Progrès, évolution et adaptation

1. L'idéologie du progrès, de l'adaptation individuelle et de l'auto-organisation

De nombreuses questions politiques sont déterminées par l'idée de progrès, par la conception dominante de l'évolution et de l'adaptation. Ce n'est pas nouveau et, contrairement à ce qu'on croit, c'est une question bien antérieure à Darwin. Darwin (1857) s'est ouvertement inspiré de Malthus (1799) et de Spencer (1855) mais les écrits fondateurs datent au moins de "la fable des abeilles" de Mandeville (1709). Il faut même remonter, comme le montre Polanyi (p152), à Defoe, auteur de Robinson Crusoé, qui publie en 1704 "Donner l'aumône n'est pas faire la charité" où la doctrine de l'élimination des plus faibles et de la destruction des solidarités sociales se réclame d'une loi naturelle, d'équilibre des populations et de survie du plus fort. Le darwinisme social précède la formulation d'une lutte de tous contre tous comme principe de l'évolution et du progrès, projetant ainsi sur le monde animal la nouvelle idéologie libérale du capitalisme naissant. C'est la construction d'une science sans conscience voulant décharger les dominants de toute morale, responsabilité ou remord, tout en désespérant les dominés de toute tentative de résistance, de toute possibilité de rétroaction au nom d'une évolution inéluctable et d'un progrès absolument désirable, "seul et vrai paradis" (Lasch).

Le savoir n'est rien d'autre ici que le langage du pouvoir, de la soumission à l'autorité, sous l'apparence usurpée de l'objectivité scientifique et la fausse évidence des faits. On peut dire que c'est une pathologie cognitive (maladie infantile de l'apprentissage) où le fanatisme du savoir refoule le négatif et la souffrance derrière une idéologie positiviste (positivante, refoulante et dogmatique). Tout progrès cognitif implique le dépassement de cette précipitation enthousiaste des nouveaux convertis dont les certitudes anticipées devront être soumises à une critique systématique, avec une vérification véritablement scientifique qui est le contraire des certitudes hautaines des idéologies scientistes ou des fantasmes de toute puissance d'experts techniques irresponsables. L'ennemi ce n'est pas l'ignorant, le souffrant, le dominé mais le semi-habile, celui qui se croit supérieurement éduqué, voire demi-savant, et se fait une raison de toutes les injustices au nom de faux savoirs, mais de véritables intérêts, comme le libéralisme des élites qui nous dominent du mépris des forts pour les faibles. Ce qu'il faut abattre c'est cette suffisance prétentieuse de fausse science, politiciens qui devraient savoir tout sur tout à notre place, arrogance du savoir au service du pouvoir qui ne peut se combattre qu'avec de véritables savoirs multipliant l'étendue de notre ignorance plutôt que de confortables préjugés ou des certitudes aveugles.

Il n'y a aucune différence entre cette nouvelle religion d'un progrès "naturel", immanent, d'une "main invisible du marché" (mana, Amon, âme du monde, dieu caché, providence) et les théories libérales de l'auto-organisation, de l'équilibre optimum des marchés, du laisser-faire, abandonnées aux causes extérieures, à la course de l'histoire qui nous emporte dans ses flots et dont il faut écarter tout ce qui voudrait s'y opposer ou pourrait freiner son cours aveugle. Il s'agit de la même prétention à rejeter toute finalité collective comme idéalisme au nom d'un matérialisme mécaniste réductionniste et individualiste qui nous réduit à notre immédiateté animale et corporelle ("La société n'existe pas" prétendait Tatcher et quelques autres, surtout américains). Ces théoriciens sont occupés à réfuter toute théorie au nom des faits, avec la prétention de confondre ce qui est avec ce qui doit être, justifiant ainsi toutes les inégalités "naturelles" et les situations les plus insupportables. La finalité de ces idéologues est de nous persuader qu'on ne peut opposer des finalités humaines au monde des causes qui est celui de l'entropie, de la destruction de nos conditions vitales alors que la vie n'existe qu'à résister à l'entropie et parer à l'imprévu en déterminant le présent par le futur, cause finale transformant l'effet attendu en cause. Le progrès supposé irrésistible du marché et du productivisme balaye toute tentative de projet politique et de préservation écologique accusés de fausser les règles d'un jeu qu'on n'a pourtant pas choisi ou de briser une complexité naturelle qui tend plutôt dans les faits à l'homogénéisation et au monopole.

