- Humanité et langage
Alors que l'avenir de l'humanité est en jeu, aussi bien par les transformations technologiques que par la destruction de ses écosystèmes, il est bon de revenir sur notre préhistoire, et notamment sur la révolution culturelle qui commencerait vers 80 000 ans pour s'épanouir dans le registre fossile vers 40 000 ans. On peut considérer cette période comme notre véritable origine d'Homo sapiens, Homme de Cro-Magnon très semblable à nous, même s'il est resté chasseur-cueilleur jusqu'à il y a 12 000 ans au moins, et pas plus de 6000 ans la plupart du temps, avant de devenir agriculteur-soldat, et depuis seulement deux siècles, salarié de l'industrie et chair à canon. On entre désormais dans l'ère technologique et de l'Intelligence Artificielle qui annonce déjà une forme de post-humanisme aussi bien par rapport à une nature sauvage que cultivée, ce qui pourrait nous transformer presque aussi profondément qu'il y a 80 000 ans ?
Cette émergence de "l'homme moderne" est liée pour la plupart des préhistoriens à l'apparition de la "pensée symbolique" et, plus précisément, à l'émergence d'un langage tel que le pratiquent depuis tous les humains dans leur diversité. La façon dont on caractérise ce nouveau langage dépend des auteurs, mettant en avant ses capacités combinatoires ou symboliques, sa grammaire ou son vocabulaire, mais assez rarement le fait d'accéder au récit, au langage narratif, comme s'il allait de soi qu'un langage avait toujours servi à raconter des histoires. Pascal Picq fait même remonter le récit aux premiers bifaces, et donc à Homo erectus, il y aurait plus d'un million d'années ! Cela ne me semble pas crédible car les petits groupes de l'époque ne pouvaient avoir qu'un langage minimal (animal) et l'apprentissage de la taille des pierres ne se faisait pas du tout par la parole mais par l'observation. Il y a bien des arguments génétiques pour remonter si loin, si ce n'est vers 200 000 ans pour des gènes plus récents, car l'aire de Broca supposée la zone du langage est aussi celle de la mémoire procédurale, indispensable celle-là pour acquérir des méthodes de fabrication. Elles ne sont pas sans rapport et peuvent aisément se confondre.
Longtemps, l'humanisation a été datée des premières traces d'enterrement des morts, qui me semblait effectivement témoigner d'un langage, ce dont je suis moins sûr. D'abord par la rareté des découvertes, on est loin d'une pratique habituelle, ensuite parce que cette pratique pourrait remonter jusqu'à 300 000 ans pour Homo naledi. Ce qui a motivé ces cas isolés peut avoir de multiples causes, comme on en voit dans le règne animal, et même si une sépulture renvoie à un nom propre, celui-ci reste dans le domaine du code et du langage phonétique. Vouloir en faire la preuve d'une conscience de la mort qui nous caractériserait depuis ce temps me semble aujourd'hui tout aussi fragile, une certaine conscience de la mort étant bien plus répandue chez les animaux qu'on ne le prétend, même si ce n'est pas la même chose que notre propre conscience de la mort (et son refoulement).
Le fait est que, même si on remonte couramment à 100 000 ans, il n'y a pratiquement aucune trace de comportements "symboliques" ou de parures avant 82 000 à 85 000 ans. Il y a forcément un délai entre les débuts de cette révolution anthropologique et les traces qu'elle a laissée lors de son expansion démographique, de nouvelles découvertes pouvant remonter un peu plus loin pour des groupes isolés (il y a toujours apparitions et disparitions d'innovations et d'espèces avant leur sélection par la pression extérieure), cela ne change pas fondamentalement la question, et il faut quand même se fier plutôt aux traces qu'on a au lieu d'en inventer - sachant que rien ne change plus que notre préhistoire au gré de l'avancée des recherches ! Ainsi, une nouvelle étude génétique suggère que la sortie d'Afrique aurait été précédée d'un refroidissement sévère isolant les populations du Golfe persique et les forçant à s'adapter au froid pendant près de 30 000 ans avant de pouvoir coloniser les autres continents - la population hors d'Afrique étant issue de ce groupe très restreint d'Africains du nord. La datation est forcément très approximative mais corroborée par d'autres changements comme le régime omnivore détecté à partir de 85 000 ans sous la pression de la disparition du gros gibier (trop chassé depuis 279 000 ans, comme il le sera encore partout où les humains arrivent) et surtout la forme du menton (variable mais moins carré surtout chez les femmes) indiquant une domestication de l'homme grâce à une baisse de la testostérone indispensable à la cohabitation de groupes plus nombreux - ce qui est une condition préalable à des langages plus élaborés et des cultures particulières. On y reviendra mais on a ainsi toutes les raisons de penser que le langage moderne tel qu'il nous a été légué ne date que de cette période.
