Eloge et réfutation de Guy Debord

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Que l’on cesse de nous admirer comme si nous pouvions être supérieurs à notre temps; et que l’époque se terrifie elle-même en s’admirant pour ce qu’elle est. VS-80

On dira ce que Guy Debord avait malgré tout d'admirable mais on montrera d'abord sur quels errements il a vécu, et on verra que c'étaient les poncifs de l'époque plus que les siens et dont nous récoltons les décombres. S'il nous a légué une exigence de vérité et de liberté, dont nous devons reprendre le flambeau, ce qui apparaît avec le recul, c'est en effet un échec à peu près complet et, sous une rhétorique brillante, la consternante naïveté sur le sexe et le pouvoir, sur la liberté et l'idéologie, sur la technique et la démocratie, sur le capitalisme et le travail, sur la représentation et la chose même, sur la vie enfin comme jeu. Ça fait beaucoup.

C'est bien une conception du monde fausse mais complète et cohérente, se réclamant de l'hégélo-marxisme et qui n'est donc pas du tout celle d'un individu, étant plutôt caractéristique d'une idéologie qui régnait alors, celle d'un monde enchanté perdu mais à retrouver (et dont le tragique est évacué), ce qui en fait toute la séduction. On se demande comment on a pu y croire, mais comme pour la foi religieuse, il y a toujours deux raisons : c'est à la fois ce qu'on veut entendre et l'argument d'autorité, ce qu'on croit parce que des penseurs éminents l'ont affirmé qui n'ont pas pu nous tromper !

On ne peut d'ailleurs pas dire que Debord revendiquait une quelconque originalité, pratiquant ouvertement plagiat et détournement, son effort étant seulement d'en tenter une synthèse rigoureuse. On verra effectivement tous les auteurs qu'il convoque, formant la vulgate d'un certain romantisme révolutionnaire. Il est clair qu'on a affaire à une révolte qui cherche sa théorie. Toujours les révolutionnaires vont adopter les pensées critiques disponibles et tenter de se justifier en s'inscrivant dans une tradition révolutionnaire. Ainsi, parti de la poésie moderne et de la provocation lettriste, Guy Debord se rattachera ensuite de façon très problématique au marxisme par cet hégélo-marxisme du jeune Marx et de Lukács, de même qu'en se frottant à Henri Lefebvre et Socialisme ou barbarie.

Il faut d'abord reconstituer la constellation intellectuelle du temps du communisme triomphant et de la domination du marxisme dans les universités, avec toute une production désormais renvoyée aux poubelles de l'histoire, mais surtout s'imposant alors dans tous les mouvements d'émancipation, nourrissant les espoirs les plus fous de fin de l'histoire dans la réconciliation finale d'une société sans classes. En effet, cette fin de l'histoire n'est pas une invention de Kojève, mais une perspective assez largement partagée, des staliniens aux situationnistes, d'aller non seulement dans le sens de l'histoire et du progrès, mais bien à la révolution finale comme réalisation de la philosophie ! La fin du capitalisme ne relevait pas d'une décision mais du "mouvement réel qui abolit l'état de choses existant". Examiné après sa faillite et quasi-disparition, le marxisme apparaît comme une construction idéologique très hétéroclite. Ainsi, en 1930, au temps où il était communiste, Max Eastman prétendait dans "Les schémas moteurs du socialisme" qu'il y avait 3 raisons bien différentes d’être communiste : 1) les rebelles, en lutte contre la domination, l’exploitation, l’aliénation; 2) la nostalgie de la totalité (négation de l’individualisme partagée par les fascismes); 3) le désir d’un système de production plus rationnel (planification, organisation intelligente). En dépit de cette combinaison improbable d'idéalisme volontariste et de matérialisme affiché, de rationalisation et d'émancipation, le marxisme passait donc pour l'horizon indépassable du temps et c'est bien à l'intérieur de ses dogmes que se situe La société du spectacle - bien qu'anti-léniniste et n'en retenant guère que le fétichisme de la marchandise, le thème de l'aliénation, et l'idéal conseilliste (le peu de textes qui y est consacré témoigne cependant du caractère purement mythique de ces conseils ouvriers).