Cette conception mécanique de l'évolution et de la vie est la négation même du vivant et du rôle qu'y joue l'information, la rétroaction, la reproduction, l'organisation et les diverses régulations. La confusion des phénomènes physique et biologique est la source de tous les sophismes du libéralisme individualiste, de l'auto-organisation et de l'ordre spontané qui reste un équilibre mécanique, un système dynamique sans conscience de soi ni capacités d'apprentissage. Ramener les phénomènes vitaux à de simples processus physiques d'équilibres dynamique ne devrait plus être possible pourtant depuis que Pasteur (ou Francesco Redi) a réfuté la génération spontanée. Il y a bien sûr des stabilités physiques, des processus auto-entretenus comme un fleuve qui se creuse, des émergences d'ordre, des structures dissipatives. Vouloir assimiler ces phénomènes si ordinaires avec une quelconque vie est tout simplement ridicule par rapport au caractère absolument exceptionnel de la vie. C'est véritablement revenir à la génération spontanée !

La vie est tellement exceptionnelle, en effet, qu'il n'y a jamais apparition de vie sinon à partir d'une autre vie, multiplication par divisions. C'est la base de la biologie et ce pourquoi l'évolution constitue un arbre généalogique par divisions successives des espèces (et leur extinction) qui remontent toutes à une origine unique. C'est une réalité massive à laquelle on ne peut pas échapper. Certes il n'y a aucun besoin de faire intervenir pour autant une quelconque "intelligence créatrice", complètement absente de processus biologiques où le hasard a une si grande place (l'extinction des espèces par exemple à l'opposée de tout plan préétabli). On peut même tout-à-fait admettre que l'apparition de la vie soit relativement inévitable lorsque les conditions planétaires s'y prêtent (à partir de bases carbones en milieu argileux, des cycles auto-catalytiques de l'ARN et de molécules combinant une extrémité hydrophile avec une extrémité hydrophobe constituant une membrane semi-perméable), mais il faut malgré tout pour cela quelques centaines de millions d'année... C'est un fait que toute vie connue a des composants carbonés lévogyres, une même base génétique, l'ADN, et des processus cellulaires identiques même s'il faut distinguer bactéries (procaryotes) et cellules à noyaux (eucaryotes). Les conditions de la vie sont effectivement hautement improbables, presque impossibles, car il faut une conjonction de nombreux facteurs qui en permettent la clôture et la reproduction, un équilibre dynamique entre stabilité et interactivité. La vie est un phénomène global qui ne peut se décomposer en éléments qu'une fois mort. L'objet de la biologie réductionniste n'est pas le vivant mais son cadavre.

Vouloir ramener la vie à des équilibres aussi triviaux que l'équilibre d'un marché est vraiment une stupidité pour ce qui apparaît plutôt comme un équilibre spéculatif borné au court terme et ne reflétant aucun optimum social (on ne prête qu'aux riches). Par contre, à partir de la compréhension du vivant comme reproduction et régulation, traitement de l'information et communication, interdépendances et apprentissage, nous pouvons nous organiser socialement pour améliorer nos vies, assurer notre autonomie individuelle et faire face aux imprévus collectivement, faire preuve d'intelligence collective et de capacités d'adaptation en étant toujours attentifs au caractère imparfait de toute information ainsi qu'au rôle irremplaçable de l'autonomie des acteurs, sans que cela ne nous empêche d'agir mais en se réglant sur les effets obtenus. Le principe de précaution est un principe vital de prudence mais surtout d'anticipation.

Toute tentative de reconstruire la logique du vivant à partir de l'individu, de l'autonomie ou même de la circularité comme le tente Varela, ne peut être que vaine, même si la circularité des phénomènes biologiques est essentielle, leur caractère auto-référentiel de boucle de régulation où les effets deviennent causes (rétroaction ou récursivité). Il faut maintenir contre Varela que le premier caractère de la vie est bien la reproduction et l'évolution ou l'apprentissage, la morphogenèse comme processus dans son interaction avec l'environnement, ses régularités et ses catastrophes. L'organisme n'est pas un système clos introduit dans un environnement étranger, il est le produit de cet environnement auquel il est intégré originellement.

De même l'individualisme n'a aucun sens en dehors d'une société, de la reconnaissance sociale et de valeurs communes, d'un sens commun qui n'est souvent que l'idéologie dominante du moment. Simondon fait de toute individuation une problématisation, singularité d'un processus pré-individuel, en relation donc à son environnement et sa dimension collective. L'intériorité est seconde, elle n'est pas originelle, poids d'une faute collective qui ne peut se résoudre individuellement mais nous renvoie à l'angoisse de notre impuissance. La singularité d'une prise de parole est bien rare contre le sens commun qui nous habite. Plutôt que de parler d'individus et de clôture sur soi, on devrait parler sans doute des corps comme "dividus", corps divisés sous le regard de l'autre, ainsi que d'ouverture à l'extériorité, de sensation, c'est-à-dire d'information et de réponse, d'action et de coordination.

