Le génie du plagiat (Newton, Einstein, Debord)
Comment le jeune et ambitieux Einstein s'est approprié la Relativité restreinte de Poincaré,
Jean Hladik, ellipses, 2004
L'année 2005, "année mondiale de la physique" devrait célébrer le centenaire de l'annus mirabilis (année merveilleuse ou miraculeuse) du jeune Einstein
qui publiait en 1905, à 26 ans, 3 ou 4 articles fondamentaux qui
ont bouleversé toute la physique : effet photo-électrique
le 18 mars (fonde la théorie quantique), mouvement brownien des
atomes le 11 mai (fluctuation statistique de l'entropie prouvant la
réalité des atomes), relativité restreinte le 30 juin,
complété en septembre par E=mc2
! Einstein lui-même représente le génie
solitaire, le prototype du savant exceptionnel, d'une intelligence
excentrique au point qu'on en analyse encore son cerveau de nos jours
pour tenter d'en percer
le secret ! Il n'est pas mauvais que dans ce délire
hagiographique se fassent entendre des voix discordantes et qu'on
ramène les choses à des proportions plus humaines en
montrant tout ce qu'il doit à d'autres, en premier lieu
Poincaré sans doute. Ce n'est pas une raison pour aller
jusqu'à désupposer tout savoir à Einstein,
réduit à
l'état d'habile faussaire, d'ambitieux et de voleur ! Il est
absolument ridicule de voir comme on voudrait qu'il ait tout pris
à sa femme (qui n'a rien fait d'autre pourtant), que de toutes
façons tout était déjà dans Poincaré
(qui reconnaissait pourtant le génie d'Einstein), et que, par
dessus le marché, Einstein n'y aurait rien ajouté sinon
que ce qu'il ajoute (la constance de la vitesse de la lumière)
ne ferait en définitive qu'embrouiller les choses...
Cette contestation en paternité met en jeu concrètement
la question de la propriété intellectuelle et le
rôle de l'auteur. Einstein n'est ici qu'un cas particulier. On
peut contester tout autant la paternité de la loi de gravitation
de Newton (de même que la paternité de la théorie de la sélection
naturelle à Darwin, etc.). Dans un tout autre domaine, on verra qu'on a
même
contesté
à Guy Debord, pourtant théoricien du détournement,
la paternité de son concept de spectacle ! On ne comprend que trop, bien
sûr, cette revanche des médiocres
acharnés à déboulonner une statue qui leur fait de
l'ombre, la haine du supérieur. Pour cela, la méthode est
toujours la même : on réduit l'apport d'un auteur
à un point précis qui sera ensuite attribué
à un autre, mais la partialité dans ces affaires
mène rapidement à la
mauvaise foi pure et simple. Cette paranoïa du plagiat
témoigne de
plusieurs confusions qu'il s'agit de démêler sur la nature
de la vérité, sur la propriété
intellectuelle et sur ce qui
peut constituer l'originalité du génie
auquel on
ne peut certes demander de tout réinventer. Toute connaissance est
l'appropriation de savoirs préalables, de vérités
établies et d'un bouillonnement intellectuel où
l'intervention du génie se borne à en faire surgir
une nouvelle intelligibilité. Je trouve le terme de génie
assez
approprié à cette illumination soudaine, cette fulgurance
qui rassemble des données éparses dans une vision
englobante. Il a aussi
l'intérêt de souligner le rôle de l'auteur dans
l'effervescence qu'il suscite autour de lui. La stature "philosophique"
de Newton ou
Einstein éclate sans contestations possibles dans les
controverses auxquelles ils participent, au moins autant que dans toutes leurs autres
découvertes ou théories. Ainsi, on peut dire que la
théorie quantique
qu'il a fondée s'est construite en grande partie contre
Einstein, mais dans un dialogue
intense avec lui. On voudrait donc ici rendre justice au génie
individuel tout en montrant le caractère problématique de
la propriété dans le domaine intellectuel dès lors que "ceux qui parlent avec intelligence, il faut qu'ils s'appuient sur ce qui est commun à tous" (Héraclite
CXIV).
