Hors des espaces toujours plus nombreux où elle doit visiblement mener la guerre, la domination, dans ses formes les plus avancées, répugne assez à la force brute. Elle est ainsi parvenue à raffiner ses procédés jusqu'à se couvrir elle-même d'une invisibilité relative. Le parti ennemi est donc lui aussi, en tant que parti de l'occupation, partout présent, mais il n'est pas connu comme tel, car il n'est pas nommé. Pourtant, on ne tient pas un territoire si vaste que le sien sans un large déploiement de troupes, de matériel et d'agencements divers. Dans ces conditions, certains s'empressent de déclarer que nous viendrions trop tard pour critiquer la domination, puisqu'il n'y a plus nulle part de maître déclaré, ni, dit-on, de tyrannie manifeste. Et c'est là en effet un des traits les plus remarquables du monde de la marchandise autoritaire que le pouvoir concentré de la police s'y soit dissout et diffusé en des particules infimes, qui ont trouvé à se loger au coeur des regards, des gestes, des pensées, des discours et même, en un certain sens, des organes. Cette métamorphose ne constitue pas une conséquence contingente du triomphe de la marchandise, mais le simple développement de ce qu'elle est essentiellement, et auquel Marx se ferma l'accès. Lorsque ce dernier analyse la réification comme le travestissement d'un rapport entre hommes en un rapport entre choses, il laisse informulé le sens ultime de ce travestissement : l'occultation du politique; et d'abord de la marchandise elle-même comme dispositif politique. Mais parce que cette occultation est encore elle-même politique, la dissémination universelle de la marchandise n'est rien d'autre qu'une dissémination universelle du politique, sous la modalité de son universelle dissimulation. La Jeune-Fille représente un aspect central de cette dissémination. La Jeune-Fille est la figure contemporaine de l'autorité. La critique véritable, celle dont les ravages sont à la fois les plus définitifs et les plus immédiats, doit commencer par établir la cartographie de l'oppression élémentaire.
D'une manière générale, on ne s'explique pas la conjonction de l'extrême puissance et de l'extrême vulnérabilité caractéristique de la domination spectaculaire si l'on ne discerne pas que ce n'est pas immédiatement sur les hommes qu'elle s'exerce, mais sur ce qu'il y a entre eux, sur leur monde commun, sur la Publicité. "La société n'est humaine qu'en tant qu'ensemble de Désirs se désirant mutuellement en tant que Désirs" (Kojève). Le Spectacle consiste en un monopole tyrannique de tout ce qu'il y a d'humain dans la société. Il est la mainmise directe sur l'état d'explicitation des Désirs, l'occupation armée de l'espace propre à cet "ensemble de Désirs se désirant mutuellement en tant que Désirs", au Désir anthropogène de reconnaissance : l'esprit, ce Moi qui est un Nous, ce Nous qui est un Moi. L'aliénation de la Publicité y apparaît enfin comme l'essence politique du contrôle de chacun. La domination marchande, à son stade final, se meut sur un plan originaire où il est devenu tout à fait vain de prétendre démêler ce qui relève du sensible de ce qui ressortit au suprasensible, où c'est au plus profond de chacun d'entre eux, l'autre qui se découvre : le plan métaphysique.
le sale jeu de la séduction
Quand la propriété privée se vide de toute
substance métaphysique propre, elle ne meurt pas immédiatement.
Elle se survit, mais son contenu n'est plus que négatif : le droit
de priver les autres de l'usage de nos biens. Quand le coït s'affranchit
de toute signification immanente, il se met à proliférer.
Mais il n'est plus, en fin de compte, que le monopole fugitif de l'emploi
des organes génitaux de l'autre.
La Jeune-Fille ne se soucie pas tant de posséder l'équivalent
de ce qu'elle vaut sur le marché du désir, que de s'assurer
de sa valeur qu'elle veut connaître avec certitude et précision,
au travers de ces mille signes qu'il lui reste à convertir dans
ce qu'elle appelle son "potentiel de séduction", comprenez: son
mana.
"Telle trouve à se vendre qui n'aurait pas trouvé à
se donner." (Stendhal)
La valeur de la Jeune-Fille ne repose sur aucun sol intérieur,
ou juste intrinsèque; son fondement réside uniquement dans
son échangeabilité. La valeur de la Jeune-Fille n'apparaît
que dans son rapport à une autre Jeune-Fille. C'est pourquoi elle
ne va jamais seule. En faisant de l'autre Jeune-Fille son égale
en tant que valeur, celle-ci se met en rapport avec elle-même en
tant que valeur. En se mettant en rapport avec soi-même en tant que
valeur, elle se différencie en même temps de soi-même
en tant qu'être humain. "Se représentant ainsi comme quelque
chose de différencié en soi-même, elle commence à
se représenter réellement comme marchandise." (Marx)
La Jeune-Fille est la marchandise qui exige à chaque instant
d'être consommée, car à chaque instant elle se périme.
La Jeune-Fille ne renferme pas en elle-même ce pour quoi elle
est désirée : la Publicité.
La Jeune-Fille est un absolu : on l'achète parce qu'elle a de
la valeur, elle a de la valeur parce qu'on l'achète. Tautologie
de la marchandise.
Parfois, la Jeune-Fille est prise d'angoisse, la valeur du cul ne serait
pas objective.
La Jeune-Fille est celui qui a préféré devenir
lui-même une marchandise, plutôt que de subir la tyrannie de
celle-ci.
La Jeune-Fille est la marchandise qui prétend être meilleure
que les humains.
Dans l'amour comme dans le reste de cette société, nul
n'est plus censé ignorer sa valeur.
La Jeune-Fille est le lieu où la marchandise et l'humain coexistent
de façon apparemment non-contradictoire.
La Jeune-Fille vit dans l'angoisse de n'être pas achetée.
Le monde de la Jeune-Fille témoigne d'une singulière
sophistication où la réification a progressé d'un
degré supplémentaire : en lui, ce sont des rapports humains
qui masquent des rapports marchands qui masquent des rapports humains.