Avec le vivant, on ne peut s'en tenir à la passivité, il faut expliquer l'activité vitale incessante qui se distingue effectivement, comme Varela y insiste avec raison, du fonctionnement d'un ordinateur par entrées-sorties, par instructions suivies d'exécution ou d'erreur, alors que pour un organisme on doit parler d'interactions, d'information suivie de rétroaction ou d'incompréhension. On n'est déjà plus dans un corps isolé (on est toujours au moins deux, et même trois, le rôle du tiers étant essentiel). La "clôture opérationnelle", présente originellement dans la membrane cellulaire, introduit l'unité à l'origine du vivant comme reproduction mais l'ouvre tout autant à la totalité de la biosphère, dans ses différents niveaux d'organisation écologiques avec lesquelles elle est en interaction. C'est la reproduction, la division qui donne forme à l'unité qu'elle multiplie et non l'unité auto-suffisante qui se mettrait à se reproduire sans raisons. La véritable révolution darwinienne n'est pas tant d'introduire une évolution sur laquelle Darwin ne peut rien dire ou presque, c'est une révolution ontologique qui change le sens de l'être puisque l'être n'est plus consistance ou stabilité mais reproduction, la capacité de reproduction d'un organisme assurant sa persistance dans l'être. A partir de là le darwinisme est le plus souvent purement tautologique, constatant que ce qui existe a trouvé les conditions de sa reproduction. Les néo-darwiniens vont jusqu'à prétendre que toute mutation a pour fonction un avantage de reproduction alors qu'il suffit qu'elle arrive à se reproduire, ce qui n'est pas du tout la même chose et n'enlève rien au fait que tout ce qui favorise la reproduction a toutes les chances de se reproduire mais la sexualité y introduit la capacité de séduction et l'échange d'informations en plus des contraintes du milieu. D'une certaine façon, la morale de Kant invoque les mêmes principes ontologiques pour les êtres de raison en exigeant que nos actes soient universellement reproductibles. L'introduction de la sexualité va intégrer pourtant la nécessité du changement et de l'adaptation au coeur de la reproduction elle-même, la reproduction sexuée constituant une amplification et une contamination des mutations bénéfiques ainsi qu'une production de diversité, réserves de hasard pour faire face à l'imprévisibilité de l'avenir.

Il est absolument primordial de distinguer les divers sens de l'autonomie et de l'auto-organisation qui peuvent avoir des sens complètement opposés car l'autonomie des marchés par exemple a pour contrepartie l'absence de toute autonomie politique et la perte de notre avenir, de même que l'auto-organisation peut signifier simplement que nous ne décidons pas de notre organisation et suivons docilement le mouvement. Il faut bien sûr souvent aller dans le sens de la circulation des flux (c'est une fonction de la police et du code) mais, d'un côté on appelle autonomie l'absence de responsable, de volonté, de finalité, de liberté de choix, alors que pour d'autres l'autonomie désigne au contraire la capacité d'une volonté propre, la liberté de choisir sa vie et l'affirmation d'un projet collectif indépendant. Il ne peut y avoir d'autonomie individuelle sans une protection collective, sans une reproduction sociale permettant de se projeter dans l'avenir et donc sans une autonomie politique donnant une capacité de réaction et de régulation à chaque niveau d'organisation collective. C'est ce que Amartya Sen (prix Nobel 1998) défend comme "développement humain". Malheureusement comme le remarque Canguilhem, la société n'est pas un corps, elle n'a pas sa finalité en elle-même et doit se construire sur un objectif commun.

Sans le savoir, nous vivons encore sur l'idéologie mécanique de Spencer, ce darwinisme social qui aboutit au génocide nazi après avoir justifié le colonialisme. On pouvait croire ces théories complètement déconsidérées alors qu'elles restent l'idéologie dominante du néolibéralisme, et, ceci, bien que les écrits de Spencer soient encore plus introuvables en France que ceux d'Hitler. Pour ce réductionnisme scientiste et individualiste appliqué aux sociétés humaines, c'est un mécanisme "naturel" de complexification qui est identifié au progrès, sans tenir aucun compte du rôle de l'information, des finalités et des rétroactions biologiques. Christopher Lasch insiste avec raison sur le fait que ce progrès infini s'oppose aux figures précédentes d'accomplissement d'une histoire sainte par l'absence de fin justement. Pour ces faux savants, c'est l'individu qui crée l'espèce, résumée à une collection d'individus indépendants, à leur performance immédiate.

