Le pouvoir de la critique (Debord)

(Guy Debord et L’Internationale situationniste)
Toute ma vie, je n’ai vu que des temps troublés, d’extrêmes déchirements dans la société, et d’immenses destructions; j’ai pris part à ces troubles.
(Panégyrique)
 
Critique Totalité Fin de l'Art critique vie quotidienne Société du Spectacle Décomposition du spectacle Bureaucratie Organisation mouvement Pro-situs
Critique de la totalité
Le règne de la catégorie de la totalité est le porteur du principe révolutionnaire dans la science.
Lukàcs
L’appropriation de la nature par les hommes est précisément l’aventure dans laquelle nous sommes embarqués. On ne peut la discuter ; mais on ne peut discuter que sur elle, à partir d’elle. Ce qui est en question toujours, au centre de la pensée et de l’action modernes, c’est l’emploi possible du secteur dominé de la nature. 8-3
On peut survivre plus loin et plus longtemps, jamais vivre plus. Nous n’avons pas à fêter ces victoires, mais à faire vaincre la fête. 8-6
"La seule matière première que n’a pas encore expérimentée notre époque expérimentale, c’est la liberté de l’esprit et des conduites" (I.S. no 8). L’unité du monde apparaît dans l’unité des conditions oppressives d’aujourd’hui : sa crise est également unitaire. Partout cette unité fondamentale de l’aliénation se traduit en ségrégations, en divisions, en incohérences, en contrôles tâtillons (le contrôle de l’art rejoint nécessairement le contrôle général du pouvoir, à mesure que les idéologies en même temps s’affaiblissent et, par doses toujours plus massives, doivent "programmer" chaque détail de la vie). 9-19
Le monde rationnel produit par la révolution industrielle a affranchi rationnellement les individus de leurs limites locales et nationales, les a liés à l’échelle mondiale ; mais sa déraison est de les séparer de nouveau, selon une logique cachée qui s’exprime en idées folles, en valorisations absurdes. L’étranger entoure partout l’homme devenu étranger à son monde. Le barbare n’est plus au bout de la Terre, il est là, constitué en barbare précisément par sa participation obligée à la même consommation hiérarchisée. L’humanisme qui couvre cela est le contraire de l’homme, la négation de son activité et de son désir ; c’est l’humanisme de la marchandise, la bienveillance de la marchandise pour l’homme qu’elle parasite. Pour ceux qui réduisent les hommes aux objets, les objets paraissent avoir toutes les qualités humaines, et les manifestations humaines réelles se changent en inconscience animale. 10-9
Aujourd’hui alors que malgré certaines apparences, plus que jamais (après un siècle de luttes et la liquidation entre les deux guerres par les secteurs dirigeants, traditionnels ou d’un type nouveau, de tout le mouvement ouvrier classique qui représentait la force de contestation générale) le monde dominant se donne pour définitif, sur la base d’un enrichissement et de l’extension infinie d’un modèle irremplaçable, la compréhension de ce monde ne peut se fonder que sur la contestation. Et cette contestation n’a de vérité, et de réalisme, qu’en tant que contestation de la totalité.
L’effarant manque d’idées qui est reconnaissable dans tous les actes de la culture, de la vie politique, de l’organisation de la vie, et du reste, s’explique par là, et la faiblesse des constructeurs modernistes de villes fonctionnelles n’en est qu’un exemplaire particulièrement étalé. Les spécialistes intelligents n’ont jamais que l’intelligence de jouer le jeu des spécialistes : d’où le conformisme peureux et le manque fondamental d’imagination qui leur font admettre que telle ou telle production est utile, bonne, nécessaire. En fait, la racine du manque d’imagination régnant ne peut se comprendre si l’on n’accède pas à l’imagination du manque ; c’est-à-dire à concevoir ce qui est absent, interdit, caché, et pourtant possible, dans la vie moderne. 7-10
Dans ces conditions, on comprendra aisément le ton général de nos rapports avec une génération intellectuelle impuissante. Nous ne ferons aucune concession. Il est clair que, de ces foules qui pensent spontanément comme nous, il faut exclure les intellectuels dans leur quasi-unanimité, c’est-à-dire les gens qui, possédant à bail la pensée d’aujourd’hui, doivent forcément se satisfaire de leur propre pensée de penseurs. S’acceptant comme tels, et donc comme impuissants, ils discutent ensuite de l’impuissance de la pensée en général. 7-19
Nous sommes capables d’apporter la contestation dans chaque discipline. Nous ne laisserons aucun spécialiste rester maître d’une seule spécialité. Nous sommes prêts à manier transitoirement des formes à l’intérieur desquelles on peut chiffrer et calculer : ce qui nous le permet, c’est que nous connaissons la marge d’erreur, elle-même calculable, qui fait forcément partie de tels calculs. Nous diminuerons alors nous-mêmes nos résultats du facteur d’erreur introduit par l’usage de catégories que nous savons fausses. Il nous est facile de choisir chaque fois le terrain du conflit. S’il faut faire face, avec des "modèles", aux "modèles" qui sont aujourd’hui les points de convergence de la pensée technocratique (que ce soit la concurrence totale ou la planification totale) notre "modèle" est la communication totale. Que l’on ne nous parle plus d’utopie. Il faut reconnaître là une hypothèse qui, évidemment, n’est jamais réalisée exactement dans le réel, pas plus que les autres. Mais nous tenons nous-mêmes son facteur complémentaire avec la théorie du potlatch comme expression irréversible. 7-18
Considérée dans toute sa richesse, à propos de l’ensemble de la praxis humaine et non à propos de l’accélération des opérations de comptes-chèques postaux par l’usage des cartes perforées, la communication n’existe jamais ailleurs que dans l’action commune. Et les plus frappantes outrances de l’incompréhension sont ainsi liées aux excès de la non-intervention. 7-21
Notre jugement est désabusé parce qu’il est historique. Tout emploi, pour nous, des modes de communication permis, doit donc être et ne pas être le refus de cette communication : une communication contenant son refus ; un refus contenant la communication, c’est-à-dire le renversement de ce refus en projet positif. Tout cela doit mener quelque part. La communication va maintenant contenir sa propre critique. 7-24

A la question : Pourquoi avons-nous favorisé un regroupement si passionné dans cette sphère culturelle, dont pourtant nous rejetons la réalité présente ? - la réponse est : Parce que la culture est le centre de signification d’une société sans signification. Cette culture vide est au coeur d’une existence vide, et la réinvention d’une entreprise de transformation générale du monde doit aussi et d’abord être posée sur ce terrain. 5-5
La participation et la créativité des gens dépendent d’un projet collectif qui concerne explicitement tous les aspects du vécu. C’est aussi le seul chemin pour "colérer le peuple" en faisant apparaître le terrible contraste entre des constructions possibles de la vie et sa misère présente. 6-3
Dans la conduite de la vie individuelle, une action situationniste ne se fonde pas sur l’idée abstraite du progrès rationaliste (selon Descartes "nous rendre maîtres et possesseurs de la nature"), mais sur une pratique de l’arrangement du milieu qui nous conditionne. 3-7
L’accomplissement réel de l’individu, également dans l’expérience artistique que découvrent les situationnistes, passe forcément par la domination collective du monde : avant elle, il n’y a pas encore d’individus, mais des ombres hantant les choses qui leur son anarchiquement données par d’autres. Nous rencontrons, dans des situations occasionnelles, des individus séparés qui vont au hasard. Leurs émotions divergentes se neutralisent et maintiennent leur solide environnement d’ennui. Nous ruinerons ces conditions en faisant apparaître en quelques points le signal incendiaire d’un jeu supérieur. 1-12
Qu’est-ce, en effet, que la situation ? C’est la réalisation d’un jeu supérieur, plus exactement la provocation à ce jeu qu’est la présence humaine. 4-36