- Isaac NEWTON (1642-1727)
Newton (dont la naissance coïncide avec la mort de Galilée) a
été aussi un génie précoce, ayant connu son
annus mirabilis en 1665, à 23 ans, année de
peste ayant amené l'université de Cambridge à
fermer ! C'est pendant cette année non-universitaire de loisirs forcés
qu'il aurait posé les bases de ses principales
découvertes : la loi de la gravitation
universelle, le calcul
différentiel infinitésimal et surtout la
décomposition de la lumière en couleurs (théorie
de l'arc-en-ciel). L'histoire de la pomme est sans doute fausse mais
elle est supposée avoir eu lieu dans cette année
féconde 1665-1666 (en fait il avait calculé que "la force nécessaire pour maintenir la Lune sur son orbite" était "joliment approchant" de "la force de gravité
à la surface de la Terre", force qui fait tomber la pomme). L'importance de Newton dépasse
pourtant ces découvertes car elle tient essentiellement à
sa mathématisation de la physique dans sa grande
synthèse, les Principia, qu'il publie seulement en 1687 (Philosophiae naturalis principia mathematica) et qui servira de base
à la physique jusqu'à Einstein.
On voit qu'il ne suffit pas de contester telle ou telle
découverte de Newton pour réduire son génie qui
est proche de celui d'Einstein par sa dimension philosophique
(épistémologique) et mathématique, donnant une
vision unifiée de la mécanique, un cadre de pensée
pour deux siècles de physique. Il n'est pas
inintéressant malgré tout de savoir qu'au moins deux de
ses principales découvertes lui ont été
sérieusement contestées : celle du calcul
infinitésimal par Leibniz et celle de la gravitation par Hooke.
Sur ce dernier point, il faudrait même remonter à Johannes
Kepler (1571-1630) qui est le premier à faire l'hypothèse
d'un pouvoir attractif à l'origine de l'orbite des
planètes et que Newton lisait justement cette fameuse année de
1665-1666, mais voyons où en était Hooke s'inspirant de
Kepler et de nombreuses discussions, avant que
Newton ne donne la formule de la gravitation :
Tous les corps célestes sans excepter
aucun, ont une attraction ou gravitation vers leur propre centre, par
laquelle, non seulement ils attirent leurs propres parties et les
empêchent de s'écarter, comme nous le voyons de la Terre,
mais encore ils attirent tous les autres corps célestes qui sont
dans la sphère de leur activité [...] les forces
attractives sont d'autant plus puissantes dans leurs opérations,
que le corps sur lequel elles agissent est plus près de leur
centre. 14
Hooke
fera même l'hypothèse, dans une
lettre à Newton, que la force d'attraction varie comme l'inverse
du carré de la distance, mais c'est Newton qui en donnera la
formule bien connue (F = G x mA x mB /d2). Il refusera toujours d'en attribuer la
paternité à Hooke affirmant qu'une chose est d'avoir un
modèle qualitatif, et qu'une autre est de le
mathématiser. On l'accordera volontiers, il n'en est pas moins
instructif de voir que Newton n'a fait que cela, trouver la
formule plutôt que "découvrir" la gravitation universelle.
La science est une entreprise collective où il est bien
difficile de déterminer la part de chacun. De loin on peut
s'imaginer que Newton a réussi à concevoir l'inconcevable
et qu'il dominait de haut toute son époque. La
réalité est plus nuancée. Son génie est
incontestable dans la mathématisation de la physique, la
systémisation de ses fondements, sa portée philosophique
mais il ne va guère au-delà des connaissances de son
époque et ce fondateur de la science moderne n'était
même peut-être que "le dernier des magiciens", lui qui
gardait dans un coffre secret ses recherches alchimistes... Cela
n'empêchait pas ses formules de marcher universellement, et pour
toujours croyait-on ! Il fallait croire à une attraction
à distance immédiate entre tous les corps, force qui
semblait bien mystérieuse et dont Newton ne se sortait qu'en
refusant de faire une quelconque hypothèse (hypotheses non fingo).