Cette adhésion ambigüe au marxisme aura paradoxalement l'avantage de permettre une critique impitoyable du communisme existant, que ce soit sous ses formes stalinienne, trotskyste, maoïste, tiers-mondistes, mais on pouvait d'autant plus mettre en doute son marxisme que Debord ne s'intéressait pas du tout au travail, c'est le moins qu'on puisse dire, son slogan "Ne travaillez jamais" étant celui d'un bourgeois pour lequel les autres doivent travailler. Il faut dire que c'était déjà le temps de l'utopie d'une fin du travail, du remplacement de l'homme par la machine (distributisme de Jacques Duboin) et se dirigeant "Vers une civilisation du loisir" (1962) ! Debord a juste pris un peu trop au sérieux l'Homo ludens de Johan Huizinga (1938) qui avait fait de la vie humaine un jeu créatif. On est là on ne peut plus loin du matérialisme de la production.

Ces rêves innocents et puérils forment le noyau de la philosophie actuelle des Jeunes Hégéliens, qui, en Allemagne, n'est pas seulement accueillie par le public avec un respect mêlé d'effroi, mais est présentée par les héros philosophiques eux mêmes avec la conviction solennelle que ces idées d'une virulence criminelle constituent pour le monde un danger révolutionnaire. (Marx, L'idéologie allemande, 1846)

Sans la référence au marxisme, on voit mal ce qu'auraient de révolutionnaire les situationnistes se souciant plus de la vie quotidienne (dans le sillage d'Henri Lefebvre) que d'une prise du pouvoir révolutionnaire mais cela permettait de s'en prendre à l'ordre établi et au capitalisme comme totalité, pouvant être renversé par notre action négatrice sans avoir besoin de se demander par quoi le remplacer puisque ce serait retrouver notre état originel qui avait été dénaturé... Hélas, au lieu de la chute de l'économie spectaculaire-marchande, c'est le communisme qui s'est effondré ! Si Debord a repris de Lukács le fétichisme de la marchandise, sur lequel la "critique de la valeur" délire encore, il l'a cependant interprété comme recouvrant les rapports humains par des rapports entre choses, ce que Lukács lui-même dénoncera comme une interprétation réactionnaire - voulant revenir aux rapports personnels du féodalisme - alors qu'il faudrait le comprendre comme réification, c'est-à-dire la disparition du processus, sur lequel on peut agir, dans le résultat et la chose inerte. C'est la même signification que celle du concept de spectacle qu'on trouve aussi dans "Histoire et conscience de classe" de Lukács, et qui est une critique de la passivité, ce que reprendra bien cette fois Debord mais on peut considérer cet activisme, philosophie devenue praxis, comme une régression idéaliste et subjectiviste revenant à Fichte, plus proche finalement de l'actualisme fasciste de Gentile que du matérialisme de Marx ou de la dialectique hégélienne dont Debord adopte l'interprétation erronée de Cieszkowski comme réalisation de l'idée (même s'il niera plus tard avoir lui même vécu en fonction de la théorie).

Il y a une rumeur qui chante : si on jouit si mal, c’est qu’il y a répression sur le sexe, et c’est la faute à la famille, à la société, au capitalisme. JA Miller, Télévision

Répétons que Debord n'invente rien, il est loin d'être le seul à délirer sur le marxisme et la psychanalyse, proche en cela de l'Ecole de Francfort et de sa théorie critique, notamment de Marcuse, mais se réclamant surtout du freudo-marxisme de Wilhelm Reich. Tout est interprété alors en terme de domination et de répression, école, famille, travail, sexe, religion. Il était vraiment curieux de voir de prétendus matérialistes se focaliser à ce point sur une hégémonie idéologique ou de supposés Appareils Idéologiques d'Etat censés nous formater en consommateurs dociles. On est dans un délire où le réel disparaît derrière la représentation, délire sans doute inévitable pour la libération sexuelle qui commençait mais qui mènera à bien des excès. Conformément à la philosophie dans le boudoir de Sade, la levée de la répression sur le sexe débouchait sur un impératif sexuel livrant les femmes aux désirs des mâles dominants, et aux rapports de pouvoir justement derrière leur dénégation. Il faudra des années pour que l'effort de se débarrasser de la morale sexuelle sorte de la sexualité forcée et se confronte sérieusement à la question primordiale du consentement. Bien sûr, vouloir tout expliquer par la domination (la propagande, la publicité, les médias) est d'un extraordinaire simplisme et contraire au marxisme alors qu'on a affaire à des puissances matérielles et une détermination par l'économie après-coup, mais c'est encore ce que croient beaucoup de gens, les théories du complot n'en étant qu'une des modalités finalement. L'avantage, c'est qu'il suffirait dans ce cas de supprimer la domination et de transgresser la loi pour donner libre cours enfin à notre volonté de vivre débridée. L'avantage, c'est de pouvoir imaginer participer ainsi dans notre petite vie à un complot contre l'ordre établi qui ne résistera pas à notre insolence ! Dans les faits, la vie quotidienne critiquée était surtout la vie de couple (couples menteurs), et la révolution quotidienne, en dehors de discussions sans fin bien arrosées, se résumait à coucher avec d'autres filles (pas de mecs!) au nom d'une sexualité libre - ce que bien peu pouvaient se permettre.

