La complexité et son idéologie


Jean Zin        



Beaucoup de ceux qui parlent de la complexité sont considérés comme des sortes de gourous un peu mystérieux, détenteurs d'un savoir inaccessible au commun des mortels. Je voudrais montrer que c'est en fin de compte assez simple et que chacun peut mettre en pratique les quelques enseignements essentiels d'une pensée globale, de l'interdépendance et de l'imprévisible.

L'idéologie de la complexité brouille par contre toute compréhension d'une question de plus en plus centrale avec l'émergence de la société de l'information et les menaces écologiques. Il faut donc faire le point sur ce nouveau paradigme scientifique qui pénètre déjà la politique et les entreprises. Même s'il trouve son ancrage dans la physique ou les mathématiques, on verra que la complexité s'applique surtout aux organisations, à la suite de la systémique et de la théorie de l'information qui lui sont associées.

Le paradigme de la complexité conteste le réductionnisme scientiste et mécaniste en affirmant qu'il y a une limite au savoir, il y a de l'incertitude, de l'imprévisible. C'est un acquis important de la science moderne qui devient science des limites, mais il convient de séparer la complexité physique de la complexité biologique ou écologique faisant intervenir le concept d'information. A l'opposée, l'idéologie de la complexité est un scepticisme qui joue sur la confusion entre ces différentes complexités pour justifier le laisser-faire néo-libéral au nom d'une prétendue auto-organisation, ou auto-régulation aveugle, qui nous livre à l'entropie alors que la vie se définit au contraire d'y résister et que la première conséquence qu'on devrait en tirer c'est que, plus il y a de complexité et "plus les mécanismes enjeu doivent être non-locaux" (Gilbert Chauvin). L'enjeu du concept de complexité est politique, cognitif et même vital, débouchant sur le principe de précaution et l'écologie, une politique tournée vers l'avenir tenant compte de notre fragilité, des limitations de nos ressources et des équilibres vitaux.

C'est une façon de reprendre le débat entre Keynes et Hayek, entre régulation et néolibéralisme : comment agir sur les flux pour en stabiliser le circuit, et comment tirer parti de l'information disponible, dans son imperfection même. On y ajoutera comment conduire le changement, comment passer d'un système à l'autre et construire une alternative concrète au système productiviste.

Ce n'est pas tant que les idées changent le monde et qu'on pourrait naïvement s'imaginer convaincre les néolibéraux de leurs errements. Lorsque Hayek a supplanté Keynes ce n'était pas qu'on se serait aperçu de l'erreur théorique d'un keynésianisme qui avait réussi pendant plus de 30 ans, mais tout simplement que ça ne marchait plus (à partir de la stagflation des années 70). De même, aujourd'hui, c'est le libéralisme et la flexibilité qui ne marchent plus, la flexibilité érodant la confiance des salariés et cadres, leur motivation, leur investissement et leur projection dans l'avenir. Plus personne ne s'y retrouve, sans compter les menaces écologiques qui se font de plus en plus pressantes. C'est donc plutôt l'impasse éprouvée et le changement d'idéologie déjà effectif qui cherchent leur théorie. Une fois qu'on s'est persuadé que le système actuel n'est pas vivable, il faut avoir une idée de ce qui pourrait le remplacer. On peut donc interpréter l'émergence du concept de complexité comme une réaction de survie d'organismes complexes, bien loin des illusions d'une auto-organisation providentielle.
 
Il ne peut être question de viser une impossible exhaustivité sur cette question mais bien plutôt de prendre parti et de dégager les conséquences pratiques des limitations de notre savoir. Il faut se méfier des formules trop générales et de l'utilisation de mots compliqués recouvrant des constatations relativement banales. La complexité exige une clarification et non des complications supplémentaires. Il ne s'agit donc pas d'apporter de nouvelles certitudes, ni de réfuter tout ce qui a été dit jusque là, mais plutôt d'éprouver plus précisément les limites d'un certain nombre de concepts liés à celui de complexité et qui virent à l'idéologie lorsqu'ils prétendent paradoxalement aux nouvelles certitudes d'un savoir totalisant prenant ses modèles pour la réalité. On peut prendre l'exemple des tentatives de réduire l'économie aux mathématiques, (ce dont la complexité montre justement l'impossibilité) ou bien certains délires d'un management qui se révèle désorganisateur au nom de la flexibilité, de la performance et d'une fausse rationalisation quand ce n'est pas d'une "culture d'entreprise" de pacotille. C'est surtout un darwinisme social absurde et cruel, compétition de tous contre tous réduite à la productivité à court terme et qui nous mène à notre perte alors que nous devons nous organiser collectivement pour construire un monde commun et sauver l'avenir, nous inscrire dans une histoire et passer au stade d'une indispensable démocratie cognitive, écologiste et autogestionnaire.
Tout le mal vient de ce qu'on a fait d'une science morale une science mathématique, et, surtout, de ce qu'on a séparé violemment des choses qui devaient rester unies.
Antoine Eugène Buret
De la misère des classes laborieuses, 1840, 7.

A. Le savoir de notre ignorance


1. Rupture avec le réductionnisme mécaniste (histoire des sciences)

La notion de complexité remplit une fonction stratégique dans la science contemporaine. On peut considérer comme Michel Serres que c'est un concept flou et mal défini mais sa signification est d'instituer une rupture avec le réductionnisme mécaniste sans faire appel à des hypothèses "holistes" considérées comme problématiques car pouvant ouvrir la porte à toutes sortes d'obscurantismes antiscientifiques. C'est la tentative de dépassement du scientisme par la Science elle-même, la reconnaissance qu'il y a du flou dans la nature, et des phénomènes globaux. Son importance est donc cruciale dans son opposition aux simplismes des sciences humaines ou biologiques, aussi bien que dans la critique du dirigisme ou du volontarisme politique. C'est pourtant une façon d'évacuer la notion de totalité en la réduisant à la somme de ses effets et qui peut justifier ainsi la dangereuse idéologie néolibérale de la complexité, telle que formulée principalement par Hayek mais que le mythe de "la main invisible du marché" anticipait déjà.

Il est crucial de bien comprendre la portée à la fois théorique et pratique de la complexité qui ne se situe pas hors de la science, ni dans un scepticisme satisfait ou dans un retour à quelque mysticisme qui nous renverrait aux époques sombres d'avant les Lumières. Le danger existe, c'est indéniable, et pour pouvoir prétendre à quelque valeur, il faut que la complexité scientifique se détache de l'idéologie de la complexité avec ses connotations religieuses (la "main invisible" renvoyant à la providence divine et une sorte de "Mana", d'âme du marché, dieu caché, mystère d'Amon qui certes ne date pas d'hier). Il ne faut pas négliger non plus le contexte où le concept de complexité s'est construit contre l'idéologie du "matérialisme dialectique" alors dominant.

Comme le souligne le titre donné par Edgar Morin à son exploration de la complexité, il s'agit d'abord d'une question de méthode. Il n'est pas question de réduire à néant tout le savoir scientifique accumulé et la puissance technique démesurée qu'il nous a donné, mais bien plutôt de compléter l'approche réductionniste, analytique et quantitative, par une indispensable compréhension globale, synthétique et qualitative, dynamique, évolutive et tenant compte de la place de l'observateur dans l'observation. C'est d'ailleurs dans la Physique elle-même que se sont imposées les limites du réductionnisme, que ce soit avec le principe quantique de complémentarité ou les structures dissipatives en thermodynamique, si ce n'est avec l'utilisation de l'arme atomique, la dissémination des OGM ou l'étude du climat qui ont manifesté le caractère éminemment politique de la science.

En effet, la complexité, c'est aussi la fin d'une science sans conscience et sans sujet, alors même que la science avait conquis son autonomie contre les religions et les jugements de valeur. Désormais on ne peut plus ignorer que tout savoir est celui d'un sujet, situé historiquement et dans une société qui en donne les moyens mais demande aussi de plus en plus des comptes aux scientifiques, de comités d'éthique en conférences de citoyens. La complexité devrait ainsi permettre de sortir de l'alternative entre dogmatisme et irresponsabilité.
 
2. L'incalculable (épistémologie)

Le sens de la complexité est celui d'un trou dans le savoir, l'affirmation qu'il y a de l'inconnu et de l'incalculable. Le réductionnisme mécaniste pouvait prétendre à un monde entièrement déterminé et calculable, sur le modèle des horloges, monde livré à notre maîtrise technique et complètement programmable (car programmé par un créateur, "la pensée de Dieu" comme dit Hawking). Le monde de la complexité est la réfutation de ce fantasme de toute-puissance, monde traversé d'événements improbables, de bifurcations soudaines, de singularités et de catastrophes. C'est une rupture fondamentale qui reconnaît le caractère exceptionnel et problématique de l'existence (l'improbable miracle d'exister), la part d'indétermination des limites, le caractère chaotique des transitions de phase ou des changements de régime, la pluralité des équilibres ou des niveaux de réalité, l'hétérogénéité des éléments, leurs interdépendances et leurs interactions, les effets indirects ou à retardement, les effets de masse ou les phénomènes d'émergence de propriétés collectives.

Le caractère obscur des mécanismes en jeu, inaccessibles au calcul, oblige à en faire abstraction (ce qu'on appelle la "boîte noire") pour ne s'intéresser qu'aux entrées et sorties, aux comportements constatés, aux interactions avec l'environnement plutôt qu'à l'enchaînement exact des causes. D'une certaine façon il s'agit de remplacer la recherche d'exactitude d'une ontologie matérialiste par une phénoménologie plus incertaine construisant des modèles approximatifs mais qui correspondent  bien à des phénomènes tout à fait réels et dont le réductionnisme ne peut rendre compte.

Ce serait une grave erreur de croire que l'indéterminisme devrait dès lors remplacer le déterminisme et, sous prétexte qu'il y a une limite aux prévisions météorologiques, par exemple, renoncer à prévoir le temps qu'il fera demain. L'indéterminisme est seulement d'ordre pratique et cognitif. Pourtant ce serait une autre erreur de croire que cet indéterminisme est purement subjectif et pourrait être dépassé par une plus grande précision des mesures. L'amplification de l'incertitude par rapport aux conditions initiales est une caractéristique objective des systèmes chaotiques et ne tient pas à la précision avec laquelle on mesure ces conditions initiales car cette précision ne peut être absolue. Il y aura toujours une marge d'erreur et donc un horizon plus ou moins limité des prévisions qui peuvent s'en déduire. On peut raisonnablement maintenir un déterminisme théorique ou métaphysique (tout a une cause) mais qui nous reste en partie inaccessible et la physique n'est pas une spéculation, c'est une pratique liée à l'expérience avec ses limites. Dès lors il faut tenir compte de cette impossibilité pratique d'un déterminisme absolu ainsi que d'une marge d'erreur plus ou moins grande, sans tomber pour autant dans l'illusion d'un monde sans lois.

3. La cause finale et globale des systèmes complexes (phénoménologie)

L'abord phénoménologique de la complexité est aussi une inversion de la causalité qui n'essaie plus de déduire un comportement global à partir de ses éléments, et de réactions locales, mais au contraire d'expliquer l'intérieur par l'extérieur, l'organisation interne par les interactions externes, la prééminence du tout sur ses parties interdépendantes, ce qui débouche sur la systémique.

Reconnaître l'illusion d'une toute-puissance technique ou de l'exactitude de l'information ne doit pas nous amener à suivre l'idéologie de la complexité dans ses conclusion hâtive, comme si cela nous condamnait à la fatalité de l'impuissance ou l'impossibilité de toute prévision. La complexité ne nous réduit pas à la passivité comme veut nous en persuader le libéralisme mais à un autre mode d'action par régulation (et gouvernance) qui tienne compte de notre faillibilité, du savoir de notre ignorance. La part d'imprévisible de tout système complexe nous oblige à passer d'une logique de programmation dirigiste à une logique de rétroaction, une causalité qui se règle sur les effets, où les effets deviennent cause, action selon les conséquences plutôt que selon les principes ou les moyens, sélection après-coup à partir des résultats. C'est donc bien l'intervention de la finalité dans la chaîne des causes, ce qui n'est pas si mystérieux puisqu'on peut le matérialiser avec un simple thermostat indiquant la température désirée, sans avoir à programmer, ni connaître d'avance, la dépense d'énergie utilisée. On peut dire qu'il s'agit de substituer une obligation de résultats à l'obligation de moyens. La contrepartie c'est un certain tâtonnement, une action par essais multiples et corrections dynamiques. Paradoxalement, l'imprévisibilité nous condamne à une constante anticipation. C'est par son impossibilité que la prévision tient du réel et nous occupe sans cesse. Pour un système complexe, la plupart du temps, il n'y a pas une solution unique (one best way) mais presque toujours plusieurs stratégies, passant par différents canaux, plusieurs chemins qui peuvent mener au résultat voulu (équifinalité). C'est le contraire de la pensée unique (There Is No Alternative!).

Ce à quoi la complexité nous oblige ce n'est donc absolument pas à laisser-faire quoiqu'il arrive mais c'est, tout au contraire, la nécessité d'une réaction après-coup qui tienne compte des "effets pervers". La projection dans l'avenir où le passé ne détermine plus aveuglément un présent qui est désormais orienté en grande partie vers le futur, tendu vers un objectif (ou une proie), habité par le manque, le désir, l'intentionalité, l'inquiétude de l'existence. Les entreprises qui doivent faire face à des systèmes complexes sont bien obligées de reconnaître qu'un système se construit sur ses finalités et qu'il leur faut adopter une direction par objectifs. Dès lors, la systémique introduit la temporalité dans une science qui s'humanise en intégrant le producteur dans son produit, sa position historique et sociale dans l'espace-temps; ses représentations et ses finalités. Ce retour du finalisme peut sembler étonnant mais il n'a rien à voir avec les anciennes visions théologiques puisqu'il s'agit ici d'un principe organisateur actif très concret, lié à un centre de décision.
 
Un système est un ensemble d'éléments en interaction dynamique, organisés en fonction d'un but.
J. de Rosnay, Le Macroscope

Un système est quelque chose -n'importe quoi- qui a des activités, échange de l'information avec son environnement et est capable de garder son identité au service d'une finalité. Un système est un homéostat, soit quelque chose qui tend à se reproduire à l'identique. S'il n'a pas de finalité, il se dégrade sous l'effet de l'entropie.
http://perso.wanadoo.fr/claude.rochet/systemique.html
Si la finalité est essentielle à la perpétuation de tous les organismes, il ne faut pourtant pas tomber dans l'excès d'en faire une caractéristique de tous les systèmes comme les citations ci-dessus. Il y a aussi des systèmes sans finalité ni autorégulation, sur le modèle des marchés internationaux qui échappent à toute autorité centrale, toute responsabilité politique. L'ouverture au marché a le sens de l'ouverture à un flux égalisant les prix (ne réduisant pas les inégalités de richesse mais les augmentant au contraire, comme toute structure dissipative), la détermination de la production par la circulation a le sens de l'intégration dans un système, elle a d'emblée un caractère "totalitaire", sans autre finalité que la circulation elle-même, son irrigation. Ce qui caractérise ces systèmes ouverts dépourvus de finalité, c'est de n'être pas durables, d'être soumis à des emballements et de tendre à des états plus stables qui peuvent être catastrophiques. On ne peut négliger ces systèmes thermodynamiques instables, loin de l'équilibre, qui se produisent partout du marché au climat, on ne peut dénier leur caractère de système mais il ne faut absolument pas les confondre avec des organismes finalisés. On tente d'y introduire régulation et stabilisation par une gouvernance réactive mais c'est bien qu'ils n'ont pas leurs propres régulations, pas de finalité interne (voir Canguilhem ). Pour pouvoir réguler, il faut introduire une finalité, un résultat qu'on veut atteindre et qui oriente notre action. La finalité est indispensable à une complexification d'un niveau supérieur au niveau purement physique. Notons que les réseaux se distinguent des systèmes par l'absence de finalité explicite, mais on peut définir les réseaux comme des systèmes inconsistants sans processus et donc réduits a leur structure.

4. Complexité et scepticisme (idéologie, entre incertitude et irresponsabilité)

La place que toute complexité ménage à notre ignorance semble bien répéter dans la science le moment philosophique de la Grèce antique qui a permis justement la fondation de la science sur l'anti-dogmatisme, la critique théorique et la vérification pratique. On voit bien que cet anti-dogmatisme tombe toujours aussi facilement dans le scepticisme, le relativisme ou la rhétorique des sophistes et de la communication mercantile. Le libéralisme est un scepticisme. Le Baron Hayek, référence du néolibéralisme (de Tatcher à Reagan) utilisait explicitement les notions de complexité et d'information pour nous persuader de notre impuissance et de l'impossibilité de comprendre un monde trop compliqué pour nous, justifiant le laisser-faire et l'irresponsabilité au nom de lois de la nature purement mécaniques, comme si paradoxalement toute information était inutilisable. C'est la contradiction de cette idéologie de la complexité intenable pratiquement. Le scepticisme est toujours contradictoire, cachant mal des intérêts bien réels.

Les entreprises qui doivent relever le défi de la complexité ne s'y trompent pas, en prenant le contre-pied de cette idéologie dans leurs régulations internes. D'ailleurs les entreprises ne sont pas des marchés mais des systèmes hiérarchisés. L'utilisation de la complexité dans les sciences n'a absolument rien à voir avec l'idéologie de la complexité, avec ses tentations sceptiques ou irrationalistes, et se rapproche beaucoup plus d'une dialectique matérialiste constructiviste.

5. La philosophie de la prudence (éthique)

Plutôt que de tomber dans ces sophismes, on devrait identifier la complexité au manque d'information, à la "docte ignorance" et l'étonnement philosophique qui s'incarnent désormais plus concrètement dans le principe de précaution nous enjoignant à l'action, et non comme on le croit trop souvent, là encore, à ne rien faire! L'incertitude de la raison pratique n'est pas nouvelle, ni l'indispensable prudence ; Aristote y insistait déjà. Toute pratique relève d'un art, pas seulement de la science. Les ingénieurs savent depuis toujours qu'un moteur théorique ne marche pas sans une longue mise au point, mais ne pas tout savoir ne signifie pas ne rien savoir du tout, ni ne rien pouvoir faire ! Il y a bien une opposition totale entre la reconnaissance de la complexité et son idéologie.

Reste que nous devons reconnaître notre part d'ignorance, la limitation de notre savoir, même les plus savants. Impossible de tout lire, tout connaître. En dehors de notre spécialité, nous sommes tous à peu près au même point, ne faisant le plus souvent que répéter le discours de l'opinion. La transdisciplinarité est à la fois de plus en plus nécessaire et de plus en plus impossible, question politique posée à une démocratie qui doit s'y affronter dans la construction d'une indispensable mais difficile démocratie cognitive.

B. Les différentes complexités

1. La complexité de la complexité

Dès qu'on dépasse le scepticisme, le concept de complexité se révèle lui-même complexe, s'appliquant à différents degrés de complexité. Appliqué aux phénomènes biologiques ou informationnels, il se trouve inséparable d'autres concepts aussi fondamentaux et complexes eux-mêmes, ceux de système ouvert, de finalité, de rétroaction, d'information et d'évolution ou d'organisation apprenante pour reprendre les principaux. L'ensemble de ces concepts sont complexes et font système. C'est le monde multidimensionnel de l'information et de la vie.