Il se borne à décrire cette force par sa formule
mathématique et ne prétend pas l'expliquer. L'attraction
à distance sera remplacée à partir de Maxwell par
la notion de champ d'interaction se propageant à une vitesse
finie.
- Albert EINSTEIN (1879-1955)
Celui
qui va remettre en cause les postulats de Newton et les cadres de la
physique (espace et temps absolus) partage avec lui de nombreux traits,
aussi bien dans la jeunesse des principales audaces que dans la
portée philosophique de leurs conceptions. Einstein
(né la même année que la mort de Maxwell)
n'était pas un aussi bon mathématicien (il se faisait
aider) mais son dépassement de Newton semble reproduire la
rupture de celui-ci avec l'intuition immédiate et sa
volonté de se débarrasser des hypothèses
superflues (c'est ce qu'on appelle traditionnellement "le rasoir
d'Occam"). Les idées d'Einstein
ne tombent pas du ciel comme on
le croit trop souvent. Au point de vue philosophique ce sont les
principes d'Ernst Mach qu'il met en pratique. En physique il
prolonge Boltzmann et la mécanique statistique (les fluctuations
d'entropie). Il est le
véritable fondateur de la physique quantique mais c'est
Planck qui avait découvert les quanta en 1900. Pour la
relativité, il l'aborde par la question de la synchronisation des
horloges, faisant l'objet de nombreuses demandes de brevets à cette
époque à cause des trains, étant aux premières loges pour en voir les
limites, mais les travaux de Lorentz et Poincaré avaient
déjà formellement résolus la question de
l'invariance des formules de Maxwell (des phénomènes
électro-magnétiques) quelques soient les vitesses
relatives, et donc l'invariance de la vitesse de la lumière. On
ne peut même pas dire cette fois que la formule
mathématique manquait, et pourtant on peut considérer que
la relativité d'Einstein se distingue de celle de
Poincaré par sa radicalité et son argumentation physique, menant
d'ailleurs ensuite à la relativité générale
qui étend l'invariance des lois de la physique aux corps en
accélération (et donnant une interprétation
géométrique de la gravitation qui reste problématique).
Vouloir réduire Einstein au rôle de plagiaire
de
Poincaré suppose d'effacer à la fois les
différences entre les deux approches ainsi que toutes les
réflexions d'Einstein qui ont précédé ou
suivi la
publication de 1905. Il faudrait minimiser aussi l'importance des
autres articles publiés cette même année (c'est
l'article sur l'effet photo-électrique qui lui a valu le prix
Nobel, pas celui sur la relativité), sinon la
contestation perd beaucoup de son intérêt.
L'hypothèse du livre me semble donc bien légère (et peut être accusée elle-même de plagiat !)
mais il faut avouer que cet artifice outrancier qui flatte nos
penchants mauvais
rend l'enquête passionnante et je m'y suis laissé prendre
comme à un roman policier. Son intérêt est
d'attirer l'attention sur la dimension de plagiat de toute
découverte, de reprise des hypothèses avancées par
d'autres, d'émergence d'un bouillonnement intellectuel où
il est bien difficile de déterminer la part de chacun.
Plus précisément, la critique de Hladik porte sur deux points :
1) Einstein n'aurait fait que rassembler les études
éparses de Poincaré 2) il aurait ajouté
l'hypothèse de la constance de la vitesse de la lumière
qui introduit des confusions.
