Renverser l’idéalisme de Hegel

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"Toute vraie philosophie est un idéalisme" affirme très justement Hegel, puisqu'elles ne font que manier des idées, mais, en fait, cela veut dire qu'elles sont trompeuses, reprenant les fausses promesses des religions dans la prétention de tout expliquer et nous guérir de la conscience de la mort par quelque formule bien frappée. Même en philosophie, on voudrait nous faire croire à des bobards. Les philosophies qui prétendent donner accès à une béatitude imbécile soustraite à l'extériorité, le Bien suprême à portée de main, rejoignent ainsi par les subterfuges de la raison ce que les Hindous atteignent par des pratiques du corps. L'alternative à cet idéalisme rationalisé n'est pas autre chose que la science et la théorie de l'évolution comme "philosophie" de l'extériorité où les causalités sont extérieures et non pas intérieures.

Pour autant, ce n'est pas une raison suffisante pour rejeter tout ce que ces philosophies idéalistes ont produit. La négation doit porter sur l'idéalisme tout en conservant ce qu'ils ont pu mettre au jour. Le meilleur exemple de ce renversement d'un idéalisme est sans doute celui de Platon avec sa fumeuse théorie des Idées et des âmes ailées supposées immortelles, théories avec lesquelles Aristote prendra très tôt ses distances, ce qui ne l'empêchera pas de recueillir et prolonger tout le travail considérable réalisé par Platon et son Académie sur tous les sujets. Si son biologisme se distinguait radicalement du monde des idées et qu'il ne croyait pas à l'immortalité de l'âme (liée au corps), il faut quand même remarquer que, dans sa Métaphysique, il donne une place éminente à un Dieu cause première qui serait tout occupé, comme le philosophe, à penser sa pensée. Ce qu'on retrouve chez Hegel :

L'Esprit parvient à un contenu qu'il ne trouve pas tout fait devant lui, mais qu'il crée en se faisant lui­ même son objet et son contenu. Le Savoir est sa forme et son mode d'être, mais le contenu est l'élément spirituel lui-même. Ainsi, de par sa nature, l'Esprit demeure toujours dans son propre élément, autrement dit, il est libre. p75

Ainsi tout se ramène à la conscience de soi de l'Esprit. Quand il sait qu'il est libre, c'est tout autre chose que lorsqu'il ne le sait pas. p76

Si l'on dit que l'Esprit est, cela semble d'abord signifier qu'il est quelque chose de tout fait. Mais il est actif. L'activité est son essence. Il est son propre produit, il est son commencement et sa fin. Sa liberté n'est pas une existence immobile, mais une négation constante de tout ce qui conteste la liberté. Se produire, se faire l'objet de soi-même, se connaître soi-même, voilà l'activité de l'Esprit. C'est de cette manière qu'il est pour soi. p76

Alors l'Esprit jouit de lui-même dans cette œuvre qui est son œuvre et dans ce monde qui est son monde. p89

On voit donc bien ce même court-circuit chez Hegel, la grande fresque historique qu'il déploie étant ramenée à la conscience de soi de l'Esprit - ou de Dieu ou de l'humanité. Pour être impressionnante, la grande unification qu'il arrive à construire n'est pas tenable jusqu'au bout et l'ipséité supposée de l'Esprit a tout d'une réflexivité narcissique un peu débile. Il ne faut pas croire que la volonté de garder la figure de Dieu, personnification de l'Esprit universel, soit de pure forme, aussi bien pour Hegel que Spinoza, quand elle assure la clôture du système, sa théodicée garantissant la bonne fin, son ambition religieuse initiale d'une unité supérieure, globalité de l'entièreté de l'Être, supprimant toute extériorité, toute altérité dans un savoir absolu ou connaissance du troisième genre. C'est bien ce qu'un point de vue scientifique ne peut accepter même si pour les sciences aussi tout est rationnel.