C'est enfin par un autre bout encore plus étrange que les situationnistes pouvaient se rattacher au marxisme, celui des avant-gardes artistiques ayant effectivement accompagné au début la révolution russe avant d'être remplacées par la propagande du réalisme soviétique. L'utopie de la conjonction des révolutions sociale et expressives, d'un homme nouveau enfin, était très vivace. On pensait que le langage et l'amour même en seraient transformés, on ne savait comment mais persuadés que ce serait en bien et l'avenir radieux. Ce qui nous paraît de si grandes naïvetés étaient celles de l'époque et devaient sans doute se confronter à l'expérience. Comme pour le reste, sur le plan artistique les situationnistes sont ouvertement dans la continuité des avant-gardes précédentes (dada, surréalisme, lettrisme, Cobra) qui se voulaient tout aussi révolutionnaires. Ce malentendu permettait l'alliance assez exaltante de l'artiste, du philosophe et du révolutionnaire, alliance qu'on peut dire religieuse et qui s'est perpétuée pendant des dizaines d'années. La déconstruction de l'art moderne touchait cependant ses limites et menait plutôt à la mort de l'art qu'il fallait dépasser au profit de la vie quotidienne et de la création de situations. Debord prétendait ainsi ne pas laisser d'oeuvre, l'artiste devenant sa seule création. Il en a laissé une malgré tout, devenue même trésor national. Il n'y a pas plus grand démenti de son caractère sulfureux...

La révolution dans la vie quotidienne, brisant son actuelle résistance à l’historique (et à toute sorte de changement) créera des conditions telles que le présent y domine le passé, et que la part de créativité l’emporte toujours sur la part répétitive. 6-27

La promesse de toutes les sagesses d'un présent perpétuel est aussi ancienne que dérisoire, le présent ne pouvant dominer le passé - ni la créativité bien sûr l'emporter sur la part répétitive, c'est une contradiction dans les termes à vouloir identifier l'exception à la règle. Le travail plus tardif de Derrida a été décisif pour déconstruire la prétendue immédiateté de la présence et le privilège de la parole vivante, toujours prise dans la répétition et une douteuse hiérarchie. C'est une aspiration constante, du bouddhisme zen à Spinoza, de vouloir craindre et espérer un peu moins pour aimer un peu plus, ce qui implique de refouler passé et avenir et de se jeter rageusement sur ces "mauvaises pensées" pour les chasser de notre esprit. Ce vieux truc de marchands de sagesse est, en fait, un véritable décervelage restant scotché sur l'action immédiate.