Pour ma part, c'est la dimension narrative qui me paraissait décisive et bien trop négligée, comme je m'en étonnais à plusieurs reprises, car là me semble situé ce qui nous sépare de l'animalité et fait de nous des parlêtres - certes encore à la peine, avec la part animale difficilement domptée. J'avais donc été ravi de voir que, malgré des différences notables, Yuval Noah Harari en vulgarisait l'hypothèse dans son Best-seller planétaire, ce que des spécialistes ont contesté pour manque de preuves et au nom de la continuité de l'évolution humaine. Or, ce que ce récit de nos origines implique, c'est bien que notre essence humaine est inséparable de l'émergence d'un langage narratif qui constitue une rupture dans cette continuité de l'évolution en reconfigurant notre expérience, rupture radicale qui s'exprime d'ailleurs par la prétention de chaque population d'être les seuls véritables hommes (Andres), d'une dignité bien supérieure aux singes comme aux esclaves, simples animaux humains (anthropos ou bétail à deux pieds). Bien sûr, comme tous les récits, ce n'est qu'une reconstruction plausible, et qui pourra être contredite ultérieurement, mais que pourraient éclairer les changements de perspective apportées par les dernières avancées des neurosciences et des IA génératives.
La première chose qu'on peut dire, c'est qu'il est contestable de parler de révolution cognitive pour ce qui était, au Paléolithique supérieur, d'abord une révolution symbolique, spirituelle, mythologique, une "ouverture du monde" au-delà des réalités présentes. Les progrès cognitifs constatés n'étaient qu'un produit dérivé, évidemment considérable, un peu comme ceux apportés par l'écriture. Le rapprochement avec l'écriture montre d'ailleurs que l'acquisition d'un langage moderne ne nécessite aucune mutation génétique... ce qui n'empêche pas qu'une sélection culturelle puisse ensuite éliminer les analphabètes ou optimiser son usage, comme à chaque fois qu'un organisme intègre d'abord une nouvelle niche écologique avant de s'y adapter génétiquement. Ainsi, la constitution de groupes élargis peut être imputée à la nécessité pour une culture élaborée d'avoir assez de locuteurs pour se transmettre et se complexifier, faisant donc l'objet d'une nouvelle sélection, sélection résultant d'un changement de milieu et non d'une tendance précédente qui aurait produit mécaniquement des cultures plus complexes. La plus grande promiscuité, jointe à l'existence d'armes létales, impliquant une baisse de l'agressivité, et donc de testostérone, cette sélection culturelle pourrait se dater, comme on l'a vu, à son effet sur la forme du crâne (du menton) depuis les 80 000 dernières années d'une lente évolution d'auto-domestication qui aurait permis la constitution d'un langage narratif avant que son succès évolutif n'en laisse des traces un peu partout (vers 40 000 ans). Si on peut admettre que le progrès cognitif purement quantitatif se place dans la continuité d'un très long passé et de l'accumulation d'expériences, il semble bien qu'on ait tout de même affaire cette fois à un saut qualitatif, révolution culturelle donc plus que cognitive, révolution dans l'évolution, jusqu'à croire en être sorti au profit d'une évolution purement technique - pour finalement nous y réintégrer avec la véritable révolution cognitive actuelle que l'évolution technologique nous impose (ce n'est pas un choix subjectif mais une découverte objective), éclairant d'un jour nouveau les révolutions antérieures.