Le concept de complexité est appliqué aussi bien dans les mathématiques, la thermodynamique, la biologie, l'écologie, la sociologie, l'économie, le management, l'informatique, etc. Qui trop embrasse mal étreint. Un concept trop général n'a plus de sens ni d'utilité (nuit où toutes les vaches sont noires). Ainsi la portée épistémologique considérable de la complexité ne doit pas empêcher de reconnaître qu'il y a différentes sortes de complexité, obligeant à spécifier de quoi on parle, faute de quoi on tombe dans l'obscurantisme (un mystère expliqué par un autre mystère) ou bien dans la pure idéologie. L'avantage du paradigme de la complexité est de réfuter le dogmatisme scientiste et l'illusion mécaniste d'un monde entièrement déterminé et calculable où la liberté n'a plus de place. Son désavantage est de recouvrir des réalités sans commune mesure avec lesquelles l'idéologie de la complexité va entretenir les plus grandes confusions.

2. Les quatre complexités (mathématique, physique, biologique, humaine)

Après s'être posé en s'opposant à ce qui le précède, le concept de complexité doit se différencier en domaines distincts. Il y a plusieurs types de limites au raisonnement analytique. Il faut bien distinguer ce qui relève des mathématiques (incomplétude, suites aléatoires), ce qui relève de la physique (sensibilité aux conditions initiales, bruit, systèmes loin de l'équilibre, structures dissipatives, fractales, probabilités, lois des grands nombre, seuils qualitatifs, sauts quantiques, transitions de phase), phénomènes qui mettent en échec la prévisibilité des expériences mais qui sont d'un tout autre ordre que ce qui relève de la biologie (boucles de régulation, réactions conditionnelles, échanges d'information) témoignant alors d'une dynamique indécise, vivante et multiple, pas seulement une combinatoire, ni simplement d'un ensemble de causalités "tissés ensemble". On verra aussi que la complexité humaine est encore bien supérieure et ne doit pas être ramenée au biologisme, n'appartenant plus aux sciences mais au débat politique.

La complexité mathématique qui prétend mesurer la complexité par la quantité d'information nécessaire à la description d'un système ne prend en compte qu'un aspect marginal de cette complexité, ignorant le type d'interactions entre ses éléments. Il ne suffit pas d'arriver à en compresser les données, ce qui est l'ambition de toutes les théories scientifiques, pour en réduire la complexité effective puisqu'on sait qu'on peut produire du hasard avec des systèmes déterministes simples. Par exemple, un automate cellulaire, dont la programmation tient en quelques lignes, peut générer des figures imprédictibles au bout d'un certain temps. Il serait paradoxal face à des organismes vivants de prétendre que la complexité pourrait se résumer à un manque de structure ou de redondance, au pur hasard incompressible (ce qu'on appelle les problèmes non-P).

La complexité impose au savoir un horizon temporel plus ou moins éloigné, temps (de Lyapounov) au-delà duquel l'évolution devient imprévisible et peut diverger de façon exponentielle. Cela n'empêche pas qu'il y a plusieurs sources d'incalculabilité : l'incomplétude ou cercle vicieux auto-référentiel (Gödel), le hasard lui-même, dans son caractère "stochastique", incompressible, non linéaire (Chaitin), le caractère probabiliste du comportement d'un trop grand nombre de composants (gaz ou foule), les phénomènes chaotiques instables (Turing, Prigogine), les bifurcations, catastrophes, effets de seuil imprévisibles (Thom), l'influence d'un environnement extérieur dont tous les paramètres ne sont pas connus, enfin l'impossibilité de prévoir les réactions d'un organisme vivant, ses interactions avec les autres comme l'issue d'une lutte, problème qui relève plutôt de la Théorie des jeux (Neumann).

Il y a sans doute une zone floue entre les processus physiques et vitaux, puisqu'il y a bien eu passage de l'un à l'autre, ce n'est pas une raison pour négliger l'effet de seuil considérable introduit par la complexité biologique. Il est probable que le processus récursif des cycles autocatalytiques de l'ARN se trouve à l'origine de l'ADN, de la vie et de son évolution, mais cette réaction chimique n'a rien à voir avec la vie encore. Il ne suffit pas d'un feed-back positif multiplicateur, phénomène d'emballement qui renforce les divergences, il faut encore un feed-back négatif renforçant la stabilité qui l'équilibre. L'homéostasie est indispensable à la vie qui commence seulement lorsque le cycle se stabilise en interaction avec son environnement, c'est-à-dire lorsque se met en place une régulation entre tendances antagonistes. Il y a plusieurs autres paliers à franchir pour aboutir à la diversité d'éléments indispensable à la complexité des cycles biologiques, au-delà même de ce que von Neumann appelait une "barrière de complexité" séparant les systèmes physiques d'auto-reproduction "triviale" (cristallisation) de la reproduction du vivant (non-triviale) où la reproduction du programme est distinct de son excécution. Il faut aussi la constitution d'une membrane et le bouclage de circuits, mêlant indissociablement matière, énergie et information, qui renforcent leur organisation, leur coordination et leur propagation (homéostasie).


Il n'est pas question de dénier l'importance de la complexité dans les phénomènes physiques mais il faut éviter les amalgames en marquant toute la distance qui sépare la complexité des organisations vivantes (complexité organisée) par rapport aux phénomènes chaotiques (complexité aléatoire). L'infinie complexité du corps, si marquée dans les mécanismes nutritifs ou le système immunitaire, et si mal prise en compte par la médecine actuelle, n'a rien à voir les "ordres spontanés" et les incertitudes ou bifurcations des phénomènes physiques qui restent relativement simples, au point de pouvoir être modélisés par ce qu'on appelle des automates cellulaires (Neumann, Wolfram). Ces processus constituent bien sûr les bases matérielles des processus biologiques mais ceux-ci sont beaucoup plus complexes et différenciés. Identifier systèmes physiques et biologiques c'est revenir à la génération spontanée sous le nom d'auto-organisation alors que la base de la biologie c'est que la vie vient toujours de la vie, pas d'un tourbillon, et que tous les organismes vivants partagent les mêmes bases d'un ADN primitif, irruption véritable de l'information dans le monde matériel et de sa dialectique évolutive. On ne peut comparer l'évolution des processus physiques avec l'évolution des espèces sans de grandes confusions.

Non seulement les processus physiques n'ont pas de mémoire, contrairement aux processus biologiques, mais les complexités physique (chaos) et biologique (organisme) s'opposent complètement puisque le chaos produit des phénomènes complexes à partir d'éléments simples alors qu'un organisme produit des comportements simples à partir d'éléments complexes. De même, s'il y a bien des similitudes entre organismes et organisations, on ne peut identifier les sociétés humaines avec un corps. Non seulement le biologisme est une grave erreur en sociologie mais c'est une faute politique dont les conséquences peuvent être terribles, cruelles, inhumaines. La complexité humaine est multidimensionnelle, caractérisée par le langage et des finalités contradictoires, prise dans de multiples réseaux et temporalités, une histoire qui prend le relais de l'évolution mais n'est pas du tout du même ordre.

3. L'imbrication des complexités

Ce n'est pas dire malgré tout qu'il n'y aurait aucun rapport entre les différentes complexités car, outre le fait qu'on rencontre bien à chaque fois une limite au savoir, il semble bien que les "systèmes complexes organisés" émergent au "bord du Chaos", la complexité biologique étant construite sur la complexité physique. Il est évident qu'il n'y a pas de vie sans matière ni énergie. Il y a imbrication indissoluble des complexités biologique, environnementale, sociale et cognitive, mais on change de niveau et de lois en passant de la physique à la chimie comme de la chimie à la biologie, de même de la biologie à la sociologie, etc.

Les rapports entre ces différents niveaux de complexité sont eux-mêmes complexes. Il ne suffit pas de les distinguer. D'autant plus que, "les systèmes complexes présentent des comportements généraux en grande partie indépendants des propriétés des constituants individuels, que ceux-ci soient des molécules, des gouttelettes d'eau, des fourmis dans une colonie ou des étoiles dans une galaxie". (La Recherche, Ordre et désordre, Hors-série novembre-décembre 2002, p48). Que ce soit pour les phénomènes biologiques ou pour le langage, on peut dire que l'apparition de phénomènes majeurs n'est pas due aux propriétés individuelles de chacun de ses composants (phonème ou lettre par exemple), mais naît de la dynamique de leurs interactions, de la façon dont ils communiquent entre eux, de leur configuration. Dès lors des organismes biologiques complexes peuvent être pris eux-mêmes dans des phénomènes chaotiques d'un ordre inférieur de complexité. L'utilisation de l'analogie entre différents systèmes, qui est le principe même de la théorie des systèmes, est ainsi largement justifié mais cela ne dispense pas de la plus grande prudence, d'un esprit critique évitant des conclusions trop rapides et des confusions précipitées.

4. La confusion des genres

L'idéologie se nourrit toujours de confusions, d'analogies, de préjugés, d'habitudes de pensées. Toutes les conditions sont donc réunies pour nourrir une idéologie recouvrant les véritables avancées du concept de complexité. D'autant que le terme n'est pas si nouveau bien qu'il fasse référence désormais à de beaucoup plus récentes découvertes. L'idéologie de la complexité reste le plus souvent contaminée par la conception purement mécanique qu'en avait le XIXè siècle, en particulier celle d'Herbert Spencer, bien que son oeuvre soit refoulée dans un oubli profond semble-t-il, à cause de son racisme biologisant qui a fait tant de ravages, mais qui survit très bien sous la forme de la prétendue "lutte pour la survie". On voudrait appliquer cette conception dépassée d'un mécanisme aveugle à des systèmes biologiques qui relèvent pourtant d'une toute autre logique, bien plus "complexe", celle de l'information qui ne se réduit pas aux rapports de force ni à une causalité qui viendrait entièrement du passé alors qu'elle s'oriente plutôt vers l'avenir (intentionalité). C'est en plusieurs sens qu'on peut dire avec Christopher Langton que "le passé appartient à la physique mais le futur appartient à la biologie".

Confondre la rigueur des lois physiques qui nous condamnent à une entropie destructrice avec l'organisation vitale qui résiste à sa dispersion peut avoir des conséquences dramatiques, tout comme l'identification de la société à un corps ou une foi trop naïve dans l'auto-organisation. Le biologisme renie ici la véritable biologie comme le scientisme renie la véritable science. Le rôle de l'information et de l'apprentissage dans l'autonomie des individus sont absolument déterminants pour sortir du libéralisme irresponsable comme de l'autoritarisme sécuritaire et d'une gestion technique des populations (biopolitique).

C. La complexité de l'information

1. Le système de l'information

Ce qui distingue les réactions biologiques des réactions physiques c'est leur caractère de "réaction conditionnelle", sur le modèle d'un transistor ou des récepteurs hormonaux. Ce qui caractérise la complexité biologique c'est l'information dans son imprévisibilité même. L'information est un concept lui aussi complexe, composé, supposant déjà un système de communication entre émetteur et récepteur ainsi qu'une diversité de réponses possibles qui font sens pour le récepteur. Il n'y a pas d'information en soi. Non seulement c'est un concept complexe mais on peut dire que c'est l'introduction de la complexité comme telle et de sa part d'incertitude, son opérateur, indissociable de la vie, de son organisation comme de sa reproduction, de l'évolution comme de l'apprentissage dans leur caractère de complexification.

On ne peut que rater l'essentiel à l'oublier. Il faut d'ailleurs préciser que ce n'est pas parce que l'information est d'origine biologique que tout système d'information qui en découle est lui-même assimilable à un organisme. Là encore, pour ne pas tomber dans le biologisme il ne faut pas confondre les différents niveaux. Une organisation partage certaines propriétés des organismes dont elle est constituée mais s'en distingue aussi radicalement, la systémique s'occupant de ce qui peut leur être commun, en particulier la circulation de flux de matière, d'énergie et d'information.

2. L'improbabilité et l'imperfection de l'information

Il y a certes des processus physiques non-linéaires mais ils constituent plutôt des exceptions ou des ratés de dynamiques linéaires continues alors que l'information se définit par son caractère complètement discontinu, sa totale non-linéarité, tout comme la vie (l'ADN est un cristal non linéaire, condition de sa combinatoire et d'une mémoire de la forme). Une information prévisible n'est pas une information, tout au plus une redondance, alors que c'est son improbabilité, sa nouveauté qui lui donne toute sa valeur et mobilise notre attention ou modifie notre attitude. On sait bien qu'on ne parle jamais aux informations du soir des trains qui arrivent à l'heure. Il faut aussi en tirer la conclusion qu'il n'y a pas d'information définitive et que toute information est imparfaite. C'est pourquoi "la vie est ce qui est capable d'erreur" (Canguilhem) et le bug ou l'erreur de saisie sont le véritable objet de l'informatique. On sait qu'un moteur théorique ne marche pas avant une longue mise au point, de même qu'un programme non testé ne marche pas, c'est un principe bien éprouvé. Il faut même dire avec Christopher Langton que toute information doit mourir, condition de l'évolution et de l'adaptation. Ce ne sont pas tant les corps qui sont promis à la mort mais leur stratégie et leur mémoire ("Quand un vieillard meurt, c'est une bibliothèque qui brûle", dit très justement Amadou Hampâté Bâ). C'est l'information qui est mortelle, empreinte d'un passé qui n'a plus cours.

On a vu qu'il y a aussi de l'imprévisible en physique, impossible de prévoir le temps au-delà de quelques jours, et notre monde matériel est bien un monde d'événements singuliers, mais constitué à la base de processus linéaires continus ou quasi-continus malgré tout. Certains mouvements comme ceux des planètes peuvent être prédits avec une assez grande précision sur des centaines de milliers d'années au nom de lois immuables. Avec l'information (et donc la vie) on entre dans un tout autre monde où il n'y a plus aucune proportionnalité entre l'information et ses effets, contrairement à la force ou l'énergie. On voit que la complexité et l'information sont inséparables, exprimant l'incertitude du monde. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de lois mais qu'on est dans le qualitatif et non plus dans le quantitatif.

3. L'organisation de l'information

Ce concept d’information permet d’entrer dans un univers où il y a à la fois de l’ordre (la redondance), du désordre (le bruit) et en extraire du nouveau (l’information elle-même). De plus, l’information peut prendre une forme organisatrice (programmatrice) au sein d’une machine cybernétique. L’information devient alors ce qui contrôle l’énergie et ce qui donne autonomie.
Edgar Morin
http://www.scienceshumaines.fr/Dossier47.htm

Ainsi, l'information n'existe pas en soi et ne peut être isolée du système pour lequel elle prend sens. Elle dépend toujours d'une histoire passée, du chemin parcouru, du contexte historique et du savoir constitué, sens préalable auquel l'information nouvelle fait objection et qu'elle oblige à évoluer en intégrant la nouveauté de l'événement. En effet, l'information ne se limite pas à l'information circulante (saillances, signal objectif se détachant d'un bruit de fond) mais implique tout autant l'information structurante (prégnances, pertinence subjective) c'est-à-dire l'organisation comme résultat évolutif, mémoire des informations passées (stock d'information ou capital de formation), organisation à la fois structurelle (organigramme, hiérarchie) et fonctionnelle (processus, circulation). Enfin, le concept d'information ne peut être séparé des concepts de reproduction et de régulation, d'apprentissage et d'évolution, introduisant une complexité vivante d'un tout autre ordre que les phénomènes chaotiques. On ne doit pas confondre, en effet, les phénomènes de stabilité des structures dissipatives avec les capacités de reproduction de l'information. Seule l'information (numérique ou génétique) peut se reproduire à l'identique grâce à la correction d'erreur, contrairement à un signal analogique qui subit toujours une perte.

La complexité physique des structures dissipatives, qui ne sont qu'un cas particulier de l'entropie, ne peut être confondue avec la complexité de l'information et de la vie qui se définissent au contraire d'opposer une résistance à l'entropie par la reproduction, l'organisation et l'adaptation. Plutôt que de complexité on devrait parler ici de processus de complexification. C'est l'introduction de la finalité (direction par objectif) et de la rétroaction (évaluation, évolution) qui font toute la consistance des systèmes vivants et informationnels, leur durée, leur temporalité. Il faut d'ailleurs souligner que si la vie se confond avec la génération (reproduction et sexualité) c'est justement ce qui manque au concept de complexité aussi bien qu'à la théorie des systèmes qui en ratent ainsi l'essentiel, sa dynamique propre.

La vie est une qualité de la matière qui surgit du contenu informationnel inhérent à l'improbabilité de la forme. p361
Psychobiologie de la guérison, Ernest Lawrence Rossi

En tout cas, l'information introduit une rupture puisqu'avec l'information on quitte le royaume de l'immanence, de l'auto-organisation ou d'une simple combinatoire pour un rapport tâtonnant (par essais-erreurs) à l'extériorité dans sa transcendance, conscience éveillée à son manque d'information et qui n'a qu'un rapport indirect au réel. Avec l'information il n'y a jamais de symbiose totale, la réalité est toujours (re)construite. Ainsi le cerveau se construit en inhibant des réactions locales (réductionnisme) pour rechercher des informations complémentaires (holisme). De même le mot se détache de l'émotion (le mot chien n'aboie pas). La pensée n'est pas seulement mouvement du corps, c'est d'abord la conscience de la séparation de l'être  et d'un monde propre, à l'horizon limité (Gonseth). Il y a dans l'information un mouvement vers le réel constituant sa négativité, son questionnement. C'est ce qui fait qu'on ne peut avoir d'information que s'il y a d'abord manque d'information, inachèvement éprouvé et tentative de complétude, d'approche, de mise au point, d'ouverture à l'extériorité qui nous pousse à voir de plus près (ce que Piaget appelle l'accommodement).

4. La matérialité de l'information

Tout cela n'empêche pas que les organismes vivants puissent être pris dans des phénomènes chaotiques non-réflexifs comme la panique ou le dérèglement climatique qui les désorganisent. On a vu que le biologique est effectivement construit sur le physique, la vie se construit sur la matière et ses propriétés chimiques bien qu'elle ne s'y réduise pas. De même, si on ne peut mettre matière ou énergie sur le même plan que l'information, cela n'empêche pas qu'il n'y a pas d'information sans matière. On n'est pas dans le royaume des idées, ni même de simples relations, mais dans celui de la vie concrète et matérielle. On a vu pourtant que s'il y a bien une complexité des phénomènes matériels, il ne faut pas la confondre avec la complexité de la vie et de l'information. Ce n'est pas parce qu'on peut relier l'entropie à la quantité d'information que l'information se confond avec l'entropie alors qu'elle s'y oppose au contraire !

Il faut dénoncer les tentatives de réduire la matière à l'information et de faire de la physique quantique une simple physique numérique débarrassée de toute continuité (comme Edward Fredkin avec sa Digital Philosopy). La difficulté c'est que la matière a beau être d'un autre ordre que l'information, on n'y a accès que par l'information, ce qui peut faire croire que la physique s'y réduit alors que tout oppose l'information et l'énergie ou l'entropie. Fichte tombait dans le même idéalisme en réduisant la "chose en soi" à sa représentation sous prétexte que Kant avait montré le subjectivisme indépassable de nos représentations des phénomènes...

