Le sens de l’histoire dépassé par l’évolution

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L’homme veut la concorde, mais la nature sait mieux que lui ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde.
E. Kant, Idée d'une histoire universelle

Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être : c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience.
K. Marx

Le doute sur le rôle des individus dans l'histoire ne date pas d'hier - au moins de Kant, Hegel et Marx - mais les marxistes eux-mêmes n'ont pu l'accepter et, pour justifier leur propre importance, n'ont eu de cesse de faire de la conscience politique (voire de l'hégémonie idéologique) la condition de la réalisation de l'idéal communiste - à l'opposé exact de leur matérialisme affiché. Cet idéalisme fatalement voué à l'échec de la Révolution Culturelle ne se heurte pas seulement à l'infrastructure productive mais tout autant à nos limites cognitives, trop sous-estimées par l'optimisme démocratique. Inutile de revenir sur la connerie humaine, qui s'étale partout, mais si l'irrationalité d'Homo sapiens s'explique par le langage narratif, qui nous fait habiter des fictions plus ou moins délirantes, la difficulté est du coup de rendre compte de ce qui fait de nous un animal "rationnel", tout comme du progrès de l'Histoire. C'est ce qu'on va essayer de comprendre à faire de la raison un produit de l'Histoire justement et de l'Histoire un processus de rationalisation imposé par la pression extérieure (notamment par la guerre qui est "Père de toutes choses"), ceci comme toute évolution, y compris technique, échappant aux volontés humaines, et faisant de notre espèce plutôt le produit de la technique.

Il faut renverser les représentations habituelles de notre rôle dans l'histoire et se déprendre de l'évidence à la fois que la raison nous serait naturelle, et que ce seraient les hommes qui font l'Histoire (et la raison) en poursuivant leurs fins. En effet, si c'est bien par les récits que nos nos ancêtres chasseurs-cueilleurs ont accédé à la culture, c'est-à-dire à l'humanité et à "l'esprit", ce n'est pas par la pensée rationnelle mais bien par une profusion de mythes et de causalités imaginaires (sorts, esprits des morts, transgressions, etc) attribuées systématiquement à des volontés mauvaises (sorciers ou démons). On en fait l'accès primitif à la causalité, grâce au langage narratif, sauf que ce ne sont pas encore des causes rationnelles mais des causes fictives et de faux coupables (boucs émissaires). En perdant l'immédiateté animale, les fictions nous on surtout fait entrer dans l'obscurantisme du monde des morts et de forces invisibles. Avec le besoin de sens des récits, ce n'est pas la vérité qui est au départ mais bien la fabulation, l'ignorance, l'illusion, le délire, le mensonge... du moins quand rien n'y fait obstacle.

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La guerre d’Ukraine refonde l’ordre mondial

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C'est la guerre qui fait l'histoire

Si la guerre n'était si tragique, on pourrait trouver comique que la plupart des discours essayent de deviner les intentions des acteurs et surtout qui tire les ficelles d'une histoire qui nous échappe alors que les positions changent avec la situation et les réactions en chaîne qu'elle provoque, aussi bien militairement, économiquement qu'idéologiquement.

Une analyse plus objective de ce qui se révèle comme toujours un engrenage implacable de causes matérielles reste pourtant complètement irrecevable pour la plupart - s'imaginant libre, intelligent et moral, capable de changer le destin, au lieu d'en être le jouet. L'enjeu ici est toujours le même de restituer les causalités extérieures, écologiques, dans leurs violences donc, au détriment des représentations subjectives obligées de s'y plier. Il faut que le passé s'incline devant les porteurs d'avenir. Peu importent les bonnes ou les mauvaises raisons des uns et des autres, ou même leur supposée moralité, seul importe le rapport de force et l'épreuve du feu, l'effectivité prouvée. Il faudra s'en persuader de nouveau, dans le fracas des armes, ce n'est pas nous qui faisons l'histoire mais bien la guerre qui est le père de toute chose - malgré qu'on en ait...

