Le spectacle n'est pas un ensemble d'images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images.
En 1967, j'ai montré [..] ce que le spectacle moderne était déjà essentiellement : le règne autocratique de l'économie marchande ayant accédé à un statut de souveraineté irresponsable et l'ensemble des nouvelles techniques de gouvernement accompagnant ce règne.
Pour Marx, la valeur qui s'impose est toujours en fin de compte celle de sa reproduction, malgré ses fluctuations constantes. Ce qui compte uniquement, c'est le processus de valorisation du travail salarié, comme temps de travail vendu au capital détaché de son contenu effectif, violence d'un droit abstrait partial et productivité d'une domination anonyme qui aboutit à une séparation du monde et de la vie, ne produisant plus qu'un monde de marchandises. Cette substitution de la valeur d'échange à la valeur d'usage est le véritable mode de production, pratique effective d'un processus matériel de valorisation où nous donnons toute notre force de travail. Ce processus est appuyé sur un Droit abstrait de l'égalité et de l'équivalence qui sert de garantie à l'inégalité réelle comme la liberté abstraite renforce les dépendances réelles. Il s'agit toujours de la substitution autoritaire du mot à la chose devenue inessentielle, et de la quantité à la qualité. On ne peut réduire pourtant la valeur au "spectacle", à l'idéologie, au système des objets bien que la valeur soit toujours affaire de discours. Il y a une causalité matérielle en plus de la causalité formelle, c'est le processus de production lui-même, notre pratique effective de travailleur salarié et sa capacité de reproduction. [Il y a toujours des conditions idéologiques à la domination (religion ou droit) car le dominé participe toujours à sa servitude. Comme dit Rousseau "Personne n'est assez fort pour être tout le temps le maître s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir". Mais ce qui reproduit la domination idéologique c'est sa capacité matérielle de reproduction (comme la religion païenne se répand avec l'agriculture).] On doit bien dénoncer la valeur spectaculaire, la production de marchandises dont la valeur d'usage se limite à la valeur d'échange et ne répond qu'à des besoins fabriqués, mais on doit surtout dénoncer la domination de la valeur d'échange, de l'équivalence généralisée, sur des sujets vivants jusqu'à menacer leur vie même.
Le spectacle n'est pas une théorie de la valeur différente de celle de Marx mais bien la théorie de la valorisation achevée, de la totalité du monde réduit au monde séparé de la valeur marchande, c'est-à-dire à la séparation achevée où il n'y a plus que rapport d'objet à objet et pour lesquels nous ne sommes plus que spectateurs. Le spectacle c'est l'ordre totalitaire anonyme de l'argent et de l'abstraction vide d'un monde déshabité qui se fait sans nous. C'est l'économie post-industrielle intégrant la communication, l'invasion des média et se proposant comme abstraction réelle, mais c'est d'abord l'ordre subi de la production rationalisée, le monde déjà vécu de la marchandise consommée passivement, le discours social autonome (la pensée unique de Big Brother), sans acteurs réels réduits aux individus isolés. Le Spectacle c'est donc le monde de la marchandise comme processus de représentation, son devenir-monde.
Nos beaux théoriciens de la valeur qui n'ajoutent rien à
Marx, ni à Debord dans la négation de l'économie,
devraient plutôt se poser la question de l'équivalence généralisée
compris dans le concept de valeur, ainsi que d'une intervention sur
la société, d'une action subversive pour contester le salariat
comme processus de valorisation (domination, rationalisation, productivisme).
Dans cette perspective pratique, la valeur peut être dénoncée
comme fausse (spectaculaire) et détruite. Le point de vue
théoricien faussement objectif est, lui, complètement stérile,
voué à l'échec, surtout s'il veut absolument simplifier
le réel dans une abstraction unique. Le Spectacle n'est pas simplement
une idéologie religieuse qu'il faudrait réfuter, c'est une
idéologie matérialisée qui intègre la
totalité des rapports sociaux et du savoir social dans son mode
de production (production-circulation-consommation) qu'on ne peut atteindre
sinon comme totalité (valorisation du travail).
Il ne se passe pas rien. Nous sommes, au contraire, à une période historique où notre action peut être décisive. Rien ne peut nous assurer d'être à la hauteur des enjeux, encore faut-il ne pas se contempler le nombril ni se lamenter sur sa pauvre sexualité. Nous devons retrouver le goût de la liberté.
