Le début de l’Histoire

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Quand on cherche une origine historique, on en trouve toujours des ébauches ou préfigurations longtemps avant. C'est sans doute différent avec Sumer qui est bien par définition l'origine de l'Histoire en étant à l'origine de l'écriture et donc des premiers documents écrits. Même si l'écriture elle-même avait des précurseurs (sceaux, "chiffres"), la constitution d'archives écrites rend indéniable le fait que "l'Histoire commence à Sumer". Cela ne doit pas pour autant nous faire croire que TOUT commence à Sumer, ce qu'on peut être tenté de penser devant cette civilisation incroyable qui semble avoir tout inventé et un peuple mystérieux surgissant de nulle part, dont la langue est si éloignée de celles de la région qu'ils ont pu passer pour des extraterrestres !

Pourtant il y avait, juste avant, la culture de Obeïd, mais encore trop mal connue bien qu'ayant initié une urbanisation déjà assez avancée comportant irrigation, temples et palais, notamment à Eridu ou Uruk, avec un développement de la richesse, de l'artisanat et des inégalités, au point qu'il n'apparaît nul besoin d'aller chercher un peuple supérieur venu d'ailleurs (bien incapable de dire d'où). C'est ce que confirment les analyses génétiques des sépultures de la région, témoignant d'une grande diversité d'origines, d'un melting pot de populations plus ou moins éloignées au lieu d'une race nouvelle tombée du ciel. On aurait affaire plutôt à un mélange de toutes sortes d'immigrés, de toutes les couleurs, population bigarrée combinant tous les talents. Reste l’énigme de la langue [Cela m'a fait imaginer que la langue sumérienne, langue agglutinante isolée, très primitive au début, voire phonétique et privilégiant les voyelles, pourrait être un "pidgin", langue d'immigrés improvisée pour se comprendre entre différentes populations (y compris de l'Indus) aux langues très différentes - hypothèse gratuite car je n'ai là-dessus aucune compétence]. Il ne faut pas trop idéaliser cette civilisation originelle mais c'est une leçon qui se répétera dans l'histoire que les pays les plus puissants et progressistes sont les plus ouverts et mélangés.

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Prémonitions funestes

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Allemagne

Heinrich Heine en 1834 écrit (Sur l’histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne) :

Le tonnerre allemand est certes lui aussi allemand et il n’est pas très dégourdi et il arrive plutôt lentement, mais il vient et lorsque vous l’entendrez retentir comme jamais rien n’a retenti dans l’histoire du monde, alors sachez-le : le tonnerre allemand a enfin atteint son but. A ce bruit les aigles tomberont morts des airs et les lions dans les déserts iront se réfugier dans leurs royales cavernes. On représentera alors une pièce en Allemagne en comparaison de laquelle la Révolution Française n’apparaîtra plus que comme une innocente idylle.

Des kantiens vont faire leur apparition qui jusque dans le monde du visible ne voudront entendre parler d’aucune piété qui impitoyablement fouailleront de l’épée et de la hache le sol de notre vie européenne pour en extirper jusqu’aux dernières racines du passé.

 

USA

Richard Rorty prophétise en 1997 (L’Amérique : un projet inachevé, p. 90-91) :

"Syndiqués et ouvriers non-qualifiés et non-syndiqués vont tôt ou tard se rendre compte que leur gouvernement ne cherche même pas à empêcher les salaires de dégringoler ni les emplois d’être décentralisés à l’étranger. À peu près en même temps, ils prendront conscience que les employés de bureau embourgeoisés – qui ont, eux aussi, terriblement peur de compressions de personnel – n’ont pas l’intention de payer des impôts destinés à financer une aide sociale quelconque. Quand les choses en seront là, quelque chose cassera. L’électorat des quartiers populaires conclura que le système a échoué et commencera à chercher un homme fort à élire : quelqu’un prêt à leur promettre que, s’il l’emporte, les bureaucrates assis, les avocats escrocs, les courtiers en bourse surpayés, et les professeurs postmodernistes cesseront de faire la loi (…) Ce qui risque fort de se produire est que les bénéfices obtenus au cours des quarante dernières années par les Afro-américains et les Hispano-américains comme par les homosexuels soient balayés. Les plaisanteries désobligeantes sur les femmes reviendront à la mode. Les mots «négro» et «youpin» s’entendront à nouveau sur le lieu de travail. Tout le sadisme que la gauche universitaire a cherché à rendre inacceptable auprès de ses étudiants refluera comme un raz-de-marée. Tout le ressentiment qu’éprouvèrent les Américains peu éduqués à voir leur comportement dicté par des diplômés d’université trouvera un exécutoire". Cet homme fort, concluait-il, "sera une catastrophe pour le pays et pour le monde".

Malgré tout, la dialectique ne s'arrête pas au moment négatif qu'elle finit par surmonter...

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Déconstruire la Phénoménologie de Hegel

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La vérification dans notre actualité de la dialectique historique (et l'importance d'en prendre conscience) ne saurait valoir allégeance à tout ce que Hegel a pu en dire au moment de l'Empire, ni adopter une conception de l'esprit qui n'est plus tenable à l'ère des intelligences artificielles génératives. De même adopter la logique aristotélicienne ne peut signifier adopter sa métaphysique ni sa justification d'un patriarcat esclavagiste. Plus généralement, il faut se déprendre de l'illusion qu'un philosophe aurait tout compris et qu'on n'aurait plus qu'à épouser sa philosophie. Les grands philosophes sont admirés pour les vérités qu'ils découvrent ou les questions qu'ils posent, ce qui les rend indispensables à connaître, mais le paradoxe, c'est que ces vérités sont mobilisés à chaque fois pour une dénégation finale (de la mort ou de la souffrance) et une idéalisation du réel, si bien que, dans (presque) toutes les philosophies, le vrai n'est qu'un moment du faux. Il ne faut pas prendre au sérieux les démonstrations philosophiques, leurs syllogismes implacables qui "liaient les intelligences et n'atteignaient pas les choses" (comme y insistait Bacon). En effet, le réel ne résiste pas à la pensée (aux fictions), seulement à l'action. Il est donc plus que légitime de reprendre comme Aristote les vérités de Platon sans accepter sa théorie des idées ni l'immortalité de l'âme. De même, s'il n'est plus possible désormais d'être un communiste marxiste-léniniste cela ne veut pas dire qu'on pourrait ne plus être marxiens au sens d'une détermination par le système de production et les rapports sociaux, c'est-à-dire d'une conception matérialiste et dialectique de l'histoire déterminée par l'évolution technique. Pour Heidegger, c'est encore plus caricatural car, bien sûr, être touché par Être et Temps ou certains des thèmes qu'il aborde ne peut faire accepter son nazisme et sa mystique pangermaniste. A chaque fois de fortes révélations qui font progresser le raisonnement sont supposées à la fin nous faire prendre des vessies pour des lanternes et, au nom de leurs déductions logiques, nous faire croire à notre liberté absolue, à un Dieu, une vie après la mort, une fin de l'histoire utopique ou une béatitude illusoire.

