On peut faire remonter la notion de peuple aux tribus originaires se faisant rituellement la guerre pour ne pas trop se mélanger malgré l'échange de femmes, ou bien, dans l'antiquité, aux peuples colonisateurs de l'âge du bronze jusqu'à l'Empire de Cyrus reconnaissant la diversité des peuples et de leurs dieux. Les Hébreux, qui se présentent eux-mêmes comme les conquérants de leur terre promise, prétendent être un peuple élu, bien que formé de tribus disparates dont l'unité ne tient qu'à leur dieu - mais qui marquent leur appartenance dans leur corps par la circonsision. Pour les Grecs, qui ont été eux aussi les envahisseurs barbares de la civilisation mycénienne et qui ont fondé de nombreuses colonies (jusqu'à Marseille), l'ethnos désigne plutôt la diversité des coutumes (dont Hérodote rendra compte) même si Aristote prête aux Grecs des qualités exceptionnelles, supposés courageux et intelligents alors que les européens seraient courageux mais barbares et les asiatiques raffinés mais pleutres!
S'il n'y a donc rien de nouveau dans le sentiment d'appartenance à un peuple, on voit déjà la variabilité historique de ses conceptions. Surtout, aussi bien le règne des empires que des petits royaumes ramèneront le peuple à ne plus désigner que les sujets d'un prince alors même que le catholicisme après le stoïcisme affirmait l'universalité humaine communiant dans le même Dieu. C'est ce qui formera, à partir de l'Empire romain jusqu'au XVIIè, une culture chrétienne européenne (occidentale) plus que nationale.
Le retour des peuples dans l'histoire peut se dater de la Révolution française mais aura été préparé philosophiquement un peu avant, notamment par Herder, qui devait lancer avec Goethe le préromantisme du Sturm und drang, et qui opposait la diversité des langues et des cultures à l'universalisme kantien, fournissant ainsi les bases du principe de l'autodétermination des peuples, revendication très à gauche à l'origine, et même libertaire, avant qu'elle ne dégénère en nationalisme agressif...
Les lois doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites que c'est un très grand hasard si celles d'une nation peuvent convenir à une autre.
Montesquieu, L'esprit des lois, Livre I, chapitre III, 1748
Montesquieu avait bien donné une explication matérialiste de la diversité des peuples et des coutumes avec la théorie des climats, mais c'est justement cette détermination extérieure qui sera violemment contestée par Herder et inversée en revendication identitaire au nom d'une causalité intérieure, "l'esprit du peuple", son génie supposé, son autodétermination équivalent du libre-arbitre de l'individu. Ce nouveau subjectivisme procède de Kant, comme on le verra, mais il faut y ajouter l'influence de Spinoza (1677) qui fait de toute existence l'expression d'un conatus, d'une nature propre, puissance qui s'actualise, liberté qui est un chemin tout tracé, simple développement de soi, de son essence, ce que Leibniz (1720) appellera force intérieure (ou Nietzsche volonté de puissance) et qu'on retrouve à la même époque dans le relativisme de Christian Thomasius (1655-1728) pour qui chacun doit suivre sa propre voie (devenir ce qu'on est). Tout cela nous est encore familier et suffit pour soutenir le droit à l'autodétermination des peuples (invoqué par Hitler pour envahir les Sudètes ou qui remplacera le plus souvent le colonisateur par une dictature!). Dans le sillage de Rousseau (1762), s'y greffe cependant une toute autre définition qui n'est plus essentialiste mais strictement démocratique et contractuelle, le peuple et son autodétermination se définissant simplement en opposition au prince.
En effet, l'évêque réformé Herder (1744-1803) peut être qualifié (aussi bien que Fichte un peu plus tard) d'extrême-gauche de l'époque, du côté de "la guerre des paysans". Il a été l'élève de Kant de 1762 à 1764 (avant la Critique de la raison pure de 1781, et même avant sa dissertation de 1770) avec lequel il polémiquera sur cette question des peuples ou des races ("Car chaque peuple est le peuple ; il a sa culture nationale et sa langue"). Y voyant un nominalisme doublé de métaphysique, Kant opposera l'idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique (mondialisme contre populisme) à ce qui était bien un complet renversement de son rationalisme universaliste et de sa critique de la subjectivité de nos représentations retournée en valorisation de cette subjectivité, du ressenti, de la particularité, de la part d'irrationnel.