D. Les niveaux de complexité d'un système


Il est illusoire de vouloir expliquer la stabilité d’une forme par l’interaction d’êtres plus élémentaires en lesquels on la décomposerait [..] La stabilité d’une forme, ainsi que d’un tourbillon dans le flot héraclitéen de l’écoulement universel, repose en définitive sur une structure de caractère algébrico-géométrique [..], dotée de la propriété de stabilité structurelle vis-à-vis des perturbations incessantes qui l’affectent. C’est cette entité algébrico-topologique que nous proposons d’appeler - en souvenir d’Héraclite - le logos de la forme. p205
Ainsi, lorsque plusieurs logos sont définis sur le même substrat, ils finissent par entrer en conflit (et ici, nous retrouvons Héraclite) ; mais très souvent, le conflit entre ces différents logos s’organise spatialement suivant une configuration structurellement stable, elle-même régie par un logos hiérarchiquement supérieur. p206
René Thom, Modèles mathématique de la morphogenèse, 10/18

1. Le plafond de complexité

La complexité du vivant élève à une puissance bien supérieure la complexité du monde physique mais pourtant elle implique aussi un facteur limitant impératif. Il y a un plafond de complexité. Il ne s'agit pas seulement d'une question de bruits qui brouillent un signal. Lorsqu'on parle d'information il faut prendre en compte la capacité de réception correspondant à ce que Herbert A. Simon appelait la "rationalité limitée" ainsi qu'au fait bien connu que trop d'information tue l'information car le rôle de l'information est de focaliser l'attention afin de permettre un choix, de provoquer une réaction adaptée. Extraire l'information pertinente sera donc de plus en plus crucial à mesure que se développe la société de l'information où, paradoxalement, l'abondance même d'informations est équivalent à l'insuffisance d'informations, où l'information utilisable est la denrée la plus précieuse, le fondement de la valeur.

Aucun système ne peut donc supporter un nombre trop élevé de connections. Au-delà d'un certain niveau de "connectance", les performances s'effondrent et l'instabilité augmente. Contrairement à ce que croient la plupart des écologistes "trop de diversité nuit". Un niveau "optimum" de diversité peut même être calculé à partir de la formule de l'optimum de Pareto dont Mandelbrot a montré la dimension fractale (Zipf-Pareto-Mandelbrot) et qui correspondrait à un "optimum communicationnel" étonnamment constant. On peut voir là une limite, vite atteinte, du développement des réseaux tout comme de l'expression des citoyens.

Il n'y a pas d'information en soi, avons-nous vu, c'est le récepteur qui constitue l'information comme telle, le contexte. Une information doit être exploitable, elle est toujours liée à notre capacité de réaction, constituant sa pertinence limitée par le nombre. Il faut donc être conscient de l'impossibilité d'une démocratie radicale où tout le monde pourrait s'exprimer, sauf à ne plus pouvoir rien dire, comme c'est déjà le cas dans la plupart des assemblées où l'on ne dispose que d'une à deux minutes pour intervenir! L'information en tant que telle limite l'expression (il faut le savoir, en tenir compte et le compenser, pas s'en faire une raison) car elle pousse toujours à la raréfaction, à la réduction des possibilités. C'est ce qui poussent certains, comme Yona Friedman, à vouloir limiter les groupes à une taille critique permettant l'échange égalitaire, face à face, réfutant l'idée de communication généralisée, toute communication de masse ne pouvant transmettre que ce qui est déjà bien connu. Inévitablement, l'innovation ne peut venir que de petits groupes.

Le réductionnisme n'est pas un simple défaut de conceptions dépassées (cartésiennes) dont la complexité pourrait se débarrasser, c'est le principe même de l'apprentissage et du traitement de l'information car pour décider il faut simplifier. On sait à quel point c'est indispensable en politique, mais pas seulement (comme dit Valéry dans Mauvaises pensées, "Ce qui est simple est toujours faux. Ce qui ne l'est pas est inutilisable"). Apprendre c'est éliminer des hypothèses fausses et pouvoir répéter ce qu'on a appris, car si apprendre c'est toujours relier, le renforcement de la liaison entre deux événements se fait au détriment de toutes les autres liaisons envisageables (c'est particulièrement évident au niveau des connexions neuronales). Pour un nouveau-né tout est possible mais il ne peut pas faire grand chose...

2. La hiérarchie des niveaux

Le nombre forcément limité d'informations et de liaisons qui peuvent être traitées efficacement a été résolu biologiquement par la multiplication de niveaux d'organisation et la spécialisation des organes, leur structure arborescente (et donc hiérarchique) caractérisant tout système ou réseau. Contrairement à ce qu'on croit trop souvent, un réseau ne dispense pas de hiérarchiser l'information faute de quoi il sature rapidement, et la mode de suppression des niveaux hiérarchiques n'est certainement pas une façon de réduire la complexité. Certes la complexité entraîne une limitation des pouvoirs qui doit remettre en cause l'autoritarisme et la communication à sens unique, pas l'organisation et le filtrage des informations. Il n'y a pas forcément de subordination dans une arborescence (par exemple entre lettres et mots ou bien entre mots et phrases), mais on a toujours intérêt à reconnaître les véritables lieux de pouvoir (de sélection, de filtrage, d'aiguillage), ne serait-ce que pour organiser des contre-pouvoirs, plutôt que de les dénier sous prétexte de "bonnes relations" ou d'égalité de principe. Ce dont on a besoin, c'est de favoriser l'autonomie de chaque niveau hiérarchique (décentralisation, subsidiarité), constituant des formes intermédiaires stables sur lesquelles on puisse s'appuyer mais entre lesquelles il faut organiser la circulation de l'information (il faut donc aussi des processus et des entreprises inter-niveaux, unificatrices, comme l'Ecole et les réseaux de communication pour les sociétés, ou les système nerveux et sanguin pour le corps).

C'est toujours en prenant du recul, en se situant à un niveau d'observation supérieur (macroscope) qu'on peut réduire la complexité, la ramener à des comportements simples, à des interactions d'entités plus globales dont l'inertie est plus grande, même si la transduction entre ces niveaux "hiérarchisés" ne doit pas être confondue avec un fonctionnalisme mécanique car les effets globaux peuvent être atteints par différentes voies (il faudrait plutôt utiliser les notions freudiennes de surdétermination et d'étayage des pulsions par exemple). On a vu que si le chaos produit des phénomènes complexes à partir d'éléments simples, la complexité produit au contraire des comportements simples à partir d'éléments complexes. En tout cas il n'est pas nécessaire de connaître entièrement un système pour être à même de le maîtriser comme nous l'assure Ashby malgré son théorème de "la variété requise", il suffit souvent d'agir à un niveau plus global. Par contre, plus on agit à un niveau élevé, plus les temps de réaction sont lents et les pertes d'énergie importantes (stratégies top-down).

3. Les totalités effectives

L'arborescence de niveaux hiérarchiques exige de définir plus précisément ce qui les constitue en totalités organisées. Il ne suffit pas de dire qu'il y a plus dans le tout que dans la somme des parties, il faut dire de quelle sorte de totalité on parle. Ce n'est pas un problème annexe puisque la notion de complexité prétend remplacer les conceptions holistes, qu'elles soient spirituelles ou sociologiques, en évacuant cette question du mode d'existence de la totalité (corps, entreprise ou société) comme d'une hypothèse dont la notion de système pourrait se passer. Il suffirait d'en constater "l'émergence". Curieusement, l'idéologie de la complexité s'appuie ici sur l'expérience historique pour se réclamer explicitement de l'anti-totalitarisme, ce qui semble bien hors de propos ! Ce serait plutôt le biologisme qu'il faudrait éviter et la confusion de la société avec un corps.

La catégorie de totalité a certes un caractère problématique puisqu'elle doit se penser à la fois comme réalisée et inachevée, fermeture sur soi et ouverture sur l'extérieur, mais les sept volumes de l'encyclopédie que lui consacre Christian Godin montrent qu'on ne peut absolument pas s'en passer, en particulier dans la science (voir le tome 5, La totalité réalisée : les sciences). D'ailleurs, depuis Ludwig von Bertalanffy, fondateur de la systémique, la notion de "système ouvert" incarne cette totalité inachevée des systèmes dynamiques en interaction avec leur environnement (de la cellule au corps, la famille, le clan, la société, l'humanité, la biosphère).

Par sa critique du réductionnisme engageant à la transversalité, la complexité construit ses objets comme totalités théoriques au moins, ce qu'expriment les notions de système et de modélisation, exigeant une pensée globale qui explique l'intérieur par l'extérieur à l'opposée de la pensée analytique. Il s'agit de savoir si ces totalités sont uniquement théoriques, constituées par notre intentionalité, comme le pensent un certain nombre d'auteurs, ou bien si elles ont une véritable objectivité. Cela dépend bien sûr des phénomènes considérés. En effet, de même qu'il y a plusieurs sortes de complexité, il y a plusieurs façons d'échapper à la localité. Il y a ainsi des phénomènes d'émergence qualitative purement descriptifs ne faisant intervenir aucune réflexivité, juste un changement d'échelle : lois des grands nombres, mécanique statistique des gaz, effets de masse.

Ces totalités semblent être purement théoriques et arbitraires, relatives au point de vue adopté, pourtant, même à ce niveau on a le plus souvent affaire à des réalités objectives comme la cristallisation (ou la percolation ou l'aimantation) qui résultent d'un réel mouvement d'ensemble et ne sont pas réductibles à une simple causalité locale ni à une solidarité purement imaginaire. Le changement d'échelle n'a rien d'arbitraire lorsqu'il permet de rendre compte d'interactions globales (ainsi les mouvements d'un gaz sont déterminés par le vent et non par l'agitation de ses particules). Enfin, la contradiction et l'équilibre de forces contraires forment bien une totalité effective, isolant une dynamique autonome (Jean-Paul Sartre donne l'exemple d'un combat de boxe où la lutte entre les deux boxeurs constitue l'unité du spectacle, de l'événement sportif). Les atomes et les molécules ne sont absolument pas des abstractions, leurs propriétés émergentes, électrique ou chimique (complémentaires ou antagonistes, attirance ou répulsion), sont complètement objectives. Tout est relatif sauf la relation elle-même. Le "je pense donc je suis" de Descartes n'est pas autre chose que cette certitude de la relation à soi.


Il y a toutes sortes de totalités objectives qui ne sont pas réductibles à une abstraction de l'observation, une projection de l'intentionalité, mais qui reflètent bien une liaison matérielle, une stabilité durable et la hiérarchie de niveaux de réalité (quantique, atomique, chimique, etc.). C'est pourtant une toute autre totalité à laquelle on a affaire avec les cycles biologiques (de la graine au fruit) et les niveaux d'organisation du vivant. Le sens de la complexité rejoint alors celui d'enchaînement du mot latin complexus. Il faut insister sur le caractère de circuit de cette totalité, circuit de constituants hétérogènes. Aucun élément biochimique ne peut rendre compte de la vie mais seulement leur caractère de circuit qui se ferme et se reproduit, totalité sans commune mesure avec les éléments qui la composent.

Précisons que le circuit ne suffit pas à faire un système biologique et que la complexité du circuit climatique relève purement des équilibres thermodynamiques, car le climat ne doit son caractère de totalité fermée qu'à son caractère planétaire. Aucune volonté de Gaïa ne l'habite, aucune finalité ni aucun dynamisme assurant une solidarité systémique ou bien une homéostasie qui nous protégerait de variations catastrophiques, et ce contrairement aux systèmes biologiques qui sont des systèmes ouverts assurant leur reproduction, ce qui implique alors régulation et recyclage entre niveaux écologiques. Appliquer l'analyse des systèmes aux évolutions climatiques ou même à l'univers tout entier peut se justifier sur certains points mais expose à des analogies trompeuses.

4. L'organisation active (finalité opposée à l'entropie)

Le circuit (ou la clôture opérationnelle) n'est donc pas suffisant mais il est essentiel à toute organisation, structure ou système dynamique, impliquant la non-séparabilité et la complémentarité de ses éléments ainsi qu'une "causalité circulaire", auto-référentielle. La récursivité des régulations biologiques emboîtées met bien en jeu à chaque fois de multiples totalités réflexives concrètes qui ne sont pas une vue de l'esprit et que matérialise souvent une membrane. A partir du bouclage des circuits de flux énergétiques et informationnels, il peut se produire ensuite divisions (du travail) et spécialisations d'organes, constituant une complexification locale, optimisation qui n'a de sens que rapportée à la totalité du système de même que le langage procède par dichotomies et différenciations. Non seulement les niveaux biologiques sont bien loin d'une totalité construite par l'observateur, mais ce sont des totalités actives, corps "animés", résistant en permanence à la mort et la dégradation entropique, comportant des régulations efficaces, un équilibre des flux, un rapport à soi (fermeture sur soi) en même temps qu'une interaction avec les autres éléments d'un circuit plus large (ouverture sur un niveau supérieur).

La stabilité des niveaux d'organisation a beau être objective elle est pourtant toujours relative, comportant une certaine précarité, une indispensable instabilité à la mesure de sa complexité. Pas de complexité sans dynamique énergétique, flux thermodynamique, cycles ou même simple "bruit" ayant un rôle de perturbation qui met en mouvement, donne de l'énergie et libère, éprouve et fragilise les liaisons établies, introduisant au moins des fluctuations, des vibrations, constantes variations à l'origine de son évolution et de ses capacités adaptatives. Ce serait une erreur pourtant de tout réduire au bruit ou à l'énergie, qui représentent un effet local, à court terme et sans mémoire oubliant l'inscription de l'information dans l'organisation et le poids des catastrophes à plus long terme. Il y a plusieurs échelles de durée dont il faut tenir compte, des cycles et perturbations de différentes amplitudes ou périodicité ainsi qu'un plus ou moins grand retard des "temps de réponse" qui peuvent être parfois très longs. Sans l'intervention d'une finalité active capable de mémoire et d'adaptation, un système dynamique n'est pas durable et se dégrade rapidement sous l'effet de l'entropie. Un organisme ne se réduit pas à une structure dissipative alors qu'il s'oppose au contraire à la dissipation d'énergie, même si la reproduction de son organisation interne a inévitablement un coût énergétique et entropique reporté sur son environnement (globalement la loi physique d'entropie croissante reste donc respectée).

Dès lors que l'information est en jeu, une totalité systémique est assimilable à l'unité de réaction dont elle est capable, ses capacités cognitives (d'apprentissage) et donc son activité, ses représentations et son intentionalité. La notion d'émergence qui voudrait substituer la simple constatation empirique d'une totalité passive à l'hypothèse d'un dynamisme interne jugé trop mystérieux (animiste), ne peut aller au-delà de la description du bouclage d'un circuit organisant les flux (conjonction) et des phénomènes de spécialisation ou de complexification (disjonction), voire de l'interaction avec d'autres organismes (phénomène de bord, sélection, renforcement). Dès lors qu'on a affaire à une organisation active pourvue de centres de décision et donc d'une certaine unité de volonté ou d'intentionalité, d'une mobilisation des ressources du corps et d'une certaine autonomie de mouvement, on ne peut plus parler d'émergence mais bien de finalité et d'intériorité subjective, de rapport à soi, voire de conscience de soi, de réflexivité constitutive ("le sentiment même de soi" selon Damasio). Ce qui rend manifeste le caractère vital de la cause finale et de la conscience dans les organismes évolués (ou les organisations) c'est tout simplement le fait qu'ils ne peuvent survivre lorsque ces éléments font défaut et ne remplissent plus leur rôle.

5. La théorie des systèmes

La "Théorie du Système Général" de Bertalanffy a inauguré la systémique en montrant qu'il y avait un certain nombre de principes et propriétés partagés par les différents types d'organisation, indépendamment du substrat, des domaines ou des composants. Cependant, rester à ce niveau de généralité d'un "ensemble d'éléments en interaction" ne permet pas d'aller très loin. Au minimum, un système comme structure synchronique doit exhiber des "propriétés émergentes" (supplémentaires, globales) et maintenir ses frontières (une certaine autonomie), comporter des éléments ainsi qu'un réseau de relations et des niveaux d'organisation (des sous-systèmes). Il est aussi important de définir un système par son autonomie et ses relations internes que par ses relations à l'environnement et à d'autres systèmes. Au point de vue fonctionnel et diachronique, un système dynamique est traversé par des flux, avec des réservoirs (stocks) et des facteurs limitants (goulots d'étranglement) mais se caractérise surtout par ses boucles de rétroaction (avec un certain délais de réponse) ou ses centres de décision. On peut dire qu'il n'y a pas de système sans régulation, c'est-à-dire sans une dialectique entre stabilité (homéostasie) et changement (adaptation) qu'on retrouve dans la morphogenèse, l'évolution et l'apprentissage.

Il faut respecter pourtant toute une série de gradations entre un système purement passif (comme un circuit hydraulique), un système en équilibre dynamique comportant des cycles et régulations de nature physique (comme le système climatique), enfin des systèmes finalisés et actifs (corps, automatismes, organisations) parmi lesquels il y a aussi une hiérarchie selon leurs capacités de traitement des informations et de décisions, de mémorisation, d'apprentissage, de coordination et d'évolution. La réaction d'un système peut aller du réflexe immédiat (programmé) à la répétition d'une réponse apprise (mémorisée) jusqu'à la recherche d'informations complémentaires pour une décision réfléchie (représentation) ou bien l'ajustement d'un pilotage se réglant sur ses effets. La plupart du temps on désigne sous le nom de système ce qu'on devrait appeler un système adaptatif complexe finalisé.

Pour éprouver la portée de la théorie des systèmes on peut suivre son évolution historique du structuralisme, à la cybernétique, au systémisme et à la systémique. Ce qui manque au structuralisme (Saussure, Lévi-Strauss) c'est le dynamisme, processus évolutionnaire ou historique, qui sera réintroduit dans les différents "structuralismes génétiques" (Piaget, Goldmann, Braudel, Bourdieu) ou les constructivismes plus ou moins radicaux de l'école de Palo Alto (Bateson, Watzlawick). Le fonctionnalisme de la première cybernétique (Wiener, Mc Culloch) néglige au contraire la structure en définissant un système par ce qu'il fait, son comportement, ses produits, en se limitant à des systèmes fermés. Le systémisme (Bertalanffy, Parsons, Keynes, Von Förster, Laborit, etc.) introduit la notion de système ouvert en interaction avec l'environnement (pourvu d'interfaces) mais le système reste encore monofonctionnel, décrit en terme de flux et de procédures. La complexité ne s'impose qu'avec la systémique (H. Simon, Crozier, E. Morin) qui considère les systèmes en interaction avec d'autres systèmes, comme "système de systèmes" (Lemoigne), constitués par des processus eux-mêmes complexes (et même des processus de complexification s'opposant à l'entropie). On n'a plus affaire alors à une simple programmation entre entrées et sorties mais à de beaucoup plus aléatoires "résolutions de problèmes", un pilotage vers un objectif ainsi qu'une certaine autonomie. On entre alors dans le domaine de la simulation et des stratégies impliquant différents acteurs où il s'agit de gérer la complexité (la réduire, la piloter) et de constituer une théorie de la décision en milieu incertain. On peut dire que c'est le contraire de l'auto-organisation, au sens de l'idéologie libérale.

E. La question de l'auto-organisation


1. L'adaptation

On a vu qu'il y a de nombreuses confusions possibles entre différents systèmes et différents niveaux de complexité. C'est particulièrement sensible en ce qui concerne le concept d'auto-organisation qui lui est associé et qui a des sens opposés selon que cela désigne une configuration purement matérielle (effet de masse), que personne n'a choisi, ou bien au contraire une véritable organisation collective adaptative basée sur l'autonomie relative de ses constituants et donc sur la distribution et la circulation de l'information (différenciations, ajustement des interactions, liaisons et sélections). Là encore on ne peut mettre sur le même plan des phénomènes auto-entretenus comme l'organisation d'une population de fourmis ou des mouvements de foule avec l'auto-détermination politique d'une collectivité de citoyens ou l'autogestion d'une entreprise sous prétexte qu'ils partagent un caractère anti-entropique. Un bon exemple d'une auto-organisation qui n'a été voulue par personne est ce qu'on peut appeler l'écologie des prisons telle que décrite par Michel foucault dans "Surveiller et punir" et qui fonctionne comme reproduction de la délinquance, tout comme l'école reproduit les inégalités et qu'on ne prête qu'aux riches !