Sur
le premier point on pourrait presque donner raison à
l'auteur, même s'il n'est pas complètement certain
qu'Einstein ait eu
connaissance des publications de Poincaré (surtout celle du 5
juin 1905). Il est certain par contre que l'extraordinaire
productivité
d'Einstein cette année là vient de ce qu'il se tenait au
courant des dernières publications dont il tirait des
conséquences immédiates et qu'il a utilisé les
travaux de Poincaré mais surtout de Lorentz. Son génie
n'était
pas dans son cerveau (il n'y a pas vraiment "d'idée
géniale") mais dans la synthèse qu'il a
réalisée alors des découvertes les plus
fondamentales de l'époque : celles des fluctuations de
l'entropie (qui lui permet de prouver l'existence des atomes par le
caractère statistique de l'entropie dans le mouvement brownien),
des quanta (qui lui permet d'inventer le photon) et de la constance de
la vitesse de la
lumière quelque soit la vitesse de sa source
(relativité). La rapidité
de réaction fait partie de la découverte scientifique
(la reconnaissance ne viendra pourtant que plusieurs années
après) mais ce qui doit
frapper plutôt c'est la cohérence d'ensemble (autour d'une théorie de la lumière) qui en
assurera la pérennité (et la paternité donc). Rassembler
les savoirs disponibles, ce n'est pas rien, c'est même
fondamental. Ainsi, Mandelbrot peut être considéré
comme le véritable inventeur des fractales bien qu'il en ait
repris le concept à un obscur mathématicien. Trouver
l'application d'une idée, la rendre effective, l'inscrire dans
un système cohérent est une totale
réappropriation, réinvention, une totale nouveauté
comme un mot peut prendre un sens complètement nouveau dans un
contexte
différent. S'il y a donc bien plagiat, c'est un plagiat
absolument nécessaire, aussi important pour l'évolution
des idées que la sexualité et les mutations
génétiques pour l'évolution biologique.
Le plagiat est nécessaire. Le progrès l'implique.
Il serre de près la phrase d'un auteur, se sert de
ses expressions, efface une idée fausse, la remplace
par l'idée juste.
Lautréamont, Poésies II
Sur le second point, on peut admettre aussi que parler de la constance
de la vitesse de la lumière est source de confusions. En effet,
la vitesse de la lumière n'est pas constante, elle varie selon
le milieu qu'elle traverse et surtout on ne peut faire dépendre
l'espace d'un phénomène particulier. La constante C (300
000 km/s) ne représente pas tant "la vitesse de la
lumière" que la vitesse maximum de toute interaction
électro-magnétique. C'est ce qu'on appelle maintenant la
"constante de structure de l'espace-temps" convertissant les
unités de longueur et de temps (la vitesse est un rapport entre
longueur et temps). L'identifier à la
vitesse de la lumière est donc réducteur, ce n'est pas
complètement exact ; ce n'est pas vraiment faux pour autant.
Reprocher à Einstein cette confusion c'est ne pas tenir compte
des approximations
inévitables de toute découverte ni du contexte de
l'époque. En effet, c'est la constance mesurée de la
vitesse de la lumière, par les expériences de Michelson et
Morley,
qui justifiait aux yeux des physiciens la construction de la
relativité restreinte. Sans l'hypothèse de la constance
de la vitesse de la lumière on ne peut plus mesurer des
distances éloignées et mettre en évidence la
relativité. Là encore, on
voit dans cette critique une méconnaissance de la logique de la
découverte scientifique qui passe par des étapes
intermédiaires plus ou moins fécondes ("le faux est un moment du vrai").
On ne tire pas la vérité de son cerveau,
vérité préexistante et qu'on dévoilerait
une fois pour toutes ! On met plutôt à l'épreuve
des approximations et des hypothèses en s'appuyant sur
l'expérience historique, chaque époque corrigeant les
excès et les illusions de l'époque
précédente. Comme dit Poincaré : "La part de collaboration personnelle de l'homme dans la création du fait
scientifique, c'est l'erreur".