C'est que, pour Herder, la liberté passe par la représentation, et la raison n'est pas donnée, elle doit être acquise, passant par le filtre de la langue, construction collective constituant l'âme d'un peuple - l'allemand étant d'ailleurs supposé supérieur par son caractère plus originaire (ce qu'on retrouvera de Fichte à Heidegger). C'est donc par la langue et un mouvement littéraire que va s'affirmer la revendication nationale. Son premier essai "Sur la pratique de plusieurs langues savantes" paraît en 1764. Il y emploie pour la première fois les expressions de "caractère national" et de "Génie". En 1769 dans ses "Sylves critiques, ou considérations relatives à la connaissance et à l’art du Beau", il généralise sa philosophie du langage pour laquelle "la poésie est le langage premier de l'Humanité" et forge le concept de Zeitgeist. En 1772 il publiera coup sur coup "Remarques sur l'origine des langues", "Le style et l'art allemands", ainsi que son essai sur les "Causes du déclin du goût chez les divers peuples où il a fleuri", qui seront au coeur de la première avant-garde littéraire du Sturm und Drang, prônant une poésie spontanée et vivante en réaction au rationalisme des lumières.
Les limites de nos connaissances rationnelles enseignées par Kant, en même temps que la certitude ressentie de la loi morale en nous, poussait ainsi vers le subjectif, le vécu et l'esthétique (créativité, poésie, nature, sensation, amour). Si "ce n'est donc plus l'objet qui oblige le sujet à se conformer à ses règles, c'est le sujet qui donne les siennes à l'objet pour le connaître", on peut comprendre que l'attention se reporte exclusivement sur le sujet, comme fera la phénoménologie. Ce qui est plus contestable, c'est que cela devienne une fascination et une survalorisation du subjectif jusqu'à l'obsession de la défense de son identité et de sa supposée autodétermination, ouvrant la voie au conflit des idéologies, au choc des volontés se substituant aux causalités extérieures. On retrouvera tout cela chez Fichte, mais il faut remonter au moins à Leibniz, comme on l'a vu, pour justifier de donner substance à de simples abstractions, leur prêtant un autodéveloppement, individué.
L'unité substantielle demande un être accompli, indivisible et naturellement indestructible, puisque sa notion enveloppe tout ce qui lui doit arriver, ce qu'on ne saurait trouver ni dans la figure ni dans le mouvement... mais bien dans une âme ou forme substantielle, à l'exemple de ce qu'on appelle moi. (Leibniz)
L'influence de Leibniz est contradictoire, puisque, d'une part Herder en retient l'individuation des monades (des peuples, des langues), donnant une substance aux idées, toute existence étant dotée d'une force interne déterminant son devenir, mais, d'autre part Leibniz cherchait à élaborer un langage universel réduit à la logique, évitant les obscurités des langages vulgaires, alors que Herder réhabilitera au contraire les langues parlées et le sens tout comme le sensible (l'esthétique, le beau). Si, pour Herder, la pluralité des langues témoigne d'une pluralité des cultures à préserver, il ne veut pas les réduire pour autant à la réception passive d'une tradition, étant des forces vivantes, ne se définissant que dans et par leurs réalisations. On ne pourrait même pas parler d'un "Moi-noyau" pour des collectivités culturelles indissolublement créatives, démocratiques et nationales. Ne voulant pas brider les peuples dans un conservatisme figé, Herder ne peut donner un contenu à ce qui est pure différence, mais il défend bien une conception dynamique, historique et même révolutionnaire du national où "les nations se modifient selon le lieu, le temps et leur caractère interne", sachant qu'il parlait des Allemands de ce temps là comme de "la nation qui n’est pas advenue", encore morcelée en petits Etats.
Cette défense de la diversité culturelle et de la particularité opposera à l'universalisme kantien abstrait, rejetant tout pathologique ou naturalisme, l'affirmation de la présence de l'universel dans le singulier, le singulier et l'universel ne pouvant être séparés. Une éducation de la "table rase", laisserait l'homme désorienté, privé de tout repère moral et politique, arraché aux dimensions sociales de son être (chanson connue). En tout cas, cette nouvelle attention au particulier et à l'existence, qu'on retrouvera avec Schelling, produira bien au-delà une sorte de sacralisation du fini, du concret et de la différence, et finalement de l'identité - jusqu'au structuralisme et aux philosophies de la différence qui visaient cependant à se débarrasser de toute identité substantielle (ou chose en soi).