Nous refusons d’être assimilés à la jeunesse. C’est une manière élégante de neutraliser les problèmes en leur donnant quelque chose de la force irrésistible des saisons ou des capricieuses mutations sociologiques [..] Cette belle jeunesse, à l’image de ses aînés, doute, se cherche, et ménage la chèvre et le chou. Voilà exactement comment on ne trouve rien, et comment on accepte la totalité de la boue du présent [..] La question est : par suite de quelles inintelligences, veuleries prudentes, petites amitiés, certaines recherches et affirmations présentes sont-elles fuies, cachées, remplacées par d’autres ? Et aussi : qui est complice de la médiocrité présente, qui s’y oppose, qui tente une conciliation ? [..] En cette matière, il n’y a pas de mûrissement des conditions objectives, il n’y a pas d’ultra-gauche. On peut trouver tout de suite ses adversaires, c’est-à-dire sa vérité. 8-61/62
S’il y a quelque chose de dérisoire à parler de révolution, c’est évidemment parce que le mouvement révolutionnaire organisé a disparu depuis longtemps des pays modernes, où sont précisément concentrées les possibilités d’une transformation décisive de la société. Mais tout le reste est bien plus dérisoire encore, puisqu’il s’agit de l’existant, et des diverses formes de son acceptation. Le terme "révolutionnaire" est désamorcé jusqu’à désigner, comme publicité, les moindres changements dans le détail de la production sans cesse modifiée des marchandises, parce que nulle part ne sont plus exprimées les possibilités d’un changement central désirable. Le projet révolutionnaire, de nos jours, comparaît en accusé devant l’histoire : on lui reproche d’avoir échoué, d’avoir apporté une aliénation nouvelle. 6-3
La contestation de la société actuelle dans son ensemble est le seul critère d’une libération authentique sur le terrain des villes, comme à propos de n’importe quel autre aspect des activités humaines. Autrement, une "amélioration" , un "progrès" , sera toujours destiné à huiler le système, à perfectionner le conditionnement qu’il nous faut renverser dans l’urbanisme et partout. 6-7
Notre projet s’est formé en même temps que les tendances modernes à l’intégration. Il y a donc opposition directe, et aussi un air de ressemblance, en ce que nous sommes réellement contemporains [..] Tous les cas de recherches réellement modernes, et non-révolutionnaires, doivent être maintenant vus et traités comme notre ennemi numéro un. Ils vont renforcer tous les contrôles existants.[..]
La critique révolutionnaire de toutes les conditions existantes n’a certes pas le monopole de l’intelligence, mais bien celui de son emploi [..] Sans le mode d’emploi de l’intelligence, on n’a que par fragments caricaturaux les idées novatrices, celles qui peuvent comprendre la totalité de notre époque dans le même mouvement qu’elles la contestent. 9-3/4

La fin de l’art
Le mouvement de l’art moderne peut être considéré comme une déqualification permanente de la force de travail intellectuel par les créateurs. 8-9
La civilisation bourgeoise, maintenant étendue à l’ensemble de la planète, et dont le dépassement n’a encore été accompli nulle part, est hantée par une ombre : la mise en question de sa culture, qui apparaît dans la dissolution moderne de tous ses moyens artistiques. Cette dissolution s’étant manifestée d’abord au point de départ des forces productives de la société moderne, c’est-à-dire en Europe et plus tard en Amérique, elle se trouve être depuis longtemps la vérité première du modernisme occidental. La libération des formes artistiques a partout signifié leur réduction à rien. On peut appliquer à l’ensemble de l’expression moderne ce que W.Weidlé écrivait en 1947, dans le numéro 2 des Cahiers de la Pléiade à propos de Finnegan’s Wake : "Cette Somme démesurée des plus alléchantes contorsions verbales, cet Art poétique en dix mille leçons n’est pas une création de l’art : c’est l’autopsie de son cadavre".
[..] En face de ces moqueries, les critiques qui se sont choisis modernistes louent les beautés de la dissolution, en souhaitant qu’elle ne se poursuive pas trop vite. 3-3
Mais on veut ignorer que la mémoire est forcément le thème significatif de l’apparition de la phase de critique interne d’un art. De sa mise en question ; sa contestation dissolvante. 3-9
Dans le cinéma, la revendication d’une liberté d’expression égale à celle des autres arts masque la faillite générale de l’expression au bout de tous les arts modernes. L’expression artistique n’est en rien une véritable self-expression, une réalisation de sa vie. 3-9
Si l’artiste est passé, par un lent processus, de l’état d’amuseur - meublant joliment quelques loisirs - à l’état de l’ambition prophétique, qui pose des questions, prétend donner le sens de la vie, c’est parce que, de plus en plus, la question de l’emploi de la vie est effectivement posée dans la marge de liberté déjà atteinte et grandissante de notre appropriation de la nature.
Ainsi la prétention de l’artiste dans la société bourgeoise va de pair avec la réduction pratique de son domaine d’action réel vers le zéro et le refus. 3-4

Il n’y a pas, pour des révolutionnaires, de possible retour en arrière. Le monde de l’expression, quel que soit son contenu, est déjà périmé. 3-6

Le surréalisme a un caractère indépassable, dans les conditions de vie qu’il a rencontrées et qui se sont prolongées scandaleusement jusqu’à nous, parce qu’il est déjà, dans son ensemble, un supplément à la poésie ou à l’art liquidés par le dadaïsme, parce que toutes ses ouvertures sont au-delà de la postface surréaliste à l’histoire de l’art, sur les problèmes d’une vraie vie à construire. De sorte que tout ce qui veut se situer, techniquement, après le surréalisme retrouve des problèmes d’avant (poésie ou théâtre dadaïstes, recherches formelles dans le style du recueil "Mont-de-Piété"). 1-3
Dès l’origine, il y a dans le surréalisme, qui par là est comparable au romantisme, un antagonisme entre les tentatives d’affirmation d’un nouvel usage de la vie et une fuite réactionnaire hors du réel.
Le côté progressif du surréalisme à son début est dans sa revendication d’une liberté totale, et dans quelques essais d’intervention dans la vie quotidienne. Supplément à l’histoire de l’art, le surréalisme est dans le champ de la culture comme l’ombre du personnage absent dans un tableau de Chirico : il donne à voir le manque d’un avenir nécessaire.
Le côté rétrograde du surréalisme s’est manifesté d’emblée par la surestimation de l’inconscient, et sa monotone exploitation artistique. 2-33