Pourtant l'équilibre des populations ne résulte pas seulement des ressources disponibles et des prédateurs mais aussi d'une régulation hormonale de la fécondité par exemple ou de parades et d'intimidations (colères), c'est-à-dire par l'information plus que par la force ainsi que grâce aux capacités d'apprentissage, aux capacités excédentaires, aux capacités d'adaptation à long terme au-delà des enjeux du moment. Pas d'autre moyen sans doute de réfuter une idéologie de la sélection naturelle et de la compétition pour la survie ancrée si profondément dans nos inconscients, que d'aller y voir de plus près (on peut se référer aussi aux livres d'Albert Jacquard).
 

2. Sauts évolutifs et adaptation progressive des espèces

Les merveilles de l'évolution, Jean Chaline et Didier Marchand, EUD
voir aussi http://ase.ouvaton.org/evolgenetique.htm

Le livre de Jean Chaline et Didier Marchand permet de comprendre à la fois ce que l'évolution peut avoir de merveilleux, d'exceptionnelle, d'improbable, et les mécanismes réellement à l'oeuvre dans la différenciation des espèces ou la sélection adaptative qui n'est pas tellement individuelle même si elle passe inévitablement par les individus.

Comme je le soulignais dans "L'improbable miracle d'exister", le rôle de la contingence est décisif dans l'évolution de la vie : l'histoire de la Terre, des catastrophes planétaires ou localisées, des modifications de l'environnement, des radiations, de l'atmosphère et du climat. La vie se définit de se reproduire dans ce monde incertain, de s'adapter par régulations aux changements extérieurs et parer à l'imprévu, pouvoir réagir à l'information, dont la valeur tient à son improbabilité même, en développant ses capacités cognitives d'anticipation. Sans contingence pas de vie, encore moins d'évolution. Sans un avenir imprévisible, pas de prévisions encore moins de délibérations. L'intervention de la finalité dans la chaîne des causes, où l'effet devient cause et le futur détermine le présent, n'est paradoxalement qu'une conséquence du caractère inconnaissable et changeant de l'avenir, alors même qu'il dépend de nous et que nous pouvons l'orienter, partiellement du moins et sans pouvoir être assuré des effets de nos actions. La contingence de l'avenir constitue la liberté et l'activité vitale elle-même qui passe son temps à y répondre (par le nombre, la multiplicité des répétitions et combinaisons).

Ainsi, on peut dire que ce sont les niches écologiques laissées par les destructions massives dues aux catastrophes et changements climatiques qui favorisent l'évolution (destructions créatrices) par la multiplication de nouveaux organismes intégrant mieux le long terme et l'adaptation aux variations de température. Le niveau de radioactivité, des radiations cosmiques ou des variations de la protection magnétique terreste (lors de son inversion chronique), ainsi que la fréquence des chutes de météorites déterminent selon les périodes la plus ou moins grande rapidité des mutations génétiques. On pense aussi que chaleur et stress accélèrent les mutations viables et fertiles par l'intermédiaire de la protéine Hsp90, car, selon François Jacob,  l'évolution n'est pas due aux mutations mais à la duplication de segments d'ADN et à leur réassortiment (bricolage génétique). Il y a donc différentes temporalités de l'évolution comme il y a différents cycles, à court et plus ou moins long terme. Ces différentes temporalités favorisent des stratégies divergentes entre multiplication à court terme ou survie à long terme, extension territoriale ou complexification, productivisme immédiat ou bien investissement dans l'avenir.

Comme la plupart des phénomènes physiques, les processus biologiques sont soumis aussi à des contraintes d'échelle de caractère fractal, à tous les niveaux (ADN, neurones, bronches, ecosystème, etc.). Ce caractère fractal est attribué en général à ce qu'on appelle "attracteurs étranges", suggérant une attraction vers une finalité alors qu'au niveau physique on peut l'expliquer plus simplement par l'effet d'une force à longue portée qui rencontre des résistances locales qui la fragmentent. Le caractère fractal du vivant résulte d'une causalité inverse. En effet, la finalité reste une spécificité des organismes, force vitale qui se déploie et se ramifie, tendue vers sa source comme les plantes vers le soleil, pulsion qui cherche et se nourrit à mesure qu'elle progresse plutôt que force qui s'amortit et se fractionne.