Lié à des enjeux plus immédiats, la critique de l'idéalisme des essences doit permettre de remettre en cause ce prétendu esprit du peuple au nom duquel on fait encore la guerre, voulant opposer sa particularité à l'Etat universel en construction. Justement, le petit livre consacré à cet esprit des peuples, "La raison dans l'histoire", rassemble des exposés adressés à un large public et considérés comme offrant un accès plus facile à la philosophie hégélienne. Sauf qu'on est là très loin de la rigueur des ouvrages majeurs de Hegel et qu'il donne l'exemple même d'un discours purement idéologique (un peu comme "L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'État" d'Engels), prenant son aise avec les faits soigneusement choisis pour illustrer sa philosophie, quitte à inverser la chronologie (entre Chrétienté et Islam notamment), colportant sans retenu les préjugés et pires calomnies sur les autres peuples. C'est assez incroyable, véritable caricature d'une dialectique plaquée sur des connaissances parcellaires et qui a un fort pouvoir de conviction sur les ignorants mais révèle surtout ainsi les aspects douteux de cette conception populiste (héritée de Herder et de Fichte). En particulier, comme on le verra, alors que la Logique se terminait, par l'extériorité de notre position dans l'espace et dans le temps, les cours sur la philosophie de l'histoire évacuent d'emblée les causes extérieures dans l'autonomie donnée à l'Esprit et au destin de chaque peuple, idéalisme qu'il faut justement renverser au profit des causes matérielles.

L'Esprit d'un peuple s'explicite et se développe dans la religion, la science, les arts, les événements. C'est bien cela, et non les déterminations naturelles qui confèrent à un peuple son caractère par­ticulier. p86

La violence étrangère n'est qu'un épiphénomène dans son destin : aucune puissance ne peut détruire l'Esprit d'un peuple soit du dehors soit du dedans, s'il n'est déjà en lui-même sans vie, s'il n'a déjà dépéri. p92

Dans les guerres et les rivalités apparaît le moment de la lutte pour la reconnaissance d'un certain contenu, et c'est ce trait qui leur donne une signification au regard de l'his­toire universelle. p302 (§351)

On peut dire que Hegel défend constamment l'idéologie du self made man (souvenir de Pic de la Mirandole), ou plutôt de l'Esprit qui se fait lui-même (p97) jusqu'à sa propre déchéance, développement autonome des peuples attachés à leurs institutions comme à leur identité, et qui ne peuvent être vaincus par une puissance supérieure mais seulement par leur propre déliquescence. L'important n'est pas tant ce qui leur arrive que ce qu'ils en font. "Le principe de l'évolution a un sens précis : il implique qu'il existe à la base de l'évolution une dispo­sition interne, une présupposition existant en soi, qui se réalise dans l'existence" p179. Ces conceptions hégéliennes gardent une plus grande influence qu'on ne croit dans les débats publics, aussi bien parmi les mouvements de libération, les révolutionnaires, que les nationalistes et populistes ! Même s'il admet la nécessité pour la civilisation d'un climat propice (tempéré), permettant de s'élever au-dessus de la simple survie, ainsi que l'importance de la géographie (fleuve, mer, montagne), Hegel réfute un peu vite les déterminations extérieures par la diversité sur un même territoire mais, si on peut lui donner raison qu'un peuple se fonde sur un principe, une religion, comme l'a montré Maurice Godelier, ce principe doit être viable dans son milieu ou vite éliminé, la détermination extérieure s'imposant certes seulement après-coup mais ce qu'on ne peut négliger.

Dans sa lecture de la Logique, Lénine avait souligné le renversement de la fin de sa Logique qui s'achève par "l'idée pratique", idée qui n'est plus abstraite mais part du possible actuel, "fait face au réel effectif en tant que réel effectif", et se comprend comme nécessité, où le subjectif renonce à son arbitraire et sa particularité pour s'unir à l'extériorité. Il écrira pourtant que "au sens propre, la dialectique est l'étude de la contradiction dans l'essence même des choses", dialectique réduite aux contradictions internes plutôt qu'externes et qu'on retrouvera paradoxalement aussi bien dans le développement personnel libéral que chez Mao paraphrasant Hegel et allant jusqu'à traiter les causes matérielles extérieures de métaphysique, ce qui est un comble :

La cause fondamentale du développement des choses et des phénomènes n'est pas externe, mais interne; elle se trouve dans les contradictions internes des choses et des phénomènes eux-mêmes.