On nous presse insolemment d’ "intervenir" dans un spectacle, dans un art qui nous concernent si peu [..] L’avant-garde négative n’a été nulle part, comme croit Goldmann, avant-garde de l’absence pure, mais toujours mise en scène du scandale de l’absence pour appeler à une présence désirée, "la provocation à ce jeu qu’est la présence humaine" . 8-19
Un Pérec, le consommateur des Choses, quand il écrit, dans la revue du "stalinisme ouvert" Partisans, que "la crise du langage est un refus du réel" , ignore le réel du refus. Ce "refus du réel" qu’il voit platement sous la forme d’un artiste qui refuse la réalité, est à un tout autre sens le refus de l’artiste par le réel [..] Si dans l’art moderne, "l’inexprimable est une valeur ; l’indicible est un dogme" (Pérec) c’est parce qu’il s’agit d’un monde dans lequel on ne peut rien dire. 10-59
L’ "op’art" passé immédiatement dans la décoration et l’habillement manifeste le moment où l’art qui n’était plus qu’une mode devient directement l’art de la mode. 10-59
Il est vrai que, même quand ils disposent d’un certain humour, tous ces inventeurs s’agitent beaucoup, et ont un air de découvrir la destruction de l’art, la réduction de toute une culture à l’onomatopée et au silence comme un phénomène inconnu, une idée neuve, et qui n’attendait plus qu’eux. Tous retuent des cadavres qu’ils déterrent, dans un no man’s land culturel dont ils n’imaginent pas l’au-delà. Ils n’en sont pas moins très exactement les artistes d’aujourd’hui, quoique sans voir comment. Ils expriment justement notre temps de vieilleries solennellement proclamées neuves ; ce temps d’incohérence planifiée ; d’isolement et de surdité assurés par les moyens de communication de masse ; d’enseignement universitaire de formes supérieures d’analphabétisme ; de mensonge garanti scientifique ; et de pouvoir technique décisif à la disposition de la débilité mentale dirigeante. L’histoire incompréhensible qu’ils traduisent incompréhensiblement est bien ce spectacle planétaire, aussi burlesque que sanglant. 6-13

Nous devons aller plus loin, sans nous attacher à rien de la culture moderne, et non plus de sa négation. Nous ne voulons pas travailler au spectacle de la fin d’un monde, mais à la fin du monde du spectacle. 3-8
Ce qu’il nous faut hériter de l’art moderne, dans les conditions présentes, c’est un niveau plus profond de communication, et non une prétention à quelque jouissance sous-esthétique. VS-124
Les spécialistes de la pensée ne peuvent plus être que des penseurs de la spécialisation. [..]
Les situationnistes estiment qu’il leur faut hériter de l’art qui est mort ou de la réflexion philosophique séparée, dont personne, malgré les efforts actuels, n’arrivera à "restituer" le cadavre - parce que le spectacle qui remplace cet art et cette pensée est, lui, l’héritier de la religion. Et comme l’a été "la critique de la religion" (critique que la gauche actuelle a abandonnée en même temps qu’elle abandonnait toute pensée et toute action), la critique du spectacle est aujourd’hui la condition première de toute critique. 9-4

Critique de la vie quotidienne
Si l’on n’est pas surréaliste, c’est pour ne pas s’ennuyer. 1-6
La frivolité et l’ennui qui envahissent ce qui subsiste encore, le pressentiment vague d’un inconnu sont les signes annonciateurs de quelque chose d’autre qui est en marche. (Hegel. Phénoménologie de l’Esprit T I p12)
Les chercheurs ont constaté des troubles étendus du comportement, le cerveau étant incapable en l’absence des stimuli sensoriels de se maintenir dans une excitation moyenne nécessaire à son fonctionnement normal. Ils ont donc pu conclure à l’influence néfaste d’une ambiance ennuyeuse sur le comportement humain, et expliquer par là les accidents imprévisibles qui surviennent dans les travaux monotones, destinés à se multiplier avec l’extension de l’automation. 1-7

Etudier la vie quotidienne serait une entreprise parfaitement ridicule, et d’abord condamnée à ne rien saisir de son objet, si l’on ne se proposait pas explicitement d’étudier cette vie quotidienne afin de la transformer. 6-20
La révolution dans la vie quotidienne, brisant son actuelle résistance à l’historique ( et à toute sorte de changement) créera des conditions telles que le présent y domine le passé, et que la part de créativité l’emporte toujours sur la part répétitive. 6-27
La critique et la récréation perpétuelle de la totalité de la vie quotidienne, avant d’être faites naturellement par tous les hommes, doivent être entreprises dans les conditions de l’oppression présente, et pour ruiner ces conditions. 6-27

Certains doutent d’un nouveau départ de la révolution, répétant que le prolétariat se résorbe ou que les travailleurs sont à présent satisfaits, etc. Ceci veut dire une de ces deux choses : ou bien ils se déclarent eux-mêmes satisfaits ; et alors nous les combattrons sans faire de nuances. Ou bien ils se rangent dans une catégorie séparée des travailleurs (par exemple, les artistes); et nous combattrons cette illusion en leur montrant que le nouveau prolétariat tend à englober à peu près tout le monde. 7-13
Mais quand elle se lamente et se plaint de "l’ordre du monde" comme étant en conflit avec ses bonnes intentions, et qu’elle maintient ses pauvres aspirations en face de cet ordre, elle est en fait attachée à lui comme à son essence, et si cet ordre lui est ravi et si elle-même s’en exclut elle perd tout. [..]
En réalité, ce que condamne tout ce beau monde, il ne le combat pas effectivement, et ce qu’il approuve, il ne le connaît pas.11-13

La complicité avec la fausse contestation du monde ne se sépare pas d’une complicité avec sa fausse richesse. 7-17
Un des plus urgents travaux de l’I.S., et des camarades qui marchent maintenant dans des chemins convergents, est de définir la nouvelle pauvreté. 7-16
En effet, les gouvernements, et les nombreuses compétences subordonnées qui les secondent, tendent à devenir partout plus modestes. Ils se satisfont déjà de faire passer pour une paisible et routinière expédition des affaires courantes leur gestion, funambulesque et épouvantée, d’un processus qui devient sans cesse plus insolite et qu’ils désespèrent de maîtriser. Et comme eux, l’air du temps apportant tout cela, la marchandise spectaculaire a été amenée à un étonnant renversement de son type de justification mensongère. Elle présentait comme des biens extraordinaires, comme la clef d’une existence supérieure, et peut-être même élitiste, des choses tout à fait normales et quelconques : une automobile, des chaussures, un doctorat en sociologie. Elle est aujourd’hui contrainte de présenter comme normales et familières des choses qui sont effectivement devenues tout à fait extraordinaires. Ceci est-il du pain, du vin, une tomate, un oeuf, une maison, une ville ? Certainement pas, puisqu’un enchaînement de transformations internes, à court terme économiquement utile à ceux qui détiennent les moyens de production, en a gardé le nom et une bonne part de l’apparence, mais en en retirant le goût et le contenu. On assure pourtant que les divers biens consommables répondent indiscutablement à ces appellations traditionnelles, et on en donne pour preuve la fait qu’il n’existe plus rien d’autre, et qu’il n’y a donc plus de comparaison possible. Pr-35/36
Le capitalisme a enfin apporté la preuve qu’il ne peut plus développer les forces productives. Ce n’est pas quantitativement, comme beaucoup avaient cru devoir le comprendre, qu’il se sera montré incapable de poursuivre ce développement, mais bien qualitativement. Cependant ici la qualité n’est en rien une exigence esthétique ou philosophique : c’est une question historique par excellence, celle des possibilités mêmes de la continuation de la vie de l’espèce. Le mot de Marx : "le prolétariat est révolutionnaire ou n’est rien" , trouve à ce moment son sens final ; et le prolétariat qui arrive devant cette devant cette alternative concrète est véritablement la classe qui réalise la dissolution de toutes les classes. "Les choses sont donc à cette heure arrivées au point que les individus doivent s’approprier la totalité existante des forces productives, non seulement pour pouvoir s’affirmer eux-mêmes, mais encore, en somme, pour assurer leur existence." (Idéologie allemande.)
La société qui a tous les moyens techniques d’altérer les bases biologiques de l’existence sur toute la Terre est également la société qui, par le même développement technico-scientifique séparé, dispose de tous les moyens de contrôle et de prévision mathématiquement indubitable pour mesurer exactement par avance à quelle décomposition du milieu humain peut aboutir - et vers quelles dates, selon un prolongement optimal ou non - la croissance des forces productives aliénées de la société de classes. Qu’il s’agisse de la pollution chimique de l’air respirable ou de la falsification des aliments, de l’accumulation irréversible de la radioactivité par l’emploi industriel de l’énergie nucléaire ou de la détérioration du cycle de l’eau depuis les nappes souterraines jusqu’aux océans, de la lèpre urbanistique qui s’étale toujours plus à la place de ce que furent la ville et la campagne ou de "l’explosion démographique" , de la progression du suicide et des maladies mentales ou du seuil approché par la nocivité du bruit - partout les connaissances partielles sur l’impossibilité, selon les cas plus ou moins urgente et plus ou moins mortelle, d’aller plus loin, constituent en tant que conclusions scientifiques spécialisées qui restent simplement juxtaposées, un tableau de la dégradation générale et de l’impuissance générale [..] Cependant une telle science, servante du mode de production et des apories de la pensée qu’il a produite, ne peut concevoir un véritable renversement du cours des choses. Elle ne sait pas penser stratégiquement. VS-27/28/29
[..] C’est la pensée de la séparation, qui n’a pu accroître notre maîtrise matérielle que par les voies méthodologiques de la séparation, et qui retrouve à la fin cette séparation accomplie dans la société du spectacle et dans son autodestruction [..] Mais la réalité cumulative de cette production indifférente à l’utilité ou à la nocivité, en fait indifférente à sa propre puissance qu’elle veut ignorer, ne s’est pas laissé oublier et revient sous la forme de la pollution. La pollution est donc un malheur de la pensée bourgeoise; que la bureaucratie totalitaire ne peut qu’imiter pauvrement. C’est le stade suprême de l’idéologie matérialisée, l’abondance effectivement empoisonnée de la marchandise, et les retombées réelles misérables de la splendeur illusoire de la société spectaculaire [..] Au moment où tout est entré dans la sphère des biens économiques, même l’eau des sources et l’air des villes, tout est devenu le mal économique. La simple sensation immédiate des "nuisances" et des dangers, plus oppressants à chaque trimestre, qui agressent tout d’abord et principalement la grande majorité, c’est-à-dire les pauvres, constitue déjà un immense facteur de révolte, une exigence vitale des exploités, tout aussi matérialiste que l’a été la lutte des ouvriers du XIXè siècle pour la possibilité de manger. VS 30/31