La spécificité de la vie est telle, son caractère si exceptionnel que l'origine de la vie est unique et que tous les organismes vivants descendent de la même origine, se diversifiant au fur et à mesure en différentes branches, différentes espèces. Répétons-le, il n'y a pas de génération spontanée, pas plus que de self made man, mais seulement reproduction ou évolution à partir d'une cellule préexistante. Il y a bien sûr un saut évolutif important avec l'apparition des cellules eucaryotes (cellules à noyau c'est-à-dire possédant une membrane contenant tout le matériel génétique sous forme de chromosomes) à l'origine du foisonnement de formes du vivant, par rapport aux procaryotes (bactéries, sans noyaux) si envahissantes, résistantes et souples mais finalement peu évolutives, moins audacieuses et inventives que les cellules à noyau dont l'ADN est plus complexe et plus instable, surtout lorsque la sexualité en multiplie les combinaisons (selon La Recherche de mars 2003 il se pourrait même que les eucaryotes aient précédé les procaryotes, résultant de la dégradation du noyau sous l'effet de la chaleur). Malgré ces différences essentielles, le code génétique est bien universel, comportant 4 molécules de base : adénine, thymine, cytosine, guanine, désignées par leurs quatre lettres (ATCG) et associées par 3, constituant ainsi des "codons" : "Ce code génétique à quatre lettres est universel. De plus, il existe un "codon" initiant le début de la lecture (ATG) et trois codons initiant son arrêt (TAA, TAG, TGA)". C'est très étonnant et très proche des transmissions informatiques (XON, XOFF) ou des commandes d'un modem (commande "AT" initiant le dialogue et signifiant "Attention", auquel le modem répond "ok"). Il n'y a pas de doute qu'on entre avec la vie dans le monde de l'information et de la communication, de la capacité de répondre à un signal et d'une reproduction à l'identique, ainsi que la capacité de se tromper car on n'est pas là dans le mécanique mais dans un processus dynamique dirigé où l'aléatoire des rencontres de protéines avec leur "récepteur" garde un grand rôle. "La vie est ce qui est capable d'erreur" disait Canguilhem.

Les dernières découvertes semblent indiquer que, contrairement à ce que prétendent les auteurs, il soit bien possible de provoquer des modifications de l'ADN à partir de l'ARN. C'est donc la porte ouverte à une certaine "transmission des caractères acquis" puisque certaines modifications génétiques provoquées par l'environnement (au moins l'expression ou l'inhibition de gènes) pourraient se transmettre à la descendance. Il n'est pas question d'en faire le principal facteur évolutif en revenant au lamarckisme le plus naïf. Il est de bonne méthode d'éliminer d'abord cette hypothèse pour comprendre les mécanismes de l'évolution par l'embryogenèse et la viabilité locale, mais cette purification théorique ne peut être complète. Il y a un reste. Certains caractères acquis peuvent se transmettre, mais il faut y voir surtout une possibilité de régulations impliquant les enfants ou petits-enfants (un grand-père obèse favoriserait le diabète des petits-enfants, des parents affamés favoriseraient des enfants économisant leurs ressources, simples exemples à confirmer). Régulations sans doute marginales mais dont le rôle ne peut être négligé et qui devraient être mieux étudiées. En tout cas, "l'action des gènes est régulée : ceci est fondamental" p47.

Pour les animaux, les sauts évolutifs mettent en jeu l'embryogenèse et donc les gènes Hox (gènes architectes, homeobox), déterminant le plan d'organisation de l'organisme, l'ordre d'expression des gènes, le déplacement des organes. Pour les plantes le groupe de gènes homeobox est appelé MADS-box (les champignons possèdent à la fois Hox et MADS-box). Les anomalies des gènes Hox expliquent qu'il puisse y avoir des mouches avec des pattes à la place des antennes par exemple. Ainsi, comme Geoffroy Saint-Hilaire l'avait constaté, "la structure générale d'une mouche est l'inverse de celle d'une souris", la carapace extérieure étant devenue squelette intérieur. Toute une série d'évolutions modifient aussi tout simplement les horloges du développement, que ce soit par miniaturisation, gigantisme, rajeunissement ou bien au contraire l'accélération de la maturation. Convergences et parallélismes d'évolution sont autant liées aux modifications de l'environnement qu'aux potentialités générales communes des gènes Hox.

Enfin, les phénomènes de mimétisme et de camouflage, de coévolution et de symbiose manifestent l'interdépendance des espèces et le rôle de la circulation de l'information et de l'énergie dans leurs différenciations ou évolutions. Selon certaines théories "une espèce est condamnée à évoluer pour rester en place au sein de communautés d'espèces, sinon elle sera éliminée et remplacée par une autre", alors que pour d'autres "dans un environnement stable, le taux d'extinction devrait être nul ". En fait, il semble que les deux phénomènes se vérifient selon les circonstances. En tout cas, l'interdépendance et la symbiose sont absolument essentiels, avec les bactéries en premier lieu, indispensables à notre survie, notre digestion par exemple mais surtout les mitochondries à l'intérieur des cellules eucaryotes. Il y a bien d'autres exemples remarquables comme la symbiose entre insectes et fleurs, culminant avec les orchydées. Tous les organismes vivants participent aux cycles écologiques, ce n'est pas seulement une question d'équilibre mais bien de circuit, de recyclage, et la disparition d'une espèce perturbant le circuit énergétique peut mettre en péril d'autres espèces, pouvant conduire ainsi à des extinctions en chaîne, voire à des extinctions de masse.