Ainsi donc, la dialectique matérialiste a combattu énergiquement la théorie métaphysique de la cause externe, de l'impulsion extérieure, propre au matérialisme mécaniste et à l'évolutionnisme vulgaire.

De deux armées aux prises, l'une est victorieuse, l'autre est défaite: cela est déterminé par des causes internes. C'est par l'intermédiaire des causes internes que les causes externes produisent leur effet. (Mao, De la contradiction)

Il n'est pas question de nier l'importance des contradictions internes, ni que l'échec des aventures militaires tient plus souvent aux défauts du vaincu qu'à la force du vainqueur mais le plus déterminant reste la causalité extérieure et la sélection par le résultat plus que l'intention ou la vertu supposée. Ainsi les causes de la guerre sont d'abord matérielles, dans des forces militaires qui doivent se mesurer sur le terrain. Dans la Logique, les choses sont d'ailleurs moins unilatérales passant de la position à l'opposition externe puis à l'unité extérieure qui mène seulement alors aux contradictions internes avant leur synthèse provisoire. Il est assurément nécessaire, contre un spiritualisme philosophique encore vivace, de "remettre sur ses pieds" une histoire qui relève plutôt de causes matérielles, de l'évolution des techno-sciences et de la pression du milieu. Cependant, il se trouve que le marxisme qui a prétendu à ce renversement matérialiste a gardé l'illusion d'une fin de l'histoire idéale dans l'abolition des classes, au nom de cette dialectique réduite aux contradictions internes qui devaient mener le capitalisme à sa perte - qui s'en est arrangé jusqu'ici mais se trouve désormais confronté à des limites extérieures, écologiques et plus impératives. Il ne suffit donc pas de se dire matérialiste pour échapper à tout idéalisme quand c'est d'une pensée de l'extériorité qu'il faudrait parler. De plus, bien que la conception marxiste de la négation ne soit pas tout-à-fait celle de Hegel, elle reste une négativité beaucoup trop générale, survalorisant la lutte et le travail de façon excessivement abstraite et indifférenciée alors que le communisme serait épargné par le négatif pour l'éternité. Il faut donc revenir précisément sur tous ces points.

Cette internalisation des contradictions externes aboutit à la prétention du système hégélien de tout englober dans son encyclopédie dont il n'y aurait plus d'extérieur, prétention de tout dire ce qui peut être dit - ce que Kojève prendra très au sérieux mais à laquelle objectent les avancées des sciences qui n'en finissent pas de contredire nos représentations. Si les sciences ont bien besoin elles-même de systèmes pour intégrer leurs résultats, en éprouver la cohérence (modèle standard), c'est aussi pour les dépasser, y trouver des failles, des exceptions. Les théories unifiantes sont indispensables, c'est bien ainsi que la physique progresse, mais cela ne veut pas dire que tout pourrait être unifié, ce que montre l'échec des tentatives d'unifier la gravitation avec l'électro-magnétisme. Il y a un saut métaphysique illégitime à passer de totalités concrètes à la totalité des totalités, aussi problématique que l'ensemble de tous les ensemble. On peut admettre que "l'Esprit ne peut pas s'installer dans la contradiction, il aspire à l'unification" (p94) mais cela n'implique pas que cette aspiration pourrait être tout le temps satisfaite, suscitant plutôt alors des fictions complaisantes. Cela n'implique pas non plus pour autant que le système encyclopédique (Logique, Droit, Morale, Esthétique) serait entièrement à rejeter mais bien sa clôture finale. Il n'est absolument plus possible de considérer le système hégélien comme une vérité définitive deux siècles après, et tant de découvertes scientifiques qu'il ignorait ou d'expériences politiques. Ce n'est pas une raison pour faire comme s'il n'avait aucune vérité et n'avait jamais existé.