L'hypothèse que ce serait seulement de cette époque relativement proche que dateraient les langages du même type que nos langages actuels est d'ailleurs largement partagée chez les spécialistes, quoique de façon assez floue, définissant celui-ci comme langage symbolique ce qui peut vouloir dire métaphorique (le taureau symbolise la force), symbole arbitraire (code, marque) ou même forme préalable à sa réalisation (outils), toutes choses très anciennes et qui se suffisent d'un langage animal alors que le plus décisif me semble la capacité narrative et la multiplication des récits qui s'ensuit. La place cruciale donnée au langage narratif exige bien sûr de le distinguer minutieusement du proto-langage précédent, encore animal, langage phonétique ou gestuel tenant plutôt du code, comme un signal donné, une injonction ou le nom propre, associant une désignation ou un son à une action ou un être concret, proto-langage qui a dû assurément s'enrichir et se complexifier de façon continue au long des millénaires mais qui change de nature en passant aux noms communs et au récit.
Chomsky n'a pas réussi à dégager une grammaire universelle et ses bases génétiques supposées, elle n'est donc pas l'essentiel mais, tout de même, un formalisme plus ou moins rigide facilitant la communication. L'infinie diversité des langues plaide contre une détermination génétique et pour une détermination purement opérationnelle, communicationnelle, de même que les capacités combinatoires et la récursivité dont on peut trouver des ébauches ailleurs (oiseaux). La spécification des langues humaines par la "double articulation" est beaucoup plus précise mais n'est pas comprise la plupart du temps, n'ayant rien à voir avec l'appareil vocal et la descente du larynx ! mais consistant dans la différenciation des niveaux sémantiques et phonétiques : d'une part des unités signifiantes (mots ou phrases) ayant un signifié, d'autre part des phonèmes qui les constituent et les différencient mais sont eux-mêmes dépourvus de sens. L'important, qu'on ne souligne pas assez, c'est justement cela : les sons n'ont plus de sens en soi mais seulement leur combinaison en mots, et c'est ce qui distingue le langage animal, lié au corps ou à la voix, d'une prose plus neutre, indirecte, impersonnelle (détachement que l'écriture radicalisera).
Comme toujours, une nouvelle fonction ne vient pas de nulle part, ne faisant qu'exploiter une aptitude déjà présente sous forme d'ébauche. Ainsi, un langage phonétique peut combiner des sons pour spécifier le sens mais un peu comme des hiéroglyphes en combinant le sens des sons (des hiéroglyphes), ce qui est très différent de la combinaison de lettres (dépourvues de sens) ou des phonèmes en mots. C'est ce qu'on peut appeler le passage à l'arbitraire du langage, et donc à la diversité des langues, les mots de base n'ayant pas de sens sonore, sauf exception et même si les mots composés reproduisent par une combinaison de mots l'ancienne combinaison de sens qui était auparavant une combinaison de sons primaires. Le sens des mots devient surtout communautaire, nomination spécifique à son groupe, ce qui exige son adoption par un groupe assez élargi pour se transmettre, menant à une communication plus intense (il y a des "cultures" et des "langages" spécifiques à des groupes d'animaux - oiseaux, dauphins - sans avoir de double articulation ni de structure dichotomique, ni les capacités narratives qui en découlent).
"Cette double articulation constitue le fondement d'une économie importante dans la production d'énoncés linguistiques : en effet, avec un nombre limité de phonèmes (une trentaine en moyenne dans chaque langue), on peut construire un nombre illimité d'unités de première articulation et donc un nombre illimité d'énoncés".
Avec ce point de vue communicationnel, on reste dans le quantitatif alors qu'il y a une transformation radicale introduite par l'arbitraire du signe, le sens n'étant plus naturel, n'étant plus l'expression émotionnelle de la chose, car se définissant désormais par le jeu d'oppositions aux autres signifiants à la mode, plus que par la chose elle-même, et la parole directe ou poétique devenant prose indirecte d'une réalité absente. Ce n'est plus un code étiquetant des objets singuliers mais une division dichotomique exprimant des qualités générales opposées et qui ont besoin du verbe être pour les attribuer à un sujet (Socrate est un homme). Le code et le langage phonétique qui survivent bien dans les noms propres n'ont eux pas de sens (ou leur sens n'est pas pertinent), servant juste d'index désignant une personne singulière, alors que les noms communs ont un sens uniquement dans leur différence avec les autres noms disponibles dans le trésor de la langue. C'est ce qui fait que chaque langue est un tout (divisé), qu'on la reconnaît telle (langue française, anglaise, etc.) et que traduire est toujours trahir un peu car se situant dans une autre configuration de différents signifiants. Cette structure dichotomique qui durcit les oppositions (entre homme et femme par exemple) permet la logique (le syllogisme) mais surtout permet de raconter des histoires fictives, des "vérités alternatives" particulières à son groupe.