Tout le monde se fout de l'excellence de Debord. L'important est ce
qu'il a écrit et réalisé, les outils qu'il nous donne
comme Marx. Ainsi, on ne peut se passer, philosophiquement, des Thèses
sur Feuerbach où Marx, corrigeant le savoir absolu de Hegel,
replace l'unité du sujet et de l'objet dans la pratique. Cette unité
de l'intentionnalité et de la représentation permet de conceptualiser
l'idéologie comme corrélât de la pratique, de
notre position de classe. Dès lors Marx n'a plus fait de philosophie
abstraite mais il a plutôt mis à l'épreuve la réalisation
de la philosophie par l'idéologie (critique de classe de l'économie),
c'est-à-dire défendant des vérités concrètes
partielles et partiales, au nom de notre finitude, contre l'abstraction
économique universalisante au service de la classe dominante (l'économie
est l'abstraction effective). Ce qui compte ici, c'est que la théorie
soit opérationnelle, efficace. Debord ne dit pas autre chose à
propos de "La société du spectacle", la théorie
devant simplement ne pas être visiblement fausse, mais "La société
du spectacle" est surtout destinée à rendre visible le
visible lui-même de l'idéologie matérialisée
du capitalisme moderne. Ce n'est certes pas prêter à la théorie
le pouvoir de nous sauver, malgré nous, de notre propre passivité.
Dans la postface au capital, Marx se moque de la "revue positiviste" qui
lui "reproche à la fois d'avoir fait de l'économie politique
métaphysique et - devinez quoi- de m'être borné à
une simple analyse critique des éléments donnés, au
lieu de formuler des recettes (comtistes?) pour les marmites de l'avenir".
Il s'agit surtout de la critique de l'abstraction marchande, d'un monde autonome qui ne renvoie plus qu'à lui-même, devenu rapport d'objets à objets et séparé de la vie, monde constitué de représentations où il n'y a plus d'acteurs véritables. C'est donc aussi l'affirmation de la nécessité, pour un sujet libre, d'intervenir pratiquement, de répondre, de prendre des risques, de construire ses situations ; possibilités qui n'ont plus de place dans la société spectaculaire et son totalitarisme anonyme. Prolongation de la critique de Marx contre Feuerbach : la réalité n'est pas représentation ni intuition mais, en son fond, pratique sociale effective. L'idéologie véhicule les mots du pouvoir, c'est une abstraction sans réalité lorsqu'elle n'est pas pratique sociale, idéologie matérialisée. C'est notre propre pratique qui reproduit l'autonomie de l'économie s'imposant à nous, reproduisant notre servitude.
C'est aussi la critique de Marx contre les Droits de l'Homme qui sont
la justification du règne de l'argent, l'abstraction des Droits
justifie tous les massacres mais ce qui est effectif, c'est le droit du
capital. Ici, ce problème se double de celui d'une représentation
industrielle et reçue passivement hors de toute possibilité
d'action mais c'est encore la substitution d'un rapport entre des choses
(marchandises, argent) à un rapport entre des gens. C'est donc un
éloignement dans la contemplation et le mensonge idéologique,
dans l'équivalence généralisée et dans la soumission
du spectateur enfin, qui est dénoncé, et non pas simplement
dans une représentation imaginaire (on ne saurait se délivrer
de l'imaginaire mais on peut intervenir dans le spectacle). C'est la marchandise
qui nous consomme et nous dispense de toute imagination ou décision
subjective, tout comme le travail automatisé transformant le travailleur
en spectateur de son travail, tout est déjà prévu
pour nous. Le Spectacle exprime, en effet, le stade de la séparation
achevée, du "capital à un tel degré d'accumulation
qu'il devient spectacle" en unifiant le monde comme monde déjà
vécu de la marchandise où tout est quantité, rapport
d'objet à objet et dont le sujet vivant a été exclu.
ajout 07/99 : Paolo Virno dans son livre "Le souvenir
du présent" donne une interprétation du Spectacle comme déjà-vu
et Fin de l'histoire, attributs de la passivité spectatrice
pour qui l'histoire est la seule réalité mais dont toute
subjectivité a été expulsée. Je conteste sa
notion de Puissance, détachée de toute historicité,
pour lui préférer la notion dialectique de l'Apprentissage,
mais je situe moi aussi la base matérielle dans le salariat (la
vente de la pure force de travail qui est désormais compétence
apprise) alors que pour Guy Debord c'était plutôt le totalitarisme
de la marchandise et la communication qui sont en cause. On peut dire que
c'est au stade spectaculaire de la domination marchande que les implications
métaphysiques du salariat se font criantes dans son irresponsabilité
marchande. La rupture de communication à l'origine du contrat salarial
se retrouvant en fin de processus comme absence de communication, besoin
de communication, ne trouvant plus qu'une fausse communication purement
formelle.