Dans son sens positif, l'auto-organisation, qu'Edgar Morin appelle auto-éco-organisation, n'est pas autre chose qu'une auto-adaptation (ou auto-discipline) se traduisant en général par une complexification ou spécialisation, une optimisation locale selon un processus dit bottom-up (qui ne crée ainsi aucune entropie équivalente ou dépense d'énergie supplémentaire, contrairement aux stratégies top-down qui coûtent toujours cher). Dans ce sens, l'auto-organisation suppose la liberté d'initiative des acteurs mais aussi l'échange d'informations et de signes positifs ou négatifs entre différents niveaux, ainsi que le partage d'un objectif commun, non un laisser-faire aveugle de chacun dans son coin. La capacité d'auto-organisation exige un niveau élevé de redondance de l'information. Ce sont les interactions avec l'environnement qui orientent une adaptation qui n'a rien d'arbitraire. Paradoxalement, comme le souligne notamment Jacques Robin, "plus un système vivant est autonome, plus il est dépendant". On ne peut se contenter pourtant de la formule d'Heinz von Förster ou d'Henri Atlan d'une "organisation par le bruit" car ce bruit n'est pas purement aléatoire (brownien) mais exprime la structure de l'environnement (ses régularités, cycles et ruptures), sans quoi il ne pourrait y avoir ni apprentissage, ni adaptation. On doit donc parler plutôt d'interactions et d'intériorisation de l'extériorité par renforcement ou élimination.

D'un autre côté, mettre son autonomie au service d'une meilleure adaptation n'a de sens qu'à pouvoir en tirer parti, influer sur l'organisation pour améliorer sa propre situation, construire collectivement une organisation qui nous soit favorable (diminue l'entropie en augmentant notre sécurité) et qui tienne compte de nos réactions. Il faut une certaine solidarité et réciprocité entre niveaux. Mettre toute son énergie à s'adapter à l'inéluctable sans pouvoir rien y changer, comme on voudrait nous en persuader, est plutôt absurde et contradictoire. Le point de vue global a tendance à être celui d'une gestion technique des populations, d'un identification totalitaire au système, obsession policière de la circulation et de l'ordre, vision paternaliste d'une population considérée comme un troupeau alors qu'il faut se mettre au niveau de l'acteur, le prendre pour fin et non comme moyen. C'est l'individu qui doit être au centre, c'est sur lui et pour lui que le système fonctionne et prend sens, mettant en jeu sa vérité même s'il peut aussi se sacrifier pour le groupe dans les cas extrêmes. Un énoncé relevant d'une énonciation n'est jamais le fait de la totalité elle-même mais d'un acteur qui en fait partie, y occupe une position dont il ne peut s'abstraire ni parler au nom des autres (ou se prendre pour Dieu). Il y a un véritable piège de l'idéologie systémique et cybernétique qui tombe dans le totalitarisme en adoptant la vision inhumaine d'un pouvoir désincarné, d'une Loi aveugle devenue sa propre fin et pour laquelle le désordre de la vie est pris comme une menace et non comme une force de transformation. Il faut préserver toute la complexité humaine dans ses dimensions multiples, ses différentes temporalités et ses contradictions, ne pas en rester au mécanisme ni au biologisme, monde purement continu et sans ruptures, où il n'y a plus d'événements, tout au plus des automatismes et des informations.

Tant que l'homme s'entendra encore lui-même comme un être historique libre, il se refusera, il est vrai, à abandonner la détermination de l'homme au mode de penser cybernétique. D'abord, la cybernétique concède elle-même qu'elle tombe là sur des questions difficiles. Elle tient toutefois ces questions pour fondamentalement résolubles et considère l'homme comme constituant encore, mais provisoirement, un "facteur de perturbation" dans le calcul cybernétique.

Heidegger, L'affaire de la pensée, p17

2. Sélection, coopération et co-évolution

Pour l'idéologie libérale, l'auto-organisation n'est rien d'autre que le processus de sélection et d'élimination des moins bonnes performances, le laisser-faire étant supposé aboutir à une optimisation des ressources pourtant réfutée par le creusement des inégalités, les crises de surproduction, les krachs boursiers et les dégradations de nos conditions vitales. Si la main est invisible, les catastrophes écologiques et sociales sont elles bien visibles. Certes, la complexité implique une sélection après-coup, à partir des résultats mais c'est un processus qui peut être purement mécanique, subi passivement, ou bien actif et concerté, tenant compte du long terme ou seulement de la productivité à court terme. Cet ajustement peut se faire par l'apprentissage ou une auto-planification qui ne fait pas de victimes plutôt que par l'élimination et la sanction des perdants comme seule auto-régulation. Le thème de l'auto-organisation est le plus souvent associé à un darwinisme social envahissant aveugle aux stratégies coopératives au nom d'une efficacité à courte vue.

Il est donc important de réfuter l'idéologie de la sélection naturelle qui n'a rien de scientifique puisqu'elle est incapable de rendre compte de l'évolution, notamment de l'existence de l'homme caractérisé par son inadaptation dans sa nudité fragile. Sélection et variations n'expliquent que les adaptations mineures, pas les sauts qualitatifs, ni les formes générales ou l'apparition de nouvelles fonctions. La sélection explique sans doute la persistance et la viabilité des innovations, pas le motif ni le mécanisme interne de leur formation. Pour S.J. Gould il faudrait parler plutôt d'aptation, apparition de nouvelles aptitudes qui peuvent être longtemps inutiles avant d'assurer la survie de l'espèce à l'occasion de bouleversements de l'environnement. Ce n'est pas toujours la survie des plus forts, ni des mieux adaptés ! C'est beaucoup plus complexe.

Pour assurer la survie à long terme il faut que la nécessité immédiate ne règne pas en maître absolu. Il ne faut pas être trop adapté au milieu actuel, si on ne veut pas disparaître lorsqu'il se modifie, mais garder des capacités en réserve, pouvoir faire des détours, innover, expérimenter, avoir du temps. Il y a toujours une bonne marge dans les régulations biologiques. Il n'est pas possible d'être complètement adaptable et mobile, pas plus que d'être complètement rigide.

En fait la sélection dans la nature est moins individuelle qu'une compétition entre groupes pour l'accès aux ressources, se traduisant la plupart du temps par la fuite et la répartition des populations sur un territoire. Plus que les caractères de l'individu, ce qui se transmet c'est une stratégie d'adaptation, de protection et de reproduction. On devrait d'ailleurs parler plutôt de paysages évolutifs et de co-évolution de communautés d'agents autonomes minimisant les probabilités d'extinction. Dès lors que l'information entre en jeu, la coopération prend le dessus sur la compétition et les rapports de force, encore plus avec le langage et les sociétés humaines. D'ailleurs le pouvoir en tant qu'il est accepté comme légitime n'est déjà plus un rapport de force, une pure domination, mais bien une coordination organisée. La fuite (exit) n'est pas la seule issue pour nous, elle est même souvent impossible. La protestation et les cris (voice) peuvent être plus efficaces. A la mystique de l'auto-organisation, il faut préférer la nécessité d'une autogestion collective organisée, basée sur le dialogue et la coopération des acteurs.

3. La morphogenèse (Autopoiésis)

Prigogine a formalisé sur le plan thermodynamique, l'approche que le mathématicien anglais Alan Turing avait ébauché dès 1952 dans "Les bases chimiques de la morphogenèse", où il imaginait un mécanisme de réaction entre deux molécules biochimiques, qui diffusent dans un tissu, engendrant spontanément une répartition périodique. Ces phénomènes d'auto-organisation apparaissent quand deux substances agissant l'une sur l'autre sont placées dans un milieu où elles diffusent : l'une est dite activatrice, l'autre inhibitrice. La première favorise sa propre production ainsi que celle de la seconde. En revanche cette dernière inhibe la production de l'activateur. Quand on laisse le système évoluer, des motifs apparaissent spontanément : des taches, des zébrures... Les motifs résultent d'une compétition entre une activation locale et une inhibition à longue portée. De telles structures, dites dissipatives, ne se maintiennent que dans un système qui n'est pas en équilibre et que l'on alimente sans cesse en réactifs. Sinon, la réaction s'épuise et la diffusion classique reprend ses droits.
Pour la Science, no 300, octobre 2002

Beaucoup de théoriciens modernes - à la suite de Turing - ont évoqué les équations de réaction-diffusion de la forme Dx/Dt = F(x) + kDx pour expliquer la morphogenèse. C’est oublier que la vie est essentiellement canalisation, endiguement et lutte contre la diffusion. ES p59

L’exemple du fleuve qui, par érosion, se canalise lui-même entre ses rives montre que des effets de canalisation peuvent apparaître "naturellement", après un temps assez long d’activité fonctionnelle. Ainsi du rôle de l’habitude. ES p72
René Thom
L'étude des phénomènes d'auto-organisation se fonde sur les structures de Turing et les structures dissipatives de Prigogine. Ces structures apparaissent lorsqu'une substance inhibitrice diffuse plus vite que l'activateur. Insistons sur le caractère paradoxal de ce phénomène : c'est la diffusion, phénomène qui tend d'habitude à homogénéiser les constituants, qui va ici jouer un rôle essentiel la différenciation. L'entropie semble s'inverser, devenant créatrice de formes et d'ordre, tout comme le refroidissement provoque des brisures de symétries se traduisant par des cristallisations. C'est une découverte importante mais qu'on a voulu généraliser indument à toute morphogenèse, de même qu'on a tendance à assimiler l'auto-organisation à de simples phénomènes auto-entretenus ou auto-reproducteurs, en négligeant la "barrière de complexité" du vivant (von Neumann). Il y a confusion entre ce qui constitue une condition de possibilité de la vie, une condition nécessaire avec une condition suffisante pour produire un système vivant capable de se reproduire et de durer, de se nourrir, de se développer et de s'adapter, de sentir et de réagir, toutes fonctions qui ne sont pas séparées mais qui forment un seul système, un organisme dans sa globalité.

En fait, selon le bon mot de Jean-Louis Deneubourg, "il y a autant de définitions de l'auto-organisation qu'il y a d'auto-organisateurs". Il faut donc être précis à chaque fois et différencier les sens de l'auto-organisation entre une économie autonome qui nous écrase de ses contraintes et l'autonomie qui nous est laissée pour notre propre organisation. Selon le niveau d'auto-organisation considéré (biologique, individuel, entreprise, marché, politique) notre marge de manoeuvre n'est pas du tout la même. Ainsi, ce n'est pas la même chose de s'adapter à l'environnement coûte que coûte, ou d'adapter notre environnement à nos besoins vitaux en nous abritant des agressions extérieures, ce qui est plus spécifiquement humain. C'est toute la différence entre faits et valeurs, être et devoir-être. Pour John Stewart "le terme auto-organisation se réfère à des systèmes auto-organisés, mais rate le fait que les organismes vivants sont auto-organisants". Ce qui compte, c'est le dynamisme en jeu, l'élan vital, l'attracteur et, surtout, à qui appartient la décision la finale.

On confond la plupart du temps sous le terme d'auto-organisation ce qui relève de l'auto-production (autopoiésis), ou ce qui relève d'une auto-configuration ou de la faculté de se diriger soi-même (couplée en général à un minimum de capacité d'apprentissage) voire ce qui se réduit à une certaine auto-régulation qu'il ne faut pas confondre avec l'auto-maintenance, ni avec l'auto-reproduction. Enfin on peut appeler auto-organisation ce qui n'est qu'une auto-référence (comme la jurisprudence ou les cours de la bourse). Pour sortir de la confusion, il faudrait déterminer dans chaque cas les degrés effectifs de liberté et le niveau d'autonomie.

L'Autopoiésis représente le sens fort du concept d'auto-organisation puisqu'il implique la fabrication de ses propres constituants mais du même coup, il ne peut s'appliquer vraiment qu'aux organismes vivants où matière, énergie et information sont inséparables (nourriture-croissance, régulation-homéostasie, reproduction-évolution). Les caractéristiques de la vie débordent celles des autres systèmes avec lesquels on ne peut l'identifier car, outre la fabrication de ses propres constituants, toute vie est une "organisation apprenante" capable d'assurer sa morphogenèse, son métabolisme, sa réplication, son adaptation et son évolution. La vie cumule en effet les caractères phylogénétique (reproduction, évolution par croisements et mutations), ontogénétique (embryogenèse et régénération, par divisions et différenciations), épigénétique (adaptation par régulation et apprentissage), ce qui n'est pratiquement jamais le cas des autres systèmes (bien que certains ont pu considérer la Famille comme un système auto-reproducteur qui maintient ses limites, ce qui n'est que très partiellement conforme à la réalité). C'est par rapport à cette compréhension du concept d'auto-organisation que W. Ross Ashby a pu dire qu'aucune machine ne peut être auto-organisée, mais on pourrait le dire en ce sens de toute autre organisation. Il faut se garder de la tentation de biologisme, omniprésente sur ces sujets. Il est intéressant d'examiner ce qu'en pensaient les théoriciens de l'autopoiésis qu'étaient Maturana et Varela.

4. Emergence des interactions (individu et société)
Randall Whitaker, Autopoietic Theory and Social Systems: Theory and Practice http://www.acm.org/sigois/auto/AT&Soc.html

Selon la conception courante de l'autopoièsis, une société émerge de l'interactivité des participants et ne préexiste pas aux individus qui la constituent. C'est la rencontre des personnes qui ferait société conformément à l'adage romain : tres faciunt collegium. C'est plus que contestable, comme si les individus existaient en dehors et avant la société qui les a formés. La notion d'équifinalité impliquant plusieurs stratégies pour atteindre un objectif réfute d'une certaine façon la notion d'émergence à partir de comportements purement individuels puisque c'est bien la contrainte globale qui est décisive en fin de compte. En fait il faudrait opposer les systèmes émergeant de l'interaction de leurs éléments, effets de masse ou d'agrégation, et les systèmes produisant leurs éléments par division , différenciation, individuation. Dans ce dernier cas les propriétés du système ne sont pas émergeantes mais préexistent aux individus qui y participent. Le difficulté c'est que la société mèle les deux sortes de systèmes, mouvements de marchés ou de foules imprévisibles et organisations instituées, culture héritée qui n'émerge pas mais se transmet. Les théories de l'émergence à partir des interactions reste prisonnière d'un réductionnisme mécaniste et d'une idéologie dogmatique, celle du marché ou d'une démocratie sans corps intermédiaires ni hiérarchie, où chacun est l'égal des autres et partage les mêmes informations (pure fiction à l'évidence).

La position de Maturana est malgré tout un peu plus complexe puisqu'il donne la plus grande importance au "déterminisme structural", aussi bien dans la dynamique interne, la configuration de ses éléments, que dans les relations externes. Le comportement du système global ne se réduit donc pas à ses constituants, il y a plutôt dynamique réciproque de l'extériorité et de l'intériorité, entre autopoiésis et adaptation, dans une boucle récursive. Ainsi une dépression ne se réduit pas à un déséquilibre des neurotransmetteurs mais trouve sa cause dans les relations sociales. L'insistance est donc sur la circularité. L'autopoiésis n'est pas la cause déterminante en dernière instance mais seulement un mode de structuration interne.

Maturana souligne d'ailleurs qu'au moins dans les sociétés humaines, aussi bien l'identité personnelle que le système social sont primordialement linguistiques, relevant d'une coordination consensuelle qui passe par la conversation, ce qu'il appelle "languaging", jeux de langages, échanges de signes émotionnels qu'il faut comprendre comme des interactions relationnelles permettant des ajustements réciproques, à l'opposé d'une attitude cognitiviste de simple transmission de l'information ou de représentations. Ce qui compte ici, c'est la fréquence des interactions, les connexions, les appartenances. En retour le système social influence les participants à travers les régularités des interactions avec les autres participants, conformément au caractère récursif des phénomènes biologiques et informationnels.

De son côté, Varela a toujours réfuté comme une dangereuse erreur, une faute politique, la prétention de faire de la société ou d'une entreprise un système autopoiétique car ils ne produisent pas leurs composants. Par contre ce sont bien des organisations autonomes, ayant une clôture opérationnelle sous forme d'instructions et d'échanges linguistiques mais les systèmes sociaux n'ont pas de limites matérielles claires contrairement aux organismes. Pour lui, les limites de la société n'existent qu'au niveau cognitif, impliquant toujours une intentionalité qui met en jeu valeurs et intérêts. De même on ne peut appliquer le concept d'autopoiésis à la vie artificielle ou l'intelligence artificielle car, dans ce cas, il y a séparation du matériel et de l'information permettant de transférer le contenu d'un automate dans un autre, ce qui est impossible avec un cerveau dont le contenu ne peut être détaché de son substrat et de son histoire.

Remarquons cependant qu'il y a bien reproduction de l'information (et non du cerveau) dans les livres par exemple, indépendamment du corps. La dimension indirecte de l'information n'est pas prise en compte, son caractère transcendant ou universel. Pour Varela, l'esprit n'est pas autre chose que le corps en mouvement et "tout vivant, en tant qu'il est vivant, est pensée". On pense avec son corps, notre humeur reflète notre représentation du monde et le système nerveux (ou la néoténie) constitue dans ce cadre "un réservoir d'indétermination". A l'opposé d'une programmation par entrées-sorties, la réaction des systèmes nerveux ou immunologiques à l'information reçue est de l'ordre de la compréhension, bonne ou mauvaise, et non de l'erreur d'exécution d'une commande. Il semble pourtant qu'il ne prend pas en compte ainsi le caractère indirect de l'information, évacuant finalité et représentation dont on ne peut se passer au niveau des organismes évolués. S'il y a bien unité du corps et de l'esprit, on ne peut ignorer leur séparation qui s'exprime entre autres dans l'imagination ou l'inhibition des réactions immédiates, mais aussi dans la reproduction de l'information qui n'est possible qu'à renvoyer à autre chose qu'elle-même et donc par son caractère indirect.

On trouve chez Luhmann une interprétation fonctionnaliste de l'autopoièsis, centrée sur les systèmes de communication et les procédures opérationnelles, sans tenir vraiment compte des personnes, simples fonctionnaires permutables à merci. Ces conceptions ne s'appliquent qu'à des domaines spécifiques et autonomes comme celui du Droit, où la Loi et la jurisprudence ont effectivement un caractère autoréférentiel en dehors des périodes de crise et des lois d'exception (constituant pour Schmitt ou Benjamin la vérité du Droit pourtant). Le domaine artistique a beau être relativement autonome lui aussi et pratiquer la plus grande auto-référence, il est difficile malgré tout de penser que les artistes pourraient être interchangeables. De même Kuhn avec sa notion de paradigme scientifique renvoie à l'autonomie de la science, déterminant les faits qui sont pertinents pour elle, alors même que les "révolutions scientifiques" contredisent cette "science normale", et surtout que la science dépend de plus en plus de questions politiques. L'autonomie reste donc toute relative.

Une synthèse a été tentée, entre autres, par le sociologie Peter Hejl considérant la société comme un processus dans lequel les individus interagissent ainsi qu'avec leur environnement pour leur autopréservation. Il défend l'idée de comportements parallèles, opposée à celle d'une orientation mutuelle des participants, qui ne s'influenceraient donc pas directement mais plutôt par effet rétroactif comme dans les phénomènes de mode. Un système social serait ainsi le résultat de l'intersection entre des identités composites (rôles) et le comportement des autres participants, ce qu'il appelle le caractère "syn-référentiel" d'individus qui modulent leurs réactions dans un circuit fermé. C'est assez proche de ce que Jean-Louis Vullierme appelle la spécularité ou de la théorie d'Anthony Giddens, dite Théorie de la Structuration Adaptative (AST) qui tente de s'abstraire de toute transcendance de la société par rapport aux individus qui la composent mais cette structuration se prive d'une coordination explicite, du dialogue entre participants, d'une conscience collective qui certes peut manquer mais ce n'est pas une raison pour ériger en norme cette société d'autistes (ou de fourmis).