Ainsi, répétons que ce qui doit nous faire adopter la dialectique hégélienne, c'est sa vérification dans le concret et la particularité des phénomènes, aussi bien dans la logique que dans l'histoire (politique, morale, esthétique), dialectique que l'on subit et qu'on ne peut ignorer. Il ne faudrait pas pour autant que cela nous aveugle sur la totalité du système - et notamment sur la Phénoménologie - en perdant du coup tout esprit critique. Il est même essentiel d'en déconstruire le dispositif fondé sur la confusion de la conscience individuelle et de l'esprit historique. Comme on l'a souligné, c'est bien le fait de commencer par la conscience qui a donné son élan et sa cohérence à la rédaction de la Phénoménologie, abordant la vérité et l'esprit comme sujet au lieu d'un point de vue extérieur. Cette confusion entre la conscience individuelle et l'histoire de l'Esprit est cependant intenable alors même que le rôle de l'individu y est minimisé, notamment au vu des "ruses de la raison". La dialectique de la conscience qui s'y déploie pourrait être attribuée tout au plus à une sorte de conscience transcendantale, à l'esprit du temps (identifié trop rapidement par Kojève à l'Homme) ou, mieux, à des contraintes logiques mais non pas à l’activité de l’individu, ce que précise d'ailleurs le dernier paragraphe de la préface. Il est d'autant plus étonnant que l'Introduction prétende à une science de l'expérience de la conscience. Dans son cours sur La Phénoménologie de l'esprit de Hegel (1931), Heidegger a beau jeu de critiquer, au nom de l'intentionalité phénoménologique et sa noèse, la reconstruction de la conscience à partir de ses perceptions, alors qu'il y a au contraire toujours compréhension préalable de la totalité, du sens de la situation. La conscience ne commence jamais à partir de l'immédiat, elle est toujours déjà-là, en situation, insérée dans une histoire, des rapports sociaux, des discours, toujours déjà conscience pour l'Autre et langage, dès le début et non pas seulement à la fin du parcours. Comme l'a montré Lev Vygotski, le développement de l'enfant ne procède pas de l'individuel au social mais bien du discours social à l'individuel.

Dans la Philosophie de l'Esprit de sa Realphilosophie, précédant tout juste la Phénoménologie, Hegel admettait cela et qu'il n'y a de réalisation de la conscience de soi que dans le peuple (le collectif), pourtant ce qui séduit dans sa Phénoménologie, c'est bien d'en faire un roman où la conscience est supposée se construire dans sa propre expérience. C'est encore ce que va mettre en scène le chapitre IV "La vérité de la certitude de soi-même" où la conscience accéderait à la socialisation par "la conscience de soi en soi et pour soi quand et parce qu'elle est en soi et pour soi pour une autre conscience de soi" (p155), c'est-à-dire "un Moi qui est un Nous, et un Nous qui est un Moi" (p154). La première partie, intitulée "Indépendance et dépendance de la conscience de soi", va justement introduire la dialectique du Maître et de l'Esclave qui est la partie la plus connue de l'ouvrage mais l'objet de bien des malentendus. Kojève en fera le pivot de sa contestable interprétation hégélo-marxiste-heideggerienne, combinant lutte et travail avec l'angoisse de la mort. La revanche de l'esclave travailleur sur la jouissance du maître est effectivement la matrice de la dialectique marxiste renversant les rôles mais il faut ramener cette dialectique qui n'a rien d'historique à son caractère de fiction et de simple parabole.

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Les origines de la dialectique hégélienne

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Ayant fait allusion dans le texte précédent aux origines multiples de la dialectique hégélienne, cela m'a incité à approfondir cette question trop négligée - et tenter par la même occasion de rendre compte de l'écriture de la Phénoménologie. Il ne faut pas bien sûr s'en tenir au fait que Hegel renvoyait à Héraclite pour toute réponse, comme s'il n'y avait rien ajouté, recouvrant tout ce que la Phénoménologie apporte justement puisqu'on peut dire que l'ouvrage n'est pas autre chose que l'exposition de la découverte de la dialectique dans toutes sortes de phénomènes (aussi bien psychologiques qu'historiques ou même physiques), témoignant de son universalité. Cela peut brouiller cependant ce que la dialectique hégélienne a de spécifique et que son élaboration éclaire dans sa différenciation de celle de Schelling.

D'abord, il faut préciser que c'est seulement à la mort de son père, en janvier 1799, que Hegel peut prendre à 29 ans son indépendance matérielle et revenir à la philosophie, moment des premières ébauches de son système avant de venir à Iéna pour rejoindre Schelling à qui il écrit le 2 novembre 1800 : "Dans ma formation scientifique qui a commencé par les besoins les plus élémentaires de l’homme, je devais nécessairement être poussé vers la science, et l’idéal de ma jeunesse devait nécessairement devenir une forme de réflexion, se transformer en un système, je me demande maintenant, tandis que je suis encore occupé à cela, comment on peut revenir à une action sur la vie de l'homme". Jacques D'Hondt a été jusqu'à prétendre que jusque là Hegel n'était pas vraiment un philosophe, plus intéressé par l'histoire, les religions, les sciences ou même l'économie. C'est très exagéré mais témoigne du moins de l'étendue et de la diversité des domaines qu'il avait exploré. Même si son souci était plutôt religieux à l'époque et qu'il était marqué par la philosophie critique de Kant comme par l’idéalisme transcendantal de Fichte, il avait déjà développé à Francfort une critique des dualismes de Kant (phénomène/noumène, nature/liberté, antinomies) aussi bien que ceux de Fichte (Moi/non-Moi), visant à la réconciliation des opposés.

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Progressisme et dialectique

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La montée de l'obscurantisme, de la haine et de la guerre, a de quoi provoquer dépression et sidération du côté des progressistes assistant soudain tout ébahis à la remise en cause de nos conquêtes passées. Oui, l'heure nouvelle est au moins très sévère mais ne devrait pas tant nous surprendre, comme si c'était la première fois que cela arrive alors que c'est une règle constante au cours du temps. Les progressistes se persuadent en effet facilement qu'on n'arrête pas le progrès qui est le mouvement même de l'histoire, matériellement (entropiquement et technologiquement) aussi bien que juridiquement. Il y a de bons arguments pour cela quand on regarde notre passé, avec de plus la certitude d'être juste et rationnel qui favorise une façon de penser continuiste de croyance au progrès, comme avant 1914... On a pourtant dû plusieurs fois déchanter, mais en se persuadant à chaque fois que ce serait la dernière, ce que dément à nouveau la malédiction actuelle d'un retour des années trente voyant, avec un mélange d'incrédulité, d'effarement, d'indignation et d'horreur, monter un peu partout le nationalisme autoritaire, l'intolérance religieuse et la xénophobie identitaire, au lieu de s'unir face aux urgences écologiques planétaires.

Quand on se situe dans la longue durée on constate bien pourtant que l'évolution ne s'arrête jamais et que non seulement nous ne sommes pas semblables aux premiers Homo sapiens mais nous ne le sommes pas même à nos grands-parents sur de nombreux plans ! Malgré l'écroulement inéluctable de tous les empires qui se suivent au cours du temps, et malgré tant de dévastations insensées, le recul historique donne bien l'impression d'une grande continuité dans les progrès incessants de la civilisation (où d'autres verront une décadence continuelle). En tout cas, ce progrès cumulatif est flagrant dans les technologies et les sciences, mais si cela produit aussi sur le long terme un progrès de la rationalité et du Droit, c'est beaucoup plus disputé et moins assuré sur le court terme où l'on observe à chaque époque de nouveaux aveuglements et dogmatismes ainsi que des retournements de situation brutaux, avec l'alternance entre guerres et paix, des cycles entre gauche et droite, progressisme et réactions autoritaires - l'un comme l'autre n'étant ni entièrement positif ni seulement négatives. En effet, le bien n'est pas sans mal, il peut même être cause d'un plus grand mal, et le mal le plus abject peut finir par produire aussi quelques biens en retour (Plus jamais ça). Cette dialectique, où le faux est un moment du vrai et les destructions "créatrices", n'est pas juste une grille d'interprétation plaquée sur le réel mais bien sa manifestation la plus constante dans les événements historiques comme dans l'évolution cognitive, notamment dans la succession des modes ou idéologies avec inversion des valeurs, passant d'un extrême à l'autre...