Reste qu'il n'est pas encore assez connu qu'on peut se passer de la
constance de la vitesse de la lumière, remise en cause
actuellement par plusieurs physiciens, sans que cela n'affecte le
formalisme relativiste où la vitesse limite C représente
la constante de structure de
l'espace-temps, constante qui partout dans l'univers relie l'espace au
temps (ce qu'a rappelé, entre autres, Jean-Marc
Lévy-Leblond). En prenant comme unité de longueur 300 000
km on pourrait d'ailleurs se passer de C (égal à 1) pour
écrire l'équivalence E=m (ce que font souvent les physiciens dans
leurs calculs mais fait perdre le carré, c'est-à-dire l'accélération, ce
qui transforme l'espace en temps, l'énergie en masse, puisque, comme
l'écrit Einstein en septembre 1905, "le rayonnement transmet de l'inertie entre le corps émetteur et le corps absorbant").
Si on néglige donc le fait que Poincaré
maintenait par exemple l'existence de l'éther, et qu'on
réduit à moins que rien les apports d'Einstein dans son article du
30 juin 1905, on peut arriver à prouver en effet qu'il n'a rien
inventé, mais la relativité d'Einstein n'est pas celle de
Poincaré.
La théorie développée par Poincaré n'est pas un état inachevé de celle
développée par Einstein, mais c'est bien une théorie de la relativité
restreinte à part entière. La comparaison des deux théories est
éclairante : primauté du continu, existence de l'éther, variable cachée
("temps vrai") chez Poincaré, primauté du discontinu, non existence
de l'éther, absence de variable cachée chez Einstein. Cette comparaison
fait dire à Yves Pierseaux : "s'il y a une structure fine de la relativité
restreinte c'est que la frontière classique/quantique, la plus
importante de la physique du 20ème siècle, passe entre les deux relativités".
http://users.skynet.be/champsmagnetiques/yvesintr.html
Alors
que Poincaré élabore un modèle dynamique pour expliquer l'invariance des
équations de Maxwell par les transformations de Lorentz, Einstein donne à cette
invariance une signification beaucoup plus vaste: c'est la partie la plus
fondamentale de la mécanique, la cinématique, c'est-à-dire "la doctrine de
l'espace et du temps" qu'il remet en cause.
La recherche d'invariants
est le moteur de la science, généralisé dans la physique actuelle par
les "invariances de jauge" (voir les concepts fondamentaux de la physique). Le plus important dans la relativité, c'est bien l'invariance
des lois de la physique
quelque soit la vitesse de référence, l'invariance
des équations de Maxwell par les transformations de
Lorentz, dont Poincaré a montré qu'elles forment un
groupe mathématique. L'essentiel était donc acquis. Il en
avait même tiré les conclusions d'un temps local et de la
déformation des longueurs. Il avait aussi, par ailleurs,
déjà remis en cause le temps et l'espace absolu. Les
pièces du puzzle ne
demandaient qu'à être assemblées et
systématisées. Encore fallait-il oser le faire et
considérer que Poincaré avait tout pour le faire est une
reconstruction après-coup. Comme d'autres l'on déjà remarqué, la
différence de vocabulaire de
Poincaré (géométrie) et de Lorentz (algèbre) est importante, elle l'est
tellement qu'ils ont
faux tous les deux: il ne s'agit ni d'algèbre ni de
géométrie mais de physique (de champ d'interaction), la réfutation de
l'éther étant basée sur le non sens physique de l'immobilité supposée de
l'éther comme support de la propagation des ondes électromagnétiques,
tout mouvement étant relatif. Cela
n'empêche pas que
Poincaré, mort en 1912 avant que la relativité soit
véritablement admise et confirmée par
l'expérience, était lui-même un incontestable
génie, un des plus grands mathématiciens de tous les
temps avec une profonde réflexion philosophique (le conventionalisme de "La science et l'hypothèse") qui a d'ailleurs sans aucun doute largement inspirée Einstein.