Il ne s’agit plus, comme dans les grands systèmes philosophiques du XVIIe siècle, comme chez Malebranche ou Spinoza, de rapporter simplement le fini à l’infini et d’éliminer ainsi, en quelque sorte, la finitude. La tâche qui désormais s’impose au fini, c’est de l’affirmer dans son être propre à l’égard même de cette valeur suprême [...] Dans la mesure où la fondation de l’esthétique théorique soutient la cause de l’autonomie du beau, elle annonce implicitement par là même que la nature finie a fondamentalement droit à son mode d’être autonome. (Cassirer)
Herder aurait compris toute action et toute vie humaine comme l’expression d’un sujet, d’une subjectivité, c’est-à-dire comme la réalisation d’un but ou d’une Idée, mais aussi, en même temps, comme la réalisation d’un Moi. Mais dire que c’est un Moi qui se réalise, c’est affirmer que la vie humaine ne consiste pas dans l’accomplissement d’une Idée ou d’un plan fixés à l’avance, indépendamment du sujet, mais qu’elle vient du sujet lui-même, que le sujet peut et doit la reconnaître comme telle; et même qu’en un sens, il la définit ou la détermine lui-même par ses actes. À l’orientation téléologique, héritée d’Aristote, selon laquelle la vie humaine est réalisation d’un "but", d’une "fin" (telos) ou d’une Idée, s’ajouterait donc un trait typiquement moderne : l’Idée serait désormais comprise comme celle d’un "soi", d’un "sujet". Se réaliser soi-même : tel serait l’idéal sous-jacent à notre conception contemporaine de l’autodétermination, qu’elle s’applique aux individus, aux peuples, aux nations en lutte pour le droit de disposer d’elles-mêmes.
Herder plaça au centre de sa considération de l’histoire le concept de "force" (Kraft) mais pensée "anthropologiquement", ce qui veut dire non pas seulement qu’elle relève du domaine de la vie humaine, mais aussi que l’on ne peut en faire "l’expérience" que dans l’opposition à une autre force et dans la résistance à celle-ci.
Myriam Bienenstock
Cette force qui se révèle dans sa résistance à l'autre n'est pas sans évoquer la philosophie de Fichte et sa réaction à l'invasion napoléonienne, illustrant le passage du révolutionnaire universaliste au national-socialisme revanchard. En tout cas, sur de nombreux aspects Fichte peut être considéré comme le fidèle continuateur de Herder, bien que renforçant l'opposition au non-moi et définissant le peuple (comme la classe pour Marx) par sa conscience de soi et son engagement, l'appartenance au peuple relevant dès lors d'un acte et non d'un état de fait (origine ou habitus), devenue participation active à sa mission historique.
Le premier projet herdérien de nation fondé sur le peuple et la culture est accepté avec gratitude sous le signe du XIXe siècle "nationaliste" à ses débuts. Et elle y est transposée du domaine poético-esthétique au domaine politico-idéologique. Dans l’Allemagne napoléonienne en particulier et dans le contexte des "guerres de libération" cette idée du peuple devient pour des parties de l’élite bourgeoise une religion nationale. C’est le cas, par exemple, pour Johann Gottlieb Fichte qui, en tant que recteur de la nouvelle Université de Berlin, prononce en 1808-1809 ses "Discours à la nation allemande" où il invoque la "nature immuable" des Allemands comme une mission historique. Ou encore pour les frères Grimm qui veulent préserver dans leurs collections de contes et de légendes les traces d’une communauté germanique de valeur et d’origine qui aurait été dès les temps primitifs une "nation originelle" — plus ancienne, plus unie et plus pure que les autres.