Fichte étant assez méconnu, on sous-estime son influence sur Hegel. Or, sa "Doctrine de la science" faisait du système l'essence de la science (et de la philosophie), exigence à laquelle Hegel répondra par ce tour de force que représente La Phénoménologie de l'Esprit, circularité achevée jusqu'au sujet qui l'énonce et dont le vertige a failli rendre fou Hegel deux ans durant. Et puis, il a bien fallu constater que tout continue comme si de rien n'était. Le réel ne cédait pas à l'Idée. Au fond, même s'il y a bien une dialectique des désirs et une dialectique de la moralité, c'était bien folie en effet de vouloir unifier la conscience individuelle à l'histoire universelle dont la temporalité est toute autre et qui est une évolution objective subie (logique, technique, économique, juridique), processus sans sujet, ni Homme, ni Dieu, ou plutôt avec un sujet inessentiel - aussi bien extraterrestre. On ne peut faire comme si l'ordre du monde reposait sur la conscience de soi individuelle, comme si nous avions une quelconque importance dans le devenir du monde, ce dont Hegel se moque d'ailleurs à plusieurs reprises. Les finalités présentes dans l'histoire ne procèdent pas des finalités humaines, comme Kant l'avait déjà reconnu et comme Hegel lui-même le répète à foison, la ruse de la raison détournant l'intentionnalité des acteurs de l'histoire vers des buts universels. Impossible d'unifier les individus à l'histoire (et, pour nous, ces finalités ne peuvent non plus être attribuées à un dieu créateur ou sa providence).

Les individus disparaissent devant la substantialité de l'ensemble et celui-ci forme les indi­vidus dont il a besoin. Les individus n'empêchent pas qu'arrive ce qui doit arriver. p81

L'individu se fait souvent des idées sur lui-même, les grands desseins et les actes grandioses qu'il veut accomplir, l'importance de sa personne et sa contribution au salut de ce monde. Mais ces idées ne mènent pas loin. Les rêves que l'individu peut faire à son propre sujet ne donnent qu'une idée exagérée de sa propre valeur. Pourtant il est fort possible que l'individu subisse une injustice - mais cela ne concerne pas l'his­toire universelle et son progrès, dont les individus ne sont que les serviteurs, les instruments. p98

Ces individus [les grands hommes] ne connaissent pas leur action historique ; elle n'est pas leur objet et leur but. Aussi elles ne reçoivent d'honneur et de reconnaissance pour cette action ni de leurs contemporains, ni de l'opinion publique de la postérité. Mais en tant que subjecti­vités formelles, elles reçoivent leur part de gloire immor­telle. p301 (§ 348)

Il est paradoxal qu'on retrouve quand même aussi bien chez Hegel que chez Heidegger, à la fois une minimisation du rôle de l'individu et l'identification de l'esprit individuel comme conscience de soi (ontologie) avec l'esprit du peuple comme culture particulière (histoire) aussi bien qu'avec l'Esprit universel (raison). Cela ne tient pas debout ! Même si "ce qui est actif est toujours individuel" (p107), on ne peut effectivement faire découler l'histoire de la conscience individuelle pas plus que des vertus supposées des peuples, toujours sous la pression du milieu. Si la réflexivité de l'individu est quand même intégrée au système, c'est par la volonté de substantialisation de l'Esprit, son individuation aussi bien au niveau de l'humanité que de l'esprit d'un peuple, voulant absolument que les causes soient internes (en germe). L'Esprit est considéré en même temps comme universel en son éternité et individuel dans sa négativité active et sa réflexivité, en tant que Soi (ou Pour-Soi, question de son propre être, conscience de soi) supposé se faire soi-même dans son activité qui le change en même temps qu'il serait immuable depuis le début, insensible au passage du temps et aux renversements dialectiques ! Cet oxymore permet d'unifier l'individu et l'histoire de façon dogmatique en faisant disparaître toute extériorité au profit d'un développement certes dialectique mais entièrement interne, comme le développement de l'oeuf en embryon de son espèce. Cette conception biologisante qu'on peut dire raciste, essentialiste, identitaire, et qui était déjà celle de Spinoza et Leibniz, découle directement de la conception d'une dialectique purement interne que justement l'écologie réfute.