Ce n'est pas parce qu'on se croirait sage soi-même qu'on peut trouver ces différentes sagesses abêtissantes (y compris un traité de savoir-vivre situationniste). Rien de plus compréhensible que d'aspirer à une autre vie et d'espérer mieux que notre vie quotidienne souvent si pénible. La séparation est bien douloureuse avec les autres comme avec le monde, pas seulement spectaculaire. La nostalgie de l'unité est à la mesure de nos déchirements. Impossible de se réconcilier avec un monde inhumain, vulgaire, injuste, destructeur. Ne pas vouloir transformer le monde, ne pas le trouver inacceptable, c'est ne pas avoir de coeur, mais cela ne suffit pas pour le changer face à des puissances matérielles qui se moquent de nous. Pour transformer le monde, on a d'abord besoin de le comprendre et s'il faut rester fidèle à sa révolte, on est bien obligé d'en constater le peu d'effectivité, quand ce n'est pas empirer encore les choses. Il ne suffit assurément pas de se déclarer ennemi du capitalisme et de la marchandise (de la finance, de l'industrie, de la technologie, de la croissance, de la société de consommation, du marché, de la concurrence, du néolibéralisme, de l'individualisme, etc) pour en triompher magiquement par la force des mots. Ce n'est pas parce qu'on est révolté qu'on a la solution pour ne plus l'être. Ne voulant renoncer ni à la révolte ni à la poésie, ni à une vie libertaire, on ne peut que se sentir en sympathie avec la critique radicale de ce monde et de la condition humaine mais pas jusqu'à s'imaginer en sortir par notre arrogance ni faire de la vie un jeu ou le spectacle de l'authenticité. On ne peut accuser Guy Debord d'insincérité alors que c'est au contraire son exigence de vérité qui mérite le plus d'éloges, son indépendance des pouvoirs, sa volonté de non compromission qui l'amenait à systématiquement rompre avec des amis compromettants ou menteurs. C'est bien malgré lui que la volonté de vérité est devenue trompeuse et la lutte contre l'aliénation aliénante, ce dont il devait être l'indispensable démonstration.

Et sans doute notre temps préfère l'image à la chose, la copie à l'original, la représentation à la réalité, l'apparence à l'être. (Feuerbach)

Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation.

Maintenant, ce n'est pas parce qu'on a réfuté la métaphysique de la présence que ces citations de la Société de spectacle perdent toute pertinence dans le monde publicitaire ou des réseaux sociaux. Il y a bien une invasion de l'image, des marchandises qui misent tout sur l'apparence, jusqu'à la plus récente substitution des vidéos aux relations personnelles directes, en chair et en os. La description est juste, il est moins certain que ce soit un mal absolu, une décadence, une perte vitale, de même qu'il n'est plus vrai que le règne de la quantité empêche toute amélioration qualitative. Si la production industrielle était bien synonyme de standardisation et de perte du goût, ce n'est plus toujours le cas à l'époque de la personnalisation et du bio. Il arrive aussi que des choses s'améliorent (espérance de vie, violence, féminisme) quand bien d'autres se dégradent dans ce monde qui change plus vite qu'on ne le voudrait. Les smartphones se sont généralisés sur toute la planète à un rythme jamais vu, tout comme les réseaux sociaux, nous faisant encore plus pénétrer dans le monde de l'image et du semblant. Il n'est pas sûr pourtant que ce soit si nouveau, devenu simplement plus manifeste, la tyrannie de l'apparence ne datant pas d'hier. Il est encore moins sûr que cela ait un sens de vouloir s'y opposer - par contre il est certainement utile d'en prendre conscience.

La simple déploration des évolutions en cours est complètement vaine et trop facile en plus d'idéaliser outrageusement l'état antérieur. La critique de la technique n'a jamais eu aucun effet mais la technophilie n'a pas plus de sens que la technophobie pour des évolutions qui ne dépendent pas de nous et ne peuvent être jugées ni entièrement bénéfiques ni entièrement maléfiques. D'ailleurs, au début les situationnistes étaient plutôt fascinés par le progrès technique, supposé pouvoir nous délivrer du travail, qu'il s'agissait simplement de se réapproprier créativement (comme avec les peintures industrielles ou l'inquiétant Urbanisme Unitaire vite abandonné). Ensuite, avec le concept de spectacle, la technique sera condamnée comme dénaturation, écran qui nous prive de l'expérience du réel, vie déjà vécue de la marchandise. Ce rejet convenu du confort moderne et d'une existence soumise aux objets techniques se retrouve presque partout, chez Boris Vian par exemple, mais ces condamnations purement morales ne tiennent aucun compte des causes matérielles qui les produisent, et ceux qui les profèrent finissent presque toujours par en adopter l'usage avec plus ou moins de retard. Si le constat de la société du spectacle et du règne de la marchandise est donc juste, l'analyse là encore pèche par manque de dialectique.