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Tout repenser avant la fin du monde

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Le prix Nobel décerné aux IA génératives est incontestablement justifié tant elles vont tout envahir et nous obligent à repenser tout ce qu'on croyait savoir de l'esprit et du langage, rendant obsolètes la plupart des philosophies. On peut cependant s'étonner que ce soit un prix Nobel de "physique", ce que justifient les analogies du Deep learning avec la thermodynamique et les réseaux de spin, mais il est regrettable que cela occulte la véritable révolution en physique que provoque actuellement le Télescope James Webb (JWST), révolution qui n'atteint pas encore le public alors qu'il nous donne une nouvelle vision de l'univers, nous obligeant à repenser notre récit des origines qui faisait tout débuter par un supposé Big Bang et son inflation énigmatique alors que d'autres univers nous précéderaient dans un espace sans doute infini.

On oublie trop souvent que les progrès scientifiques viennent plus du progrès des instruments que des progrès cognitifs qu'elles induisent car le réel qu'on découvre est toujours très différent et plus complexe que ce qu'on pouvait imaginer avant, horizon qui recule à mesure qu'on avance. La première expérience est celle de l'observation sans laquelle il n'y aurait pas de faits ni de vérification possible, la précision des informations apportée par le progrès technique du JWST est donc primordiale mais il faut aussi avoir la capacité de les traiter. C'est là que l'Intelligence Artificielle et l'informatique en général décuplent ces capacités mais il faut souligner que les LLM (Large Language Model) ont pu accéder à une maîtrise du langage, qui semblait hors d'atteinte, dès que la masse d'écrits amassées sur les réseaux ainsi que les capacités de traitement ont permis d'intégrer une gigantesque base de données linguistiques et qu'un seuil a été soudain franchi à l'étonnement de tous (sans doute comme les milliards de connexions de notre cerveau avec des groupes humains plus nombreux qui nous ont fait accéder au langage et à la culture vers 60 000 ans?).

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Le langage, la logique et l’action

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Au tout début d'Internet, en 1997, une de mes premières "publications" avait été la "structure de la Logique" de Hegel dont la logique dialectique s'ancrait dans le déploiement implacable du réel, de sa négativité répondant à l'Esprit qui tente de le saisir et doit à chaque fois corriger et complexifier son acquis précédent par une série de négations (partielles) - toujours insuffisantes, trop simplistes, d'où leur dialectique sans fin... Il faut dire, qu'en dehors de certaines parties confuses, c'est assurément très convainquant. C'était en tout cas une conception objective de la logique échappant à tout psychologisme, logique aussi universelle que les mathématiques (ce n'est pas une catégorie innée de l'entendement).

Cette conception étendue de la logique débordait cependant la logique au sens habituel, telle que Aristote en avait posé les bases immuables, n'ayant guère fait l'objet de progrès depuis. On s'en étonne souvent, comme si Aristote avait inventé ces règles et qu'elles étaient arbitraires. Il faut se persuader plutôt qu'Aristote, qui était chargé de la Rhétorique dans l'académie de Platon, a pu dégager de la dialectique socratique mais surtout des argumentations juridiques (que les Athéniens avaient démocratisées), tout un organon formel (dont la logique ne constitue d'ailleurs qu'un aspect). Il n'y a aucune invention mais simple description. Il distinguait déjà cependant une raison réflexive (l'intellect agent), pouvant appliquer ces principes activement, à ne pas confondre avec l'intuition subjective, sensible ou intellectuelle (l'intellect passif) sur laquelle elle s'applique - un peu comme Kant[1] le fera bien plus tard en insistant sur leur caractère complémentaire, d'une forme vide au contenu effectif.

On ne peut donc réduire la pensée ou le langage à la logique, ce qui est apparu clairement avec les IA génératives qui en manquent encore à ce jour et auraient bien besoin de sa validation après coup, bien que leur programmation statistique suffise la plupart du temps à suivre une logique respectée communément. Ce qui distingue la logique du langage, c'est son caractère universel, extérieur, contraignant, passant certes par le langage mais, aussi bien dans les jugements que pour l'action, imposant la pratique à l'idéalisme, au sens, à l'intuition. Cette logique universelle contraste avec la multiplicité des grammaires et croyances par ce qui relie la logique à l'action et la pratique plus qu'à l'idée. Précisons que si la logique est inhérente à l'action, elle ne résulte pas seulement de l'activité de l'intellect lui-même (qui plaquerait sa grille logique sur le langage) mais bien du réel auquel se cogne l'action.

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Il faut sauver la liberté

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La liberté subjective

Comme le dénonçait Francis Bacon, la plupart des prétendues démonstrations philosophiques sont contestables et pur sophismes. C'est le cas notamment sur la liberté. Ainsi, contre les postulats de la philosophie, on a vu qu'être déterminés ne supprime pas le sentiment de notre liberté et de notre part de responsabilité, ce qui veut dire aussi qu'il n'y a pas besoin de se croire absolument libre pour être moral (même une IA générative peut l'être par pure raison ou convention). Pareillement, que nous importe que "la liberté humaine que tous se vantent de posséder consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits et ignorent les causes qui les déterminent" lorsque, justement, on ne sait pas quoi faire (ce qui n'est pas du tout une "liberté d'indifférence" comme pour l'âne de Buridan) ? Toutes ces fausses évidences logiques nous égarent et nous détournent de l'expérience pratique. Ainsi, le plus souvent, il ne s'agit pas tellement d'ignorance des causes mais de ce qui nous attend, et ce n'est pas forcément quand on agit en connaissance de cause qu'on se sent le plus libre !

En réalité, que la liberté soit toujours déterminée ne diminue en rien notre soif de liberté et de libération de nos chaînes, qui ne se manifeste pas seulement dans la prise d'indépendance de l'adolescence et implique par exemple, en dépit du commandement, la liberté de mentir protégeant son intériorité. La liberté ici n'est pas du tout un libre-arbitre métaphysique et sans causes mais simplement de ne plus dépendre d'une autorité, nous laissant libres de nos mouvements et de nos choix, sans devoir pour cela s'imaginer agir parfaitement (sans droit à l'erreur), ni en dehors de toute détermination. Dans ce sens, on peut même dire, qu'à l'opposé de la sagesse d'un libre-arbitre souverain, d'une liberté à l'image de celle de Dieu, nous sommes plutôt possédés par notre passion de la liberté, presque animale, qui s'impose à nous, ruant dans les brancards d'une domestication toujours plus poussée par la civilisation et l'explosion démographique. Cette indépendance farouche est ainsi toujours très relative, soumise aux innombrables contraintes de la vie en société. Il ne faut pas trop en attendre (la fin de l'esclavage n'était pas la fin de l'exploitation) mais chaque période de libération est source de progrès comme des plus grandes joies de l'existence - certes au risque de dérives et d'effets pervers (qui apparaissent parfois très tardivement) devant être corrigés. C'est en partie le prix de "l'indéterminisme" et de l'imprévisibilité qui sont produits cette fois par les libertés elles-mêmes.

En tout cas, y compris dans les pires circonstances obligeant à les restreindre ou en corriger les excès, et malgré nos déterminations sociales ou les risques de l'émancipation, nous sommes prêts à tout pour défendre nos libertés (ou ce qui peut l'être), avec lucidité et "détermination", en s'appuyant sur son énergie et son efficience. Car les libertés ont effectivement besoin d'être défendues contre les tentations régressives et autoritaires toujours présentes - et qui peuvent même prétendre supprimer nos libertés au nom de leur propre liberté souveraine contre celle des autres (d'où l'intérêt de tenter d'éclaircir une fois de plus la question).