Au moment où la société découvre qu’elle dépend de l’économie, l’économie, en fait, dépend d’elle. Cette puissance souterraine, qui a grandi jusqu’à paraître souverainement, a aussi perdu sa puissance. SS VS-31

La société du Spectacle
1
Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation.
2
Les images qui se sont détachées de chaque aspect de la vie fusionnent dans un cours commun où l’unité de cette vie ne peut plus être rétablie [..]
3
Le spectacle se présente à la fois comme la société même, comme une partie de la société, et comme instrument d’unification. [..] et l’unification qu’il accomplit n’est rien d’autre qu’un langage officiel de la séparation généralisée.
4
Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images. 11-43
6
[..] Sous toutes ses formes particulières, information ou propagande, publicité ou consommation directe de divertissements, le spectacle constitue le modèle présent de la vie socialement dominante. Il est l’affirmation omniprésente du choix déjà fait dans la production, et sa consommation corollaire. Forme et contenu du spectacle sont identiquement la justification totale des conditions et des fins du système existant. Le spectacle est aussi la présence permanente de cette justification, en tant qu’occupation de la part principale du temps vécu hors de la production moderne.
9
Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux.

L’autonomie de la marchandise est à la racine de la dictature de l’apparence; de la tautologie fondamentale du spectacle, où l’importance est toute présupposée et définie par la mise en scène de l’importance. Le pseudo-événement préfabriqué qui y domine et oriente le réel, c’est un événement qui n’est plus visible pour ce qu’il contient, mais qui n’a pas d’autre contenu que d’être visible. 10-37
Sur le plan des techniques, quand l’image construite et choisie par quelqu’un d’autre est devenue le principal rapport de l’individu au monde qu’auparavant il regardait par lui-même, de chaque endroit où il pouvait aller, on n’ignore évidemment pas que l’image va supporter tout [..] et tout à fait indépendamment de ce que le spectateur peut en comprendre ou en penser. Dans cette expérience concrète de la soumission permanente, se trouve la racine psychologique de l’adhésion si générale à ce qui est là [..] Il isole toujours, de ce qu’il montre, l’entourage, le passé, les intentions, les conséquences. Il est donc totalement illogique. C-37
Tout discours montré dans le spectacle ne laisse aucune place à la réponse; et la logique ne s’était socialement formée que dans le dialogue. C-38

Avec le développement des loisirs et de la consommation forcée, la pseudo-culture et le pseudo-jeu non seulement deviennent des secteurs grandissants de l’économie (le "Tiercé" est désormais en France la 5e entreprise pour le chiffre d’affaires) mais tendent à faire marcher toute l’économie, en en représentant la finalité même. 9-7
Le visible social de la société du spectacle est plus éloigné que jamais de la réalité sociale. 8-15
La nouvelle théorie révolutionnaire doit marcher au pas de la réalité, c’est-à-dire être à la hauteur de la praxis révolutionnaire qui s’amorce ici et là, mais encore partielle, mutilée et sans projet global cohérent. Notre langage, qui paraîtra peut-être fantastique, est celui-là même de la vie réelle. L’histoire ne cesse de le montrer, et toujours plus lourdement. Si dans cette histoire, ce qui est familier n’est pas pour autant connu, c’est parce que la vie réelle elle-même n’apparaît que sous une forme fantastique, dans l’image renversée qu’en impose le spectacle moderne du monde : dans le spectacle toute la vie sociale et jusqu’à la représentation de révolutions factices est écrite dans le langage mensonger du pouvoir et filtrée par ses machines. Le spectacle est l’héritier terrestre de la religion, l’opium du capitalisme parvenu au stade d’une "société d’abondance" de marchandises, l’illusion effectivement consommée dans la "société de consommation". 10-46