On le vérifie avec la guerre d'Ukraine illustrant parfaitement cette surdétermination où les "acteurs" professionnels ne font que tenir leur rôle dans une confrontation matérielle entre systèmes de production et leur puissance militaire, mais qui leur apparaît comme un conflit idéologique et moral, ou religieux, qui monte vite aux extrêmes en croyant défendre leur ancienne identité alors que le conflit transforme radicalement ces identités en changeant réellement le monde.

Ce n'est pas seulement, en effet, la continuation de l'ordre antérieur, ni une simple redistribution des cartes mais un nouveau stade historique (économique, technologique, géopolitique, démographique) avec, entre autres, ces nouvelles Intelligences Artificielles qui vont bouleverser de nombreux domaines et permettent aussi de mieux comprendre notre propre intelligence, ne faisant qu'extrapoler à partir du passé, de nos apprentissages et lectures. Il n'est donc pas très différent de donner notre propre opinion, plus ou moins mal fondée, sur l'issue de la guerre ou de demander à ChatGPT d'écrire la suite sous la contrainte de l'hypothèse que la Chine ne s'implique pas militairement dans le conflit et que la suprématie technologique continue à faire reculer les troupes russes mal équipées. Dans ce cas, les conséquences géopolitiques de la guerre devraient être très positives (trop?) à un moment crucial de l'unification planétaire.

(cela ne m'a servi que de canevas pour l'arranger à ma sauce).

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On est trop cons

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Voilà, c'est un fait massif auquel il faut bien se résoudre à la fin. On ne peut pas dire que ce soit une découverte pourtant, on peut même dire qu'on le savait depuis toujours - comme tout ce qu'on refoule - mais il faut croire qu'on ne peut pas s'y faire, que c'est même interdit de le dire, très mal vu et désobligeant, à l'opposé du respect exigé et de ce qu'on nous enseigne partout, flattant au contraire notre supposé "bon sens" démocratiquement partagé et notre intelligence supérieure. Il est clair que tout dialogue s'adresse à cette intelligence supposée (sinon à quoi bon?) et considérer les autres comme des imbéciles est ce qu'il y a de plus insultant (même si c'est la triste réalité). A l'instar de toute ma génération élevée au temps du marxisme triomphant et de sa confiance rationaliste en l'Homme, j'ai donc soutenu longtemps avec enthousiasme cette conception trop optimiste, à la fois sur mon intelligence et celle des autres - ce qui n'a pas pu résister si longtemps à l'épreuve...

C'est seulement petit à petit, d'échecs en échecs qu'il a fallu reconnaître notre rationalité limitée, d'abord par une information imparfaite, puis la commune connerie des biais cognitifs, mais bien plus encore par l'irrationalité d'Homo sapiens et son conformisme congénital - sans doute nécessaire à la transmission de savoirs traditionnels mais complètement borné, inaccessible à la critique et adoptant sans sourciller les croyances les plus folles pourvu que ce soient celles de son groupe (les idoles de la tribu). La démonstration n'est plus à faire de notre propension à croire n'importe quoi, mythes ou religions qui signent simplement nos appartenances, influence sociologique primordiale de récits fondateurs, d'idéologies ou de simples modes, bien trop sous-estimés par l'épistémologie (il ne s'agit pas de perspectivisme), ce qu'on ne peut considérer comme purement accidentel et dont nous serions maintenant délivrés.

Les leçons du passé, pourtant innombrables, n'ont pas découragé pour autant une utopie rationaliste renouvelée à l'ère du numérique donnant accès à tous les savoirs mais qui a sombré en bulles informationnelles sur les réseaux sociaux où s'étale au grand jour, en même temps que notre socialité tyrannique, un niveau de connerie qu'on avait quand même peine à imaginer avant, malgré tant d'exemples dans notre histoire. Avec le succès des populistes, il semble qu'on ait franchi en effet un nouveau seuil, celui d'une revendication démocratique à la connerie et aux vérités alternatives au même titre qu'aux religions. Il y a vraiment de quoi désespérer de l'humanité, ne plus rien en espérer en tout cas - du moins en dehors de la solidarité qu'elle manifeste quand même régulièrement dans les catastrophes, tout aussi bien que dans les mouvements de libération actuels, utilisant cette fois les réseaux de façon beaucoup plus positive (sans pour autant que ceux-ci puissent se substituer aux traditionnelles manifestations de rue). Le paradoxe des médias, c'est que, s'ils propagent trop rapidement les pires rumeurs et imbécilités, cela n'empêche pas qu'ils donnent accès aussi au meilleur et à de précieuses connaissances bien plus durables.