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Notre part de responsabilité

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Chaque élément isolé qui se montre comme condition, origine, cause d’une telle circonstance et, par conséquent, a apporté quelque chose qui lui est propre, peut être considéré comme comptable de cela, ou, au moins, comme y ayant une part de responsabilité.
Hegel, Principes de la philosophie du Droit, p150

Les deux déterminismes

Rien n'étant sans cause, il y a bien un déterminisme intégral, sauf qu'il y en a deux ! On a déjà vu qu'on ne peut, comme le prétendent des physiciens, tout réduire aux causes mécaniques, y compris la mécanique quantique. Il est absurde de parler d'une "fonction d'onde universelle" qui rendrait compte de tout ce qui arrive dans l'univers. Comme j'ai essayé de le montrer, il y a place pour une autre causalité qui n'est pas physique et s'oppose même à l'entropie universelle, c'est l'intervention du vivant et de sa part de "liberté" échappant au pur déterminisme physique, introduisant, par sélection et apprentissages, les causes finales dans la chaîne des causes. On passe ainsi d'une cause mécanique, s'épuisant dans son effet, à une cause cognitive orientée vers un but, la "liberté" ressentie n'étant que l'autonomie de mouvement et de décision, entièrement dépendante des informations disponibles et des capacités cognitives de chacun. A cause de notre finitude, au minimum l'information est toujours imparfaite et le résultat de la cognition est non seulement approximatif mais sujet à l'erreur (pour Hegel, même "l’esprit n’est que ce qu’il sait de lui-même"), sans parler de l'étendue de notre connerie humaine. Le fait qu'il soit d'un tout autre ordre que le déterminisme physique, et moins "efficace", n'empêche pas d'avoir affaire à un déterminisme aussi inévitable, combinant l'hérédité à la formation individuelle, déterminisme de sa personnalité, de ses acquis génétiques et cognitifs. On sait maintenant à quel point notre personnalité et nos actes dépendent entièrement de notre passé, de la société, des cultures dans lesquels nous avons été baignés, notre liberté se réduisant à en appliquer volontairement les normes avec un certain degré d'incertitude, comme dans la mécanique quantique. On a dans un cas comme dans l'autre un déterminisme intégrant une part d'incalculable (non pas d'indéterminisme à vrai dire impensable). Le libre-arbitre nous faisant notre propre arbitre de nos actes ne saurait être inconditionné, sans motivation, mais la plupart du temps contraint et résultant de nos représentations comme de la douleur ou du plaisir attendu.

Causalité individuelle

Cette causalité extérieure mise en évidence par les sciences sociales est loin d'être claire encore de nos jours mais avait commencé depuis la naissance de la sociologie à susciter le soupçon qu'on ne pouvait plus croire à un libre-arbitre véritable, fragilisant notamment les fondements de la Justice, obligée de tenir compte dans ses peines au moins des circonstances atténuantes jusqu'à risquer d'effacer la responsabilité individuelle. C'est contre cette excuse sociologique, accusée d'exonérer les malfrats de leurs crimes, qu'un premier ministre avait pu oser l'imbécilité de proclamer que "Expliquer, c'est déjà vouloir un peu excuser" ! Admettre nos déterminations sociales et intellectuelles ne fait pas disparaître pourtant la responsabilité individuelle, comme le soutenait Lucien Lévy-Bruhl dans sa thèse de 1884 sur "L'idée de responsabilité" détachée justement de la question du libre-arbitre : "Avec cette faculté d'agir en connaissance de cause et de choisir librement la conduite qu'il veut suivre, l'homme s'attribue une causalité véritable à l'égard de ses actes, il s'en reconnaît l'auteur" p2. Il faut ajouter qu'on ne peut même se dérober à notre responsabilité pour nos fautes involontaires. Ainsi un artisan est responsable de la qualité de son travail, bonne ou mauvaise. Celui dont la maladresse cause l'effondrement d'une construction a beau en être tout autant ébahi, il en reste bien responsable d'une façon ou d'une autre - et c'est une responsabilité que peut endosser tout autant une IA s'excusant effectivement de ses erreurs précédentes quand on lui fait remarquer, ayant bien une identité d'agent cognitif, admettant ainsi son erreur sans faire intervenir un quelconque libre-arbitre et encore moins des intentions mauvaises.

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Francis Bacon, la méthode scientifique contre la connerie humaine

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Tenant pour assuré que l'entendement humain créait ses propres embarras et n'usait pas avec modération et justesse des aides véritables qui sont au pouvoir de l'homme, que de là provenait une ignorance infinie des choses et, avec cette ignorance, des maux sans nombre [..] Mais il ne fallait nullement espérer que les erreurs qui se sont imposées et qui continueront de s'imposer éternellement se corrigeassent d'elles-mêmes (si l'esprit demeurait laissé à lui-même). p61

Si nous avons fait quelque progrès dans une telle entreprise, la méthode qui nous a frayé la voie n'a été autre que l'humiliation vraie et légitime de l'esprit humain. [...] C'est ainsi que peu de place est laissée à la puissance et à l'excellence du talent. p71

C'est bien tardivement que j'ai dû me résoudre à reconnaître l'étendue de notre connerie congénitale (au lieu de notre supposé bon sens), et qu'on ne pense jamais par soi-même (malgré l'injonction de la pensée critique), ne faisant d'une façon ou d'une autre que répéter ce qu'on nous avait mis dans la tête (à l'instar des Grands Modèles de Langage). Or, ces constats qui paraissent encore audacieux, sinon insultants au regard de l'humanisme démocratique, n'ont bien sûr rien de nouveaux puisqu'ils sont au fondement des sciences tels que Francis Bacon les théorisait, notamment avec son "Novum Organum" de 1620, dans une époque enfoncée dans l'obscurantisme et les guerres de religions (ranimées aujourd'hui par l'islamisme). Comme on le verra, son combat contre les faux savoirs et nos limites cognitives n'est pas la seule résonance avec notre actualité de cet auteur trop négligé, alors qu'il a été le fondateur du progressisme et des institutions scientifiques. On peut certes lui reprocher bien des choses, et d'avoir péché par trop d'optimisme à faire miroiter un avenir qui n'est pas si radieux. Il n'est pas exempt non plus de conceptions archaïques (sur les femmes notamment), sa pensée étant datée de plus de quatre siècles. Il ne faisait qu'anticiper une science sortant à peine des limbes, et ne pouvait sauter par-dessus son temps - selon son propre principe que "la vérité est fille du temps".

Lorsque Bacon avait dit, de son accent à la fois simple et pathétique, que la logique formelle était plus propre à consolider et perpétuer les erreurs qu'à découvrir la vérité, que le syllogisme liait les intelligences et n'atteignait pas les choses ; qu'il ne fallait plus jurer sur les paroles des maîtres, ne plus adorer les idoles, changer de méthode, pratiquer l'observation, recourir à l'expérience, il avait semé les idées qui quelques cent ans après le "Novum Organum", ont germé, ont levé, ont formé une moisson couvrant toute l'Europe. Paul Hazard, La pensée européenne au XVIIIe siècle

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On ne pense jamais par soi-même

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Toute une vie ne suffit pas pour désapprendre ce que naïf, soumis, tu t’es laissé mettre dans la tête - innocent ! - sans songer aux conséquences.
Henri Michaux

Les critiques des nouvelles intelligences artificielles les accusent de ne faire que répéter bêtement ce que d'autres ont dit mais, d'une part on constate que leurs réponses ne sont pas si bêtes et, surtout, cela éveille le soupçon que nous aussi ne faisons rien d'autre que de répéter comme des perroquets ce qu'on a appris (ce qu'on appelait psittacisme), ceci sous une forme à peine personnalisée le plus souvent. Il n'y aurait pas à s'en étonner si on avait pris au sérieux ethnologie et sociologie qui prouvaient déjà le conformisme fondamental de la pensée de groupe et de l'idéologie de classe. Pourtant, la conscience de soi comme production sociale, telle que les sciences humaines l'ont mise en évidence, a toujours été minimisée (paradoxalement même par des marxistes) car réfutant les conceptions moralistes ou activistes de l'histoire avec leur idéalisation de la liberté (y compris par les révolutionnaires).