La supériorité de la position d'Einstein sur celle de
Poincaré est principalement l'abandon des hypothèses
traditionnelles (éther, espace et temps absolus)
facilitée par la fougue de la jeunesse. Ce n'est pas rien.
"Une nouvelle vérité
scientifique ne triomphe pas en convaincant les opposants et en leur faisant
entrevoir la lumière, mais plutôt parce que ses opposants
mourront un jour et qu’une nouvelle génération, familiarisée
avec elle, paraîtra. 208"
Max Planck
Si la notion d'espace-temps n'est pas encore présente dans
l'article de 1905, on peut voir sa préfiguration dans la notion
d'événement
qu'Einstein utilise alors, puisque tout
événement physique est situé dans l'espace et dans
le temps. La grande nouveauté ici, c'est la suppression de
l'éther et l'interprétation de l'espace en terme
d'interactions entre masses (inspiré de Ernst Mach),
remplaçant l'espace géométrique par la
matérialité du champ électro-magnétique produit par l'interaction.
Ce
n'était donc rien que cela, ce génie qu'on nous chante ?
Non, c'était beaucoup plus, c'était tout le reste, ce
travail de défricheur qui nous entraîne à sa suite
dans l'inimaginable, c'était un homme, un écrivain, un
philosophe, le contraire de l'escroc et d'un savoir satisfait. Mais ce
n'était qu'un homme de son époque, un homme comme nous sur de nombreux points, avec ses éclairs de
génie, ses faiblesses et ses obstinations.
On
ne peut d'ailleurs qu'encourager les lecteurs à vérifier
par eux-mêmes dans les textes d'Einstein facilement accessibles
puisqu'ils sont disponibles en poche (Albert Einstein, Physique, philosophie, politique,
Points, 2002), très utilement commentés par
Françoise Balibar et beaucoup plus compréhensibles qu'on
ne se l'imagine (si on ne tient pas compte des calculs eux-mêmes
dont on peut se passer quand on n'y connaît rien comme moi). Bien
sûr, la relativité, vérifiée de mille
façons,
continue pourtant à susciter de nombreuses interrogations (ancien encadré).
- Guy DEBORD (1931-1994)
On ne manquera pas de trouver déplacée et bien peu
sérieuse cette mise en série de Guy Debord avec les deux
plus grands génies de la physique. Du moins cela permettra de souligner l'universalité de ces difficultés d'attribution
dans le domaine intellectuel, bien au-delà des sciences, et
même là où on s'y attendrait le moins, dans le
petit cercle fermé des situationnistes d'aujourd'hui (qu'on peut
appeler des archéo-situs). La chose est d'autant plus comique
que Guy Debord a toujours utilisé de façon
intensive citations ou détournements et que la notion d'auteur
semblait devoir perdre tout sens puisque la poésie devait
être faite par tous, les situationnistes reniant leurs
oeuvres (en fait la filiation lettriste mettait plutôt en avant
l'artiste qui devient son unique chef d'oeuvre!).
Il y a peu j'ai dû répondre à une controverse
agitant ce milieu et, ce qui m'a frappé, c'est à quel
point l'accusation faite à Guy Debord de plagiat
de
Günther Anders ne tenait pas dès qu'on allait y voir d'un
peu plus près, ou plutôt que ce qui les
différenciait c'était leurs positions politiques et qu'on
peut s'inquiéter de voir de beaux
esprits adopter comme identiques des options politiques si
éloignées. Bien sûr on retrouve chez l'un comme
chez l'autre la dénonciation du monde contemporain, il y a de
nombreux
échos. De là à confondre les thèses et
réduire "La société du Spectacle" à une
oeuvre de plagiaire, il y faut beaucoup de mauvaise foi ou d'ignorance.