La thèse de Beth L. Dempster est plus précise, appelant "Sympoiétiques" (production collective) les systèmes collectifs (comme les écosystèmes) qu'il faut distinguer des organismes autopoiétiques se produisant eux-mêmes et maintenant leurs propres limites. En effet, les systèmes sympoiétiques (collectifs) sont dépourvus de limites, contrairement aux corps vivants. Même s'il ont une certaine clôture opérationnelle, on peut les dire "entrouverts" (ni fermés comme une cellule, ni ouverts comme une machine commandée, mais traversés par des flux d'énergie, de matière et d'information sans filtrage puisque sans frontière). Ces organisations collectives se caractérisent par la synergie et la coopération de leurs éléments (individus) mais sont beaucoup plus protéiformes que des organismes, subissant des transformations brusques voire catastrophiques, sans disparaître pour autant (évolution des écosystèmes opposée à l'apprentissage et l'homéostasie d'un organisme). Bien qu'on puisse parler dans les deux cas d'auto-organisation, ce n'est pas du tout dans le même sens. On ne peut dire que les écosystèmes produisent leurs propres composants et l'information n'y a pas une fonction aussi impérative, les régulations n'y étant pas aussi efficaces.

Les organismes autopoiétiques maintiennent leur homéostasie mais dépendent de leur environnement externe pour maintenir leur structure alors que les écosystèmes dépendent de l'interaction de leurs composants et de leurs équilibres internes. Les individus (autopoiétiques) sont donc dépendants des systèmes sociaux (symbiotiques) qui sont dépendants des individus et de leurs liens sociaux mais leurs fonctionnements sont bien différenciés et leurs relations dissymétriques. La planification (adaptative et participative) au niveau social correspondrait aux capacités cognitives au niveau individuel, projection dans le futur qui fait partie intégrante de leur fonction "poiétique", de la durabilité d'un système complexe, de sa constitution en "zone protégée". La complexité entraîne toujours le risque de catastrophes majeures par rupture de seuils, de fragiles équilibres et de réactions en chaîne destructrices. C'est bien ce qu'il faut éviter et qui nous oblige à la plus grande prudence, certainement pas à tout laisser se défaire ! Le futur n'est pas donné, il sera ce que nous en ferons, de par son incertitude même. L'auto-organisation "planifiante" a donc ici un sens opposé à la simple émergence de l'interaction des composants d'un système puisque cela implique au contraire une régulation globale, des centres de décision avec des capacités de rétroaction et d'apprentissage social, même si les conditions sont très différentes selon qu'on a affaire à des petits groupes ou des populations (familles ou nations). En tout cas, l'unité de l'individu et de la société n'est pas celle d'un corps, elle est à construire et ne va pas sans leur division.

Le terme d'hologramme, proposé par Edgar Morin, associant totalité (holos) et individuation (gramma), semble bien rendre compte des relations indissociables entre dynamique locale et globale mais il serait trompeur de le prendre au mot puisqu'une image hologrammatique suppose que chaque partie contienne la totalité de l'information. On peut certes le soutenir pour chaque cellule du corps partageant le même ADN, ce qui permet théoriquement de reconstruire un corps à partir d'une quelconque de ses cellules (clonage). Ce n'est déjà plus vrai au niveau d'une population dont la variation génétique ou la diversité biologique est plus ou moins grande mais où surtout les individus ne partagent absolument pas la même information ni la même formation. Aussi, leurs capacités de compréhension sont inséparables de la capacité de mauvaise interprétation. D'ailleurs on insiste aujourd'hui au niveau des marchés sur le caractère dissymétrique de l'information, contrairement aux théories classiques de l'équilibre et du "calcul rationnel". La notion d'hologramme a certes l'intérêt d'affirmer la nécessité d'un langage et d'un objectif commun mais évacue la question de l'unité sociale en la considérant comme déjà résolue, de même que la question de l'auto-organisation à partir d'individus supposés porter la même identité (une nature humaine recouvrant la diversité des cultures). La société n'est pas un corps. Les notions sans doute plus justes de fractales et de relativité d'échelle peuvent mener aussi à l'image trompeuse d'une trop grande homogénéité qui gomme les contradictions et conflits de valeurs ou d'intérêts.

Dans le même esprit, il faudrait critiquer la conception de Simondon d'une individuation comme problématisation, symptôme social, singularité résultant d'un stress social trop contraignant, de questions collectives non résolues, ce qui est certes éclairant mais a l'inconvénient de supposer une causalité trop mécanique, sous-estimant les phénomènes individuels d'apprentissage, alors que l'hypothèse d'un "pré-individuel" structurant recouvre encore une fois la nécessité d'une construction du social qui n'est pas déjà donné et n'a pas sa finalité en soi, mais dont chacun reste responsable. C'est ce sur quoi insiste Georges Canguilhem :

La finalité de l'organisme est intérieure à l'organisme et, par conséquent, cet idéal qu'il faut restaurer, c'est l'organisme lui-même. Quant à la finalité de la société, c'est précisément l'un des problèmes capitaux de l'existence humaine et l'un des problèmes fondamentaux que se pose la raison. Depuis que l'homme vit en société, sur l'idéal de la société, précisément, tout le monde discute ; par contre, les hommes sont beaucoup plus aisément d'accord sur la nature des maux sociaux que sur la portée des remèdes à leur appliquer [...]. On pourrait dire que, dans l'ordre de l'organique, l'usage de l'organe, de l'appareil, de l'organisme, est patent ; ce qui est parfois obscur, ce qui est souvent obscur, c'est la nature du désordre. Du point de vue social, il semble au contraire que l'abus, le désordre, le mal, soient plus clairs que l'usage normal. L'assentiment collectif se fait plus facilement sur le désordre : le travail des enfants, l'inertie de la bureaucratie, l'alcoolisme, la prostitution, l'arbitraire de la police, ce sont des maux sociaux sur lesquels l'attention collective se porte (bien entendu, pour les hommes de bonne foi et bonne volonté), et sur lesquels le sentiment collectif est aisé. Par contre les mêmes qui s'accordent sur le mal se divisent sur le sujet des réformes ; ce qui paraît aux uns remède apparaît précisément aux autres comme un état pire que le mal, en fonction précisément du fait que la vie d'une société ne lui est pas inhérente à elle-même.

On pourrait dire que, dans l'ordre social, la folie est mieux discernée que la raison, tandis que, dans l'ordre organique, c'est la santé qui est mieux discernée, mieux déterminé que la nature de la maladie. p108-109

Donc, n'étant ni un individu ni une espèce, la société, être d'un genre ambigu, est machine autant que vie, et, n'étant pas un organisme, la société suppose et même appelle des régulations ; il n'y a pas de société sans régulation, il n'y a pas de société sans règle, mais il n'y a pas dans la société d'autorégulation. La régulation y est toujours, si je puis dire, surajoutée, et toujours précaire.

De sorte qu'on pourrait se demander sans paradoxe si l'état normal d'une société ne serait pas plutôt le désordre et la crise que l'ordre et l'harmonie. En disant "l'état normal de la société", je veux dire l'état de la société considérée comme machine, l'état de la société considérée comme outil. C'est un outil toujours en dérangement parce qu'il est dépourvu de son appareil spécifique d'autorégulation. p121-122

Il n'y a pas une sagesse sociale comme il y a une sagesse du corps. Sage il faut le devenir, et juste, il faut le devenir. Le signe objectif qu'il n'y a pas de justice sociale spontanée, c'est-à-dire d'autorégulation sociale, que la société n'est pas un organisme et que par conséquent son état normal est peut-être le désordre et la crise, c'est le besoin périodique du héros qu'éprouvent les sociétés. p123
Georges Canguilhem, Ecrits sur la médecine
 

5. L'institution sociale


Si la société n'est pas assimilable à un corps peut-on pour autant la réduire à un écosystème ou un marché n'ayant aucune réalité en dehors des individus qui la composent ? Ce serait nier son institutionnalisation. De Hobbes à Rousseau on a cru pouvoir en rendre compte par le mythe d'un contrat social originaire qui n'est pas tenable car il suppose des individus préalables, dans un "état de nature" introuvable, dépouillés de la dimension de vérité et réduits à la norme pacificatrice. Ce ne sont pas les interactions des individus, ni le jeu de leurs intérêts, qui font la société car il n'y a tout simplement pas d'individu sans société (illusion de Robinson Crusoé et de la conquête de l'ouest) ! C'est plutôt la société qui fait les individus (et l'Etat qui les détache de la famille) même si l'unité sociale est toujours problématique. Il n'y a pas de contrat social, encore moins de société réduite à des contrats alors qu'il n'y a pas de contrat sans tiers garant, sans société préalable et discours partagé.

Depuis Durkheim on ne peut plus faire comme si le plus intime de l'individu (le suicide) n'était étonnamment corrélé à l'état de la société. A l'opposé de toute pensée complexe, "l'individualisme méthodologique" du libéralisme procède du plus pur réductionnisme, de la pensée analytique qui ne voit que les corps et non pas leurs relations, incapable de rendre compte de leurs comportements collectifs (comme si on ne voyait dans une maison qu'un tas de pierres). Les sociétés ne sont pas constituées d'interactions simples et immédiates, les individus étant au moins tiraillés entre l'honneur et l'intérêt, la domination et le désir de reconnaissance, pris dans des coutumes, des échanges, des croyances, des histoires, des liens affectifs et hiérarchiques, intervenant sur une scène sociale constituée et dans un appareil organisé par des discours, des codes, une grammaire. Là encore le tout précède les parties et ne s'y réduit pas, pas plus que l'Etre ne se réduit à une série d'étants. C'est la justification de la sociologie et de l'ethnologie, dont le structuralisme est fondé explicitement sur la linguistique. Le langage est bien ce qui distingue les sociétés humaines des sociétés animales (et donc de l'éthologie). S'il ne faut pas confondre organisation et organismes, il ne faut pas confondre non plus, comme le darwinisme social, culture et nature. Nous sommes les fils de notre époque, d'un sens hérité, d'une généalogie, des histoires qu'on nous a raconté.

Non seulement ce ne sont pas les individus qui font la société mais il faudrait plutôt rendre compte, dans le sillage de Norbert Elias ou Louis Dumont, de l'individualisation elle-même qui n'est pas une donnée première mais un processus historique, les individus étant produits au moins par les familles (qui sont pour Eric Fromm les agences psychologiques de la socialisation), insérés dans une société, une culture, une religion, une continuité historique. L'individualisation est sans doute le résultat de contradictions sociales (Simondon) et de l'intériorisation des contraintes (Elias) mais surtout de la division du travail (Durkheim) et plus précisément du salariat (Marx) voire, plus récemment, de la diversification des formations et parcours sociaux (Ulrich Beck). On voit que l'individu tel qu'il apparaît de nos jours dans son évidence est un aboutissement récent et non une donnée première de caractère biologique même si le processus d'individuation commence depuis l'origine de l'humanité (le nom propre sur la tombe), depuis le premier mensonge où se constitue l'intériorité ainsi que dans le sentiment de culpabilité (Lacan) où la singularité s'oppose à l'universel, si ce n'est dans la résistance aux pouvoirs qui lui assignent sa place (Foucault).

La liberté individuelle est beaucoup plus réduite qu'on ne se l'imagine et même plutôt exceptionnelle bien qu'elle constitue la dignité de l'homme (une exigence d'insoumission et de vérité à laquelle tout s'oppose sans répit), exigence de vérité qui nous sauve et résultat d'une production sociale. Le langage n'est pas seulement ce qui permet la rationalité et la réflexion de notre pensée en la matérialisant. Il est tout autant illusion (imaginaire), "rationalisation" (refoulante) et inconscient (freudien). Les mouvements sociaux ne sont pas des agrégations d'individus mais des constructions collectives. Leur "cristallisation" résulte de configurations préalables, de traditions politiques, de représentations sociales et de pressions extérieures plus ou moins globales, d'un sentiment d'injustice partagée. Toutes les tentatives de fonder la société sur les interactions des individus sont donc vouées à l'échec mais cela ne veut pas dire que la société existe en soi, en dehors des individus et de leurs motivations puisqu'on a vu que la société n'a pas sa finalité en elle-même, bien qu'elle soit origine pré-individuelle (culture commune) des individus qu'elle produit, car l'objectif de la société c'est l'individu et la production de son autonomie. Il y a toute une dialectique entre individu et société, entre la société comme infrastructure (ou environnement) et l'institution comme superstructure (ou organisation). Si, pour Marx, c'est bien l'infrastructure matérielle d'une société qui produit la superstructure (sociale, politique, idéologique), cette superstructure rétroagit en retour sur l'infrastructure matérielle au moins par l'intermédiaire de ses institutions (Appareils Idéologiques d'Etat : famille, école, justice, média, partis, syndicats, églises, sport). On doit affirmer en même temps, comme Peter L. Berger et Thomas Luckmann, que : "La société est une production humaine. La société est une réalité objective. L'homme est une production sociale".

Lacan considère les discours comme des rapport sociaux distribuant les places, structure préétablie plus proche du fonctionnaire de Luhmann que de l'ajustement réciproque par l'échange de signes défendu par Maturana, mais dans tous les cas, les rôles sociaux ne sont pas des positions figées, plutôt des dynamiques auxquelles l'individu ne se réduit pas puisqu'il change de rôle selon les situations. Du coup, on peut dire comme Edgar Morin que "le tout est moins que la somme des parties" (il faut ajouter qu'on ne peut pas réduire un sujet à l'ensemble de ses connexions, pas plus que la matière ne peut se réduire à l'information).

Il faudrait d'ailleurs distinguer les différents types de "société" qui vont des "groupes émergents" ou groupes en fusion (Sartre), petits groupes en formation ou grandes foules, dont le caractère chaotique ne dure pas très longtemps, se transformant rapidement en groupes organisés dès qu'il y a émergence d'un leader (charismatique) ou division des tâches, pour aboutir la plupart du temps à des groupes institués (associations, entreprises, partis) plus durables mais menacés du même coup par la sclérose et la bureaucratie. Parmi ceux-ci, il faut non seulement distinguer entre petites structures et institutions de masse mais aussi, selon leur degré de fermeture : les sectes (utopiques), les expériences marginales (alternatives) ou les grandes institutions (politiques) ouvertes sur l'ensemble de la société. Il est bien évident qu'une institution ou une entreprise ont une existence indépendante des individus qui les composent, tout en étant plus ou moins fortement influencées par leurs comportements. Il y a encore une dialectique complexe entre ces différentes formes collectives, entre institutions politiques et mouvement social. Il est non moins évident que s'il y a institution, c'est que la finalité sociale n'est pas donnée mais construite (par un discours), organisée collectivement, instituée par une Loi incertaine qui fait l'objet d'un débat public.

Plutôt que de rester obnubilé par les réactions individuelles, il faudrait prêter plus d'attention aux rites et aux procédures concrètes structurant les rapports sociaux et les échanges, ainsi qu'à la circulation de la dette, au caractère de circuit du don qui exprime la totalité sociale plus qu'il ne la fonde, comme les structures élémentaires de la parenté ne construisent pas la société à partir des individus mais la reproduisent tout en l'ouvrant à l'échange par l'interdiction de l'inceste qui noue le langage au corps et au désir par l'interdit.

Ce qui forme la société et structure les relations entre individus, ce sont les règles sociales (le code de la route par exemple). Le langage précède les individus qui doivent apprendre à parler, de même leurs connaissances sont déterminées en grande partie par le "general intellect" de leur époque historique ainsi que par l'idéologie de leur milieu social. Il ne faut pas minimiser l'importance, pour les institutions humaines, de leurs textes fondateurs (Legendre), de "l'ordre du discours" (Foucault, Lacan) et du caractère social des représentations (idéologies, modes, techniques) tel que l'histoire ou l'ethnologie en témoignent si fortement. Même les événements les plus biologiques doivent faire l'objet d'une institution dans les sociétés humaines (naissance, initiation, mariage, mort, etc.)

Langage et information sont la base des systèmes sociaux qui sont structurés autour des systèmes de communications. Il n'y a donc pas seulement une influence réciproque (syn-référentielle) des participants, mais aussi une structuration de leurs rapports par l'institution (processus appelé par Randall Whitaker sys-référentiel), d'où l'importance d'un coordinateur ou d'un arbitre, de règles et de régulations plutôt que de laisser les agents se structurer aveuglément par leurs interactions. La coopération active relie par le langage et s'oppose à la compétition marchande isolant les acteurs.

Il ne faut pas avoir pour autant une vision figée des institutions comme si elles étaient leur propre finalité, ce qu'on a pu reprocher au structuralisme, alors qu'elles ont pour fonction de nous mobiliser sur des objectifs sociaux au-delà de leur reproduction. C'est toujours l'individu qui en est le centre, l'acteur et le bénéficiaire. Langage et communications sont essentiels pour une action efficace tirant parti de l'échange d'informations. Savoirs et savoir-faire doivent ainsi être récoltés, encouragés, discutés et mis en oeuvre afin de passer de la simple attention au contenu des savoirs à un véritable processus d'apprentissage collectif et de partage de l'information, où la conscience de participer à une finalité collective passe par la parole et l'expression des acteurs.

Il n'y a peut-être rien de plus complexe que les sociétés humaines où se mêlent de multiples niveaux entrecroisés entre écologie, économie, culture, histoire, techniques et toutes sortes d'appartenances ou d'identités, ainsi qu'entre conscience et inconscience, raison et folie. C'est sans doute là que le concept de complexité est le plus indispensable. Complexité qui nous dépasse et que la plupart des théories sociales voudraient réduire à quelques grossières simplifications (individualisme, sociologisme, progressisme, systémisme, technicisme, biologisme, spontanéisme, libéralisme, totalitarisme, etc). Il n'est certes pas facile de tenir ensemble le fait que la société précède l'individu et que pourtant ce n'est pas un corps, qu'elle ne comporte pas sa finalité en elle-même et qu'elle ne peut se passer malgré tout de la construction d'une conscience collective et d'un projet collectif alors même qu'elle comporte une multitude de points de vue légitimes et qu'elle a besoin de consensus autant que de dissensus, de pouvoirs autant que de résistances, d'institutions autant que de contestations, de conservateurs autant que de révolutionnaires. La question n'est jamais réglée, réduite à une gestion technique du social (biopouvoir), mais toujours en débat sur la place publique (de la discussion nait la lumière). L'ordre social n'a pas de valeur en soi, seulement pour l'individu qui en est l'acteur, mais si on peut dire que ce sont les hommes qui font leur histoire, on ne peut oublier que c'est l'histoire qui nous a produit. Pour connaître notre monde, en éprouver toute la complexité et la dureté, les contradictions et les potentialités, pas d'autre moyen que d'essayer de le transformer collectivement, avec prudence et détermination. La société est la condition de l'individu mais la production de l'individu et de son autonomie est la finalité de la société. C'est ce qui constitue le caractère dialectique de la complexité des rapports de l'individu et de la société, du local au global comme de la théorie à la pratique ou du sujet à l'objet. La théorie doit se corriger dans la pratique et la pratique trouver sa théorie.