Nous disons de l'Esprit qu'il n'est pas une construction abstraite, une abstraction de la nature humaine, mais qu'il est tout à fait individuel, actif, intégralement vivant : il est conscience, mais aussi son objet. C'est en ceci que consiste l'existence de l'Esprit : avoir soi­ même pour objet. p74

L'Esprit doit être compris uniquement comme son propre résultat. L'image du germe peut expliquer cela. Avec le germe commence la plante, mais il est en même temps le résultat de toute la vie de la plante
p78

De même que le germe porte en lui la nature entière de l'arbre ainsi que le goût et la forme des fruits, de même les premières traces de l'Esprit contiennent virtuellement toute l'histoire. p83

L'Esprit du Monde (Weltgeist) est l'Esprit de l'Univers tel qu'il s'explicite dans la conscience humaine. Entre lui et les hommes, il y a le même rapport qu'entre les individus et le Tout qui est leur substance. p81

Si l'être divin n'était pas l'être de l'homme et de la nature, ce serait un être inexistant. p82

La substance de l'Esprit est la liberté. Par là est indiqué le but qu'il poursuit dans le processus de l'histoire : c'est la liberté du sujet, afin que celui-ci acquière une conscience morale et se donne ainsi des fins universelles ; c'est la liberté du sujet, afin que celui-ci acquière une valeur infinie et parvienne au point extrême de lui-même. C'est là la substance du but que poursuit l'Esprit du monde et elle est atteinte par la liberté de chacun. p85

L'homme n'est fin en soi que par le divin qu'il porte en lui : c'est ce que nous avons appelé au début Raison, et puis, pour désigner l'activité se déterminant elle-même de la Raison, Liberté [...] Le signe de la haute destination absolue de l'homme c'est de [croire] savoir ce qui est bien et ce qui est mal et de vouloir soit le bien soit le mal, en un mot, d'être responsable. p131

Cette réalité réflexive est le savoir ou plutôt le sujet du savoir et ce sujet est l'individualité humaine. L'Esprit universel existe essentiellement comme conscience humaine. C'est l'homme qui est l'être, et l'être pour soi, du savoir. L'Esprit en tant que savoir de soi, l'Esprit existant concrètement comme sujet, se pose immédiatement comme être : c'est ainsi qu'il est conscience humaine. p137

Comme on l'avait vu, l'hypothèse des extraterrestres permet de sortir de cette confusion entre l'humanité prise comme un tout de manière assez floue et l'évolution historique qui nous échappe largement, entre le monde de la fiction et le réel effectif. Cette confusion semble la finalité dernière de philosophies qui pourtant disent explicitement le contraire, que ce soit avec la logique dialectique de Hegel ("Par rapport à cette raison universelle et substantielle qui gouverne l'histoire, tout le reste est subordonné et lui sert d'instrument et de moyen") aussi bien qu'avec l'ouverture de l'Être chez Heidegger qui critique l'humanisme mais ne peut s'empêcher de faire quand même de l'homme le berger de l'Être alors même que dans ses "Apports à la philosophie" il prétend à "ce retournement où ce n'est pas l'étant qui est fondé par l'homme, mais où, tout au contraire, c'est être homme qui se voit fondé par l'Etre". Non, les hommes ne sont pas maîtres de leur destin, ils ne décident ni des sciences ni de l'évolution technologique pas plus que les animaux ne décident de leur future évolution. La figure d'hypothétiques extraterrestres permet de clarifier notre rôle limité dans un développement cognitif et scientifique indépendant du sujet, avec les mêmes lois identiques dans tout l'univers, nous destituant de notre destin d'exception. Non, l'Être ne dépend pas de nous, perdus dans l'immensité du cosmos, pouvant tout au plus hâter parfois localement les progrès nécessaires (ou les retarder).

Ainsi l'Esprit s'oppose à lui-même en soi. Il constitue pour lui-même le véritable obstacle hostile qu'il doit surmonter. L'évolution, en tant que telle est [dans la nature] une calme éclosion car elle est à la fois une extériorisation et une conservation de l'égalité et de l'identité avec soi-même. Pour l'Esprit, elle constitue une lutte dure, infinie, contre lui-même. Ce que l'Esprit veut, c'est atteindre son propre concept ; mais lui­ même se le cache et dans cette aliénation de soi-même, il se sent fier et plein de joie.