L'apport de Guy Debord est pourtant incontestable et ne se
réduit d'ailleurs pas du tout à ce livre dont la
portée
a été si grande. Ce n'est pas une
raison (parce qu'on n'a lu rien d'autre) pour croire qu'il aurait tout
inventé ! Loin d'y prétendre, il ne s'est pas gêné pour
reprendre et détourner plus ou moins ouvertement un nombre considérable de citations.
L'histoire dit qu'un dénommé Baudet aurait envoyé à Guy Debord un résumé
du livre de Günther Anders "L'obsolescence de l'homme", résumé très suggestif faisant ressortir les analogies
frappantes avec les thèses de "La société du Spectacle". Debord l'aurait mal pris,
preuve de sa mauvaise foi parait-il ! Il y aurait vu plutôt une pure
reconstruction malveillante. Après, il ne s'agirait plus pour certains que
d'établir si Debord avait lu Anders avant d'écrire "La
société du Spectacle" alors que la question est toute
autre. Il se peut que Debord ne rende pas à Anders ce qu'il lui
doit, il y aurait de bonnes raisons politiques pour cela ; il est plus
probable que Debord n'en ait rien su. Ce qui est sûr c'est que Debord
n'est pas
heideggerien, contrairement à Anders, et dit autre chose,
autrement, avec bien d'autres auteurs à "plagier" (en premier
lieu Marx et Hegel mais aussi Lucien
Goldmann, György Lukàcs, Henri Lefebvre, Socialisme ou Barbarie, etc.).
Surtout, on ne peut comparer ces livres car leurs effets sont sans
commune mesure, celui de Günther Anders étant passé
quasiment inaperçu à l'époque alors que "La société du
Spectacle" entrait dans l'agitation précédant Mai68.
Il suffit de montrer leurs différences d'approche pour trouver saugrenu qu'on puisse les confondre. La chose
est comique car pour désupposer tout savoir à Debord et transformer en
simple faussaire le théoricien du détournement il faut dire à la fois
1) tout ce que Debord a pu écrire est dans Anders, 2) ce que Debord
écrit n'est pas ce que Anders a dit, qui est tellement mieux.
Anders (comme Arendt sa femme) se
situe dans la continuité de Heidegger, même s'il en fait une critique
sévère, et pense que la technique mène le monde après l'économie et la
politique alors que chez Debord il est question du totalitarisme de la
marchandise. [On trouve entre Anders et Debord la même opposition
qu'entre Heidegger et
Lukàcs, tel que Lucien Goldmann l'avait analysée].
Le concept de Spectacle n'est pas un concept
métaphysique chez Debord mais bien politique. C'est un rapport social, c'est
le règne autocratique de l'économie marchande, pas la domination des
techniques de communication. Nos
capacités de représentation sont à
l'évidence limitées, surtout de
représentation de la totalité, mais nous sommes par
contre fortement
influençables. Il ne s'agit donc pas tant d'un défaut de
représentation, dans la notion de Spectacle, que d'une
représentation
omniprésente, univers des signes tombé entièrement
aux mains des
industries spectaculaires et marchandes, totalité de l'espace
occupé
par le fabriqué, l'apparence, la publicité, le
faux-semblant. Le
Spectacle, pour Debord, c'est ce qu'on peut appeler aussi la
société de
consommation, la captation du désir (ce qui ne se réduit
pas aux
mass-média donc). Au-delà de la parcellisation des
tâches et de leur
imposition, c'est ce qui nous convoque, nous motive, nous illusionne,
mobilise notre subjectivité. Le Spectacle a, chez Lukàcs
et Debord, le
même statut que celui du fétichisme de la marchandise en
ce qu'il
exprime un rapport social en même temps que ce rapport social
disparaît
dans son objectivation (fétiche). On est donc loin de trouver
chez Günther Anders le concept de
Spectacle tel qu'en a usé Guy Debord, cela n'empêche pas
qu'il y a un
certain nombre d'échos, ceux d'une critique de la vie
contemporaine mais l'accusation de plagiat est vraiment
surréaliste ! Pourtant certains s'en persuadent et se
persuadent que cela aurait une quelconque importance...