La croyance dans notre libre-arbitre, supposé échapper à la causalité, est assez délirante et d'ailleurs objet de polémiques au moins depuis Luther qui la contestait comme plus tard s'y opposera le déterminisme de Spinoza et le principe que rien n'est sans raisons. Le matérialisme historique de Marx soulignant l'importance du système de production ne faisait que renforcer ce déterminisme... avant de s'idéologiser. Le sentiment de notre liberté reste effectivement bien ancré en nous, indispensable subjectivement à l'action et pour effectuer nos choix ("Avec cette faculté d'agir en connaissance de cause et de choisir librement la conduite qu'il veut suivre, l'homme s'attribue une causalité véritable à l'égard de ses actes, il s'en reconnaît l'auteur." Lévy-Bruhl, L'idée de responsabilité p2). En fait, Norbert Elias remarquait que ce serait même la multiplication des contraintes, comme des choix auxquels l'individu se trouve confronté dans nos sociétés libérales, qui renforcerait le sentiment de son autonomie, jusqu'à l'autonomie subie parfois. On voit bien que cela ne peut signifier que cette liberté d'action serait inconditionnée, ce qui n'a aucun sens - mais ce que prétendent pourtant la plupart des philosophes, aussi bien Descartes et Kant que Kojève et Sartre.

Cette idéologie de la liberté et d'un individu qui se ferait lui-même (self made man, entièrement responsable de ce qu'il est) ne se cantonne pas cependant à la philosophie mais engage toute une conception de l'individu et de la justice à la base du libéralisme aussi bien que de la démocratie et de ses prétentions de souveraineté - exigence impossible de se soustraire à toute hétéronomie sous prétexte qu'elle n'est plus théologique. Si les Grand Modèles de Langage achèvent cette illusion de libre-arbitre et d'une pensée personnelle, c'est donc notre conception de la démocratie qu'il faudra changer, d'une prétendue légitime dictature de la majorité et d'une "volonté générale", au profit d'une démocratie des minorités et des Droits. La question métaphysique n'est pas sans conséquences politiques.

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Dialectique cognitive et Intelligences Artificielles

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Sur le temps long, le seul progrès incontestable et cumulatif, est celui des connaissances (de la techno-science). Bien sûr, cela ne veut pas dire que tout le monde y ait accès ni qu'il n'y aurait pas des retours en arrière, des savoirs oubliés ou refoulés à court terme avant d'être redécouverts, mais, en tout cas, et malgré ce qu'on prétend, ce progrès objectif est largement indépendant de nous, imposé par l'expérience contredisant la plupart du temps nos croyances. Loin d'atteindre un savoir absolu pourtant, cette accumulation de connaissances dévoile plutôt à chaque fois de nouvelles terres inconnues, si bien qu'on peut dire que l'ignorance croît à mesure de notre savoir qui détruit nos anciennes certitudes et préjugés.

Effectivement, les sciences ne progressent que par la rencontre de faits qui échappent aux théories en cours, obligeant à les reformuler. Ainsi, leurs avancées pas à pas démontrent qu'on n'accède pas directement au réel comme à une vérité révélée définitive devenue transparente mais qu'il y a une dialectique cognitive à l'oeuvre corrigeant à chaque fois la position précédente, la complexifiant par une négation partielle ou par un changement de paradigme qui ne peut être anticipé avant. Cette dialectique cognitive à partir de l'état des savoirs illustre bien qu'il n'y a pas d'accès à l'être, comme le disait déjà Montaigne, il n'y a que des approximations, des approches, comme d'une canne d'aveugle qui va de gauche à droite afin de cerner son objet, tester ses limites (Fichte définit le savoir par la rencontre d'un moi libre qui se cogne au non-moi qui lui résiste). Il y a un dualisme irrémédiable entre le savoir et le réel auquel il doit s'ajuster en tâtonnant, la connaissance n'est pas originelle, immédiate, directe, instinctive, mais s'élabore petit à petit avec le temps, se précise, se complète, se nuance.

Pour les sciences, même les théories les plus établies ne sont donc pas à l'abri d'une réinterprétation totale, comme la relativité a réinterprété la physique newtonienne, sans que cela puisse constituer un aboutissement définitif (problème de la gravité quantique, etc). Aucun argument ici pour les théories les plus farfelues ou spiritualistes contestant les sciences mais, au contraire, pour ne pas se fier à nos convictions et suspendre notre jugement en restant ouvert aux remises en cause par l'expérience de nos représentations (plus que des équations elles-mêmes qui restent vérifiées dans leur domaine de validité). On voit que, ce que l'histoire des sciences implique, c'est bien leur temporalité, tout comme l'évolution du vivant et nos propres apprentissages, entre l'héritage du passé et les découvertes à venir impossibles à prévoir, devant passer comme l'enfant par une série de stades de développement et s'enrichissant au cours du temps. Il n'y a dès lors aucune raison qu'on arrête de progresser et que le temps s'arrête. Si Hegel en avait fait l'hypothèse, c'était seulement pour l'accès à un "savoir absolu" qui n'était en réalité que le dépassement de la religion par la conscience de soi comme produit de l'histoire, et non une totale omniscience impensable pour des êtres finis (même artificiels).

Ceci rappelé rend douteux, en effet, que la situation puisse être complètement différente avec des Intelligences Artificielles, même si elles nous surpassent en tout, pouvant exploiter toutes les données disponibles et accélérer significativement les progrès des connaissances. Elles constituent incontestablement un nouveau stade cognitif avec l'accès au savoir pour tous (après wikipédia), mais on ne peut en attendre une révélation soudaine de la vérité (cachée), une "singularité" dont il n'y aurait plus d'au-delà, comme si le temps s'arrêtait. Certes, répétons-le, les IA devraient produire nombre de nouvelles connaissances ou équations en trouvant des corrélations inaperçues entre domaines éloignés, et pourraient même déboucher sur des théories révolutionnaires dépassant nos idées reçues. Cependant, pas plus que les humains, elles ne pourraient inventer des lois effectives et se passer de l'expérience - comme s'il n'y avait plus de monde extérieur, d'incertitudes, de questions. De même, malgré ses compétences universelles, l'Intelligence Artificielle, bien que nourrie aux meilleures sources, ne saurait tenir le rôle d'un Dieu omniscient et de garant ultime de la vérité. Elle peut tout au plus prendre une place de juge de première instance, peut-on dire, assez fiable et fort utile mais dont on sait qu'il peut se tromper et être désavoué par des juridictions supérieures.