- L'avènement des récits
En effet, ce qui se révélera essentiel, modifiant radicalement notre être au monde, ce n'est pas tant le lexique lui-même, qu'on va qualifier de symbolique, mais les histoires qu'il va permettre de raconter et de transmettre, sur le passé et ce qui n'est pas présent ou visible, faisant surgir la question de l'être et de la vérité de ces fictions, scission de la pensée et de l'être. Là aussi, ce n'est pas que le langage phonétique ne pouvait raconter des chasses avec force gestes mais qu'il y a désormais prolifération de mythes, de contes et légendes transmis en même temps que la langue maternelle et formant une culture particulière, un monde humain à déchiffrer et habité de dieux, devenu un monde commun à sa communauté culturelle et non plus limité à l'environnement immédiat. Ce passage à l'arbitraire du signe, qui ouvre à l'abstraction et à l'arbitraire de la fiction, a été radicalisé par le passage à l'écrit bouleversant les sociétés sans écriture et ouvrant aux religions du livre, parole de Dieu à laquelle tous peuvent se référer en dépit de son absence (inexistence).
Il faut souligner que si la conscience relève de la mémoire épisodique comme mémoire du présent et de la succession des faits, elle se trouve entièrement parasitée par sa mise en récit dans un contexte culturel donné qui lui donne sens, l'intègre à un grand récit et sa communauté linguistique. Langage et récit sont le produit d'un long apprentissage, ils ne sont pas du tout naturels comme pouvait l'être en grande partie un langage phonétique et gestuel. C'est véritablement l'accès à un autre monde, celui de l'Esprit (du récit) qui est ouvert à tous les délires, décollant de la réalité prosaïque (animale). Cela n'empêche pas la conscience de pouvoir se focaliser sur des problèmes bien réels, chercher les informations disponibles, avant de revenir à sa légende et aux idoles de la tribu, mais du côté des capacités cognitives, on aurait plutôt un effondrement, à prendre des vessies pour des lanternes, croire à n'importe quoi. L'avantage adaptatif était ailleurs, notamment pour l'unification de groupes ethniques nombreux et dispersés ainsi que dans la transmission des savoirs - pas seulement des mythes s'opposant aux mythes de leurs voisins pour affirmer leur différence (identité) et justifier leur hostilité. De plus, les fictions se sont révélées productives dans de nombreux domaines pratiques. Le fait est que le récit apporte une nouvelle dimension et cohérence (par une sélection des événements), simplifiant les causalités en récit linéaire et manichéen, faisant la part belle au héros de l'histoire. Il est important de prendre la mesure de ce qui oppose le récit que les êtres parlants peuvent en faire, grâce au langage narratif, à la mémoire épisodique de départ, mémoire des événements vécus pris par le récit dans une intertextualité qui les recouvre et les ordonne, dans laquelle ils prennent place comme signes stéréotypés. Il ne suffit pas de critiquer, comme Bergson, au nom de l'authenticité et de ce qui nous serait le plus propre, ce recouvrement par le langage de l'expérience intuitive et de la continuité vécue au fondement de la mémoire épisodique, il faut prendre la mesure de tout ce que le récit apporte en supplément d'un tout autre monde que le monde de la vie pour fonder le monde humain.
Encore une fois, ce n'est pas que le proto-langage phonétique ne permettait pas de raconter des évènements, mais la rupture apportée par le langage narratif consiste à leur donner un support matériel (sonore) facilement communicable et de transmettre ainsi une culture (des histoires, des mythes, des dogmes). On peut aussi tout-à-fait imaginer que le passage d'un type de langage à l'autre a été progressif, avec une coexistence de l'ancien langage phonétique et du nouveau langage conventionnel, sorte de langage secret d'abord et très limité, avant de se complexifier en étant pratiqué par de plus en plus de locuteurs (à partir d'une certaine masse, il faudra cependant simplifier comme le nombre de phonèmes a été divisé par deux par rapport au langage à clic d'Afrique du sud). Tout cela n'est encore que fiction sur ce qui s'est vraiment passé et dont on n'a pas assez de traces, la seule chose à peu près sûre, c'est qu'il y a eu une révolution radicale (prenant quand même des dizaines de milliers d'années) au coeur d'une évolution graduelle sur de plus longues périodes, et toujours sous la pression d'extinctions de masse (éruptions du Mont Toba entre 76 000 et 65 000 ans, des champs Phlégréens il y a 39 000 ans), jusqu'à une "explosion de la communication à l'aide de symboles vers 38000/35000" (Alain Testart) accompagnée de nombreuses autres innovations techniques.