Wolfgang Kaschuba, L'identité comme différence
Contre ces histoires nationales, Kant défendait l'hypothèse du progrès moral de l'humanité vers la liberté et la raison, au moins comme "idéal régulateur" (comme si), mais pour Hegel c'est quand même par l'intermédiaire d'un peuple, différent à chaque fois, que se réalise le progrès historique. Il critiquera cependant la conception immanentiste de Herder, assimilant un peu trop le peuple à une personne, un sujet doté d'une volonté (générale). A l'idée d'un peuple en soi, avec une conscience confuse de son unité ("cet abstractum indéterminé qui, dans la représentation générale, s’appelle peuple"), Hegel oppose "l'esprit des peuples qui ont pris conscience de leur principe et savent ce qu'ils sont et ce qu'ils font". On se demande si cela existe, cet esprit étant plutôt celui de ses institutions, mais le concept d'autodétermination n'y a plus qu'un sens formel pour une histoire universelle qui est fondamentalement déterminée par la (ruse de la) raison, les intérêts particuliers servant l'universel à leur insu (tout comme chez Kant dans sa quatrième proposition, le progrès moral de l'humanité et du droit résulte de l'insociabilité des hommes et de leurs conflits). Ce n'est plus du tout de l'ordre de la réalisation de la philosophie (qui vient toujours trop tard), de ses idéaux, de la loi du coeur, mais seulement d'un progrès de la raison et de la liberté dans l'Etat et le Droit. Les peuples incarnent une contingence historique dont le concept comprend au contraire la nécessité logique (Ph, II, p310).
L'Idée est en vérité ce qui mène les peuples et le monde, et c'est l'Esprit, sa volonté raisonnable et nécessaire, qui a guidé et continue de guider les événements du monde.
L'histoire universelle n'est que la manifestation de cette Raison unique, une des formes dans lesquelles elle se révèle ; une copie du modèle originel qui s'exprime dans un élément particulier, les Peuples.
Hegel reste encore trop idéaliste par le rôle donné aux peuples dans le progrès cognitif et technique de l'humanité mais, incontestablement, la postérité de Herder et Fichte se trouve plutôt chez Heidegger, justifiant son engagement nazi au nom de la mission du peuple allemand, de son authenticité et de la supériorité de sa langue, invoquant son autodétermination dans la résistance à la rationalisation du monde comme à la dissolution des peuples (et leur supposé enjuivement qui les livrerait au calcul). On verra comment il l'exprime dans le cours de 1934 - en plein nazisme mais juste après la nuit des longs couteaux et sa démission du rectorat. Apparemment hors du temps, son thème porte sur "La logique comme question en quête de la pleine essence du langage", rejoignant Herder en reconnaissant la poésie comme le "langage originel" destiné à exprimer "ce qui advient dans l'événement où se configure un monde" mais que la logique ignore justement. On peut dire qu'il pousse la critique kantienne jusqu'aux conditions de possibilité existentielles de la logique, son émergence pratique (utilitaire). Mais, en questionnant quelle nature de l'homme faut-il pour la logique et pour l'histoire, il trouve à rattacher ces spéculations abstraites à son propre engagement.
Heidegger reste en effet persuadé malgré ses déconvenues politiques que l'existence historique suppose l'appartenance à un peuple, une patrie, un sol, mais ce qui exigerait, comme pour Fichte, un engagement actif dans son histoire, la décision et la résolution qui fait de nous les acteurs de notre histoire car "l’homme est bien plutôt requis de prendre toute sa place dans ce qui va avoir lieu". Cette liberté active si célébrée de l'engagement se trouve n'être paradoxalement qu'une soumission totale au groupe. La mobilisation générale exigée ainsi ne pouvait mener qu'à une guerre de conquêtes, mais, le point d'achoppement principal reste que cette identification du destin de l'Être à la mission d'un peuple suppose une volonté unifiée, un nous singulier et non pluriel, un peuple identifié à son chef et non une masse anonyme, de sorte qu’il existe un être-soi du peuple dont il faudrait préserver l’authenticité menacée (au prix de la terreur et de la purification ethnique). Vouloir donner existence à ce qui n'en a pas (pur concept) ne peut mener en effet qu'à la négation brutale de l'existant en sa diversité infinie (que Herder voulait préserver).
Il faut dire que le nationalisme n'en était pas resté au gentil folklorisme de Herder, intégrant la nécessité de la "haine populaire" pour Arndt, avant Schmitt et sa distinction entre ami et ennemi - car il n'y a effectivement rien de tel que l'hostilité pour préserver l'unité qui se décompose vite sinon en intérêts divergents. L'erreur est de croire que l'unité serait réelle, qu'un gouvernement national en serait l'émanation et ne se tromperait pas, ne serait pas impuissant et aveugle mais saurait très bien où guider le peuple. Ne pas savoir incite à plus de prudence.