Le sentiment vague qu’il s’agit d’une sorte d’invasion rapide, qui oblige les gens à mener une vie très différente, est désormais largement répandu; mais on ressent cela plutôt comme une modification inexpliquée du climat ou d’un autre équilibre naturel, modification devant laquelle l’ignorance sait seulement qu’elle n’a rien à dire. De plus, beaucoup admettent que c’est une invasion civilisatrice, au demeurant inévitable, et ont même envie d’y collaborer. Ceux-là aiment mieux ne pas savoir à quoi sert précisément cette conquête, et comment elle chemine. C-14
Et tous ceux qui voient ce bonheur dans le spectacle admettent qu’il n’y a pas à lésiner sur son coût. C-55
Le spectaculaire intégré se manifeste à la fois comme concentré et comme diffus, et depuis cette unification fructueuse il a su employer plus grandement l’une et l’autre qualités. Leur mode d’application antérieur a beaucoup changé. A considérer le côté concentré, le centre directeur en est maintenant devenu occulte : on n’y place jamais plus un chef connu, ni une idéologie claire. Et à considérer le côté diffus, l’influence spectaculaire n’avait jamais marqué à ce point la presque totalité des conduites et des objets qui sont produits socialement. Car le sens final du spectaculaire intégré, c’est qu’il s’est intégré dans la réalité même à mesure qu’il en parlait; et qu’il la reconstruisait comme il en parlait. De sorte que cette réalité maintenant ne se tient plus en face de lui comme quelque chose d’étranger.. Quand le spectaculaire était concentré la plus grande part de la société périphérique lui échappait; et quand il était diffus, une faible part; aujourd’hui rien. Le spectacle s’est mélangé à toute réalité, en l’irradiant. Comme on pouvait facilement le prévoir en théorie, l’expérience pratique de l’accomplissement sans frein des volontés de la raison marchande aura montré vite et sans exceptions que le devenir-monde de la falsification était aussi un devenir falsification du monde. Hormis un héritage encore important, mais destiné à se réduire toujours, de livres et de bâtiments anciens, qui du reste sont de plus en plus souvent sélectionnés et mis en perspective selon les convenances du spectacle, il n’existe plus rien, dans la culture et dans la nature, qui n’ait été transformé, et pollué, selon les moyens et les intérêts de l’industrie moderne. La génétique même est devenue pleinement accessible aux forces dominantes de la société. C-19
C’est dans de telles conditions que l’on peut voir se déchaîner soudainement, avec une allégresse carnavalesque, une fin parodique de la division du travail; d’autant mieux venue qu’elle coïncide avec le mouvement général de disparition de toute vraie compétence. Un financier va chanter, un avocat va se faire indicateur de police, un boulanger va exposer ses préférences littéraires, un acteur va gouverner, un cuisinier va philosopher sur les moments de cuisson comme jalons dans l’histoire universelle. Chacun peut surgir dans le spectacle afin de s’adonner publiquement, ou parfois pour s’être livré secrètement, à une activité complètement autre que la spécialité par laquelle il s’était d’abord fait connaître. Là où la possession d’un "statut médiatique" a pris une importance infiniment plus grande que la valeur de ce que l’on a été capable de faire réellement, il est normal que ce statut soit aisément transférable, et confère le droit de briller, de la même façon, n’importe où ailleurs. C-20
La société modernisée jusqu’au stade du spectaculaire intégré se caractérise par l’effet combiné de cinq traits principaux, qui sont : le renouvellement technologique incessant; la fusion économico-étatique; le secret généralisé; le faux sans réplique; un présent perpétuel.
Le mouvement d’innovation technologique dure depuis longtemps, et il est constitutif de la société capitaliste, dite parfois industrielle ou postindustrielle. Mais depuis qu’il a pris sa plus récente accélération (au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale), il renforce d’autant mieux l’autorité spectaculaire, puisque par lui chacun se découvre entièrement livré à l’ensemble des spécialistes, à leurs calculs et à leurs jugements toujours satisfaits sur ces calculs. La fusion économico-étatique est la tendance la plus manifeste de ce siècle; et elle y est pour le moins devenue le moteur du développement économique le plus récent. L’alliance défensive et offensive conclue entre ces deux puissances, l’économie et l’Etat, leur a assuré les plus grands bénéfices communs, dans tous les domaines : on peut dire de chacune qu’elle possède l’autre; il est absurde de les opposer, ou de distinguer leurs raisons et leur déraisons. Cette union s’est aussi montrée extrêmement favorable au développement de la domination spectaculaire, qui précisément, dès sa formation, n’était pas autre chose. Les trois derniers traits sont les effets direct de cette domination, à son stade intégré.
Le secret généralisé se tient derrière le spectacle, comme le complément décisif de ce qu’il montre et, si l’on descend au fond des choses, comme sa plus importante opération.
Le seul fait d’être désormais sans réplique a donné au faux une qualité toute nouvelle. C’est du même coup le vrai qui a cessé d’exister presque partout, ou dans le meilleur cas s’est vu réduit à l’état d’une hypothèse qui ne peut jamais être démontrée. Le faux sans réplique a achevé de faire disparaître l’opinion publique, qui d’abord s’était trouvée incapable de se faire entendre; puis, très vite par la suite, de seulement se former. Cela entraîne évidemment d’importantes conséquences dans la politique, les sciences appliquées, la justice, la connaissance artistique.
La construction d’un présent où la mode elle-même, de l’habillement aux chanteurs, s’est immobilisée, qui veut oublier le passé et qui ne donne plus l’impression de croire à un avenir, est obtenue par l’incessant passage circulaire de l’information, revenant à tout instant sur une liste très succincte des mêmes vétilles, annoncées passionnément comme d’importantes nouvelles [..] Le spectacle organise avec maîtrise l’ignorance de ce qui advient et, tout de suite après, l’oubli de ce qui a pu quand même en être reconnu. C-21/23
Ce dont le spectacle peut cesser de parler pendant trois jours est comme ce qui n’existe pas. Car il parle alors de quelque chose d’autre, et c’est donc cela qui, dès lors, en somme, existe. Les conséquences pratiques, on le voit, en sont immenses. C-29
Son pouvoir apparaît déjà familier, comme s’il avait depuis toujours été là. Tous les usurpateurs ont voulu faire oublier qu’ils viennent d’arriver. C-25

La décomposition du spectacle
La société qui s’annonce démocratique, quand elle est parvenue au stade du spectaculaire intégré, semble être admise partout comme étant la réalisation d’une perfection fragile. De sorte qu’elle ne doit plus être exposée à des attaques, puisqu’elle est fragile; et du reste n’est plus attaquable, puisque parfaite comme jamais société ne fut. C’est une société fragile parce qu’elle a grand mal à maîtriser sa dangereuse expansion technologique. Mais c’est une société parfaite pour être gouvernée; et la preuve, c’est que tous ceux qui aspirent à gouverner veulent gouverner celle-là, par les mêmes procédés, et la maintenir presque exactement comme elle est. C’est la première fois, dans l’Europe contemporaine, qu’aucun parti ou fragment de parti n’essaie plus de seulement prétendre qu’il tenterait de changer quelque chose d’important. La marchandise ne peut plus être critiquée par personne : ni en tant que système général, ni même en tant que cette pacotille déterminée qu’il aura convenu aux chefs d’entreprises de mettre pour l’instant sur le marché. C-30
Cette démocratie si parfaite fabrique elle-même son inconcevable ennemi, le terrorisme. Elle veut en effet, être jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats [..] par rapport à ce terrorisme, tout le reste devra leur sembler plutôt acceptable, en tout cas plus rationnel et plus démocratique. C-33
Mais de tous les crimes sociaux, aucun ne devra être regardé comme pire que l’impertinente prétention de vouloir encore changer quelque chose dans cette société, qui pense qu’elle n’a été jusqu’ici que trop patiente et trop bonne; mais qui ne veut plus être blâmée. C-36

Le spectacle ne cache pas que quelques dangers environnent l’ordre merveilleux qu’il a établi. La pollution des océans et la destruction des forêts équatoriales menacent le renouvellement de l’oxygène de la Terre; sa couche d’ozone résiste mal au progrès industriel; les radiations d’origine nucléaire s’accumulent irréversiblement. Le spectacle conclut seulement que c’est sans importance. Il ne veut discuter que sur les dates et les doses. Et en ceci seulement, il parvient à rassurer; ce qu’un esprit pré-spectaculaire aurait tenu pour impossible. C-43
Il est assurément dommage que la société humaine rencontre de si brûlant problèmes au moment où il est devenu matériellement impossible de faire entendre la moindre objection au discours marchant; au moment où la domination, justement parce qu’elle est abritée par le spectacle de toute réponse à ses décisions et justifications fragmentaires ou délirantes, croit qu’elle n’a plus besoin de penser; et véritablement ne sait plus penser. C-47
Ce qui est nouveau, c’est que l’économie en soit venue à faire ouvertement la guerre aux humains; non plus seulement aux possibilités de leur vie, mais à celles de leur survie. C-48
On ne demande plus à la science de comprendre le monde, ou d’y améliorer quelque chose. On lui demande de justifier instantanément tout ce qui se fait [..] La science de la justification mensongère était naturellement apparue dès les premiers symptômes de la décadence de la société bourgeoise, avec la prolifération cancéreuse des pseudo-sciences dites "de l’homme". C-49