6. L'idéologie de l'auto-organisation
http://www.calresco.org/sos/sosfaq.htm
 
On a vu que l'auto-organisation pose toute une série de problèmes : la place des finalités collectives, du rôle de l'information et du langage, de l'autonomie, de la coordination et de la coopération entre acteurs. Il ne s'agit pas de prétendre que les phénomènes de sélection ou d'auto-organisation n'existent pas, en particulier dans les organismes et les écosystèmes, mais on est obligé de se rendre compte que malgré les espoirs enthousiastes qu'on a pu mettre dans la généralisation de ce concept, les applications en sont quasiment inexistantes quand elles ne sont pas à l'origine d'échecs retentissants, comme les illusions de la "nouvelle économie" new age, technophile et néo-libertarienne de Kevin Kelly, qui n'est finalement qu'une nouvelle version du darwinisme social. Ainsi la "programmation évolutionnaire" qui paraissait si prometteuse, ayant pu résoudre des problèmes relativement complexes par évolution aléatoire des programmes, et sélection des plus performants, s'est révélée incapable de s'appliquer en fin de compte à des problèmes "très complexes" auxquels nous sommes confrontés (peut-être faudrait-il des temps très longs, géologiques, pour rivaliser avec les performances biologiques).

Pourtant, l'idéologie de l'auto-organisation va jusqu'à affirmer, avec autant d'aplomb que de légèreté, qu'à un certain niveau de complexité tout système devrait acquérir les propriétés des organismes vivant, il suffirait d'atteindre ce point critique. Cette nouvelle version de la génération spontanée est tout ce qu'il y a de plus ridicule, et contredit par la biologie depuis ses origines. Il faut donc porter un regard critique sur ce qui est considéré ordinairement comme les caractéristiques de l'auto-organisation (dont l'essentiel reste la puissance du feed-back et de la récursivité) :

7. Le néolibéralisme de Hayek (économie et complexité)
Le libéralisme de Hayek, Gilles Dostaler, La découverte, 2001

- La tradition libérale

L'essentiel de l'enjeu idéologique de la complexité et de l'auto-organisation concerne l'économie caractérisée depuis l'origine par l'idéologie du "laisser faire, laisser passer" qui prend avec le néo-libéralisme de Hayek les habits neufs de la complexité et d'une théorie informationnelle de l'ordre spontané qu'on retrouve de nos jours dans les prétentions d'une économie "naturelle" nommée "bionomic". Ce darwinisme social n'est pas nouveau et date de bien avant Darwin (1857), Spencer (1855), Malthus (1799), Turgot (1759) ou même des Physiocrates (1758) qui s'intitulaient eux-mêmes la "secte des économistes", portant leur fanatisme et leur dogmatisme comme un flambeau. Les théories de l'auto-organisation qui prennent modèle sur les sociétés de fourmis ne sont que des resucées de la fameuse "fable des abeilles" de Mandeville qui date de 1707. Il ne faut pas considérer que ce n'est pour autant qu'un simple habillage idéologique alors qu'il y a derrière le jeu des intérêts un enjeu cognitif auquel il faut s'affronter. Il est certain que l'économie a un rôle emblématique car c'est le lieu d'émergence de la complexité et qu'elle se caractérise par des flux d'information, d'énergie et de matière, à la fois liés et distincts. Le tableau économique du Dr Quesnay préfigure déjà la théorie des systèmes, donnant un premier "modèle" de l'économie en terme de flux et de circuit, à partir de l'analogie avec la circulation sanguine. Bien que cela pourrait paraître contradictoire avec cette pensée systématique, le rôle de l'autonomie individuelle y est déjà déterminant, disqualifiant le pouvoir central, selon Turgot, du fait de la "faculté exclusive qu'a chaque individu de connaître ses intérêts mieux que tout autre". Il n'y a donc rien de neuf dans cette théorie de l'information et des systèmes qu'on nous présente comme le dernier des modernismes alors qu'elle date de près de 300 ans et qu'elle reste largement pré-cybernétique. Pourtant il y a des différences considérables puisqu'aujourd'hui ce n'est plus tant la terre qu'il faut cultiver (secteur primaire), ni la force de travail qu'il faut exploiter (secteur secondaire) mais le "capital humain" qu'il faut former et entretenir, les connaissances qu'il faut développer (tertiaire).

Pour comprendre la spécificité du néo-libéralisme, il faut le situer historiquement. Après les Physiocrates attachés à la terre et la matière comme seule richesse, les économistes classiques (Smith, Ricardo, Marx) vont porter leur attention plutôt sur le travail et l'énergie alors, qu'à partir des néoclassiques marginalistes (Walras, Jevons, Menger) c'est l'information et l'équilibre qui deviennent primordiaux, information sur le prix, supposé connu de tous, et calcul rationnel de l'homo oeconomicus dont la demande s'ajuste au niveau des prix. Le concept d'information est d'ailleurs évacué par les néoclassiques dès lors qu'ils supposent l'information parfaite, de même qu'ils réduisent l'économie marchande à une économie de troc en faisant comme si la monnaie était neutre. Le néolibéralisme de Hayek rompt avec ce libéralisme de l'équilibre général d'un marché parfait et statique pour mettre en valeur les incertitudes, la complexité, la dissymétrie de l'information, la division de la connaissance, la multiplicité des individus, la constitution d'ordres spontanées et leur évolution imprédictible, posant la question de l'acquisition des connaissances, avec ses limites, et des anticipations des acteurs, selon leurs informations et leurs préférences. Ces conceptions qui remontent pour une grande part aux années 1920 sont celles d'un précurseur mais témoignent des confusions sur le concept d'information plus que de l'effort théorique qui a suivi l'essor de la cybernétique.

L'économie classique est un mécanisme réductionniste fondé sur l'horloge et la machine à vapeur, l'équivalence objective du temps de travail et de la valeur d'échange, économie de production (l'offre crée la demande), matérialisme de l'activité et de l'énergie où ce qui compte c'est l'exploitation des ressources, la division du travail et la rationalisation de la production. La valeur de base d'un produit est son coût de production.

L'économie néo-classique est un scientisme rationaliste (utilitariste) réfutant l'objectivité de la valeur du temps de travail en se focalisant sur la concurrence, l'intentionalité et la subjectivité du consommateur (individualisme méthodologique), mais dans son caractère objectif, statistique, calculable (utilité marginale) d'équilibration des flux (équilibre général), de phénomènes macroéconomiques (macroscope) dont on peut faire des modèles mathématiques (hydrauliques et thermodynamiques) où ce qui compte c'est la circulation de l'information et des marchandises, la valeur relative entre offres et demandes, la rareté et la compétition. On quitte le réductionnisme au profit de la conception d'un système ouvert, économie de la demande, de la consommation de masse, qui aboutit à la régulation keynésienne des flux monétaires, c'est-à-dire aussi à une économie de croissance, de crédit et d'inflation. Keynes introduit le dynamisme dans l'équilibre statique des économistes marginalistes mais cette croissance ne peut être infinie, comme Hayek le souligne, alternant inévitablement avec des périodes de dépression (cycles de Kondratieff). La valeur est devenue relative, fonction de la rareté et de l'utilité

L'économie néolibérale est un scepticisme réductionniste (individualiste) et un subjectivisme (nominalisme) qui réfute l'objectivité de la valeur comme la perfection de la concurrence ou de l'information. Pour Hayek, il n'y a pas de stabilité de l'équilibre général, plutôt un "effet accordéon" où les excès d'un côté sont contrebalancés par des excès de l'autre. Toute macroéconomie est impossible pour lui, ainsi que toute possibilité de régulation à cause de la complexité de l'économie, où la seule chose qui compte c'est la réactivité individuelle, la valeur d'opportunité, c'est-à-dire l'information elle-même et les capacités cognitives de l'individu. Economie de la connaissance où l'information est la source de la valeur et ne se rduit pas à une simple indication du prix. L'idée principale de Hayek est celle d'une "division de la connaissance" comme il y a une division du travail, ce qui implique que personne n'a une connaissance globale, la réalité extérieure ne nous est pas donnée dont chacun ne voit qu'un bout. C'est un individualisme et un psychologisme (issue de von Mises) qui réfute toute moyenne ou globalisation (on ne parle même pas de mathématisation carrèment ridiculisée) dont les cycles économiques sont pourtant la manifestation objective bien qu'ils restent imprévisibles. Ce qui caractérise l'ordre spontané c'est l'absence de contrainte étatique et de toute finalité, de même que l'évolution économique se caractérise par le fait que personne ne l'a voulue, qu'on ne peut la comprendre et qu'il n'y a rien à y redire. Il faudrait ainsi refouler comme préjugé toute tentative de donner une signification à des phénomènes pourtant massifs et surtout ne pas vouloir plus de justice sociale (justice qui n'existe pas et n'a aucun sens dans ce qui n'est qu'un jeu pour Hayek qui défend pourtant un revenu minimum, condition d'une société élargie, échappant aux liens familiaux, et de la sécurité publique, mais cela n'a rien à voir avec la justice). La valeur ne tient plus qu'à la connaissance et l'occasion, à l'individu et au moment, le système de prix étant un système d'information dans son imperfection même, sorte de feed-back approximatif (qui se réduit en fait à une rente de situation, un délit d'initié, quand ce n'est pas à une pure spéculation ou séduction immédiate).

Selon le même principe, Solow prétendait contre toute évidence qu'il ne pouvait savoir si la bourse était surévaluée avant le krach de la nouvelle économie, sous prétexte qu'il aurait fallu examiner le cours de chaque action, entreprise par entreprise. On sait bien pourtant qu'il y a des périodes de hausses et des périodes de baisse, des emballements et des paniques... Pour Hayek la société serait un organisme, et non une organisation (on a vu qu'elle est plutôt écosystème et institution), dont l'intelligence collective émerge de connaissances partielles identifiées aux seuls cerveaux des individus, largement incommunicables (il n'y aurait pas de "connaissance de la connaissance" possible), comme si les connaissances ne pouvaient être transmises par des textes, un langage, des systèmes de communication, comme s'il n'y avait aucune réflexivité et que l'économie ne nécessitait pas des "règles harmonisant les anticipations et les comportements des agents" (Keynes). Il y a là une sorte de divinisation des systèmes ouverts non finalisés (à l'opposé des organismes justement) qui amène à une neutralisation de l'information au niveau global.

- La religion du progrès

Hayek ne va tout de même pas jusqu'à prétendre qu'il n'y a ni règle, ni institution dans les sociétés humaines, ce qui serait absurde. Il n'est pas libertarien et distingue l'ordre spontané d'une ordre entièrement naturel sans aucune finalité. L'ordre spontané comporte bien des règles, des institutions, des finalités particulières mais il échappe pourtant dans sa globalité à toute volonté et dépasse la compréhension qu'on peut en avoir. Il résulte en effet du jeu de la compétition, et de la sélection par l'évolution des règles les plus efficaces. Les exemples qu'il en donne vont de la société, au langage, à la morale, au droit, au marché et à la monnaie. La notion d'ordre spontané est inséparable de celle d'évolution et d'une idéologie progressiste absorbée par le moment présent. Si nous sommes trop bêtes pour comprendre quoi que ce soit et qu'il faut laisser l'évolution décider pour nous, c'est que l'évolution irait toujours dans le bon sens, celui d'un progrès indiscutable (dont on peut se demander pour qui c'est un progrès, qui en tire avantage). Cela semble contradictoire avec la reconnaissance par Hayek du caractère imparfait des marchés et de l'information, ne pouvant plus prétendre réaliser aucun optimum, aucune justice, pur fait qui s'impose à nous. L'idéologie progressiste ne tient pas vraiment et n'a aucun autre fondement que celle de prétendre que "tout ce qui apparaît est bon et tout ce qui est bon apparaît" (Debord) alors que les catastrophes écologiques et sociales crèvent les yeux. La seule vertu de cette évolution et de l'ordre spontané est de n'avoir été voulus par personne, l'absence supposée de contrainte humaine, son caractère de jeu ouvert que rien ne doit entraver.

On peut contester pourtant que la liberté du loup dans la bergerie supprimerait les rapports de domination et que l'ordre obtenu ainsi le serait à moindre coût. Il y a bien dans ce progressisme du spectateur passif de sa propre histoire, l'idée que l'évolution nous aurait mené au stade de civilisation actuel (dont nous sommes bien sûr le dessus du panier et dont les riches constituent l'avant-garde), raison pour laquelle nous devrions la célébrer et la laisser religieusement indemne de toute intervention humaine (ce qui est bien le sens de religio en latin et non pas celui de relier inventé par les chrétiens). Cette nouvelle religion du progrès retrouve paradoxalement la valeur de la tradition, de la transmission de règles éprouvées, d'habitudes acquises qu'on ne peut justifier autrement que par le fait que nous en avons hérité. Il est amusant de constater combien transmission et traditions sont indispensables au progressisme, seulement il est absurde de penser que l'histoire humaine est une évolution aveugle qui se fait sans nous et se réduit à des intérêts à courte vue, même si, effectivement, la réalisation est souvent bien éloignée de l'objectif initial des acteurs. D'ailleurs "la constitution de la liberté", prônée par Hayek, n'a rien d'un ordre spontané mais constitue bel et bien une construction intellectuelle rigoureuse (pour ne pas dire un délire rationaliste) dont la finalité est d'empêcher l'émergence d'une finalité et d'un pouvoir social. Malgré ses critiques du rationalisme, cette idéologie de la complexité est donc ce qu'on peut appeler un dogmatisme anti-dogmatique qui porte la même contradiction que l'injonction "soyez spontané", ce que Bateson appelle Double bind et qui ne peut que nous rendre fous.

Il est bien sûr exact que les sociétés et la production deviennent de plus en plus complexes. Le temps de l'économie de l'offre est dépassé dans la plupart des domaines. L'économie de la demande est effectivement une économie de l'information où la valeur devient volatile et spéculative. Ce n'est qu'un degré supplémentaire pour une complexité qui ne date pas d'hier. Depuis qu'il y a des villes, des marchés sont devenus indispensables, ils le sont d'autant plus dans nos sociétés diversifiées, individualisées, fragmentées. Pour ce qui ne peut être gratuit ou réparti entre tous, les marchés assurent assez bien les ajustements à court terme et le retour d'information sur les préférences des consommateurs. On ne voit pas comment on pourrait s'en passer pour la distribution de marchandises mais les marchés n'ont rien de naturel, sont toujours régulés et garantis par une puissance publique sinon ils vont au désastre ou bien aboutissent au monopole. Il ne faut pas confondre marché et capitalisme, ni croire que le marché devrait être le seul mode d'échange et de rapport social, ce que Hayek appelle "catallaxie", système d'échange supposé constituer la communauté humaine élargie, la société ouverte qui transforme un ennemi en ami, alors que c'est, dans toutes les sociétés humaines, plutôt de l'ordre du don, du langage et des rites, pas de l'ordre du marché qui n'est qu'un non-rapport social puisqu'il se réduit à l'équivalence des marchandises, un rapport entre choses. Loin d'être naturels, les rapports marchands sont tout ce qu'il y a de plus artificiel et anonyme, se substituant à de véritables rapports humains, plus durables. Une société de marché n'a littéralement aucun sens et cette soi-disant société ouverte n'est qu'une destruction de la société.

- Complexité et régulation

Puisque Hayek prétend trouver dans la psychologie et la neurologie (The Sensory Order) le fondement de sa pensée, il est intéressant de constater comment la neurologie actuelle parvient à des conclusions inverses des siennes. L'argument principal, proche de la loi de variété de Ashby, est celui d'une trop grande complexité de l'économie empêchant tout contrôle. "Il semblerait que n'importe quel appareil de classification doive toujours posséder un degré de complexité plus grand que les diverses choses qu'il classe". (1953 p74) La société étant pour Hayek un organisme dont le degré de complexité est plus élevé que celui du cerveau humain (ce qui est loin d'être évident), il est donc impossible pour l'esprit de donner une explication complète de sa nature et de son fonctionnement. C'est ce qui rend la planification socialiste impossible, et plus généralement tous les projets de reconstruction rationnelle des sociétés utopiques (Le libéralisme de Hayek p 31). Cet argument a une certaine pertinence mais on a déjà vu que la loi de variété n'a qu'une portée relative car, parmi ses erreurs épistémologiques, Hayek ne comprend pas qu'un système complexe puisse avoir des comportements simples. Surtout il est désormais réfuté par l'observation du cerveau montrant que c'est au contraire son caractère chaotique qui permet de piloter un système.
 
L'étude de phénomènes électriques communs également à tous les neurones, à l'aide de la dynamique non linéaire mise au point par les physiciens, a d'autre part suggéré que l'apparence stochastique de ces processus cache en fait un ordre sous-jacent, celui du chaos déterministe. Le terme "déterministe" signifiant que la dynamique en cause obéit bien à des lois mais, que l'évolution des phénomènes concernés est imprévisible du fait de leur sensibilité à toute perturbation.

Henri Korn
C'est le point important. La sensibilité des systèmes chaotiques aux conditions initiales et aux perturbations, ce qui fait de ces systèmes des amplificateurs de perturbations, est à la fois ce qui constitue leur capacité informationnelle et ce qui permet de les contrôler, ce qui permet à une structure microscopique de contrôler un phénomène macroscopique. Bien que cela puisse paraître étonnant à première vue, c'est ce qu'exprime pourtant l'adage bien connu "diviser pour régner". Un cerveau ordonné, où tous les neurones entrent en résonance est caractéristique d'une crise d'épilepsie (ou d'orgasme) aussi incontrôlable qu'un mouvement de foule. Les fluctuations désordonnées permettent au contraire d'enregistrer de légères anomalies, constituant la capacité d'acquisition de l'information, de perception, de vigilance et de réaction, tout en permettant de tamponner les dysfonctionnements internes mieux qu'un système figé. Certes on ne peut prévoir ce qui va arriver ni les résultats de notre action mais on peut cependant contrôler rétroactivement des trajectoires chaotiques car on peut contrôler la plupart du temps leurs cycles périodiques, malgré l'instabilité des attracteurs, en effectuant des compensations minimes (comme pour tenir un bâton en équilibre sur un doigt). C'est la substitution d'une logique cybernétique, qui se règle sur ses effets, à une simple logique de programmation. On a besoin pour cela de bruit, de désordre ou d'agitation et non d'un ordre trop rigide afin de garder au cerveau sa plasticité, sa réactivité, comme un aveugle agite sa canne en tout sens pour éviter les obstacles.

L'analogie avec une économie de marché est ici presque totale. Ce qui est à craindre ce sont les emballements boursiers et les mouvements collectufs, mais la multiplicité des procédures, des institutions et des échanges donnent une grande inertie aux processus économiques ainsi qu'une large palette d'interventions et de régulations des équilibres systémiques. On sait qu'une société de marché enserrée dans les mailles de contrats innombrables est plus stable qu'une division sociale conflictuelle trop marquée en blocs facilement identifiables (lutte des classes à l'issue incertaine, racisme communautariste ou régions indépendantistes). De même la séparation des pouvoirs est une garantie de stabilité, cependant il ne peut y avoir de régulation ni de stabilité d'un système sans finalités plus ou moins explicites.

- Séparation des pouvoirs et finalités collectives

On aurait tort de croire que les marchés favorisent l'égalité, comme s'ils obéissaient à l'entropie physique, alors que la multiplication des échanges creuse au contraire les inégalités (on ne prête qu'aux riches), accentuant les différenciations, ce qui mène à l'extension des monopoles (ou à l'affrontement de deux multinationales comme Pepsi et Coca, c'est ce qu'on appelle "la loi des deux"). Le dogmatisme néolibéral, que bien peu de véritables économistes soutiennent, en dehors de journalistes, de financiers et d'hommes politiques, est donc fondé sur des erreurs grossières et des utopies simplificatrices, une reconstruction artificielle comme celle de Robinson Crusoé sur son île, système unidimensionnel et fermé qui peut faire croire, par exemple, que les facteurs de production seraient toujours utilisés à plein et qu'on ne pourrait donc augmenter l'investissement qu'au détriment de la consommation. L'existence du chômage contredit complètement cette pétition de principe.