Un dernier point important, tout aussi caractéristique de la période, c'est la question de la communauté magnifiée au début du XXè par Martin Buber qui était un libertaire (sioniste) proche de Gustav Landauer, et pour qui l'homme total et désaliéné s'incarnait dans la vie en communauté. Pour Debord, il n'y avait de communauté et de communication que dans l'action commune, conformément à son activisme, mais il poursuivait assurément une communauté utopique intenable, finissant toujours par l'exclusion. De nos jours encore le collectif est doté de vertus supérieures, quasi religieuses, volonté générale qui ne peut se tromper ! Rien de pire pourtant que la pensée de groupe pour nourrir un conformisme idéologique, quand cela ne dégénère pas en sectes ou en recherche de boucs émissaires. Il y a eu, en tout cas, aussi bien dans la mouvance Hippies que dans l'après Mai68, tout un mouvement des communautés (auquel j'ai participé) qui a essayé d'expérimenter cette si difficile vie communautaire égalitaire où c'étaient souvent les mêmes qui faisaient la vaisselle... La communauté sexuelle à laquelle croyaient au début aussi bien Marx que Lénine, s'est avérée beaucoup moins naturelle qu'on ne l'avait supposée, et presque impossible à tenir sur la durée, laissant désemparés les enfants des communautés éclatées. Ce qui est instructif, c'est que pour Buber comme pour Debord, la vie communautaire ou la vie quotidienne avait fini par prendre la place du projet révolutionnaire lui-même : "Donc notre communauté ne veut pas de révolution ; Elle est la révolution". (Buber)

Dans un premier temps, la fin du communisme n'avait pas tellement ébranlé un échafaudage théorique où il était purement décoratif et proclamatoire. C'est sur le terrain de la libération sexuelle et de la communauté que le fiasco a été plus durement ressenti, véritable naufrage de la vie quotidienne. Il doit être bien clair que cette libération sexuelle est à encourager, et que d'ailleurs elle continue chez les jeunes avec les sites de rencontre. Ce qu'on ne peut plus admettre, c'est sa bêtise et de vouloir faire de la libération une contrainte (la plupart du temps quand on vous dit que vous êtes libres, c'est pour forcer votre accord). La liberté est toujours à défendre mais sans s'imaginer ni que ce serait le paradis, parfois lourde à porter, ni qu'il y aurait accord des désirs. L'idéologie de la liberté ne doit pas masquer la complexité des rapports humains qui ne sont pas simplement duels et réciproques ni juste sexuels. En vérité, ce n'est pas seulement une sexualité libre qu'il nous faudrait mais un amour libre, chose autrement difficile, et même sans doute impossible, mais vers lequel il faudrait tendre car l'amour est liberté - liberté qui n'est pas caprice mais qui est aussi devoir.

Ô saisons, ô châteaux, Quelle âme est sans défauts

Les présupposés du passé paraissent toujours bien simplistes mais c'étaient ceux de l'époque, et précédaient le féminisme qui a compliqué les rapports sexuels, ne pouvant plus être ramenés bêtement à un instinct ou une énergie sexuelle. Dans les années de libération sexuelle, les théories très primaires et biologisantes de Reich (délirant sur l'orgone) étaient bien plus en vogue que celles de Freud (plus familialistes), avant que ses effets pervers ne condamne définitivement ce faux freudo-marxisme naturaliste, de la pédophilie au harcèlement. On se demande comment on pouvait lui prêter un tel crédit mais la mode du freudo-marxisme, plus proche d'un improbable nietzschéisme de gauche, était bien réelle, hystérisant sexualité et politique alors qu'un véritable freudo-marxisme limite les ambitions révolutionnaires par la psychanalyse comme il limite la portée de la psychanalyse par les conditions matérielles. Il fallait sans doute en faire l'épreuve. Ce n'était donc pas une perversion personnelle mais l'erreur de toute une génération. C'est en cela qu'elle peut nous intéresser comme manifestation des contradictions de la liberté et de la vérité, même chez les meilleurs. Il est certain, en tout cas, qu'aujourd'hui, on ne peut pas lire sans un haut le coeur certaines lettres de Debord sur ses relations sexuelles qui paraissent aujourd'hui intolérables et sorte de droit de cuissage au nom de la libération sexuelle. Il donne bien l'impression d'utiliser avec sa femme les jeunes filles comme des proies (marsupiaux) et va jusqu'à juger de la jouissance de l'autre, médisance qui tourne même au gros mensonge. On y voit un mâle dominant qui compense ses faiblesses par l'autorité intellectuelle ou le prestige, contredisant ses propres principes...