- Evolution / Révolutions
Si le langage narratif a bien été une rupture nous faisant sortir de l'immédiateté animale, et constituant ainsi la véritable origine de notre humanité (de l'esprit), il se pourrait que l'accession à la parole des modèles de langage génératifs constitue une nouvelle rupture dans notre évolution et notre conscience de soi. A nous reconnaître dans ce mécanisme probabiliste et mimétique, c'est notre rapport au langage et au récit qui change, notre essence d'être parlant qui perd son mystère et sa supériorité spirituelle. En effet, cette nouvelle rupture culturelle réintroduit cette fois la continuité avec les bases neurales du langage et donc de la pensée animale (de l'apprentissage). Il y a bien une continuité évolutive qui n'empêche pas les ruptures, les changements de niveau.
Plus généralement, au lieu d'avoir une vision trop continuiste de la préhistoire humaine, comme s'il ne se passait jamais rien d'important, qu'il n'y avait que de petites différences tout le long d'une évolution linéaire, il faut reconnaître au contraire un certain nombre de sauts évolutifs précipités par les événements (équilibres ponctués), révolutions radicales qu'on liste d'ailleurs régulièrement (bipédie, pierres taillées, néoténie, feu, domestication). Chaque conquête est considérable. Que l'humanité ait traversée plusieurs de ces révolutions ne signifie pas non plus que ces révolutions aient été continuelles, ni qu'elles ne formeraient qu'une trajectoire continue, même si on peut supposer que l'évolution devrait passer à peu près par les mêmes étapes sur d'autres planètes. Il y a bien un sens de l'évolution vers l'adaptabilité plus que la stricte adaptation, mais qui n'est pas déjà là avant, dépassement qui doit être surmonté à chaque fois sous la pression du milieu au lieu d'un développement naturel de l'espèce. Cette succession de révolutions faisant de nous une espèce invasive (déracinée) ne nous laisse pas indemnes - comme on ne retrouve guère trace chez la baleine de son passé de mammifère terrestre, en dehors de sa respiration et de ses mamelles. Les adaptations à un nouvel environnement interdisent même souvent tout retour en arrière.
On peut certes penser que chaque révolution anthropologique nous rapproche de la dernière. Non pas tant les pierres taillées qu'on retrouve avant l'émergence du genre Homo qui, dans un premier temps, se distingue surtout d'y avoir adapté ses mains, se caractérisant plutôt par son adaptation à la technique, tout comme il s'est adapté ensuite aux armes de jet, etc. L'homme nu, ayant perdu ses poils et s'habillant de peaux de bêtes semble bien se situer dans la continuité d'une "sortie de la nature", tout comme la construction d'abris de fortune qui ont cependant des équivalents animaux. L'utilisation du feu par contre, semble bien une rupture franche avec le monde animal, mais difficile à dater puisqu'on peut trouver des traces de feu jusqu'à presque 1 million d'années alors que sa maîtrise et sa généralisation se situent entre 500 000 et 200 000 ans. Lévi-Strauss faisait de l'opposition du cru et du cuit un marqueur de l'opposition de la nature à la culture et on se voit bien s'asseoir autour du feu avec nos ancêtres de ce temps qu'on partage avec Néandertal. C'est certainement un moment charnière qui permet de se hisser au sommet de la chaîne alimentaire, creusant l'écart avec les autres animaux et favorisant les échanges autour du foyer. La tentation est forte d'y voir l'origine du langage, mais trop éloignée dans le temps pour que ce soit comparable au notre - certainement une complexification du langage phonétique et gestuel, avec des chants et danses rythmées, mais rien n'indique une véritable rupture avec la période précédente.