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Toute négation est partielle

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La dialectique marxiste a donné de la dialectique une vision simpliste très éloignée de celle de Hegel, n'en retenant pas la leçon principale : que toute négation est partielle. En effet, lorsque Paul dit que l'Amour "abolit" la Loi (katargein que Luther traduit par aufheben, terme repris par Hegel), ce n'est pas pour renier le contenu de la Loi mais sa forme, et la porter à un niveau supérieur. De même, dans la dialectique hégélienne, l'aufhebung n'est pas une pure négation mais un dépassement qui conserve et ne supprime pas complètement le passé qu'il surmonte, ce passé ne pouvant être sans raison et juste effacé de nos mémoires alors qu'il doit seulement être corrigé, amélioré, redressé - voie réformiste même à prendre des allures révolutionnaires. C'est ce dont on ne veut rien savoir, semble-t-il, à rêver de victoires totales et définitives, avec l'anéantissement de l'ennemi et la fin de l'histoire - ce à quoi mène de traduire trop souvent aufhebung par "négation", comme le fait Kojève notamment.

La lecture de Kojève est fascinante, donnant l'impression d'une logique implacable qui rend le système hégélien limpide, mais c'est en le trahissant sur des points fondamentaux, notamment en substituant l'Homme à l'Esprit. Il réduit ainsi explicitement sa philosophie à une anthropologie, donnant du coup une place démesurée à l'être-pour-la-mort (hérité de Heidegger) mis en scène dans la dialectique du Maître et de l'Esclave - purement mythique. En effet, même si "c'est seulement par le risque de sa vie qu'on conserve la liberté" (p159), ce n'est pas ainsi qu'on devient maître (ou esclave) et "leur confrontation est la négation abstraite, non la négation de la conscience qui supprime de telle façon qu'elle conserve et retient ce qui est supprimé, et par là même survit au fait de devenir supprimé" (p160). Pour Hegel, l'Esprit n'est pas du tout une négation totale de la nature ou de la vie, l'Esprit est la vérité de la nature et une négation du particulier au profit de l'universel, ce qui est très différent. Ce qui importe le plus, ce n'est pas la négation de la vie par le Maître, s'élevant au-dessus de l'animal, mais bien la soumission de l'esclave, "la discipline du service et de l'obéissance" (p166) permettant la rationalisation et le Droit. Même dans l'interprétation de Kojève, l'essentiel n'est pas le risque de la mort, comme il le prétend, mais le désir de désir qui est son apport le plus important et n'a rien d'une négation totale. La lutte pour la reconnaissance est d'ailleurs plutôt présentée par Hegel comme une impasse initiale (ou le premier temps de la dialectique) et reste relativement anecdotique chez lui, expédiée en 2 pages dans son Encyclopédie où il précise :

La violence [meurtrière], qui, dans ces phénomènes, est un fondement, n'est pas pour autant un fondement du droit, encore qu'il constitue le moment nécessaire et justifié dans le passage qui s'opère de l'état de la conscience noyée dans le désir et dans la singularité à l'état de la conscience-de-soi universelle. C'est le commencement extérieur, ou phénoménal, des États, non point leur principe substantiel. §433

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L’anthropologie philosophique contre l’évolution

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Alors que nous vivons une des plus grandes ruptures avec l'unification du monde (aussi bien climatique, économique, pandémique, technologique) à laquelle s'ajoute l'arrivée de l'Intelligence Artificielle qui bouscule l'ordre ancien, nous nous trouvons devant le plus grand danger avec la violente résistance à cette mondialisation qui suscite la crispation des peuples sur leurs cultures traditionnelles dépassées, tout habités de leurs récits héroïques, si ce n'est de leurs vieux rêves de domination. L'actualité voit se déchaîner guerres et répressions sanglantes qu'on imaginait d'un autre âge. Cela peut d'autant plus nous mener au pire que ces conflits nous empêchent de faire face à une catastrophe climatique en avance sur son calendrier. Alors qu'on connaît de mieux en mieux les dangers du réchauffement que nous continuons à entretenir, et qu'on a incontestablement les moyens techniques de l'inverser, ce sont de vieilles pratiques et croyances obsolètes qui rejettent l'unification du monde et un état de Droit dénoncé comme un droit impérial attentatoire à leur souveraineté (de faire la guerre à leurs voisins et de réprimer leur population!).

Il n'y a pourtant pas le choix et les empires (ou les nations comme la France) ont depuis longtemps montré leur capacité à unifier des peuples disparates. Cela n'a donc rien d'aussi extraordinaire que voudrait nous le faire croire l'anthropologie réactionnaire refusant l'évolution, notamment deux des évolutions les plus importantes, la mondialisation et la libération des femmes, rejetées au nom du caractère "universel" de la xénophobie (du racisme) comme de la domination masculine - effectivement incontestable jusqu'ici bien que sous des formes plus ou moins marquées mais qui a surtout perdu sa base matérielle, les différences biologiques étant largement atténuées dans nos sociétés hyper-développés par rapport aux sociétés traditionnelles (patriarcales). Que ce soit à l'évidence bouleversant par rapport au monde d'avant, n'implique pas que cela outrepasserait nos capacités d'adaptation, seulement que ce ne sera pas facile, que les résistances seront fortes et qu'on ne pourra éviter les troubles pendant une assez longue période sans doute.

Un peu comme dans les années trente, la conception de l'Homme bousculée par les avancées de la techno-science est donc redevenue un enjeu vital, les idéologies identitaires, xénophobes, exterminatrices se revendiquant à nouveau d'une "anthropologie philosophique" pour justifier leur défense d'une nature humaine originelle menacée par le progrès. En effet, contrairement à l'anthropologie qui se contente de décrire les sociétés humaines et leurs régularités ou différences depuis la préhistoire, l'anthropologie philosophique se fait normative à prétendre aller au fond des choses, expliquer les spécificités de l'espèce, en tirer une essence humaine qu'il ne faudrait surtout pas transgresser. Cette essence humaine dessinée par l'anthropologie est habituellement invoquée par tous les conservatismes mais l'anthropologie marxiste sera tout autant normative, faisant de nous des travailleurs aliénés devant retrouver leur véritable nature sociale.

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Repenser le langage après ChatGPT

Temps de lecture : 7 minutes

Il y a quelques années encore, on désespérait de jamais pouvoir implanter dans un robot nos capacités langagières tant les agents conversationnels étaient limités. L'échec (relatif) du traitement du langage malgré tout ce que la linguistique croyait savoir, entretenait la croyance dans une essence mystique du langage, inaccessible à notre raison comme aux intelligences artificielles. Les performances de ChatGPT ont permis de résoudre ce dernier mystère de notre humanité (celui du langage qui nous sépare de l'animalité), en dévoilant à l'étonnement de tous son mécanisme de prédiction probabiliste de la suite, éclairant du même coup les raisons pour lesquelles nous ne pouvions pas l'imaginer quand nous réduisions le langage à la logique et la grammaire. Ce qui nous semblait l'essence du langage y serait seulement sous-entendu, sélection par l'usage, et ne nous est pas si naturel sous cette forme de règles plaquées de l'extérieur (ainsi on prendra un exemple avec cheval/chevaux pour savoir si on doit employer le pluriel dans une expression, sans être bien clair avec la règle elle-même). Il nous faut donc réexaminer les théories linguistiques précédentes, de Saussure à Chomsky.

Il semble, en effet, que la critique du rationalisme et du réductionnisme trouve ici une pertinence inattendue car remettant en cause ce qui pourrait être considéré comme les deux péchés originels de la linguistique : se focaliser sur les mots, au lieu de leurs assemblages en syntagmes, et croire que la pensée (parole) était fondamentalement logique et créative (combinatoire) - quand elle est probabiliste et répétitive. L'atomisme du mot (du signifiant) est aussi erroné qu'une supposée parole appliquant la grammaire, le langage se révélant holiste dans sa mémorisation et son usage statistique, que ce soit au niveau du syntagme, de la phrase, du paragraphe, du livre, du groupe, de l'idéologie, de la culture... Le langage procède par formules "qui sonnent bien" ou dictons qui ont un sens que le mot n'a pas en soi car, contrairement à un code, les mots du langage ont presque toujours plusieurs sens, parfois même opposés, le signifiant ne pouvant être réduit à un mot isolé pour avoir un signifié défini. Certes, les grands modèles de langage codent malgré tout des mots mais quand même [depuis word2vec en 2013 et transformer en 2017] comme vecteurs les reliant à d'autres mots ou tout bonnement pré-assemblés dans des "jetons" (tokens).