Le pouvoir bureaucratique
La bureaucratie est la forme-récipient de la société : elle bloque le processus, la révolution. Au nom de l’économie, la bureaucratie économise sans contrôle (pour ses propres fins, pour la conservation de l’existant). Elle a tous les pouvoirs, sauf le pouvoir de changer les choses. Asger Jorn 4-21
L’étonnante accélération de l’histoire de la démystification pratique doit servir maintenant à l’accélération de l’histoire de la théorie révolutionnaire. Une même société de l’aliénation, du contrôle totalitaire (ici c’est le sociologue qui vient d’abord, et là c’est la police), de la consommation spectaculaire (ici les voitures et les gadgets, et là la parole du chef vénéré), règne partout, malgré les variétés dans ses déguisements idéologiques ou juridiques. On ne peut comprendre la cohérence de cette société sans une critique totale, éclairée par le projet inverse d’une créativité libérée, le projet de la domination de tous les hommes sur leur propre histoire, à tous les niveaux. Ceci est la revendication en actes de toutes les révolutions prolétariennes, revendication jusqu’ici toujours vaincue par les spécialistes du pouvoir qui prennent en charge les révolutions, et en font leur propriété privée.
Ramener dans notre temps ce projet et cette critique inséparables (chacun des termes faisant voir l’autre), cela signifie immédiatement relever tout le radicalisme dont furent porteurs le mouvement ouvrier, la poésie et l’art modernes en Occident (comme préface à une recherche expérimentale sur la voie d’une construction libre de la vie quotidienne), la pensée de l’époque du dépassement de la philosophie et de sa réalisation (Hegel, Feuerbach, Marx), les luttes d’émancipation depuis le Mexique de 1910 jusqu’au Congo d’aujourd’hui. Pour cela, il faut d’abord reconnaître dans toute son étendue, sans avoir gardé aucune illusion consolante, la défaite de l’ensemble du projet révolutionnaire dans le premier tiers de ce siècle et son remplacement officiel, en toute région du monde aussi bien qu’en tout domaine, par des pacotilles mensongères qui recouvrent et aménagent le vieil ordre. La domination du capitalisme bureaucratique d’Etat sur les travailleurs est le contraire du socialisme, c’est la vérité que le trotskisme a refusé de voir en face. Le socialisme existe là où les travailleurs gèrent eux-mêmes directement la totalité de la société ; il n’existe donc ni en Russie ni en Chine, ni ailleurs. Les révolutions russe et chinoise ont été vaincues de l’intérieur. 10-44/45/46

La bureaucratie est essentiellement un pouvoir établi sur la possession étatique nationale. 11-4
Fondant son pouvoir sur le formalisme de l’idéologie, la bureaucratie fait de ses buts formels son contenu, et ainsi elle entre partout en conflit avec les buts réels. Là où elle s’empare de l’Etat et de l’économie, là où l’intérêt général de l’Etat devient un intérêt à part, et, par suite, un intérêt réel, la bureaucratie commence à lutter contre le prolétariat comme toute conséquence lutte contre l’existence de ses présuppositions. [..]
La bureaucratie dénonce bien ses propres crimes, mais toujours comme étant commis par d’autres.12-39

Les urbanistes, qui se présentent comme les éducateurs de la population ont dû eux-mêmes être éduqués : par ce monde de l’aliénation qu’ils reproduisent et perfectionnent de leur mieux. 6-11
Ni la conscience manichéenne de la gauche vertueuse, ni la bureaucratie ne sont capables de voir l’unité profonde du monde actuel. La dialectique est leur ennemi commun. La critique révolutionnaire, quant à elle, commence par delà le bien et le mal ; elle prend ses racines dans l’histoire, et a pour terrain la totalité du monde existant. Elle ne peut, en aucun cas, applaudir un Etat belligérant, ni appuyer la bureaucratie d’un Etat exploiteur en formation. Elle doit, avant tout, dévoiler la vérité des conflits actuels, en les rattachants à leur histoire, et démasquer les buts inavoués des forces officiellement en lutte. L’arme de la critique sert de prélude à la critique des armes. 11-14

mais il ne faut tout de même pas oublier que la racaille technocratique manque aussi d’informations. Même là où elle dispose selon ses propres normes, des informations les plus étendues, elle n’a que 10% de ce qui lui serait nécessaire pour nous démentir. Eventualité qui est une pure clause de style, puisque la bureaucratie dirigeante, par sa nature même, ne peut aller loin dans le quantitatif de l’information (elle ne peut qu’ignorer comment les ouvriers travaillent, comment les gens vivent réellement) ; ainsi donc elle ne peut espérer rejoindre le qualitatif. 7-18
Il y a contradiction entre la masse des informations relevées sur un nombre croissant d’individus, et le temps et l’intelligence disponibles pour les analyser. C-89
C’est à partir de telles conditions de son exercice que l’on peut parler d’une tendance à la rentabilité décroissante du contrôle, à mesure qu’il s’approche de la totalité de l’espace social. C-92
On peut même dire que, généralement, les hommes "extrémistes"- dont nous sommes - retardent scandaleusement "la solution définitive du problème de l’homme" au sens concentrationnaire que peuvent programmer les cybernéticiens du pouvoir. 10-62