De cette manière, l'évolution n'est pas une simple éclosion sans peine et sans lutte, comme celle de la vie organique, mais le travail dur et forcé sur soi-même. En outre, elle n'est pas une évolution au sens formel du terme, mais la production d'une fin d'un contenu déterminé. Cette fin, nous l'avons définie dès le début : c'est l 'Esprit tel qu'il est dans son essence, le concept de la liberté. p180

Par ailleurs, Hegel dira que "De l'absolu il faut dire qu'il est essentiellement résultat" et il caractérisera l'évolution de l'Homme (qui est une évolution cognitive) comme "une impulsion vers la perfectibilité [...] perfecti­bilité indéfinissable, sans but ni fin : le meilleur, le plus parfait qu'elle postule, est tout à fait indéterminé" p177-178, ce qui se rapprocherait de l'évolution du vivant sans finalité préalable si Hegel ne disait pas le contraire en prétendant que l'idée se réalise, qu'il y a une continuité de l'intention initiale au résultat. Mieux : "l'histoire ne serait rien d'autre que le Plan de sa Providence. Dieu gouverne le monde ; l 'accom­plissement de son plan est l'histoire universelle. Saisir ce plan, voilà la tâche de la philosophie de l'histoire. et celle-ci présuppose que l'Idéal se réalise" (p100). Pourtant, la dialectique implique au contraire bien des renoncements et remords, des changements de direction qui s'éloignent de l'origine. Tout ne peut être conservé dans la confrontation au réel et il n'est pas vrai que "Tout ce qui est effectif est une idée" mais plutôt des processus matériels, même si on peut dire que toute action passe par l'idée plus ou moins claire qui la motive ou la contraint.

Il faut dire que, ce qui manque à ces philosophies de l'histoire pour penser un processus sans sujet, c'est bien ce que la théorie de l'évolution de Darwin (1859) va permettre de comprendre 30 ans après la mort de Hegel (1831). Dans ce cadre, l'opérateur de l'histoire est bien extérieur puisque c'est la sélection après-coup de ce qui marche, de ce qui est requis par le réel de la situation et par ses conditions de reproduction. Ce qui oppose complètement cette causalité extérieure à un Dieu créateur, c'est l'absence d'une cause finale préalable, du plan d'un supposé grand architecte remplacé par la rétroaction du milieu, l'interaction avec le réel, le résultat de l'action plus que la volonté initiale. Celle-ci est bien la cause efficiente mais qui se contente de mettre en mouvement, presque au hasard, et forcer ainsi le réel à répondre et se dévoiler. En tout cas, pour la pensée évolutionniste, c'est bien le milieu qui façonne l'animal et fait d'une sorte de chien une baleine, pas ses contradictions internes et sans considération pour son origine terrestre. L'évolution peut être considérée comme étant dialectique sauf qu'elle procède de contradictions extérieures (entre prédateurs et proies) plus qu'intérieures, dialectique de l'expérience, de l'épreuve du réel et de son adaptation, des causalités écologiques enfin contredisant le développement apparemment intérieur et autonome de la graine ou de l'animal qui ont étés auparavant, et sur la durée, entièrement façonnés par l'extériorité.

Du point de vue scientifique, le véritable moteur de l'évolution du vivant vers la complexité est la sélection de capacités de reproduction et d'inverser localement l'entropie, ce qu'on appelle la néguentropie (neg-entropy) et qu'on peut tout aussi bien nommer négativité - sauf qu'on a plutôt affaire d'emblée à une négation de la négation puisque s'opposant aux forces de destruction de la négativité entropique et de la mort. La néguentropie introduit une scission non pas avec la "nature" mais à l'intérieur de la nature avec les causalités physiques. La cybernétique n'a fait qu'appliquer aux automatismes et aux organisations les mécanismes néguentropiques du vivant et de la perception comme les boucles de rétroaction, le feedback et la correction d'erreurs, causes qui se règlent sur leurs effets (sur le réel) comme un simple thermostat. Inutile du coup de vouloir faire des hommes les acteurs de l'histoire par leur essence négatrice, ce que contredisent déjà des milliers d'années de stagnation, alors que l'histoire procède comme l'évolution de la pression du milieu, seule déterminante par la sélection après-coup de ce qui marche, aussi bien là encore pour tous les vivants. On voit quand même la grande différence entre utiliser ces concepts déterminés d'entropie et de sélection par le résultat plutôt que les beaucoup trop généraux concepts de négativité ou de contradiction, mais si Hegel n'a pu connaître bien sûr la théorie de l'évolution ni la néguentropie (la cybernétique) qui donnent une toute autre compréhension de l'histoire (basée sur le résultat), répétons qu'il a pu en avoir un certain pressentiment dans sa dialectique qu'on ne comprend qu'après-coup, quand tout est déjà fini et que la chouette prend son vol.