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Le sens de l’histoire dépassé par l’évolution

Temps de lecture : 23 minutes

L’homme veut la concorde, mais la nature sait mieux que lui ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde.
E. Kant, Idée d'une histoire universelle

Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être : c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience.
K. Marx

Le doute sur le rôle des individus dans l'histoire ne date pas d'hier - au moins de Kant, Hegel et Marx - mais les marxistes eux-mêmes n'ont pu l'accepter et, pour justifier leur propre importance, n'ont eu de cesse de faire de la conscience politique (voire de l'hégémonie idéologique) la condition de la réalisation de l'idéal communiste - à l'opposé exact de leur matérialisme affiché. Cet idéalisme fatalement voué à l'échec de la Révolution Culturelle ne se heurte pas seulement à l'infrastructure productive mais tout autant à nos limites cognitives, trop sous-estimées par l'optimisme démocratique. Inutile de revenir sur la connerie humaine, qui s'étale partout, mais si l'irrationalité d'Homo sapiens s'explique par le langage narratif, qui nous fait habiter des fictions plus ou moins délirantes, la difficulté est du coup de rendre compte de ce qui fait de nous un animal "rationnel", tout comme du progrès de l'Histoire. C'est ce qu'on va essayer de comprendre à faire de la raison un produit de l'Histoire justement et de l'Histoire un processus de rationalisation imposé par la pression extérieure (notamment par la guerre qui est "Père de toutes choses"), ceci comme toute évolution, y compris technique, échappant aux volontés humaines, et faisant de notre espèce plutôt le produit de la technique.

Il faut renverser les représentations habituelles de notre rôle dans l'histoire et se déprendre de l'évidence à la fois que la raison nous serait naturelle, et que ce seraient les hommes qui font l'Histoire (et la raison) en poursuivant leurs fins. En effet, si c'est bien par les récits que nos nos ancêtres chasseurs-cueilleurs ont accédé à la culture, c'est-à-dire à l'humanité et à "l'esprit", ce n'est pas par la pensée rationnelle mais bien par une profusion de mythes et de causalités imaginaires (sorts, esprits des morts, transgressions, etc) attribuées systématiquement à des volontés mauvaises (sorciers ou démons). On en fait l'accès primitif à la causalité, grâce au langage narratif, sauf que ce ne sont pas encore des causes rationnelles mais des causes fictives et de faux coupables (boucs émissaires). En perdant l'immédiateté animale, les fictions nous on surtout fait entrer dans l'obscurantisme du monde des morts et de forces invisibles. Avec le besoin de sens des récits, ce n'est pas la vérité qui est au départ mais bien la fabulation, l'ignorance, l'illusion, le délire, le mensonge... du moins quand rien n'y fait obstacle.

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Les jolis contes qu’on se raconte

Temps de lecture : 17 minutes

Il faudra bien l'admettre, pour un parlêtre qui se raconte des histoires, tout est faux ou presque, aussi bien la propagande officielle que la contestation de son mensonge au nom d'une "vraie vérité" aussi trompeuse - bien que sincèrement crue car il ne s'agit pas de mauvaises intentions dans les conflits entre religions ou idéologies aussi fausses les unes que les autres ! Quand presque toutes les populations sont encore religieuses, y compris les Américains les plus avancés, il n'y a rien à attendre de bon sinon de nouvelles guerres de religion (ou de civilisation) avec leur cortège d'horreurs. Il n'y a guère que la science universelle qui pourrait nous réconcilier mais on en est encore loin, la plupart tenant trop à ses croyances traditionnelles (patriarcales) avec leurs mythes fondateurs.

Si le langage narratif nous fait vivre dans une fiction, on a vu que cette fiction est cependant très productive pratiquement, au point de définir notre humanité depuis le Paléolithique supérieur. D'abord de faire exister un monde commun et des institutions - jusqu'à donner existence à l'autre monde, celui des morts - et, plus généralement, de permettre de nous situer entre passé et avenir dans un récit de soi et de nos origines. Ces pures fictions transmises religieusement de générations en générations sont aussi promesses de liberté, par rapport au donné immédiat, mais surtout d'une vie meilleure à venir. Tout comme les contes dont on nous berce pour nous endormir, nous assurant qu'une aide divine nous sortira toujours d'affaire, il semble bien qu'une des fonctions du narratif social soit effectivement de nous peindre la vie en rose. Chacun le sait d'une certaine façon et même se fait un devoir d'y contribuer pour soutenir le moral des troupes. Ainsi, on se croit obligé de persuader enfants ou adolescents que la vie vaut la peine d'être vécue - justement parce que cela n'a plus rien d'évident, de naturel, dès lors qu'on parle et qu'on doit se faire une place dans le monde humain, celui de la fiction devant lequel le réel fait pâle figure. L'optimisme devient de rigueur faisant miroiter des utopies paradisiaques recouvrant une réalité sordide de guerres, d'injustices, de douleurs, de maladies, de fins de vie lamentables. Cela n'empêche certes pas des bons moments et de rester attachés jusqu'au bout à la vie (cet improbable miracle d'exister) mais ces petits bonheurs qui nous aident à vivre ne sont pas suffisants pour faire de belles histoires enthousiasmantes avec leur aspiration à l'absolu (purement verbal).

Ce storytelling généralisé ne serait donc pas si différent des contes qu'on raconte à nos chers bambins et qui alors ne seraient pas innocents et purs récits arbitraires servant juste à l'apprentissage de la langue. Ce qui frappe, c'est au contraire leur uniformité que Vladimir Propp avait mise en évidence pour les contes de fées russes en 1928 dans sa "Morphologie du conte" (essai de narratologie) mais qu'on retrouve dans les contes de toute la surface de la Terre (de l'Afrique au Japon). Je suis d'autant plus sensible aux universaux des contes que, lycéen, j'avais lu à la bibliothèque toute la collection des "Contes et légendes" de tous les pays, sidéré (et lassé) des répétitions ou ressemblances. Si leur structure se révèle très simple et monotone, un peu comme une grammaire, son universalité fait qu'on ne peut l'ignorer ni la considérer comme marginale alors qu'elle semble bien faire partie intégrante du langage narratif, s'ajoutant à ses autres propriétés. Malgré la banalité apparente qui rend invisible la trame de tout récit, on peut dire que l'omniprésence de ce soubassement mythique fait de chaque phrase un fantasme, comme exagère un peu Julia Kristeva, dessinant dès nos premiers balbutiements ce que serait une vie réussie, justifiée, digne d'être contée aux génération suivantes (et la cruelle déception de ne pouvoir y parvenir).

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Evolution et révolutions anthropologiques

Temps de lecture : 25 minutes

- Humanité et langage

Alors que l'avenir de l'humanité est en jeu, aussi bien par les transformations technologiques que par la destruction de ses écosystèmes, il est bon de revenir sur notre préhistoire, et notamment sur la révolution culturelle qui commencerait vers 80 000 ans pour s'épanouir dans le registre fossile vers 40 000 ans. On peut considérer cette période comme notre véritable origine d'Homo sapiens, Homme de Cro-Magnon très semblable à nous, même s'il est resté chasseur-cueilleur jusqu'à il y a 12 000 ans au moins, et pas plus de 6000 ans la plupart du temps, avant de devenir agriculteur-soldat, et depuis seulement deux siècles, salarié de l'industrie et chair à canon. On entre désormais dans l'ère technologique et de l'Intelligence Artificielle qui annonce déjà une forme de post-humanisme aussi bien par rapport à une nature sauvage que cultivée, ce qui pourrait nous transformer presque aussi profondément qu'il y a 80 000 ans ?