Que signifie l’unité d’un peuple ? Cela veut dire « Nous sommes là ! Nous sommes prêts ! Que cela soit ! »
L’Etat est seulement pour autant que et aussi longtemps que parvient à s’imposer la volonté de souveraineté qui prend sa source dans une mission et une charge, et qui inversement se fait travail et œuvre. L’homme, le peuple, le temps, l’histoire, l’être, l’Etat – ce ne sont pas là des concepts abstraits qui seraient là pour servir à des exercices de définition ; ils relèvent d’un rapport à l’essence qui se décide chaque fois historialement, et donc d’un se-décider pour l’avenir à partir de l’être-été.
Heidegger, La logique comme question en quête de la pleine essence du langage
Pour conclure, on peut opposer aux populismes et nationalismes le danger de croire à des fictions alors qu'il y a un jeu de puissances plus que de peuples, lesquels finissent un jour ou l'autre assimilés par les empires. La culture devient de plus en plus planétaire. Il n'y avait donc pas dans les peuples ni dans les langues quelques secrets intransmissibles, nulle substance derrière ce qui est pure différence et généralisation abstraite. Les peuples ne sont pas des personnes et n'existent pas plus que l'Humanité, ni un génie humain qui nous distinguerait radicalement de possibles extraterrestres, produits comme eux de l'évolution technique.
Ceci dit, on est bien obligé de reconnaître d'une part les différences actuelles et, d'autre part, l'assez large adhésion au nationalisme comme au roman national inscrit dans les institutions. On a donc bien affaire à un concept opérant pour faire communauté quoique sans autre réelle consistance que l'opposition à l'autre, au plus proche (narcissisme de la petite différence). Peuples et nations survivront sans doute à la mondialisation, dans les compétitions sportives au moins, mais ont déjà perdu leur mystique originelle, romantique, promesse de retrouver le royaume perdu de l'enfance et du sens. On a vu les ravages des idéologies qui outrepassent le connaissable et l'incertitude des représentations au nom de la prédominance de la pratique comme de la morale, devoir-être qui peut nous décider à croire à ce qui n'existe pas, notamment par besoin de s'intégrer au groupe et à plus grand que soi, dans un récit et un langage commun. Ce besoin est bien réel et d'autant plus brûlant à notre époque préoccupée de préserver l'avenir de la planète et non plus seulement d'un peuple, mais si le peuple se constitue par la participation à une oeuvre commune et l'héritage du passé, l'écologie et l'action climatique devraient pouvoir donner corps à un peuple planétaire, donnant raison au cosmopolitisme au moment où commence la colonisation d'autres planètes.
Il est quand même frappant de constater comme les idées révolutionnaires ont précédé en Allemagne notre Révolution. Ce n'est pas une raison pour surestimer le rôle des intellectuels qui ne font qu'exprimer les enjeux de leur temps mais au contraire pour souligner la surdétermination des idées par la situation historique, avec des glissements dialectiques qui en dénaturent le sens initial. La détermination n'est pas intérieure, subjective, le volontarisme des idéologies ne fait que se cogner aux déterminations extérieures, c'est Montesquieu qui a raison de nous faire dépendre de notre écologie, et si la notion de peuple qui émerge au temps des Lumières doit aujourd'hui être déconstruite, ce n'est pas tant qu'elle était fausse déjà au moment du printemps des peuples mais qu'elle a perdu sa pertinence après la décolonisation et dans l'Etat universel numérique. Il est non seulement devenu plus difficile de donner corps à un peuple en-soi mais la révolution anthropologique du féminisme disqualifie les anciennes traditions, trop patriarcales. Cela n'empêche pas que la question de nos appartenances reste vitale - elles sont simplement multiples, non pas seulement une pluralité des peuples mais une pluralité à l'intérieur des peuples, un multiculturalisme qui existe depuis les premières cités-Etats, même s'il tend à s'homogénéiser selon la loi de l'entropie universelle.
Ce qu'on peut retenir de ce survol historique, outre l'importance et les dangers de nos appartenances, tout comme le besoin malgré tout du retour au sens et au concret, aux choses mêmes en leur multiplicité (mais sans renier l'universel), c'est aussi de voir comme le sens des mots se modifie, comme des valeurs s'inversent, peuple ou nation, et passent de gauche à droite, comme de nouvelles idées apparaissent (ce que Alfred Fouillée appelait idées-forces) avant de s'effacer, de nouveaux paradigmes d'explication s'imposent soudain, de nouvelles conceptions du monde qui sont cependant plus déterminées que déterminantes face aux puissances matérielles et aux évolutions économiques ou technologiques - qui justement ont tout changé avec les réseaux numérique où le peuple s'est dissous.