C'est bien parce que la politique peut mobiliser des énergies considérables inemployées que la politique est déterminante en économie, comme Amartya Sen ou les théories du développement en ont fait la démonstration. Il faut certes aussi ne pas s'illusionner sur le pouvoir politique, en reconnaître les limites, les perversions ainsi que le coût élevé des stratégies centralisées, les pertes d'information et de complexité. On le constate avec les maladies auto-immunes qui sont souvent la conséquence de réactions allergiques, de la mobilisation du système immunitaire global (dont la réactivité, l'intolérance est augmentée partout par le biais, entre autres, des prostaglandines E2, au détriment des prostaglandines E1) ce qui est parfois absolument nécessaire, comme la fièvre, mais cause beaucoup plus de dommages que les réactions immunitaires locales (par les lymphocytes Th1) dirigées directement sur l'intrus. Un stress global se traduit ainsi par une simplification (qui peut aller jusqu'à la mort) alors qu'un stress local peut au contraire engendrer une complexification mais on a toujours besoin de rythmes globaux comme le sommeil, c'est une question d'équilibre et de coordination. La dimension politique ne se réduit d'ailleurs pas à cette fonction régulatrice mais tient surtout au langage. Les dimensions politique et sociale du langage, de la culture et du sens sont absolument essentielles. La politique détermine notre mode d'existence collective et met en jeu le caractère social d'une vérité mise en débat. Le système ou l'économie, c'est ce qui reste quand la société a perdu sa raison d'être, ses prétentions politiques, quand elle n'est plus humaine et n'a plus de sens.

L'erreur la plus dangereuse est de vouloir nous persuader de notre irresponsabilité et de l'impossibilité de construire notre avenir, ce qui serait une "présomption fatale" et "La route de la servitude". Sous prétexte que la société n'a pas sa finalité en elle-même, contrairement à un organisme ou une organisation, nous ne pourrions pas opposer nos finalités à une évolution inhumaine ni à l'entropie naturelle, condamnés à mort avant que d'essayer de vivre ! "Nous devons rejeter l'illusion d'être capables de délibérément créer l'avenir de l'humanité [...] Telle est l'ultime conclusion des quarante années que maintenant j'ai consacrées à l'étude de ces problèmes, après avoir pris conscience de l'Abus et du Déclin de la Raison qui n'ont cessé de se poursuivre tout au long de ces décennies" (Droit, législation et liberté, III, p182).

D'une certaine façon, Hayek est le meilleur critique des prétentions de l'économisme mais s'il représente bien l'idéologie de la complexité, son scepticisme est justement ce que le concept scientifique de complexité et la cybernétique ou la théorie des systèmes permettent de dépasser par l'introduction de la finalité (intentionalité, anticipation, régulation), sans compter que la notion de projet constitue notre liberté qui nous caractérise comme humains. Malgré la complexité de la société, le monde des causes qui nous condamne, la mort qui aura toujours le dernier mot, la dignité de l'homme c'est de participer aux délibérations collectives, s'inscrire dans l'histoire commune, être ainsi "le principe des futurs" comme disait Aristote, donner forme à l'humanité à venir qui dépend de nos actes et n'a pas dit son dernier mot.

Aujourd'hui, les techniques de l'information à l'ère du numérique qui bouleversent aussi bien la production que la consommation, devraient permettre de passer de la violence hiérarchique et de l'entropie des sociétés énergétiques à une société de l'information en réseaux plus écologique et durable, prenant en charge la responsabilité de notre avenir. La coopération et l'investissement à long terme pourraient supplanter ainsi la concurrence et la productivité à court terme. Le caractère reproductible de l'information numérisée ainsi que le caractère collectif de sa production favorisent une logique d'abondance, de partage et de responsabilité plutôt qu'une logique de rareté, d'appropriation et de profit. Dans cette économie de la connaissance, il n'y a presque plus de coût marginal mais seulement des frais fixes d'investissement initial qui ne peuvent s'ajuster sur un marché. Cette société de l'information est une société vivante, hypercomplexe, où ce qui manque justement, à cause de sa surabondance même, c'est le savoir et l'information, mais où les réseaux de communication permettent des modes inédits et diversifiés d'échange, de consultation et de collaboration pour atteindre nos objectifs collectifs.

On est dès lors obligé de privilégier la réflexion et l'autonomie ainsi que l'évaluation de nos actions, c'est-à-dire notre responsabilité collective, instituant des régulations par rétroactions et donc une production en réseaux réglée en grande partie par la consommation mais intégrant aussi le long terme. Pour cela, on ne peut se passer d'un projet collectif explicite et de la solidarité sociale assurant une protection à tous : passage de l'histoire subie à l'histoire conçue, de l'irresponsabilité au souci des conséquences de nos actes, investissement dans l'avenir pour donner sens à notre existence et rendre notre monde durable malgré sa dégradation naturelle, donner forme à l'humanité à venir. Le principe de précaution est un retour vers le futur. Il faut cesser de croire au progrès ou à la providence pour prendre en main notre destin et préserver notre avenir, résister à l'entropie au-delà de notre vie même. Encore faudrait-il en avoir vraiment envie. C'est cela l'enjeu de l'information et du sens, de l'inquiétude de vivre.

Il n'y a bien sûr pas tout à rejeter de Hayek et de la théorisation des ordres spontanés, pas plus que des théories de l'auto-organisation. Il faut simplement leur donner des limites précises entre l'illusion qu'on peut décider de tout et le dogmatisme s'interdisant de régler la circulation malgré les embouteillages. Il faut exclure du marché au moins la terre, le travail et la monnaie qui ne peuvent absolument pas s'auto-réguler puisqu'ils ne sont pas produits par le marché, comme le montre Karl Polanyi (p102) pour qui la crise de 1929 et ses suites étaient la réfutation en acte des prétentions autorégulatrices du marché. Hayek admet lui-même qu'un certain nombre de biens publics ne peuvent faire l'objet d'un marché (sécurité, pollutions). Il faudrait y ajouter les activités relationnelles et culturelles qui exigent un investissement affectif et qui relèvent plus d'une logique de réseau que de marché, de même que les productions immatérielles (logiciels libres), les activités de recherche ou celles qui sont basées sur une logique coopérative, tout ce qui ne se réduit pas à la productivité à court terme et s'inscrit dans un projet collectif.

Il est certes raisonnable de ne pas légiférer sur la langue, cela ne veut pas dire qu'il n'y a jamais de raisons de le faire ou qu'il faudrait condamner l'Espéranto par exemple. S'imaginer que la morale et le droit résultent d'une sélection naturelle est une absurdité alors qu'ils procèdent de la raison et de l'histoire, tout comme les sciences. Voltaire expliquait l'empirisme de Locke par le fait qu'il n'était pas mathématicien car les lois mathématiques sont universelles et ne sont pas des habitudes, la sélection aléatoire de conduites efficaces, mais bien des conséquences rigoureuses et nécessaires. Cependant on peut admettre que les lois ne devraient pas être "inventées" (édictées) mais seulement "découvertes" (justifiées). Le législateur, fut-il un peuple supposé, n'a pas tous les droits et il n'y a pas de libertés sans droits. La loi ne devrait pas découler de l'autorité mais l'autorité de la loi. Il faut tenir compte de ces critiques d'un pouvoir arbitraire, et donc d'une "souveraineté" populaire qui peut aboutir au totalitarisme ou, du moins, à la dictature de la majorité, c'est-à-dire des classes moyennes et de la génération dominante. "Laisser la loi aux mains des gouvernants élus, c'est confier le pot de crème à la garde du chat" (1983, p38). La nécessité d'un Etat de Droit qui limite l'arbitraire du pouvoir sur les individus est désormais incontournable pour éviter le retour à la barbarie du non-droit et au repli sur la famille ou le clan, mais cela ne peut aller jusqu'à ôter tout pouvoir aux citoyens, toute capacité de construire un avenir commun et de faire face aux enjeux à long terme. Il faut certes ajouter des limites à la démocratie, limites écologiques et politiques, une loi fondamentale instituant une séparation des pouvoirs qui ne peuvent avoir effectivement d'autre but que de protéger et développer l'autonomie de chacun. Cela n'en fait ni une démocratie arbitraire livrée à la terreur et au totalitarisme, ni une démocratie de marché où plus rien n'est possible, mais une démocratie cognitive au service des citoyens, capable de s'adapter, d'apprendre et d'agir collectivement.
La privation totale de liberté est, à vrai dire, le résultat inéluctable de la philosophie libérale qui prétend que le pouvoir et la contrainte sont le mal, et que la liberté exige qu'ils n'aient point de place dans une communauté humaine. Rien de tel n'est possible ; on s'en aperçoit bien dans une société complexe. Reste deux possibilités seulement : ou bien demeurer fidèle à une idée illusoire de liberté et nier la réalité de la société, ou bien accepter cette réalité et rejeter l'idée de liberté. La première solution est la conclusion du tenant du libéralisme économique, la seconde celle du fasciste. p330
 
Alors que la fasciste se résigne à abandonner la liberté et glorifie le pouvoir qui est la réalité de la société, le socialiste se résigne à cette réalité-là et, malgré cette réalité, prend en charge l'exigence de liberté. L'homme atteint la maturité et devient capable d'exister comme un être humain dans une société complexe. p333

Aussi longtemps qu'il est fidèle à sa tâche de créer plus de liberté pour tous, il n'a pas à craindre que le pouvoir ou la planification s'opposent à lui et détruisent la liberté qu'il est en train de construire par leur intermédiaire. Tel est le sens de la liberté dans une société complexe : elle nous donne toute la certitude dont nous avons besoin.

Karl Polanyi, La grande transformation, p334 (fin du livre)
 

F. L'apprentissage de la complexité (organisation apprenante et direction par objectif)


Souvenons-nous que l'avenir n'est pas nôtre, ni absolument non nôtre, afin que nous ne l'attendions pas absolument comme à venir, et que nous n'espérions pas l'éviter comme non à venir.
Epicure
Quelles sont les conséquences pratiques que nous devons tirer de l'émergence de ce concept de complexité ? Quelle doit être notre rétroaction à cette information ? Les préjugés dominants, on l'a vu, sont ceux de l'idéologie de la complexité qui renonce à toute régulation et se recroqueville sur l'individu isolé et sans repères dans un monde menaçant et immaîtrisable, livré sans défense à l'entropie. Ceux qui ont affaire à la gestion de cette complexité comme les entreprises et les spécialistes du management, en tirent des conclusions pratiques inverses et largement partagées désormais, incitant à la direction par objectif, la modélisation, la réactivité, l'échange d'information, la diversification, l'autonomie et la décentralisation, l'innovation, la gestion des connaissances, l'organisation apprenante et la conduite du changement. En dehors même de nos sociétés ou des entreprises, le développement de l'informatique et des communications nous confronte de plus en plus concrètement à la complexité, que ce soit dans les interfaces homme-machine, les réseaux, la robotique, l'intelligence artificielle, la vie artificielle... Il ne faudrait pas qu'à se tromper de niveau, tout cela n'enfante quelque Frankestein, voire un nouveau biologisme fascisant !

1. La société par projet

La société par projet, où Luc Boltanski ne voit qu'un "nouvel esprit du capitalisme", ne s'est imposée qu'assez récemment devant la complexité de l'économie, mais la gestion par projet n'est pas si nouvelle puisqu'elle commence dans l'architecture, à la Renaissance, avec les maîtres d'oeuvre. On ne parle plus aujourd'hui que de chef de projet, de pilotage par projet, de tableau de bord, de recherche opérationnelle, d'évaluation, d'implication des acteurs et de réseaux. Les entreprises sont effectivement, comme les associations d'ailleurs, des sociétés par projet, sociétés transitoires qui n'ont plus rien de naturel ou de familial et rassemblent des énergies ou compétences dans un but commun. On a vu qu'un système complexe qui n'a pas de finalité se dégrade sous l'effet de l'entropie mais l'intérêt privé ne suffit pas pour assurer la durabilité d'une société. Il faut pour cela des mécanismes non-locaux, une culture d'entreprise, un langage commun et surtout une mission commune, définir les finalités collectives. On ne peut se contenter de répartir des moyens, il faut se régler plutôt sur les résultats. Les entreprises ne sont pas des marchés mais des structures hiérarchiques opérationnelles. Tout leur intérêt est dans l'assemblage et la coopération des compétences (division du travail), les stratégies dites "gagnant-gagnant", la plus ou moins grande part d'autogestion devant laisser le plus d'autonomie aux acteurs pour atteindre les objectifs collectifs. La qualité des relations entre les divers intervenants y est absolument cruciale. Une équipe soudée est une condition indispensable pour atteindre ses objectifs. Les relations sociales sont le fondement de toute entreprise humaine, on ne saurait le négliger. Il faut pouvoir faire confiance et donc aussi gagner la confiance de tous. Plus on doit affronter des organisations complexes et plus il faut permettre des ajustements au plus près du terrain, fluidifier l'information, adapter et diversifier les approches, faire preuve de pragmatisme et de souplesse, appliquer le principe de la moindre contrainte. L'information libère l'initiative alors que la discipline la restreint. Il ne s'agit plus ni de commander, ni de programmer, ni même de contrôler, mais plutôt de favoriser la synergie des compétences et des connaissances disponibles, définir et faire partager des référents communs qui mobilisent et font sens, investir dans l'avenir.

2. Exploration, modélisation, simulation

Ce n'est pas parce que la carte n'est pas le territoire qu'on peut se passer de carte pour s'y retrouver. On pense toujours par grilles ou par modèles, utiles parce que simplificateurs et incomplets, encore faut-il en être conscient. C'est la première conséquence de la complexité : faire des modèles en ayant conscience de leurs limites mais faire des modèles, c'est d'abord expliciter ses finalités et hiérarchiser ses priorités. Le prescriptif précède le descriptif et le prédictif. La fonction des modèles est toujours de guider l'action en construisant des scénarios. C'est une aide à la décision.

Une fois définis nos objectifs, il y a une phase d'exploration pour déterminer notre domaine d'interaction (la "niche écologique", les "avantages concurrentiels", les ressources de l'environnement physique, biologique, technique, économique, humain), ainsi que les variables sur lesquelles on peut agir, les relations entre éléments, la circulation des flux et les points critiques, les contraintes de structure, les régularités sur lesquelles on peut construire des procédures et les singularités justifiant une veille constante avec une grande réactivité pour éviter les catastrophes ou saisir les opportunités ; puis vient la phase de modélisation proprement dite, utilisant largement la figuration et l'analogie (indispensable même s'il faut s'en méfier) pour aboutir ensuite à des simulations permettant le choix d'une stratégie qui doit assurer reproduction et développement en tenant compte de l'équilibre des flux et de la reconstitution des ressources autant internes qu'externes. La difficulté est de visualiser ce qu'on peut en savoir tout en soulignant les risques et les incertitudes qui nous menacent.

Les systèmes non-linéaires ayant des comportements discontinus, voire chaotiques, ne peuvent être représentés simplement. L'idée de l'espace des phases est de regrouper tout  ce qu'il faut savoir sur le système à un instant donné pour déterminer ce qu'il adviendra ultérieurement. Ce qui comprend, déjà de quoi fixer l'état du système, c'est à dire autant de variables que le degré de liberté, autant de dérivés de variables que de variables, et enfin tous les paramètres définissant le système. On élimine les variables qui ne dépendent pas du temps, on trace les trajectoires dans l'espace des phases, en fonction du temps, ou bien on examine des "sections de Poincaré" périodiquement.

Il faut relativiser la "Loi de variété requise" énoncée par Ashby car si on peut admettre que, dans l'idéal, "pour contrôler un système donné il faut disposer d'un contrôle dont la variété est au moins égale à la variété de ce système", il admet lui-même qu'il n'est pas nécessaire de connaître entièrement un système pour le maîtriser, un modèle simplifié est suffisant la plupart du temps. On s'expose sans doute à des erreurs, des surprises, des approximations, il faut en être bien conscient, mais on arrive le plus souvent à une gestion assez efficace, bien qu'on ne puisse prétendre éviter tout le temps les catastrophes, ce qui est la justification du principe de précaution.

3. Rétroaction, évaluation, correction

Il faut insister sur l'incertitude qui caractérise tout système complexe, mais pas toujours de la même façon. Elle peut venir de son environnement, de l'imprécision des mesures, du trop grand nombre d'éléments, voire des effets de seuil ou même du caractère récursif de certains phénomènes physiques comme les tourbillons. On parle alors de chaos déterministe. C'est tout autre chose que l'intervention d'une boucle de rétroaction, avec ses délais de réponse, ou le caractère indécis d'une lutte, l'autonomie de réaction des individus, qui relèvent plutôt de la Théorie des jeux. Dans ces cas, entrent en jeu, en plus du caractère toujours imparfait de l'information, l'imprévisibilité de nos actions et donc le passé des acteurs, leurs motivations, leurs relations multiples, multidimensionnelles, se répercutant sur différents niveaux, sans oublier l'intervention de l'imaginaire, le sentiment de justice et le poids des mots.

Ce caractère imparfait de l'information ne suffit pas à supprimer sa valeur informative mais oblige à sa constante correction, à l'évaluation des conséquences de notre action, à tenir compte des rétroactions des personnes concernées, à développer nos capacités d'apprentissage collectif. Il ne faut jamais s'imaginer que notre bonne volonté suffit mais se persuader plutôt que cela ne marchera pas comme on le voulait, être attentif aux ratés, aux conséquences non voulues de nos actions. Ce n'est pas une raison pour ne rien faire mais pour avancer avec prudence, pas à pas, en adoptant quand c'est possible une démarche incrémentale (pas de "tout ou rien"). Se donner une obligation de résultat, c'est se donner un droit à l'erreur et le devoir de corriger le tir quand cela tourne mal. Ce n'est pas une mince affaire et sans doute le principal obstacle à vaincre tellement il est difficile d'admettre son erreur et de changer une stratégie. La première chose à faire est de se demander ce qu'on fera si on échoue, car on échouera c'est certain comme tous les artistes et les explorateurs, cela ne doit ni nous décourager ni nous empêcher de finir par y arriver. Les séances d'autocritique ne sont sans doute pas la meilleure façon de surmonter le conformisme et l'inertie du jugement, l'apprentissage collectif dépend toujours de la lucidité et du courage de chacun (la mobilisation de la subjectivité) mais aussi de la circulation de l'information.

4. Circulation de l'information, dialogue et diversification

Non seulement l'information est incertaine mais elle est presque toujours dissymétrique. Contrairement à l'image de l'hologramme, les individus ne partagent pas tous la même information, il y a plutôt perte d'information, imperfection et inégalités des informations réparties. Il faut donc s'attacher à la fiabilité des communications, la correction d'erreurs, ainsi qu'à la circulation et la répartition de l'information dans une organisation complexe, avec la conscience pourtant de ses limitations incontournables.

Cette perte n'est d'ailleurs pas uniquement négative et participe à l'indispensable diversité. L'information doit mourir ou s'effacer périodiquement, cela fait partie de son destin d'événement improbable lié aux incertitudes de la complexité. La notion de multitudes peut incarner cette différenciation des éléments d'un système complexe, ce qu'on peut appeler sa largeur de spectre ou sa marge de tolérance, réfutant toute causalité mécanique au profit d'une logique floue ou d'une "science de l'imprécis" (A. Moles). Même s'il n'est ni possible ni vraiment souhaitable de supprimer toute perte d'information, l'inégale répartition de l'information doit nous inciter à l'échange, la communication et le dialogue, voire le "désaccord fécond". C'est une conséquence directe de la complexité et de l'imperfection de l'information.