Arrivé là, on pourrait se dire qu'il n'y a décidément rien à garder de la dialectique hégélienne qui ne vaut pas la peine même de la critiquer mais ce serait, comme disait Alain, se priver des "vérités qui tombent de Hegel comme la farine du moulin". Justement, la première chose à retenir est son affirmation que, contrairement au marxisme et à la logique booléenne, la négation pour lui est toujours partielle, conservant autant que corrigeant l'actuel, où, du coup, le faux est un moment du vrai malgré tout. Ce n'est pas un détail. Une négation toujours partielle n'est pas tant une destruction qu'une construction, un dépassement. Traduire aufhebung par négation est donc abusif bien que Hegel soit obligé de faire l'équivalence avec la pure négation pour pouvoir parler de négation de la négation revenant au positif. Le mot aufhebung a été repris de la traduction de la Bible par Luther qui s'en sert pour dire que l'amour remplace la loi en l'achevant. Cette négation partielle est donc toujours locale, actuelle, ce qui devrait empêcher les considérations trop abstraites (métaphysiques) sur la négativité, notamment la valorisation paradoxale du négatif et de la transgression dans la mouvance romantique ou révolutionnaire. Certes, la négation de nos particularités nous ouvre à l'universel mais la survalorisation du négatif en général est absurde ou plutôt purement mythique opérant une simple inversion de dieu à diable. En fait, Hegel pourra identifier le temps au négatif (de lui-même), au changement et à l'après-coup, pas seulement le temps de l'action (le plus souvent répétitive).

Je me sens déficient, négatif ; je trouve en moi une contradiction qui menace de me dissoudre. Mais j'existe ; et je le sais, et j'oppose cela à cette négation, à cette défi­cience ! Je me maintiens à l'existence et je cherche à supprimer cette déficience. Ainsi je suis désir. p77

L'homme est indépendant, non parce qu'il est doué d'auto-mouvement, mais parce qu'il est capable de
freiner le mouvement et de briser par là son immédia­teté et sa naturalité. p78

Ce négatif qu'on peut mettre à toutes les sauces et que la vie oppose originairement à l'entropie ne suffit donc pas à nous différencier de l'animal s'il n'ouvre pas à l'universel, mais vouloir associer la négativité de l'esprit, son scepticisme, à la lutte à mort pour la reconnaissance ou à l'être-pour-la-mort, manque au moins d'historicité - le goût morbide pour le sacrifice qui fait les héros excluant d'ailleurs largement les femmes de cette humanité supérieure (en dehors de quelque Antigone). L'accès à l'universel par le langage suffit à nous détacher de l'animalité de l'espèce humaine pour occuper notre place dans le monde de l'esprit en ayant conscience de notre être de mortel sans devoir pour autant risquer sa vie par orgueil et vanité de petit coq (de pur prestige). Le mépris de la mort ou le sacrifice pour les siens peuvent tout au plus être une conséquence et non une condition de l'appartenance à l'humanité.