Cette émergence de "l'homme moderne" est liée pour la plupart des préhistoriens à l'apparition de la "pensée symbolique" et, plus précisément, à l'émergence d'un langage tel que le pratiquent depuis tous les humains dans leur diversité. La façon dont on caractérise ce nouveau langage dépend des auteurs, mettant en avant ses capacités combinatoires ou symboliques, sa grammaire ou son vocabulaire, mais assez rarement le fait d'accéder au récit, au langage narratif, comme s'il allait de soi qu'un langage avait toujours servi à raconter des histoires. Pascal Picq fait même remonter le récit aux premiers bifaces, et donc à Homo erectus, il y aurait plus d'un million d'années ! Cela ne me semble pas crédible car les petits groupes de l'époque ne pouvaient avoir qu'un langage minimal (animal) et l'apprentissage de la taille des pierres ne se faisait pas du tout par la parole mais par l'observation. Il y a bien des arguments génétiques pour remonter si loin, si ce n'est vers 200 000 ans pour des gènes plus récents, car l'aire de Broca supposée la zone du langage est aussi celle de la mémoire procédurale, indispensable celle-là pour acquérir des méthodes de fabrication. Elles ne sont pas sans rapport et peuvent aisément se confondre.

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C’est le Bien la cause du Mal

Temps de lecture : 19 minutes

Voilà ce qu'on prendra pour une provocation absurde, impossible à prendre au sérieux car contraire à tout ce qu'on nous serine partout. Et pourtant, tout le monde connaît la formule éculée rappelant que "l'enfer est pavé de bonnes intentions", mais, au fond, personne n'y croit (en dehors des taoïstes). On se persuade que cela ne nous concerne pas et que notre bonne volonté sincère, garante de notre moralité, ne pourrait tomber dans cette malédiction !

Il faut évidemment nuancer ou plutôt préciser de quel Bien majuscule on parle. Ce n'est certes pas que tout positif serait négatif, dans une confusion totale, ni qu'il serait mal de faire le bien, mais plutôt que la poursuite d'un Bien idéal, aussi désirable qu'inaccessible, ne fait que justifier le plus grand Mal sans apporter d'autre positif que la satisfaction de croire montrer ainsi notre haute moralité et défendre nos valeurs humaines.

Ce qu'il faut mettre en cause, c'est plus généralement une éthique de conviction qui s'épuise dans la négation de l'existant, trop hautaine pour se plier à une éthique de responsabilité réellement réformiste, elle, mais jugée sans ambition. C'est pourtant cette responsabilité qu'il faut opposer au volontarisme politique au nom d'une obligation de résultat dans notre situation écologique désespérée, obligation de tenir compte de rapports de force tels qu'ils sont, souvent si peu favorables, hélas, obligation de se salir les mains mais surtout de construire des stratégies intelligentes ayant des chances d'être gagnantes et de produire leurs effets assez rapidement. L'extrémisme est, ici comme ailleurs, contre-productif, et "le mieux, l'ennemi du bien" (à ne pas comprendre de travers).

On fait l'erreur, à chaque fois, d'attribuer le Mal à une cruauté inhumaine, un manque d'empathie et des instincts primaires, alors qu'en dehors de rares cas pathologiques, c'est tout au contraire un Mal spécifiquement humain et presque toujours motivé par le Bien (l'amour des siens, de sa famille, de sa patrie, de sa culture, de son idéologie), souvent prêt à se sacrifier au nom de la plus haute moralité et d'un rêve d'harmonie (divine). En dehors de l'humanité et de sa rage de vengeance et de justice (la dette de sang des vendettas), cette cruauté n'a pas de sens.

Ce n'est pas dire que le mal n'existe pas en dehors de l'humanité. Au niveau biologique, il y est même premier puisqu'on peut l'identifier à l'entropie destructrice contre laquelle l'activité vitale lutte de toutes ses forces pour retarder la mort. L'activité ici a un résultat positif dans la négation de la négation contre ce qui nous menace, elle est bénéfique et le mal qu'elle peut éventuellement produire résulte simplement du ratage (éliminé après-coup par la sélection). C'est tout autre chose pour Homo sapiens depuis qu'il se raconte des histoires et s'invente des réponses imaginaires à ses maux naturels comme aux mystères du monde.

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Conscience animale, humaine et artificielle

Temps de lecture : 13 minutes

Loin de tous les archaïsmes qui nous hantent encore, nous sommes vraiment à un moment historique de notre "conscience de soi", et si presque tout ce qu'on pensait de l'esprit est devenu obsolète depuis le lancement de ChatGPT, quelques unes des théories précédant cette révélation peuvent au contraire s'en trouver confortées, telle cette théorie de la conscience comme mémoire épisodique (de la suite des événements), que j'avais signalée par un tweet en octobre 2022 mais qui vaut qu'on y revienne, alors que, d'un autre côté, l'évolution de ChatGPT semble impliquer non seulement une possibilité des Intelligences Artificielles d'avoir une conscience mais son inévitabilité pour des systèmes d'apprentissage évolués voués à la prédiction de la suite : "le cerveau apprend à être conscient en essayant continuellement de prédire les conséquences de ses actions à la fois sur lui-même et sur le monde extérieur", ce qui donne une forme de conscience du contexte et de soi, y compris aux robots conversationnels capables d'apprentissage. C'est ce que confirme un article s'interrogeant sur "Comment l'IA sait des choses que personne ne lui a dites" - ce qui étonnait même ses concepteurs. Cela viendrait de l'acquisition d'une capacité connue sous le nom d'apprentissage en contexte. "C'est un type d'apprentissage différent dont on ne comprenait pas vraiment l'existence auparavant" bien qu'il suive une "procédure d'apprentissage standard, connue sous le nom de descente de gradient" - sauf que ce n'était pas programmé, le système l'a découvert tout seul.

On verra qu'on peut à peine parler de conscience pour cette sorte de conscience de soi qui participe quand même à l'éclairer comme propriété commune à tout apprentissage (ou réseaux de neurones) aussi bien animale qu'humaine ou artificielle (bien que la plupart des IA spécialisées en soient dépourvus). Cela oblige à redéfinir la conscience, sujette à tous les fantasmes (comme l'Esprit) et à laquelle on a même voulu donner un rôle décisif dans la physique quantique ! Il faut maintenir que notre conscience humaine (la voix de la conscience) comme conscience morale se différencie largement d'une simple conscience de soi animale, mais tout en admettant une nouvelle continuité entre différents niveaux de conscience qui ne se recouvrent pas, depuis la perception jusqu'à la conscience de soi et la culpabilité. Encore une fois, il ne s'agit pas de tout réduire au mécanisme de base des modèles de langage ou de la mémoire comme s'il n'y avait rien d'autre, mais de réduire quand même drastiquement le rôle du sujet humain à constater tout ce qu'on explique sans avoir besoin de lui, ni d'ailleurs d'autres composants indispensables de correction, de validation ou de modèle du monde (qui sont déjà en développement). Les générateurs de langage actuels manquent pourtant non seulement de raison mais surtout de tout ce qui est lié à un corps autonome et son histoire, ce qu'ils pourraient cependant acquérir bientôt par leur incarnation dans un robot mobile ou un avatar qui devront être doués de sensibilité et intégrer une certaine conscience morale...

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