Il ne s'agit pas de juger Guy Debord comme si nous lui étions supérieurs mais plutôt de prendre nos distances avec un passé révolu. Il faut, tout au contraire, lui savoir gré d'avoir tenté de mettre en pratique les idées de son temps et d'en avoir révélé d'autant plus les impasses et les mensonges par sa quête intransigeante de vérité, d'une vie et de rapports authentiques qui se sont démontrés trompeurs. La dialectique ne l'a pas épargné, ce négatif qu'il voulait incarner se retournant contre lui, et c'est bien la seule chose peut-être qu'on puisse lui reprocher, de reculer devant la négation de la négation, prétendre avoir toujours raison et n'avoir jamais admis ses échecs - au contraire de Rimbaud. On peut se moquer de ses grands airs de stratège, pas d'avoir essayé de réaliser la philosophie, d'y avoir cru avant que l'histoire ne démente cette folie. C'est le principe de la dialectique qui nous prend toujours à revers et si l'on doit admettre qu'avec les excès des avant-gardes le vrai devient un moment du faux, c'est aussi une façon de reconnaître leur rôle historique à nous permettre d'en tirer les leçons et faire ainsi du faux un moment du vrai.

On a vu aussi qu'on peut mettre à son crédit le fait que son marxisme imaginaire lui avait permis de critiquer les régimes communistes, y compris la révolution culturelle, avec une lucidité rare. Répétons que ce qui nous intéresse chez Debord, en dehors de cette volonté de vérité, ce n'est pas en effet l'homme ou l'artiste et ses talents indiscutables, c'est d'y retrouver les croyances de l'époque, de la poésie moderne aux marxistes, foi notamment dans la révolution prolétarienne et la fin de l'aliénation, refusant la séparation (attribuée à la domination). Sauf que, si la séparation de l'être et du devoir-être est ontologique, prétendre la dépasser dans la vraie vie est le plus grand des mensonges, la lutte contre l'aliénation ne faisant que la redoubler comme négation de la vie effective. Non, la vie n'est pas un jeu, même si le jeu y a sa place.

Les enjeux actuels sont bien différents où nous avons un monde à sauver plus qu'un idéal à construire, il ne s'agit plus de viser une utopie lointaine mais d'agir sans tarder, avec les moyens du bord, urgence de réformes effectives plus qu'une révolution future hypothétique. La révolution de la vie quotidienne n'est plus tant celle des loisirs et du développement personnel que de l'écologie et de la relocalisation. Il ne s'agit pas de révolution métaphysique ni de conversion des esprits, ni même d'émancipation ou d'épanouissement individuel, mais d'action locale et de dispositifs concrets permettant de sortir du capitalisme localement, au lieu d'attendre indéfiniment une fin du capitalisme planétaire plus qu'improbable. Cette vie libertaire et solidaire, sans Dieu ni maître, est à réinventer avec moins d'emphase et d'illusions, à partir des échecs passés impossibles à ignorer. Nous avons besoin d'un réalisme radical pour assurer la transition écologique, plus que de la triste frime intellectuelle radicale-chic qui voudrait nous faire croire que la vieille dénonciation de la marchandise, du capitalisme et de la technique seraient des idées "d'une virulence criminelle constituant pour le monde un danger révolutionnaire" alors que le temps presse et qu'il faut agir !

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15 réflexions au sujet de “Eloge et réfutation de Guy Debord”

  1. "il est loin d'être le seul à délirer sur le marxisme et la psychanalyse"

    Ben il a trouvé son héritier avec PJ qui se prétend psychanalyste.
    Je plains dans un triste chant les analysants qui se présentent à son cabinet.