Depuis son apparition il y a trois milliards huit cent millions d'années, la vie a évolué en de multiples branches qui constituent l'arbre de la vie actuelle, la biosphère, rassemblant plusieurs millions d'espèces et des milliards d'individus.

Pourquoi la vie a-t-elle évolué ? Tout simplement parce que les molécules qui renferment les informations du patrimoine des organismes, l'ADN, ont acquis spontanément, par leur nature physique, la propriété de se reproduire, de se dupliquer. Mais comme cette reproduction de l'information ne se fait pas toujours à l'identique, cela provoque des mutations. La vie a évolué à la fois par le hasard de ces mutations et les nécessités des contraintes du vivant [...] La vie est un compromis entre la mécanique implacable de la répétition de ses patrimoines génétiques et l'histoire de ses environnements, fort contraignants eux aussi. L'évolution des espèces est donc contingente puisque le poids de l'histoire y joue un rôle aussi important que sa propre logique interne. elle dépend de tous les événements antérieurs qui se sont produits au cours de son histoire. p5

Lors du changement drastique des conditions physiques, le rôle de la sélection naturelle est décuplé. Elle ne se manifeste plus seulement au niveau des individus, mais aussi à l'échelle des biotopes et des écosystèmes, c'est-à-dire de l'ensemble des espèces vivant dans un environnement donné. Les décimations qui en résultent indiquent que tous les individus, forts ou faibles, disparaissent. La sélection naturelle n'a pas le temps de trier les individus qui, par hasard génétique, sont les plus aptes à survivre dans un milieu où les conditions externes fluctuent, où les règles sont changées. Ce n'est plus la loi du plus fort qui triomphe, c'est celle du hasard génétique. 193 [biodiversité, on a toujours besoin d'un plus petit que soi]

En conclusion, le rôle de la sélection naturelle est double. Dans le cas de l'évolution graduelle d'un caractère comme l'accroissement de hauteur des dents de rongeurs, la sélection naturelle canalise le changement en fonction des paramètres de l'environnement [...] Mais dans le cas de l'apparition brutale d'un caractère, le résultat de la sélection naturelle est simplement un label de survie, même si on a coutume de dire que les espèces s'adaptent à leur environnement. Un caractère neutre au moment de son apparition peut se révéler soit positif, soit négatif à l'occasion d'un changement significatif des paramètres de l'environnement. 195

On peut ainsi dire que certains animaux ont des corps très bien adaptés à leur milieu, comme les dauphins ou les souris sauteuses. Mais cela n'empêche pas d'autres animaux, bien moins adaptés, de survivre sans grand problème dans leur environnement. L'important est que la sélection naturelle soit neutre vis-à-vis de leur survie [...]  Enfin les espèces sont non seulement en interaction avec les paramètres de leur environnement physique, mais elles sont aussi en interaction avec leur environnement biologique. 230

L'évolution ne se confond pas complètement avec l'adaptation qu'on devrait plutôt appeler aptation, aptitude acquise, selon S.J. Gould (il y a bien création d'informations et d'organes par bifurcation ou perte de redondance, spécialisation). Darwin lui-même était perplexe devant la roue du paon dont l'esthétique chatoyante en faisait une proie facile. Ce n'est donc pas toujours la survie des plus forts, ni des mieux adaptés ! La nécessité immédiate ne règne pas en maître absolu mais la part de contingence reste importante, essentielle même puisqu'à l'évidence il n'y a aucun plan préconçu. La vie se sauve par ses marges et couvre toujours un large spectre pour avoir une chance de survie. L'imprécision de ses lois est constitutive d'une stratégie vitale qui répond à l'incertitude du monde, l'impossibilité de prévoir le temps qu'il fera ni les événements plus ou moins catastrophiques qui bouleversent les équilibres. La robustesse d'un système implique une sorte de surcapacité, de fonctions inutiles, ou libres, qui peuvent être activées dans d'autres circonstances. La générosité de la nature est indispensable à la survie de quelques oeufs qui doivent être pondus par milliers, voire par millions. Il y a bien une nécessité de réponses diversifiées, assurées par la biodiversité et l'évolution des espèces par dérive génétique. Une adaptation stricte entraînerait une disparition totale en cas de transformation brusque de l'environnement, laissant le terrain à des organismes moins rigides. Il ne peut donc être question de sélection des plus aptes à court terme, dans une lutte à mort et sans merci. La "sélection naturelle" n'est qu'un test de viabilité après-coup et n'a rien à voir avec la sélection artificielle par élimination des caractères non conformes. Les "monstres prometteurs" sont essentiels au contraire à l'évolution. La survie à long terme s'oppose ainsi complètement à l'obsession libérale de compétition, d'amélioration de la productivité et d'amélioration de la race supposant à chaque fois une stricte adaptation aux conditions immédiates, et donc un environnement figé, ou bien un progrès linéaire (le "mauvais infini" pour Hegel, prolongation illusoire d'une tendance actuelle, ignorant le caractère dialectique de l'histoire, ses retournements, l'intervention d'une négation active). Ce qui limite l'optimisation biologique, c'est donc le caractère imprévisible et catastrophique de l'avenir, caractère pourtant à l'origine même de la vie comme reproduction, face à l'imprévu, ainsi que de l'évolution, qui n'ont décidément rien à voir avec une simple mécanique.
Lorsque le nouvel organe apparaît par saut adaptatif et permet une nouvelle fonction, la sélection naturelle n'a plus le même rôle. Elle lui donne d'abord son label de survie, et pourra ensuite, éventuellement, façonner, améliorer, ce nouveau caractère et donc cette nouvelle fonction ! L'aptation est la possibilité de faire quelque chose d'autre avec un organe donné. L'adaptation serait plutôt de ne pouvoir le faire qu'avec une particularité morphologique ou physiologique stricte. Ce complet retournement de conception est permis grâce aux nouvelles données de la biologie du développement. 202