La révolution culturelle amenée par le langage narratif est d'un autre ordre que la maîtrise de la nature, affectant plus les représentations et l'être au monde ou avec les autres, dessinant enfin un monde humain spirituel et non plus seulement matériel. Les multiples révolutions techniques qui suivront (agriculture, villes, guerres, chevaux, écriture, fer, science, industrie) auront aussi des répercutions énormes sur les modes de vie et notre être au monde, introduisant des séparations franches avec les chasseurs-cueilleurs, les peuples sans écritures, les pays sous-développés, les choses s'accélérant de plus en plus et créant des fractures générationnelles. C'est ce qui devrait sûrement se passer encore avec l'avènement des intelligences artificielles maîtrisant le langage, redéfinissant les rôles et nous touchant dans notre être - ce que beaucoup redoutent non sans raisons comme une négation de ce qu'ils étaient avant. Cette (r)évolution subie est pourtant assez différente du fantasme transhumaniste, annonçant une perte de capacités léguées aux machines plutôt qu'un homme augmenté tout puissant tel un demi-dieu.
On peut toujours se reconnaître dans les étapes précédentes de l'humanité comme on peut se reconnaître dans les grands singes, mais chaque étape creuse la différence avec les "sauvages" restés en arrière. C'est un fait, nous ne sommes pas des chimpanzés, qui sont nos plus proches cousins, même si nous les trouvons émouvants et sympathiques - un peu comme nos animaux domestiques. Nous ne sommes pas du même monde, quoiqu'on dise. Notre humanité "moderne" ne commence effectivement qu'avec le langage narratif, et dire que nos ancêtres faisaient partie de la même humanité est trompeur. Par contre, si un chimpanzé accédait à la parole, il ferait partie de notre humanité. Ce n'est pas une question de gènes. Pareillement, l'humanité future pourrait commencer avec les robots conversationnels, faisant de notre propre humanité un passage vers une autre humanité, un autre destin, un autre monde qui regardera nos croyances passées comme des enfantillages. Tant qu'on ne pénètre pas dans ce nouveau monde, on ne peut en dire grand chose, l'ignorance ne pouvant deviner le savoir futur, mais ce qu'on a à y perdre n'est peut-être pas si précieux. De toutes façons nous n'avons pas le choix sinon d'apprendre à nous diriger dans ce nouvel environnement.
En tout cas, nous ne sommes pas sortis de l'évolution et il est erroné de croire qu'elle serait continue, nous laissant les mêmes sous les discontinuités apparentes, car l'évolution n'est pas interne, expression de notre essence éternelle et développement de ses facultés, pure extériorisation de soi, non, l'évolution vient de l'extérieur, de la pression du milieu et des catastrophes qui décident de la suite. Si on peut dégager des tendances à long terme, elles ne tiennent pas à notre espèce mais au devenir de la planète et des logiques processuelles ou écologiques, avec une complexification forcément progressive (non sans régressions) comme un progrès des savoirs accumulés. Et certes, plus on s'éloigne et plus la discontinuité s'estompe derrière une continuité apparente. Notre évolution n'est pas du tout pourtant la genèse d'un peuple élu, d'une race exceptionnelle, mais une évolution qu'on dit pour cela buissonnante, et non pas linéaire, où les mélanges de gènes et de populations sont la règle sur le long terme pour coller au réel et non réaliser un plan divin préalable. Nous n'avons pas le choix de notre avenir et des révolutions anthropologiques du futur mais seulement de nous y adapter ou de disparaître, ce qu'a toujours été vivre, évoluer malgré qu'on en ait avec le temps qui passe et nous dépasse souvent, restés à la traîne de nos souvenirs et de gloires périmées, devenus inaptes face aux nouvelles technologies, mais devant faire avec, comme étant notre lot pour le temps qu'il nous reste d'étonnements et de craintes de l'à venir.