L'imprévisibilité des systèmes vivants est liée aussi à ses capacités créatives, aux potentialités de fonctions supplémentaires qui semblent d'abord superflues, variété de fonctions en réserve qui peuvent être activées à l'occasion de bouleversements de l'environnement. S'il y a bien essais, erreurs, créations et éliminations, il ne faut pas avoir une vue trop simpliste et immédiate du processus, comme l'idéologie libérale, alors qu'une création d'abord inutile à court terme peut être décisive à plus long terme. Il y a certes compétition entre différents attracteurs, différentes solutions à éprouver, mais surtout la biodiversité recèle en soi un potentiel adaptatif (du moins jusqu'à un certain seuil, là aussi il y a une limite à la "variété requise").

L'imperfection de la sélection à court terme est donc un gage de durée car être trop adapté à un environnement c'est disparaître avec lui dès qu'il se transforme. Il ne faut pas oublier que l'homme a conquis la planète dans sa nudité, sa fragilité, son inadaptation même. Non seulement la diversité doit être reconnue comme une richesse mais plus encore on doit favoriser et développer activement cette diversification. C'est une autre conséquence de la complexité : diversité et innovation, générosité et fragilité (garder la fragilité comme sensibilité aux conditions extérieures, information vitale mais il faut pour cela protéger cette fragilité et y répondre), combiner l'évaluation des résultats avec l'investissement dans l'avenir.

5. S'inscrire dans une histoire

En tant que concept relié à l'incertitude, la complexité est inséparable de la connaissance (de l'épistémologie constructiviste) mais plus encore de l'action en milieu incertain et de la stratégie, voire de l'éthique. Pour Hayek et son idéologie de la complexité, celle-ci découragerait toute velléité de connaissance et "la présomption fatale" de vouloir maîtriser son destin, comme si on ne devait tenir aucun compte des informations en notre possession sous prétexte qu'elles sont imparfaites, comme si l'incertitude annulait l'information, comme si on ne voyait pas venir les catastrophes ou comme si le relativisme des positions impliquait qu'il n'y ait aucun monde commun, enfermant chacun dans ses représentations comme dans notre sommeil ("Eveillés, ils dorment" disait Héraclite). Plus raisonnablement on peut reconnaître, comme la philo-sophie, le caractère imparfait, incomplet, inachevé de notre connaissance et tenir compte de l'influence de l'observateur sur l'observé (connais-toi toi-même). Ce n'est pas du tout la même chose que de réduire à néant tout ce qu'on peut connaître.

Dès lors sans négliger la puissance démesurée de la technique, il faut reconnaître que nos savoirs sont des résultats provisoires, constructivisme historique d'une approximation qui s'affine et peut s'améliorer mais reste dépendante des savoirs accumulés et du chemin parcouru (c'est pour cela que le faux est un moment du vrai). L'apprentissage est un processus cumulatif, on ne part jamais de zéro même s'il faut sans arrêt se remettre en cause et intégrer de nouvelles connaissances. Il n'y a pas que des flux d'informations, des innovations radicalement nouvelles, des modèles arbitraires mais une accumulation patiente d'expériences et de savoirs. Vouloir l'ignorer c'est répéter les mêmes erreurs, revenir en arrière. L'imperfection de l'information doit nous inciter à tenir compte du passé et de l'héritage de solutions éprouvées. Pas d'autre moyen que de s'appuyer sur le passé pour construire l'avenir. Il n'y a pas d'innovation et de progrès des connaissances sans continuité, redondances et répétitions, de même que notre existence ne prend sens qu'à s'inscrire dans une histoire. Il est paradoxal que la philosophie post-moderne prétende qu'il n'y ait plus de grand récit alors que la science introduit de plus en plus la narration dans le savoir, du Big Bang à l'évolution et au cognitivisme. Se situer dans une histoire, ce n'est pas oublier qu'elle est une suite de ruptures et la suivre passivement au nom d'un progressisme béat mais, au contraire, la corriger sans cesse, y participer, s'y opposer même souvent, en changer le cours, imprimer notre marque, continuer notre apprentissage collectif et renouveler notre interrogation sur le sens de l'aventure humaine.

6. Dialectique de l'organisation apprenante

Si la construction d'un consensus est indispensable à une société par projet, il faut bien prendre garde de ne pas éliminer tout dissensus ou opposition, c'est-à-dire toute capacité d'innovation et d'évolution. On ne peut rêver à une véritable symbiose, assimilation d'une organisation à un organisme et qui tient plutôt du cauchemar. On a souvent opposée la pensée systémique à une vision conflictuelle de l'entreprise ou de la société, alors que la pensée complexe réintroduit la nécessité du conflit, sa fonction régulatrice (Simmel). On a besoin d'un peu de désordre pour rester mobile et réduire l'entropie. La dialectique implique qu'il n'y a pas de bien qui ne contienne quelque mal. Il faut donc accepter les conflits et rechercher des compromis. Le droit à l'opposition ou à l'erreur sont primordiaux. L'autonomie des acteurs n'est pas donnée mais doit être construite, intégrée dans les procédures et garantie clairement.

Bien sûr toute autonomie doit comporter des rétroactions, même si elles sont de moins en moins directes. En effet les performances étant de plus en plus globales, il est devenu impossible la plupart du temps d'évaluer l'apport de chacun. Pas d'autre moyen donc que de laisser de grandes marges de manoeuvre et de faire circuler l'information sur les performances globales, l'écart par rapport aux objectifs, tout en étant attentif aux réactions négatives comme aux réactions positives. Mieux, il faudrait encourager la formulation des critiques et propositions (ce que tentent de faire les "cercles de qualité" mais en oubliant trop souvent d'offrir des contreparties).

L'information comme la complexité et l'apprentissage sont bien des concepts dialectiques puisqu'ils nécessitent de prévoir l'imprévisible et d'intégrer l'improbable. L'intelligence et l'adaptation impliquent en même temps le savoir comme répétition et le non-savoir comme apprentissage, l'attention à l'événement, à la nouveauté, à l'ex-sistence de la vérité au savoir. C'est ce qui condamne tout dirigisme autoritaire, dogmatisme ou idéologie, et nous engage à une gouvernance prudente laissant la plus grande autonomie aux acteurs. On peut définir avec Pierre Calame cette gouvernance comme "l'art de construire dans les sociétés humaines plus d'unité, plus de liberté et plus de diversité".

Il ne faut pas tant prétendre résoudre les problèmes une fois pour toutes que tenter de traiter la question, d'améliorer la situation, de réduire les risques en adaptant nos réactions à leur effet éprouvé et les possibilités du moment sans perdre de vue le long terme. C'est le principe de la direction par objectif et de l'organisation apprenante qui devraient être ceux d'une démocratie cognitive à construire pour faire face aux problèmes écologiques et sociaux. Les seuls discours sérieux sont ceux de réduction des inégalités, d'effort de démocratisation et de construction de l'autonomie de chacun, pas ceux qui considèrent comme un fait acquis égalité, démocratie et autonomie.

Il ne s'agit pas de se payer de mots et se complaire dans l'idéologie ou les bons sentiments mais de s'affronter à la réalité, obtenir des rétroactions, évaluer les conséquences de nos actions, corriger le tir et ajuster les moyens à leurs effets. Plutôt que de voter un budget on devrait pouvoir mobiliser dynamiquement les ressources nécessaires en fonction de l'objectif à atteindre. Il faut toujours partir de la fin, d'une obligation de résultat. Ainsi, il faut savoir que construire des prisons c'est les remplir, c'est déterminer la part de la population qu'on veut emprisonner (ce que Foucault a bien mis en évidence et que j'ai appelé l'écologie des prisons).

Remarquons que selon cette logique on devrait sans doute privilégier l'évaluation des performances et les rémunérations aux résultats (plutôt que la rémunération aux diplômes ou au grade hiérarchique). Cela ne serait pas choquant s'il s'agissait d'un sursalaire ayant valeur d'encouragement, de feed-back positif ne brisant pas toute égalité et solidarité des acteurs, alors que c'est à la fois inhumain et contre-productif lorsqu'on renonce pour cela à donner à tous les moyens de vivre et de se former (ou de maintenir au moins ses capacités) en voulant appliquer une trop grande proportionnalité entre la rémunération et la productivité à court terme, ce qui est, on l'a vu, largement illusoire puisque les performances sont de plus en plus globales, et ce qui, de plus, désorganise le système en supprimant toute stabilité et confiance. La flexibilité, la mobilité et la plasticité d'une organisation lui sont indispensables pour s'adapter mais ne peuvent se généraliser puisqu'un système repose sur la robustesse de ses relations et la capacité de se projeter dans l'avenir. Une bonne gouvernance exige la prise en compte du long terme, ce qui est toujours difficile face aux urgences du moment. Il y a un équilibre antagoniste à trouver entre continuité et changement, reproduction et adaptation, comme entre fermeture et ouverture, unité et diversité, court et long terme.

Afin d'éviter les interprétations courantes d'une dialectique qui prétendrait supprimer les contradictions dans une synthèse finale, Edgar Morin a cru devoir reprendre le terme de dialogique pour désigner l'interaction de forces complémentaires, concurrentes et antagonistes en équilibre instable assurant un certain type de régulation, ce qu'on appelle en biologie les systèmes opposants. En fait, si on ne peut accuser Hegel de supprimer la contradiction puisqu'il en fait au contraire le principe de sa philosophie, on pourrait sans doute en faire plus justement reproche à un certain marxisme avec son illusion d'une société sans classe et d'une résolution finale de l'histoire. Cependant les maoïstes prétendaient que si l'un se divise en deux, jamais deux ne refera un...

7. La conduite du changement

La question de la conduite du changement et du passage d'un système à un autre (ce que les marxistes appelaient le problème de la transition) est elle-même complexe. Les interactions entre transformations locales et globales ne sont pas simples. Pour certains, il ne pourrait y avoir d'optimisation locale car on ne ferait ainsi que créer un goulot d'étranglement. Tout changement devrait être global. Pourtant, un processus de complexification est forcément local et n'est pas tant destiné à augmenter la production qu'à réduire la dépense d'énergie, mais il faut bien sûr tenir compte aussi du circuit global et des risques systémiques, ne pas rester dans son coin, se mettre en réseaux. Il ne peut y avoir d'optimisation globale sans une mobilisation générale, c'est un fait. Il y a bien nécessité de la transmission d'une nouvelle direction à l'ensemble du système, voire une réorganisation sur cet objectif. Le préalable est donc de s'accorder sur de nouveaux principes d'organisation. D'un autre côté les réactions globales sont toujours traumatisantes (révolution sociale ou choc immunitaire) et cette réorganisation ne peut pas être immédiate : plus on globalise et plus l'inertie est importante. La nouvelle orientation ne peut être effective s'il n'y a pas d'autonomie des acteurs ni d'adaptations locales spécifiques à leur contexte particulier. Ainsi, on ne construit pas une économie alternative en un jour ou par décret (voir les alternatives locales à la globalisation). Il faut prendre conscience de toutes ces difficultés et des étapes indispensables.

Les problèmes de communication sont un des plus grands obstacles lorsqu'il s'agit d'un changement de paradigme, d'objectif, d'organisation sur de nouvelles bases, de nouvelles conceptions de la justice sociale, de nouveaux principes de répartition. Les malentendus sont légions d'autant qu'il faut reconstruire par le bas, par les plus pauvres qui sont le fondement de toute société et qu'il faut pour cela que chacun sorte de son milieu, de ses préjugés, de ses habitudes voire de sa bonne conscience ou de ses sentiments de supériorité. La question est largement idéologique et cognitive, d'accéder à un nouveau stade cognitif, ce que certains appellent l'intelligence collective mais qui n'est encore qu'un projet, un espoir permis par les technologies de l'information mais auquel toutes les pesanteurs sociales s'opposent.

Il n'y a pas de plus grande illusion que de s'imaginer qu'une transformation globale puisse venir d'une transformation individuelle. Vieille croyance religieuse ou moraliste. C'est bien le contraire, les modes et mouvements historiques ou les changements d'organisation peuvent nous changer complètement. Bien sûr nous pouvons influencer ce changement par nos attitudes, nos valeurs, nos résistances, et d'abord en y participant, ou non. C'est la raison de l'action politique. Le caractère non-linéaire de l'information, sans aucune proportionnalité entre l'effet de l'information et les forces mobilisées, a certes pour conséquence qu'un individu ou une minorité peuvent tout faire basculer mais cela ne signifie par que le changement social dépende d'une transformation personnelle mais plutôt de l'engagement dans les mouvements sociaux, d'une information ou formule pertinente qui s'impose soudain à tous avec la force de l'évidence. Ce qu'il nous faut ce n'est pas tant un homme nouveau introuvable qu'un objectif clair, juste et motivant ainsi que la construction des conditions sociales de l'autonomie des acteurs et de leur participation au projet commun. Ce qu'il faut, c'est voir les choses en face et ne pas nous illusionner sur nous-mêmes. Si on a bien besoin d'une transformation personnelle pour réussir une transformation collective, ce serait de reconnaître nos erreurs et notre ignorance, accepter de faire notre auto-critique et sortir de notre bulle, mais c'est toujours le plus difficile et ne sera jamais acquis. Le destin de la psychanalyse est ici exemplaire d'une pratique subversive qui devient normalisatrice en s'institutionnalisant, le couvercle entrouvert retombant plus lourdement encore et l'analyse du transfert se retournant en réseaux transférentiels comme Lacan l'a montré dans sa "situation de la psychanalyse en 1956". Les transformations personnelles ne peuvent s'attaquer qu'aux "excès" et non déboucher sur une transformations systémique. Il faut retenir que les changements se font au niveau individuel sous l'influence d'une demande sociale, reliés à une transformation collective et la construction d'un monde commun, mais ils sont toujours fragiles et, surtout, il ne faut jamais se fier à la bonne volonté des pouvoirs.
Le logos est commun bien que la plupart vivent comme s'ils avaient une pensée propre
Parler avec intelligence consiste à s'appuyer sur ce qui est commun à tous.
Héraclite
C'est cette notion de boucle qui fait que le local et le global ne sont pas séparables. Le global va contraindre et même définir les agents locaux et, en même temps, les agents locaux sont les seuls responsables de l'émergence de la totalité.
Francisco Varela
La complexité, vertiges et promesses, Réda Benkirane, Le pommier, 2002

L'enjeu du concept de complexité est loin d'être seulement théorique ou scientifique, il est politique (libéralisme ou régulation), cognitif (scepticisme ou philosophie) et même vital (irresponsabilité ou principe de précaution) aussi bien dans les domaines économique ou écologique que médical. L'idéologie de la complexité et le scepticisme sont un obstacle à des réactions efficaces, tout autant que les idéologies dogmatiques ou la démagogie. Bien que son inscription dans la Physique constitue un progrès cognitif qu'il sera difficile d'oublier, le sommeil de la raison peut recouvrir encore sous de grands principes la place de l'ignorance dans le savoir. Il faudra du temps sans doute pour que cette nouvelle évidence pénètre les consciences et sorte des confusions précipitées qu'elle a provoquées d'abord. Les menaces écologiques n'attendent pas, hélas, ni l'urgence de nouvelles régulations sociales et d'une régénération de nos institutions. Les bonnes intentions ne suffiront pas, ni de changer nos consommations, ni de prendre ses désirs pour la réalité ou de "sauter comme des cabris", encore moins les violences extrémistes ou un volontarisme trop simplificateur. Le rôle de l'information dans la complexité de la vie doit nous inciter à le dire, à transmettre ce que nous en savons et formuler quelles sont nos finalités humaines, construire un projet collectif pour en tirer les conséquences politiques d'abord au niveau local, tout en continuant à scruter, avec inquiétude autant qu'espoir, les signes de l'avenir.





Annexe : Principes d'action en environnement complexe
On peut comparer les principes que Joël de Rosnay déduisait de la théorie des systèmes en 1975 avec ceux qu'un cabinet de conseil propose aujourd'hui pour gérer la complexité ou un spécialiste du management pour une entreprise écologiquement durable. On verra qu'ils se recoupent largement. Il faut d'abord admettre que l'information est la première des ressources des organisations apprenantes. Ensuite il faut faire preuve de pragmatisme, tenir compte des différentes temporalités, alternant de petits ajustements et des réorganisations globales (changement de paradigme, nouvelles pratiques). Il est important de raisonner par modèles et analogies ainsi que de donner toute sa place à la négociation en réduisant les coûts de transaction, mais il faut assurer aussi la reproduction et la durabilité de son environnement et de ses ressources.

- Les approches analytique et systémique (Joël de Rosnay, Le Macroscope)
 
Approche analytique
Approche systémique
Isole: se concentre sur le éléments Relie: se concentre sur les interactions entre les éléments.
Considère la nature des interactions. Considère les effets des interactions
S'appuie sur la précision des détails. S'appuie sur la perception globale.
Modifie une variable à la fois. Modifie des groupes de variables simultanément.
Indépendante de la durée: les phénomènes considérés sont réversibles. Intègre la durée et l'irréversibilité.
La validation des faits se réalise par la preuve expérimentale dans le cadre d'une théorie. La validation des faits se réalise par comparaison du fonctionnement du modèle avec la réalité.
Modèles précis et détaillés, mais difficilement utilisables dans l'action (exemple: modèles économétriques). Modèles insuffisamment rigoureux pour servir de base de connaissances, mais utilisables dans la décision et l'action (exemple: modèles du Club de Rome).
Approche efficace lorsque les interactions sont linéaires et faibles. Approche efficace lorsque les interactions sont non linéaires et fortes.
Conduit à un enseignement par discipline (juxta-disciplinaire). Conduit à un enseignement pluridisciplinaire.
Conduit à une action programmée dans son détail. Conduit à une action par objectifs.
Connaissance des détails, buts mal définis. Connaissance des buts, détails flous.

- Les dix commandements de l'approche systémique (Joël de Rosnay, Le Macroscope, p132) :

D'autres ont défini ces principes :
 
- Appréhender le management par les sciences de la complexité


- L'entreprise durable sur le plan écologique doit (Thomas Gladwin)

- supprimer tous ses rejets toxiques dans la biosphère
- exploiter les ressources renouvelables à un rythme égal ou inférieur à celui de leur renouvellement
- préserver au maximum la biodiversité
- chercher à restaurer les écosystèmes qu'elle a endommagés
- puiser dans les ressources non renouvelables, comme le pétrole, à une vitesse inférieure à celle nécessaire pour créer des substituts renouvelables offrant des services équivalents
- réduire constamment les risques et les dangers
- "dématérialiser" en remplaçant 1a matière, par l'information
- enfin, réviser ses processus et ses produits pour les concevoir sous forme de flux matériels cycliques, fermant ainsi la boucle des matières.



Le concept d'information
L'improbable miracle d'exister

Les écosystèmes
Henri Laborit, La nouvelle grille
Individu et société

Liens sur la complexité (en anglais) :
http://www.brint.com/Systems.htm
Liens sur l'autopoiésis (Maturana, Varela, etc.) :
http://www.informatik.umu.se/~rwhit/ReadingRoom.html
Une théorie libertarienne (critiquable) des utopies réalisables basées sur de petits groupes et un feed-back continu :
http://www.lyber-eclat.net/lyber/friedman/utopies.html
Jean Zin 01/05/03
http://jeanzin.fr/ecorevo/sciences/complexi.htm

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