Les convergences son essentiellement le fait de la sélection naturelle puisqu'elles touchent des représentants de groupes apparentés vivant dans le même type d'environnement. Elles montrent le poids important et contraignant que le milieu joue dans la forme des animaux au travers de la sélection naturelle, qui favorise et sélectionne les morphologies les plus efficaces pour survivre. Mais les convergences impliquent aussi l'existence de potentialités génétiques générales communes, en relation avec des gènes de construction. 225

Il est amusant de constater que la théorie de l'évolution évolue elle-même, à peu près tous les 50 ans, comme les cycles de Kondratieff, par changement de générations puisqu'il semble qu'il soit très difficile de changer de paradigme théorique. Les anciennes théories ne sont pas vraiment réfutées mais leurs partisans finissent par mourir, alors que les nouvelles générations adoptent les nouvelles conceptions.

"Une nouvelle vérité scientifique ne triomphe pas en convaincant les opposants et en leur faisant entrevoir la lumière, mais plutôt parce que ses opposants mourront un jour et qu’une nouvelle génération, familiarisée avec elle, paraîtra." 
Max Planck
On ne peut plus s'en tenir désormais à une vision mécanique à court terme de l'évolution, ni à une conception linéaire du progrès. La disparition des dinosaures laissant place aux mammifères a valeur de réfutation d'une prétendue "sélection naturelle" des plus forts, de même que l'existence de l'homme démontre que l'adaptation à un environnement spécifique n'est pas la meilleure stratégie à long terme. L'importance de la biodiversité, des interdépendances et de l'imprévisibilité de l'avenir doit nous mener à une conception plus écologiste, intégrant les équilibres globaux et les enjeux à long terme, le caractère central du jeu et le détour de l'apprentissage au-delà d'une optimisation immédiate.

L'idéologie de l'évolution comme mécanisme aveugle, naturel, créateur de complexité et d'un ordre spontané ne peut plus être raisonnablement soutenue alors même qu'elle continue à justifier la barbarie néo-libérale, le cynisme des dominants, leur mépris de la misère, l'élimination des pauvres et des perdants, après avoir déjà servi de caution "scientifique" au racisme biologique ("conception bouchère de la filiation" comme dit Legendre), à l'eugénisme et au nazisme dans toute leur horreur. Ce matérialisme réductionniste individualiste dogmatique et borné ne veut croire qu'à ce qu'il voit, aux corps visibles et non aux relations invisibles entre les corps, aux forces physiques et non aux informations ou même aux signes biologiques. C'est une façon paradoxale de mobiliser toutes les ressources de l'esprit contre lui-même en privant le savoir de toute effectivité, scepticisme occupé à refouler toute vérité au lieu d'essayer de s'en rapprocher pas à pas. Il y a pourtant rarement compétition pour l'espace vital dans la nature, sauf lorsque des hommes, ou quelqu'autre catastrophe, perturbent les équilibres locaux. Il y a beaucoup de compétitions mais qui mènent rarement à l'élimination du concurrent, constituant des hiérarchies dont le rôle est de minimiser les conflits. On assiste plutôt à des régulations aux marges, au maintien des frontières d'une "chaîne alimentaire" où les carnassiers dépendent complètement des herbivores comme ceux-ci dépendent de la flore et du climat. Il y a certes beaucoup de pertes et de hasards mais la circulation de l'information (cris, parade, odeurs ou régulations hormonales) est aussi importante que la circulation de l'énergie, le vivant se caractérisant par la capacité de traitement de l'information et de réaction conditionnelle réglée sur ses effets, tout le contraire justement d'un mécanisme aveugle.