Il est intéressant de voir comme on peut réinterpréter à la lumière de notre révolution cognitive une philosophie comme celle de Heidegger dans son effort de mystification et de survalorisation de l'Esprit et de l'Être se réduisant finalement à l'exaltation nazie d'une prétendue âme allemande supérieure au nom d'un récit héroïque borné. On aurait pu prendre la conception bergsonienne de l'Esprit. Derrida montre la proximité avec Valéry et tous les contempteurs du déclin de l'esprit européen, prenant la techno-science pour une civilisation traditionnelle au même titre que les autres, mais la citation que fait Derrida de l'extrait du discours du rectorat du nazi Heidegger, reprise dans l'Introduction à la métaphysique, est assez claire sur ce spectre de l'Esprit produit par la narration, esprit qui fait exister la fiction :
Ce qu'il appelle esprit, n'est pas différent de l'esprit d'entreprise, "une puissance spirituelle qui originairement unit et engage, assigne, oblige", une communauté d'action plus que d'origine mais ce qui se présente ici comme savoir, est simplement récit et récit des origines, qui passe de l'origine de la planète (p52) à l'origine des Allemands ou de la langue allemande ! car il a conscience d'être dans le langage (pas dans un récit) et ce qu'il déplore, c'est bien que le mot "être" soit dévalorisé par le langage. Loin d'être un appel au concret de l'étant, sa question de l'être n'est finalement que la question de l'être de la fiction, du sens que le récit introduit d'une trajectoire historique avec ses héros et ce n'est pas pour rien qu'il rattache ces fictions à nos appartenances mais, comme d'autres, il est dans l'inutile conjuration du désenchantement du monde, d'une perte de sens à ne plus être inscrit dans un grand récit nous racontant des histoires qui nous font croire à l'existence du monde au dehors de nous, d'un autre monde que notre monde immédiat.
On voit bien que pour Heidegger ce qui relie Être et Temps, c'est l'Histoire, mais l'Histoire supposée réelle, celle de l'Esprit, au lieu du récit qu'on en fait, la pensée et le questionnement ne visant qu'à l'accomplissement d'une origine mythique alors que l'évolution (créatrice), qui est l'histoire réelle, vient de l'extérieur (du monde réel) et non d'une force spirituelle intérieure (du monde de l'esprit) ni d'un mouvement continu (originaire). Au lieu de réhabiliter un récit des origines, il s'agit de le déconstruire comme récit (pas seulement comme essence métaphysique) et destituer le sujet supposé de l'Esprit supposé comprendre (dont les modèles de langage se passent bien).
Pour Marcel Otte tout viendrait de la bipédie, radicalisant la théorie de Leroi-Gourhan dans une perspective lamarckienne. La station debout non seulement libérerait les mains et le cerveau mais serait à l'origine de la conscience (autour de soi) et toute la suite en découlerait, y compris le langage, faire des différences avec Néandertal ou même les australopithèques ne serait que du racisme. On se demande pourquoi les ours par exemple n'ont pas suivi le même chemin, d'autant qu'il a du mal à voir une différence entre notre intelligence et l'intelligence animale...
Il y a bien sûr du vrai à devoir passer par des étapes précédentes pour progresser, arguments plutôt pour une discontinuité mais le plus contestable, c'est qu'il en fait un auto-développement, une tendance interne à se dépasser et vouloir explorer tous les territoires, tendance déjà présente à l'origine selon la pratique habituelle de réécriture de l'histoire à partir de sa fin. Cette soi-disant évolution continue a pourtant connue des millions d'années de quasi stagnation et ne s'est produite qu'à la suite de catastrophes et de la pression du milieu. On voit bien au contraire comme il y a partout une résistance au changement et la volonté de revenir à l'origine (aux anciens). S'il y a effectivement des petites innovations en permanence, allant dans tous les sens, c'est seulement la sélection "naturelle" après-coup qui leur donne un avenir et les rend nécessaires. Ce n'est pas un auto-développement de l'humanité confrontée au contraire à de rudes changements. C'est plutôt l'auto-développement de la technique et de l'accumulation de connaissances qui procure à chaque fois un avantage décisif. L'erreur vient de la définition trompeuse d'un homme modifiant son environnement à sa guise, comme si on inventait des modes de vie qui nous sont imposées par l'organisation sociale qui est notre nouvel environnement pas si facile à changer et ne nous laissant pas le choix de l'accélération technologique.
https://youtu.be/ZSiKqqD9xhY
Une langue archaïque, l'Andamanais, datant peut-être de 50 000 ans, aux débuts de la sortie d'Afrique, donne une idée des premières grammaires des langues originaires et de la formation des mots à partir de la combinaison d'un radical et d'un préfixe le situant par rapport au corps (bouche, intérieur/extérieur, etc) :