    PJ est franchement un épouvantable imposteur, et voilà son dernier charabia, c'est effrayant de connerie :

    https://www.pauljorion.com/blog/2019/06/10/universite-catholique-de-lille-declarer-letat-durgence-pour-le-genre-humain-1-de-6-quel-scenario-pour-les-annees-qui-viennent-retranscription/

    • Quand je parle de la pédophilie ici, je ne vise pas spécialement Debord mais les premières réactions contre les excès de la libération sexuelle qui ont effectivement concerné d'abord la sexualité des enfants qui était encouragée au nom des théories de Reich, notamment par Dany Cohn-Bendit qui s'occupait d'une crèche après 68, ou la pédophilie pratiquée ouvertement par Guy Hocquenghem au nom du mouvement de libération des homosexuels, pratiques qui sont désormais lourdement condamnées.

      L'objet de cet article est de replacer Debord dans son époque en montrant qu'il ne faisait que suivre les idéologies du moment. Ceci dit, une des raisons de son écriture a été le livre "Debord: Le naufrageur" de Jean-Marie Apostolidès qui l'accuse effectivement de pédophilie bien que le terme ne soit pas vraiment approprié pour des jeunes filles mineures mais qui ne sont plus dans l'enfance. La "théorie du marsupial" désigne des filles qui ne sont pas encore des femmes, donc on peut appeler cela pédophilie mais c'est quand même exagéré et surtout ne tient pas compte de l'époque justement.

      J'ai trouvé très indigente la réduction par Apostolidès de Debord à ses pratiques sexuelles et à la révolte contre son père et j'ai donc voulu rétablir son rôle historique même si je réfute désormais ses thèses auxquelles je croyais passionnément. En fait, la réfutation de ses thèses se manifestait depuis le début par l'insupportable milieu pro-situs qu'elles généraient mais abandonner les promesses du situationnisme est bien difficile, une atteinte à notre narcissisme et au sentiment d'une certaine supériorité intellectuelle.

      • Je comprends. Personnellement, je n'ai pas lu le livre de Jean-Marie Apostolidès mais pour avoir lu le livre et vu le film de Debord, "La société du spectacle", j'étais persuadé que cet ouvrage dénonçait, à travers la marchandisation des corps, les dérives sexuelles qui découlent de cette marchandisation. C'est le pourquoi de ma réaction. Les notes de bas de page de "La société du spectacle" accompagnent de très près la parole de l'auteur et je pensais le cheminement de son esprit plus centré sur la dialectique idéaliste hégelienne que sur la dialectique matérialiste de Marx même si le livre commence avec la même introduction concernant la production et l'accumulation. Partant de là, je ne comprenais pas Je te remercie de tes précisions mais je me demande pourquoi tu ne l'as pas mis directement dans ton billet?

        • Il y a bien d'autres choses que j'aurais dû y mettre mais j'essaie de ne pas être trop long et ce n'était pas du tout mon objectif ni de faire la pub d'Apostolidès ni d'accuser Debord de pédophilie mais, plus gravement, de montrer les impasses de la libération sexuelle à la mode de Reich dépourvue justement de toute dialectique (avec les situationniste, le négatif devient le seul positif, sans jamais de négation de la négation, on peut donc dire que Debord n'est ni marxiste ni hégélien mais il se situe malgré tout dans une tradition hégélo-marxiste).

          Si donc mon article tient compte de l'actualité de Debord et de ce qui apparaît d'inacceptable dans sa correspondance publiée (épreuve de vérité là aussi), s'il ramène sa théorie à celles de l'époque (conformément au marxisme), sa véritable raison était de prolonger l'article précédent sur la vraie vie mettant en cause la critique de la vie quotidienne et les situationnistes.

          Je suis toujours un fil (ou plutôt un certain nombre de fils tissés ensemble) même si je m'en écarte ponctuellement. Ma production récente me semble présenter à cet égard une grande cohérence.

          • J'avais, adolescent, lu des choses concernant Reich avec ses carapaces musculaires. Ça m'avait laissé un peu dubitatif dans l'arrière scène de mes réflexions. Un côté très organiciste quantitatif( jouissif ?) de ce qu'est un comportement, ses pulsions, en laissant complètement de côté la dialectique inattendue des instances de la psyché.

            Je ne savais pas que Debord était sur cette ligne qui passe, selon mon humble avis, assez à côté de Freud et Lacan, une façon de désirer remplir sans fin un récipient troué avec un liquide étrange.