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La fin de la guerre

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Il est à l'évidence trop tôt pour déclarer la fin de la guerre, avec le risque d'être démenti aussitôt, mais les derniers événements me semblent avoir opéré un retournement surprenant de la situation, non seulement en Ukraine mais dans le monde. D'abord, sur le plan militaire, la redoutable efficacité des armes de précision alliées aux drones de reconnaissance rend très vulnérables aussi bien les tanks que les navires ou les avions beaucoup plus onéreux, démonstration qui a pu décourager les Chinois de profiter de la guerre en Ukraine pour attaquer Taïwan. Si les succès de la contre-offensive ukrainienne paraissent décisifs à ce stade, ils confortent surtout la suprématie occidentale (américaine), c'est-à-dire, très logiquement, des économies les plus avancées. On ne peut exclure une riposte des Russes arrivant à renverser le rapport de force mais on ne voit pas comment - la menace du nucléaire brandie en vain ne pouvant être acceptée notamment par la Chine dont Poutine a besoin.

L'événement le plus important a effectivement eu lieu le 16 septembre, au sommet de l'OCS (Organisation de la Coopération de Shanghai) à Samarcande où l'on a vu un Poutine très affaibli et n'obtenant de Xi Jinping qu'un soutien verbal, au nom d'un monde multipolaire opposé à l'hégémonie américaine, mais aucune mesure concrète. Le dirigeant chinois manifestait même un mépris visible envers le perdant et l'état de son armée, les "explications" promises par Poutine sur son opération aventureuse ne pouvant aller bien loin, alors que l'engagement pris devant Narendra Modi de terminer vite la guerre prenait plutôt un air de défaite.

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Ouf !

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Les premières pluies orageuses après des semaines de sécheresse éloignent un peu la crainte des incendies. La pandémie recule même si d'autres s'annoncent. La Chine a finalement cessé ses dangereuses manoeuvres d'encerclement de Taïwan qui pouvaient déraper à tout moment et constituaient le plus grand danger - à couper le souffle tant qu'elles étaient prolongées. Le blocus des céréales ukrainiennes a été levé éloignant le spectre des famines si ce n'est de l'inflation. De ce côté le front est pour l'instant stabilisé et la menace nucléaire n'est plus prise au sérieux - sauf un accident de la centrale nucléaire de Zaporijjia pas du tout à exclure mais qui est d'un autre ordre. On parle de plus en plus, de façon un peu prématuré, de défaite russe mais on n'y est pas encore même si c'est l'heure des comptes pour une opération militaire ayant coûté très cher à la Russie et sans doute pour des années.

On n'est pas sorti de l'auberge mais la prochaine fois qu'on voudra nous faire une belle peur, il faudra mettre le paquet pour qu'on y croit puisqu'il semble qu'on résiste à tout et qu'on s'en sortira toujours.

Rien n'est réglé pourtant, l'ordre mondial est à rebâtir, les grands incendies reviendront mais l'air est devenu de nouveau un peu plus respirable pour quelque temps, étonné d'être toujours là, bien secoué quand même par cette actualité brûlante, en attendant les prochaines...

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La drôle de guerre

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Le pire s'annonce sur tous les fronts, celui du climat, de la biodiversité, des pandémies à répétition, de la famine, de la fascisation qui gagne même les États-Unis et bien sûr le spectre d'une troisième guerre mondiale opposant les régimes autoritaires aux démocraties libérales. Les canicules se succèdent, la guerre fait rage depuis plusieurs mois à nos portes, l'inflation s'accélère, l'énergie et le blé devraient manquer, entre autres et surtout aux plus pauvres, jamais l'effondrement du système mondial n'a paru aussi imminent mais pour l'instant rien ne trouble encore un quotidien habituel dans l'insouciance d'un été précoce et de grandes vacances précipitées entre deux pics de la pandémie.