L’organisation du mouvement
Partout est posée obscurément la question d’une nouvelle organisation révolutionnaire, qui comprenne assez bien la société dominante pour fonctionner effectivement, à tous les niveaux, contre la société dominante : pour la détourner intégralement, sans la reproduire en rien, "lever du soleil, qui, dans un éclair, dessine en une fois la forme du nouveau monde". 9-20
Il s’agit, pour le nouveau courant révolutionnaire, partout où il apparaît, de commencer à relier entre eux les actuelles expériences de contestation et les hommes qui en sont porteurs. Il s’agira d’unifier, en même temps que de tels groupes, la base cohérente de leur projet. Les premiers gestes de l’époque révolutionnaire qui vient concentrent en eux un nouveau contenu, manifeste ou latent, de la critique des sociétés actuelles, et de nouvelles formes de lutte ; et aussi les moments irréductibles de toute l’ancienne histoire révolutionnaire restée en suspens, qui réapparaissent comme des revenants. Ainsi la société dominante, qui se flatte tant de sa modernisation permanente, va trouver à qui parler, car elle commence enfin à produire elle-même sa négation modernisée. 10-48
Ce que l’on appelle "les idées situationnistes" ne sont rien d’autre que les premières idées de la période de réapparition du mouvement révolutionnaire moderne. Ce qui, en elles, est radicalement nouveau correspond précisément aux caractères nouveaux de la société de classes, au développement réel de ses réussites passagères, de ses contradictions, de son oppression [..] L’I.S. a réussi simplement en ceci qu’elle a exprimé "le mouvement réel qui supprime les conditions existantes" et qu’elle a su l’exprimer : c’est-à-dire qu’elle a su commencer à faire entendre à la partie subjectivement négative du processus, à son "mauvais côté" , sa propre théorie inconnue, celle que ce côté de la pratique sociale crée, et que d’abord il ne connaît pas. L’I.S. appartenait elle-même à ce "mauvais côté" . Finalement, il ne s’agit donc pas d’une théorie de l’I.S., mais de la théorie du prolétariat. VS 12-13
Nous sommes totalement populaires. Nous ne prenons en considération que des problèmes qui sont déjà en suspens dans toute la population. La théorie situationniste est dans le peuple comme le poisson dans l’eau. 7-17
Il n’y a rien d’étonnant à dire ces vérités. L’étonnant est plutôt que tous les spécialistes des sondages d’opinion ignorent la grande proximité de cette juste colère qui se lève, à tant de propos. 7-19
L’I.S. n’a pas seulement vu venir la subversion prolétarienne moderne; elle est venue avec elle. Elle ne l’a pas annoncée comme un phénomène extérieur, par l’extrapolation glacée du calcul scientifique : elle était allée à sa rencontre. Nous n’avons pas mis "dans toutes les têtes" nos idées, par une influence étrangère, comme seul peut le faire, sans succès durable, le spectacle bourgeois ou bureaucratique-totalitaire. Nous avons dit les idées qui étaient forcément déjà dans ces têtes prolétariennes, et en les disant nous avons contribué à rendre actives de telles idées [..] Le refoulé de la critique prolétarienne est venu au jour; il a acquis une mémoire et un langage. VS 13-14
On sait la forte tendance des hommes à répéter inutilement des fragments simplifiés de théories révolutionnaires anciennes, dont l’usure leur est cachée par le simple fait qu’ils n’essaient pas de les appliquer à quelque lutte effective pour transformer les conditions dans lesquelles ils se trouvent vraiment; de sorte qu’ils ne comprennent guère mieux comment ces théories ont pu, avec des fortunes diverses, être engagées dans les conflits d’autres temps. En dépit de cela, il n’est pas douteux, pour qui examine froidement la question, que ceux qui veulent ébranler réellement une société établie doivent formuler une théorie qui explique fondamentalement cette société; ou du moins qui ait tout l’air d’en donner une explication satisfaisante. Dès que cette théorie est un peu divulguée, à condition qu’elle le soit dans des affrontements qui perturbent le repos public, et avant même qu’elle en vienne à être exactement comprise, le mécontentement partout en suspens sera aggravé, et aigri, par la seule connaissance vague de l’existence d’une condamnation théorique de l’ordre des choses. Et après, c’est en commençant à mener avec colère la guerre de la liberté, que tous les prolétaires peuvent devenir stratèges.
Sans doute, une théorie générale calculée pour cette fin doit-elle éviter d’apparaître comme une théorie visiblement fausse; et donc ne doit pas s’exposer au risque d’être contredite par la suite des faits. Mais il faut aussi qu’elle soit une théorie parfaitement inadmissible. Il faut qu’elle puisse déclarer mauvais, à la stupéfaction indignée de tous ceux qui le trouvent bon, le centre même du monde existant, en en ayant découvert la nature exacte. La théorie du spectacle répond à ces deux exigences. pr-17/18
La théorie de la révolution ne relève certainement pas du seul domaine des connaissances proprement scientifiques, et moins encore de la construction d’une oeuvre spéculative, ou de l’esthétique du discours incendiaire qui se contemple lui-même à ses propres lueurs lyriques, et trouve qu’il fait déjà plus chaud. Cette théorie n’a d’existence effective que par sa victoire pratique : ici, "il faut que les grandes pensées soient suivies de grands effets; il faut qu’elles soient comme la lumière du soleil, qui produit ce qu’elle éclaire" . La théorie révolutionnaire est le domaine du danger, le domaine de l’incertitude; elle est interdite à des gens qui veulent les certitudes somnifères de l’idéologie, y compris même la certitude officielle d’être les fermes ennemis de toute idéologie. La révolution dont il s’agit est une forme de rapports humains. Elle fait partie de l’existence sociale. Elle est un conflit entre des intérêts universels concernant la totalité de la pratique sociale, et c’est seulement en cela qu’elle diffère des autres conflits. Les lois du conflit sont ses lois, la guerre est son chemin, et ses opérations sont davantage comparables à un art qu’à une recherche scientifique ou à un recensement de bonnes intentions. La théorie de la révolution est jugée sur ce seul critère que son savoir doit devenir un pouvoir. VS-70-71
Nous estimons que le rôle des théoriciens, rôle indispensable mais non dominant, est d’apporter les éléments de connaissance et les instruments conceptuels qui traduisent en clair - ou en plus clair et cohérent - la crise, et les désirs latents, tels qu’ils sont vécus par les gens : disons le nouveau prolétariat de cette "nouvelle pauvreté" qu’il faut nommer et décrire. 8-13
Les théoriciens de la nouvelle contestation ne sauraient pactiser avec le pouvoir ou se constituer eux-mêmes en pouvoir séparé sans cesser d’exister comme tels dans l’instant. 8-14
Nous ne sommes pas des penseurs garantis par l’Etat. 9-5
La mauvaise réponse, à savoir que nous avons une intuition immédiate de la totalité, et que ceci est déjà une attitude qualitative totale, qui nous permettrait de discourir superbement sur tout, serait évidemment une manifestation pré-hégélienne d’idéalisme, parce qu’il manque à cette conception le sérieux et le travail du négatif. Notre activité ne peut être cet absolu, cette nuit où toutes les vaches son radicalement noires, c’est-à-dire aussi ce repos. VS-119
Il est juste de dialectiser le problème de l’aliénation, de signaler les possibilités d’aliénation toujours renaissantes dans la lutte menée contre l’aliénation, mais signalons alors que tout ceci doit s’appliquer au niveau le plus haut de la recherche (par exemple, à la philosophie de l’aliénation dans son ensemble), et non au niveau du stalinisme, dont l’explication est malheureusement plus grossière. 6-26
Il s’agit de rompre avec l’idéologie, dans laquelle les groupes révolutionnaires croient posséder des titres positifs garantissant leur fonction. 7-16
Un facteur inverse a naturellement laissé moins de trace dans nos écrits, mais a pesé très lourdement : un abstentionnisme nihiliste, une grave incapacité, chez beaucoup de nous, de penser et d’agir au-delà des premiers balbutiements d’un dialogue positif. Ceci va bien, presque toujours, avec l’exigence la plus abstraite et la plus mensongère d’un radicalisme désincarné. 9-3
Ceux qui ne veulent ni juger ni commander doivent rejeter toute personne dont la conduite prétend les engager. Quand l’I.S. exclut quelqu’un, nous ne demandons pas à cet individu des comptes sur sa vie, mais sur la nôtre, sur le projet commun qu’il voudrait falsifier [..] Nous ne sommes pas un pouvoir dans la société, et ainsi nos "exclusions" ne signifient que notre propre liberté de nous distinguer du confusionnisme autour de nous ou même parmi nous, lequel est beaucoup plus près de ce pouvoir social existant, et en a tous les avantages. Nous n’avons jamais voulu empêcher qui que ce soit d’exprimer ses idées ou de faire ce qu’il veut (et nous n’avons jamais cherché à être en position pratique pour faire pression en ce sens). Nous refusons seulement d’y être mêlés nous-mêmes, contre nos convictions et nos goûts [..] et nous refusons même de nous transformer en pouvoir quelconque, à la petite échelle qui nous serait actuellement permise, quand nous n’acceptons pas d’enrôler des disciples qui nous donneraient, en même temps que ce droit de contrôle et de direction sur eux, une valeur sociale reconnue plus grande. 10-69
L’ordre qui manifestement règne au-dessus de cette confusion et complexité ouvertes qui sont apparentes, possède même finalement le monopole de l’apparence [..] Ce que tolèrent, fondamentalement, les gens tolérants qui ont la parole, c’est le pouvoir établi partout. 10-70