Le monde artificiel de la marchandise, qui est notre monde, se présente ainsi comme déjà consommé et s'intègre à un monde déjà vécu qui s'exprime de l'emballage, à la publicité et au cinéma mais la production de ce monde marchand est destruction du monde vivant. Ce qui doit être dénoncé, c'est toujours l'objectivation du sujet (appelée réification par Lukács), la réduction de l'acteur humain à un calcul, une subjectivité réduite à une objectivité sans faille ni risque, sans décision. Les sciences humaines (comme la sociologie) sont les sciences du pouvoir mais le sujet vivant de ce pouvoir peut, à se reconnaître comme prolétariat passif, en prendre acte, se regrouper et intervenir dans l'histoire en déjouant tous les calculs.
Tout dépend de nous. L'important est bien de considérer le spectacle comme rapport social objectivé et passivité du spectateur, discours social totalisant et sans sujet, produit par la société marchande multimédia. La contestation du Spectacle, renvoyant à la théorie du dialogue de Debord et au concept de réification de Lukács, est destinée à réfuter cette soi-disant objectivité des lois de l'économie (idéologie bourgeoise) alors qu'elles sont toujours l'oeuvre des rapports sociaux, des intérêts de classe, et doivent être contestées activement (utopie prolétarienne), la contestation du Spectacle se veut réappropriation de notre vie. Le Spectacle n'est pas rapport d'objet à objet sans l'instrument actif de notre passivité. Mais surtout, le Spectacle n'est que la production marchande devenue monde, processus de valorisation qui commence avec le salariat auquel nous participons "activement". Comme on le voit, les médias ne sont pas du tout l'essentiel mais l'irréel envahissant d'une idéologie matérialisée.
Le but final n'est pas un état qui attend le prolétariat au bout du mouvement, indépendamment de ce mouvement et du chemin qu'il parcourt, un "État de l'avenir" ; ce n'est pas un état que l'on peut, par conséquent, tranquillement oublier dans les luttes quotidiennes et invoquer tout au plus dan les sermons du dimanche, comme un moment d'élévation opposé aux soucis quotidiens ; ce n'est pas un "devoir", une "idée" qui jouerait un rôle régulateur par rapport au processus "réel". Le but final est bien plutôt cette relation à la totalité (à la totalité de la société considérée comme processus), par laquelle chaque moment de la lutte acquiert son sens révolutionnaire. 43
Ce que Heidegger nous dit de la catégorie de l'Être se trouvait déjà chez Lukács à propos de la totalité. L'Être n'est pas la catégorie, le concept le plus général et le plus vide. Ce n'est d'ailleurs pas un concept, c'est une réalité fondamentale à partir de laquelle le "Dasein" questionne ; il a pour caractère d'être "temporel, significatif et historique".
La totalité, dans "Histoire et conscience de classe", n'est
pas non plus un donné, ce n'est pas quelque chose dont nous pouvons
parler à l'indicatif, pour la simple raison que nous, et avec nous
le sujet, sommes à l'intérieur, et que l'objet, le monde
constitué par l'activité du sujet collectif, est dans le
sujet qui en dérive. Deuxièmement, cette totalité
est significative parce qu'elle se rapporte à l'activité
humaine et que les hommes créent toujours des réalités
significatives. Aucune définition n'est possible dans les sciences
humaines; elles sont toujours des "découvertes de sens" et, par
là même, unions de jugements de fait et de jugements de valeur;
le sens et sa découverte ont un caractère éminemment
historique et, pour Lukács comme pour Heidegger, l'authenticité
se situe dans le rapport à l'histoire. Cette relation à l'histoire
est cependant conçue de manière fondamentalement différente
par chacun de ces deux penseurs. Malgré leur différence,
essentielle par ailleurs, Lukács et Heidegger effectuent un retour
critique à la philosophie de Hegel.