Au-delà des subtilités de l'aufhebung, l'utilisation du concept indéterminé de négatif, ramené à l'opérateur arithmétique, permet, comme on l'a vu, de justifier une négation de la négation (contestée par Staline et Mao) devenant miraculeusement positive par deux négations successives. Ce n'est pas toujours sans pertinence, comme le démontre sa Logique tout comme la néguentropie, mais ne s'applique pas partout pour autant et aura pour conséquence fâcheuse la prétention d'une négation de la négation finale. La convergence vers la résolution dernière des contradictions, qu'on retrouve de Spinoza à Marx, est purement illusoire. Certes la reconnaissance de nos fautes peut favoriser la réconciliation entre pauvres pécheurs mais qui restent pêcheurs et donc difficiles à réconcilier ! Que la Logique se termine sur la certitude des contradictions ne peut assurément pas signifier la fin des contradictions, notamment entre le singulier actif et l'universel logique, entre la lutte pour la reconnaissance revendiquant sa singularité et les progrès des techno-sciences ou du Droit. On ne peut voir dans ces emportements, ce souci excessif de soi et cette fin en apothéose, autre chose que la projection de nos espérances, nouvelle image du paradis, loin de la rigueur logique cette fois, prêt à croire ce qui nous sauve de notre condition et nous relie au grand Tout. La seule chose qui nous sauve est au contraire de s'oublier un peu, absorbés par nos activités, mais les urgences écologiques ne nous laissent pas rêver à un monde idéal quand il nous faut redescendre sur Terre pour sauver ce qui peut l'être.

On voit bien la solidarité entre la figure divine englobant tout l'univers, la négation de la négation qui conduit à la fin des contradictions (internes) et un savoir absolu identifié à la conscience de soi. Cette métaphysique, qui ne se réduit pas à une anthropologie mais appartient indubitablement à l'idéalisme religieux, ne vise qu'à supprimer l'extériorité pour se réfugier dans un grand récit - alors que toute conscience est conscience de quelque chose et que le Da-sein est ouverture au monde. C'est ce qui justifie de renverser son idéalisme en dialectique écologique bien plus prosaïque et incertaine. Si on ne peut pas accepter le nihilisme le plus cynique ni une pensée positive imbécile, on évitera donc aussi l'achèvement supposé de la dialectique dans une hyperpositivité, fin ultime un peu trop rabâchée pour être honnête. Dans sa complétude définitive, elle perdrait d'ailleurs toute substance, si, comme il le dit dans la Préface à la Phénoménologie : "L’Esprit n’obtient sa vérité qu’en se trouvant soi-même dans le déchirement absolu". Surtout, si on se réfère à la fin de la Logique, bien plus rigoureuse, ne parlant plus de Dieu et ne se limitant pas à une conscience de soi complètement autiste, on voit qu'elle laisse toute sa place à l'extériorité dans la pratique, confrontation du connaître et du faire (p281) qui n'est pas "négation de la nature", comme on nous le rabâche, mais plutôt son apprentissage et notre adaptation à une évolution extérieure (écologique, technologique, sociale) qui ne dépend pas de nous. C'est admettre notre finitude et ne plus courir après l'absolu, ce qui serait un grand progrès définitif (post-moderne), se délestant ainsi d'un grand fardeau, celui de l'Histoire...

En tant que l'idée se pose comme l'unité absolue du pur concept et de sa réalité, elle comprend ainsi leur totalité sous la forme de l'immédiateté de l'être - Nature. Mais ce n'est pas cette fois un passage du concept subjectif à l'objectivité. Le passage est plutôt à comprendre comme l'idée qui se déprend elle-même librement, absolument sûre d'elle et en repos en soi. En raison de cette liberté, la forme de sa déterminité est tout autant celle de l'extériorité de l'espace et du temps qui est absolument sans subjectivité. Logique p392

Cette décision de l'idée pure de se déterminer comme idée extérieure se pose comme médiation à partir de laquelle elle s'élève comme existence libre qui va à soi à partir de l'extériorité. Logique p393

C'est seulement après avoir abandonné l'espérance de supprimer l'être-étranger d'une façon extérieure, c'est-à-dire étrangère, que cette conscience, puisque le mode étranger supprimé est le retour dans la conscience de soi, se consacre à soi-même. Elle se consacre à son propre monde et à la présence, elle découvre le monde comme sa propriété et a fait ainsi le premier pas pour descendre du monde intellectuel. Phénoménologie de l'Esprit, p306-307

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