L’idéologie pro-situ
Une inévitable part du succès historique de l’I.S. l’entraînait à être à son tour contemplée, et dans une telle contemplation la critique sans concessions de tout ce qui existe en était venue à être appréciée positivement par un secteur toujours plus étendu de l’impuissance elle-même devenue pro-révolutionnaire. La force du négatif mise en jeu contre le spectacle se trouvait aussi admirée servilement par des spectateurs. VS-36
Des spectateurs enthousiastes de l’I.S. ont existé à partir de 1960, mais d’abord en très petit nombre. Dans les cinq dernières années, ils sont devenus une foule. Ce processus a commencé en France, où ils se sont vu attribuer l’appellation populaire de "pro-situs" , mais ce nouveau "mal français" a gagné bien d’autres pays. Leur quantité ne multiplie pas leur vide : tous font savoir qu’ils approuvent intégralement l’I.S., et ne savent rien faire d’autre. En devenant nombreux, ils restent identiques : qui en a lu un ou en a vu un, les a tous lus et les a tous vus. Ils sont un produit significatif de l’histoire actuelle, mais ils ne la produisent nullement en retour. Le milieu pro-situ figure apparemment la théorie de l’I.S. devenue idéologie. [..] VS-40
Le milieu pro-situ ne possède rien que ses bonnes intentions, et il veut tout de suite en consommer illusoirement les rentes, sous la seule forme de l’énoncé de ses creuses prétentions. [..] VS-41
On devait constater alors que plusieurs situationnistes n’imaginaient même pas ce que pouvait être qu’introduire des idées nouvelles dans la pratique, et réciproquement de réécrire les théories à l’aide des faits; et c’était pourtant cela que l’I.S. avait accompli. VS-65
[..] Et de tels situationnistes, non seulement existaient manifestement; mais révélaient à l’expérience qu’ils ne voulaient rien d’autre que persévérer dans leur insuffisance diplômée. Ils communiaient avec les pro-situs, quoique en se définissant eux-mêmes comme hiérarchiquement bien distincts, dans cette croyance égalitaire selon laquelle l’I.S. pourrait être un monolithe idéal, où chacun d’emblée pense sur tout comme tous les autres, et agit de même à la perfection : ceux qui, dans l’I.S., ne pensaient ni n’agissaient, revendiquaient un tel statut mystique, et c’est lui que les spectateurs pro-situs ambitionnaient d’approcher.[..]
Les pro-situs n’ont pas vu dans l’I.S. une activité critico-pratique déterminée expliquant ou devançant les luttes sociales d’une époque, mais simplement des idées extrémistes; et pas tant des idées extrémistes que l’idée de l’extrémisme; et en dernière analyse moins l’idée de l’extrémisme que l’image de héros extrémistes rassemblés dans une communauté triomphante. Dans "le travail du négatif", les pro-situs redoutent le négatif, et aussi le travail.[..] Cependant le pro-situ ne peut envisager critiquement la vie réelle, car toute son attitude a précisément pour but d’échapper illusoirement à son affligeante vie, en cherchant à se la masquer, et surtout en tentant vainement d’égarer les autres à ce propos. Il doit postuler que sa conduite est essentiellement bonne, parce que "radicale", ontologiquement révolutionnaire. En regard de cette garantie centrale imaginaire, il tient pour rien mille erreurs circonstancielles ou comiques déficiences. Il ne les reconnaît, au mieux, que par le résultat qu’elles on entraîné à son détriment. Il s’en console et s’en excuse en affirmant qu’il ne commettra plus ces erreurs-là et que, par principe, il ne cesse de s’améliorer. Mais il est aussi démuni devant les erreurs suivantes, c’est-à-dire devant la nécessité pratique de comprendre ce qu’il fait au moment de le faire : évaluer les conditions, savoir ce que l’on veut et ce que l’on choisit, quelles en seront les conséquences possibles, et comment les maîtriser au mieux. Le pro-situ dira qu’il veut tout, parce qu’en réalité, désespérant d’atteindre le moindre but réel, il ne veut rien de plus que faire savoir qu’il veut tout, dans l’espoir que quelqu’un admirera du coup son assurance et sa belle âme. Il lui faut une totalité qui, comme lui, soit sans aucun contenu. Il ignore la dialectique parce que, refusant de voir sa propre vie, il refuse de comprendre le temps. Le temps lui fait peur parce qu’il est fait de sauts qualitatifs, de choix irréversibles, d’occasions qui ne reviendrons jamais. Le pro-situ se déguise le temps en simple espace uniforme qu’il traversera, d’erreur en erreur et d’insuffisance en insuffisance, en s’enrichissant constamment. VS 42/43/44/45
Ces roquets sans dents voudraient bien découvrir comment l’I.S. a pu faire, et même si l’I.S. ne serait pas en quelque chose coupable d’avoir suscité une telle passion. VS-46
Le cadre dit toujours "d’un côté; de l’autre côté", parce qu’il se sait malheureux en tant que travailleur, mais veut se croire heureux en tant que consommateur. Il croit d’une manière fervente à la consommation, justement parce qu’il est assez payé pour consommer un peu plus que les autres, mais la même marchandise de série [..] Le cadre est le consommateur par excellence, c’est-à-dire le spectateur par excellence. Le cadre est donc, toujours incertain et toujours déçu, au centre de la fausse conscience moderne et de l’aliénation sociale. Contrairement au bourgeois, à l’ouvrier, au serf, au féodal, le cadre ne se sent jamais à sa place. Il aspire toujours à plus qu’il n’est et qu’il ne peut être. Il prétend, et en même temps il doute. Il est l’homme du malaise, jamais sûr de lui, mais le dissimulant. Il est l’homme absolument dépendant, qui croit devoir revendiquer la liberté même, idéalisée dans sa consommation semi-abondante [..] Il arrive en retard, et en masse, à tout, voulant être unique et le premier. Bref, selon la révélatrice acception nouvelle d’un vieux mot argotique, le cadre est en même temps le plouc. VS-58/59
Celui qui lira attentivement ce livre verra qu’il ne donne aucune sorte d’assurances sur la victoire de la révolution, ni sur la durée de ses opérations, ni sur les âpres voies qu’elle aura à parcourir, et moins encore sur sa capacité, parfois vantée à la légère, d’apporter à chacun le parfait bonheur. Moins que tout autre, ma conception, qui est historique et stratégique, ne peut considérer que la vie devrait être, pour cette seule raison que cela nous serait agréable, une idylle sans peine et sans mal; ni donc que la malfaisance de quelques possédants et chefs crée seule le malheur du plus grand nombre. Chacun est le fils de ses oeuvres, et comme la passivité fait son lit, elle se couche. Le plus grand résultat de la décomposition catastrophique de la société de classes, c’est que, pour la première fois dans l’histoire, le vieux problème de savoir si les hommes, dans leur masse, aiment réellement la liberté, se trouve dépassé : car maintenant ils vont être contraints de l’aimer. Pr-39

Que l’on cesse de nous admirer comme si nous pouvions être supérieurs à notre temps; et que l’époque se terrifie elle-même en s’admirant pour ce qu’elle est.
Qui considère la vie de l’I.S. y trouve l’histoire de la révolution. Rien n’a pu la rendre mauvaise. VS-80
 
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