Ce faux calme avant la tempête n'est pas sans évoquer le temps de la drôle de guerre de 1939 avant que cela ne devienne beaucoup moins drôle et la véritable guerre, mais le contraste actuel entre les belles journées de juin-juillet et les menaces qui s'amoncellent produit une semblable dissonance cognitive et un effet déréalisant dont le réveil sera brutal.

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La redistribution des cartes

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Nous voilà de nouveau spectateurs d'un avenir qui nous échappe complètement et d'une redistribution des cartes sur laquelle nous n'avons aucune prise. Depuis la pandémie nous avons quitté le monde prévisible de l'économie par l'intrusion d'un réel extérieur qui met un terme au cours normal des affaires - tout comme maintenant, nous voilà rattrapés par l'Histoire, c'est-à-dire la guerre.

Impossible de prévoir la suite mais c'est justement sur cet impossible qu'il faut insister et sur l'engrenage implacable commencé d'ailleurs en 2014 avec l'annexion de la Crimée à laquelle l'Occident n'avait répliqué que par des sanctions économiques déjà, certes moins sévères que celle envisagées actuellement mais une victoire éclair des Russes en quelques jours rebattra encore les cartes. Il ne s'agit pas de prendre parti dans le conflit en diabolisant l'adversaire mais d'essayer de comprendre le mécanisme implacable nous ayant mené là, c'est-à-dire le fonctionnement effectif du jeu de puissances au-delà des condamnations morales et des utopies démocratiques ou d'une prétendue auto-organisation de base.

La riposte militaire serait trop aventureuse - une folie entre puissances nucléaires bien que toujours possible au moindre dérapage - ce qui se joue serait plutôt la confrontation de la puissance économique à la puissance militaire et donc sur la durée (pas sûr qu'on puisse tenir si longtemps). La logique historique voudrait que ce soit l'économie, le capitalisme, qui finisse par gagner avec tous les ressorts de la technologie mais pas forcément du premier coup. Cette guerre paraît effectivement à la fois anachronique dans la globalisation marchande et numérique, où l'appartenance à un pays ou un autre perd beaucoup de son importance, en même temps qu'elle pourrait être hyper-moderne dans les armes, première véritable guerre du 3ème millénaire si les USA s'en mêlent, utilisant de nouvelles armes, la cyberguerre ou la guerre électronique jusqu'au spatial voire au nucléaire (ce n'est hélas pas totalement exclu), éprouvant leur potentiel ou leurs limites. On ne sait à quel point on sera touché mais on en subira sûrement des conséquences plus ou moins terribles. Il y a de quoi paniquer.

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Ukraine : l’engrenage fatal ?

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engrenage_fatalA l'heure qu'il est, l'hypothèse du déclenchement d'une guerre meurtrière en Europe ne semble pas la plus probable tant ce serait une folie. Toutes sortes d'organismes et d'intérêts plaident pour calmer le jeu mais, voilà, cela ne tient qu'à un fil, on marche sur des oeufs et le moindre coup de feu pourrait rendre la situation irréversible.

C'est l'occasion de comprendre comme l'histoire échappe à ses acteurs malgré tout ce qu'on nous serine à longueur de temps. Certes des trésors de diplomatie pourraient désamorcer la montée des tensions, mais il n'y a là rien d'assuré. La première chose à souligner, c'est à quel point nous dépendons entièrement de ce qui se passe loin de chez nous, d'enjeux historiques qui nous dépassent et d'un excité quelconque pouvant servir d'étincelle à cette poudrière. Ce qui nous rend si dépendants, ce sont les traités qui nous engagent, tout comme en 1914 ou 1939. Ici, nous serions impliqués par ricochet de notre appartenance à l'OTAN mais les USA et la Grande-Bretagne se sont engagés plus directement à défendre l'intégrité de l'Ukraine en contrepartie de leur abandon de sa puissance nucléaire héritée de l'URSS.

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