          • Debord en parle peu mais champ libre avait publié en 1971 un "Reich mode d'emploi" par Jean-Pierre Voyer. Encore une fois, il n'y avait rien là d'original, c'était la mode du temps chez les jeunes (en rut), juste poussée à bout. Ce qui participait à la bonne réputation de Reich à l'extrême-gauche, était son livre sur "La Psychologie de masse du fascisme" moins délirant que le reste (resté au premier Freud qui avait vite abandonné ses premières théories sexuelles).

            Si Debord n'aimait pas l'inconscient (ni Lacan), c'est qu'il avait combattu l'obscurantisme des surréalistes s'en réclamant, mais, du coup, il tombait dans le simple refoulement de l'instinct à libérer (au fond pas si loin des conceptions hygiénistes actuelles de la sexualité pour la santé). Les analysants témoignent de tout autre chose.

            On peut dire que le désir machinique de Deleuze en est une version un peu moins biologisante mais tout aussi trompeuse, Deleuze ayant pris la place de Debord auprès des anarcho-désirants.

          • Inconscient comme un vol de chauve souris :

            "Mais à la différence de Reik, la discontinuité fait partie de l’inconscient lui-même. Pour l’exemplifier, Lacan se réfère au tableau Le Cri de Munch où ce cri ne se fait pas sur fond de silence mais au contraire, c’est le cri qui fait surgir le silence, le cri crée le silence comme la rupture de l’inconscient. « Achoppement, défaillance, fêlure » [14]
            [14]
            Ibid., p. 27., manifestations des trébuchements où Freud va chercher l’apparition de l’inconscient et que Lacan prend soin de séparer de toute conception romantique ou obscurantiste, faisant de l’inconscient un réservoir plein avec un contenu."

            https://www.cairn.info/revue-la-cause-freudienne-2009-3-page-189.htm

  2. Pour en revenir au livre de Jean-Marie Apostolidès, il semblerait que Gianfranco Sanguinetti estime que c'est un procès à charge contre Debord et que la seule négation introduite par l'ouvrage est une volonté de salir qui n'a rien de dialectique.
    https://blogs.mediapart.fr/lechatetlasouris/blog/150116/argent-sexe-et-pouvoir-propos-d-une-fausse-biographie-de-guy-debord
    Il précise que le travail de Debord pour décrypter le faux fait de "La théorie du spectacle" "la Pierre de Rosette indispensable à décoder les hiéroglyphes du monde actuel".
    Personnellement, je suis tout à fait d'accord qu'on dénonce les excès dramatiques d'une génération d'intellectuels mais je m'étonne qu'on évoque Debord sur des problèmes de mœurs quand l'homme, en se servant de la dialectique hégelienne, a été si habile à comprendre et dénoncer les manipulations de l'Etat italien dans l'affaire de l'attentat de Bologne ou l'assassinat d'Aldo Moro, par exemple.

    • La question n'est pas celle de Debord. Sanguinetti a raison de dire qu'on ne peut le juger avec les yeux d'aujourd'hui. C'est bien la période passée qu'il faut juger, certaines lettres de Debord étant effectivement intolérables aujourd'hui (bien que déjà critiquées par Rieser et sa femme à l'époque). Cela n'annule pas du tout la place de Debord dans l'histoire, sa passion, son talent mais participe à comprendre son échec qui est celui de toute une génération.

    • Ça me fait un peu le même effet que la critique de la valeur, dont je partage la plupart des arguments mais dont je trouve pourtant l'idéalisme délirant. Là aussi je suis d'accord à peu près sur tout sauf sur l'idéalisme ramenant tout au symbolique et c'est dit de façon tellement dogmatique, avec une telle position de sujet sachant et de maîtrise, que cela en contredit le contenu. Ça m'a fait penser un peu à Francis Cousin qui dans le délire de maîtrise théorique est un extrême. C'est quand même mieux et intéressant, témoignant de l'évolution psychanalytique mais produit une inquiétante étrangeté de fausse familiarité.

      • Il m'a l'air assez bon concernant les mathèmes de Lacan, sortes d'opérateurs synthétiques algébriques, qu'il explique dans une de ses vidéos. Ca m'a permis de comprendre un peu mieux de quoi il s'agit, même si il me semble qu'il faut beaucoup de lectures et de pratique pour que ça soit effectif.

        Mais j'ai eu ce sentiment que sa connaissance des théories de Lacan finissent par se transformer en une forme de solipsisme.

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