Günther Anders, "L’obsolescence de l’homme. Sur
l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle" (360 pages, 25
€) que les Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances ont publié en 2001
et qui n'avait pas été traduit en français depuis sa parution en 1956 !
- La propriété du génie
La propriété du génie n'est pas dans le fait,
dans la découverte elle-même, mais dans la conception
d'ensemble, dans la relation, le raccourci, l'éclair, l'articulation, le
système. Un grand savant ne se réduit pas à la
somme de ses découvertes qui sont plutôt influencées
par sa personnalité,
sa philosophie de la science. De
même ce qui fait un grand artiste, ce n'est pas telle ou telle
oeuvre mais ce qui se répond de l'une à l'autre, le monde
qu'il a su faire émerger. Le révolutionnaire aussi se
distingue par son style, son attitude et ses formules plus que par ses
faits d'arme
fussent-ils
glorieux. Le talent, c'est l'exigence, l'insatisfaction et le travail !
En dehors de cette exigence de vérité et
d'authenticité, du courage de dire et de se corriger, personne
n'invente rien. Les idées originales sont presque toujours
fausses, ou pas aussi originales qu'on le croit. On s'inscrit plutôt dans une histoire ancienne. Le
monde et le langage nous précèdent, on ne fait jamais que
restituer ce qu'on a appris, ramasser ce qui traîne, mettre en
relation du bien connu, renforcer le trait.
Répétons-le, le génie ne fait que rassembler des
savoirs épars, les mettre en série, en tirer une logique,
un
éclair.
C'est une logique propre qu'on pourrait lui attribuer, plus que ses
manifestations concrètes.
La
propriété intellectuelle d'une découverte peut
toujours être contestée car l'intellect est commun, toute
découverte est collective puisqu'elle s'inscrit dans un discours
(sinon elle est tout simplement ignorée). Un texte est toujours
constitué d'autres textes, de citations révolues comme
disait Barthes. C'est ce qu'on appelle l'intertextualité
mais
cela s'applique aussi bien à la musique ou à la peinture
dont l'évolution historique est presque entièrement
auto-référentielle, chacun se copiant
inévitablement en constituant ainsi le style de l'époque.
Le plagiat règne en maître, les procès en
paternité sont toujours contestables.
Cela n'empêche
pas que le rôle de l'auteur,
l'orientation qu'il donne, l'agitation qu'il suscite, restent
irremplaçables. En tout cas il faut constater que les
attributions les mieux
établies peuvent toujours être remises en question.
Plutôt que de se lancer dans d'interminables complications, il
faudrait vraiment renoncer à vouloir étendre le domaine
de la propriété
dans le domaine immatériel, surtout dans celui des connaissances
et du logiciel. Nous sommes tous les fils de notre temps. Il faut faire
l'éloge du plagiat, pas plus coupables que les gamins qui
s'échangent avec raison des musiques MP3 qui sont faites pour
ça. Il vaut toujours mieux citer ses sources mais de toutes
façons un mauvais
plagiaire restera mauvais. Evitons les interminables querelles
d'appropriation, évitons les brevets logiciels qui
empêchent de programmer (il faudrait s'assurer que chaque ligne
de code qu'on écrit n'est pas brevetée!). Certes, il est
injuste que le génie ne soit pas récompensé comme
il le mériterait. On a rarement
tout ce qu'on mérite mais la vérité ne se
marchande pas et il n'y a pas d'autre hommage dans le
domaine du savoir que d'être repris et dépassé par
d'autres. Poincaré avait raison de ne pas
accorder d'importance à l'appropriation de ses
découvertes. Tout
ce qui peut s'approprier ne vaut pas grand chose, ce n'est que du
travail. Le génie ne s'achète pas, c'est un coup de
chance, un miracle dans toute sa gratuité et qui est
donné à tous.
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