocation à un quelconque monopole local, pas plus que les monnaies locales ne sauraient se substituer aux devises courantes. On se situe bien dans une économie plurielle en offrant simplement une alternative au salariat, en favorisant l'autonomie dans le travail, de même que la relocalisation est destinée à équilibrer la globalisation, pas à s'enfermer dans son quartier ou son village !

Il n'y a pas beaucoup plus à en dire même si on n'a pas abordé pour l'instant les modes pratiques d'atteindre ces objectifs car ils sont à inventer. Il n'est pas impossible que ce soit une utopie mais la coopérative municipale n'est pas le nom d'un modèle d'organisation plus ou moins idéale, c'est le nom de problèmes à résoudre et qui se posent avec acuité, ne pouvant être résolus par l'organisation économique actuelle : questions du travail autonome, de la relocalisation et de la sortie du totalitarisme de marché à l'ère post-industrielle et de l'écologie. Ce qui contrebalance l'apparence trop utopique ou ambitieuse de ces coopératives municipales et de la constitution d'une économie municipale, c'est qu'elles peuvent s'expérimenter localement et sans tarder, ne supposant aucune restriction des libertés mais au contraire leur extension. Il ne s'agit en aucun cas d'idéologie (non marchande, etc.), nécessitant la conversion des esprits, mais de la volonté politique de répondre à un besoin et surtout que ça marche !

Vouloir entrer plus dans le concret est bien présomptueux, s'apparentant plutôt à de la science-fiction surtout que les formes devraient en être très diversifiées selon les pays, selon qu'on soit en ville ou à la campagne. Les grandes villes constituent d'ailleurs l'enjeu principal puisque cela concerne désormais la majorité de la population mondiale. L'essentiel pour une municipalité qui déciderait de créer une coopérative de travailleurs autonomes, c'est d'essayer de répondre aux objectifs fixés, c'est-à-dire de leur fournir d'abord des locaux ou des ateliers mais aussi des services (formation, assistance) procurés en priorité par des coopérateurs. Une autre fonction importante de la coopérative, on l'a vu, c'est de rapprocher les besoins locaux avec les compétences locales aussi bien dans la constitution d'équipes de production (voire d'entreprises) que dans les échanges locaux (pour lesquels on a besoin aussi d'une monnaie locale), ce qui nécessite une certaine visibilité et des lieux de rencontre ou de rassemblement. A partir de là, l'organisation concrète dépendra forcément des municipalités et des participants.

Plus généralement, il ne faut pas prendre la coopérative municipale comme un modèle prêt à l'emploi, sur lequel j'aurais en plus une espèce de copyright, alors que je ne fais qu'énoncer un certain nombre de nécessités auxquelles elles pourraient répondre. Les coopératives seront ce que vous voudrez en faire, à la fois individuellement et collectivement. Sur le côté juridique, je ne suis pas particulièrement compétent et, là aussi, les formes peuvent être très différentes, entre une simple association municipale ouverte à tous les habitants (ou simplement aux auto-entrepreneurs) et des Scic (Sociétés coopératives d'intérêt collectif) plus rigides.

On peut certes relever quelques points communs entre ces structures municipales et la nouvelle mode des fab labs dédiés à la fabrication personnelle assistée par ordinateur (avec des imprimantes 3D et des découpes laser), ce qui enthousiasmait tant André Gorz. De quoi effectivement constituer l'amorce d'une coopérative municipale mais l'auto-production n'est qu'un aspect du travail autonome, plus proche du bricolage. Ces ateliers municipaux pourraient faciliter la réparation d'objets usagés et la fabrication de pièces détachées, ce qui n'est pas sans intérêt, mais ce nouvel artisanat ne devrait pas couvrir une part majoritaire de l'activité. La première chose à souligner, en tout cas, c'est qu'une coopérative municipale recouvre plusieurs types d'activités, en fonction des compétences disponibles et des souhaits de chacun, les principaux domaines étant de plus en plus du côté de la santé, du service aux personnes, de l'éducation, la formation, la culture, l'information, l'informatique, le divertissement, etc. Cela suppose différentes structures à chaque fois en fonction du nombre concerné mais on voit facilement qu'il est impossible de comparer ce qui sera fait dans les petites ou grandes villes et selon les lieux (restauration, tourisme, etc).

Il ne s'agit pour l'instant que de principes d'action que je suis bien incapable de mettre en pratique à moi tout seul. On ne peut même pas dire que j'y crois vraiment, seulement à la nécessité de donner des supports sociaux au travail autonome et de dynamiser les échanges locaux avec l'engagement de la municipalité dans l'économie locale. Il n'y a pas de truc ni de formule magique ! Beaucoup dépend de l'efficacité de la mise en relation entre l'offre et la demande, de l'organisation de l'échange et de la valorisation des capacités inutilisées. Peu importe le nom ou la forme, on aura besoin d'institutions plus ou moins équivalentes, liées au territoire et protégées du marché pour réduire la précarité, permettre le développement des activités autonomes, favoriser les échanges locaux et la coopération des habitants.

S'il n'est donc pas question de fournir des recettes pour les marmites de l'avenir, il faudrait du moins se convaincre qu'il n'y a pas d'autres alternatives que cet ancrage dans le local et la démocratie de face à face pour réinsérer l'économie dans le social et le politique. C'est la seule raison de prêter attention à ces propositions improbables prenant le contrepied de tout étatisme en partant de la motivation et de l'autonomie des travailleurs.

Ecrit pour le collectif PouRS (POUrs un Revenu Social) et la publication de leur colloque du 31 mars.

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