Le progrès de la Science consistant à se corriger et même se contredire au moins autant que d'accumuler les savoirs, il n'y a pas meilleure réfutation du scientisme et de l'idéologie scientifique que les derniers développements des sciences et l'amélioration de la précision de nos connaissances. Il y a bien sûr encore beaucoup de "progrès" à faire ! Il faudrait ainsi réintroduire la notion de finalité dans la biologie, débarrassée de tout son arrière plan théologique comme simple causalité réglée sur son effet (pilotage, cybernétique, thermostat, direction par objectif) à l'opposé de tout plan divin absolument introuvable et même contradictoire au niveau biologique (ce n'est pas un mécanisme ni une programmation). Nous avons vu qu'il fallait aussi réintroduire une dose de lamarckisme, de transmission des caractères acquis, au moins comme régulation transgénérationnelle, sans tomber dans l'obscurantisme pour autant. Cependant, le plus décisif, c'est de comprendre que l'évolution a changé de terrain depuis l'apparition du langage accélérant la transmission des connaissances, leur amélioration et leurs combinaisons, en nous faisant passer à l'histoire. Ce ne sont plus les lois biologiques qui s'appliquent alors, mais celles de la morale, de l'échange et de la parole donnée. Avec la génétique nous entrons même complètement dans le post-darwinisme. C'est au moment où il n'y a plus de sélection naturelle mais seulement un déchaînement des finalités humaines perturbant tous les équilibres qu'on voudrait nous persuader qu'il n'y a que des causes sans fins.

L'évolution passant de l'adaptation génétique à l'apprentissage épigénétique puis au progrès historique des sciences et des techniques, on peut donner un sens à l'histoire comme développement des capacités cognitives, c'est-à-dire des capacités de prévision à long terme, des capacités d'anticipation, de projection dans l'avenir et de préservation de ses menaces, capacités de traitement de l'information et de réaction, de réponse, d'initiative. L'anticipation se fonde toujours sur une mémoire où le passé se totalise et se projette dans l'avenir. L'évolution se construit comme mémoire des ruptures écologiques, construction à partir de ce qui précède, qui ne repart jamais à zéro mais qui dépend du chemin déjà parcouru. Avant même le déchaînement des sciences, le caractère cumulatif de la mémoire, décuplé par l'écriture, comporte déjà l'idée de progrès. Le sens de l'histoire est bien celui de l'accumulation des savoirs et de la "réalisation du réalisant", cependant cela n'a rien d'un progrès linéaire puisque c'est au contraire la capacité d'apprendre ce qu'on ne savait pas et de prévoir les ruptures du temps, de prendre ses distances, de changer de point de vue ou de s'opposer au cours des choses. On passe ainsi de l'entropie du temps physique à la durée biologique pour aboutir au projet humain tourné vers l'avenir mais la sexualité est déjà l'intégration du changement et de l'adaptation dans la reproduction. Il n'est donc pas question de s'abandonner à un prétendu progrès qui se ferait sans nous, ni à l'entropie d'une économie qui n'est pas durable, alors qu'il faut investir dans l'avenir, se soucier des générations futures, des limites vitales, des équilibres globaux, de la biodiversité, des conséquences de nos productions et des catastrophes prévisibles.

Il n'y a aucun sens à précipiter notre perte au nom de prétendues lois naturelles, pas plus qu'à perdre nos libertés au nom du libéralisme ou bien à sacrifier notre avenir aux exigences d'une productivité à court terme. Le progrès de l'humanité n'est pas déjà écrit, comme s'il pouvait se faire sans nous et même contre nous, alors qu'il dépend de ce que nous en ferons, de notre capacité de résistance et d'anticipation ainsi que de correction de nos erreurs. C'est parce que notre avenir est menacé, qu'il n'est pas assuré par un progrès inéluctable, que nous en sommes responsables. Nous devons tenir compte des informations en notre possession, en étant bien conscient de leur imperfection, pour régler notre action sur ses effets, passage de l'histoire subie (l'évolution) à l'histoire conçue (apprentissage, régulation, précaution), de la question de nos origines à celle d'un projet collectif. La dignité du citoyen, qui fait de chacun de nous, pauvres mortels, l'égal des dieux, était déjà pour Aristote de "décider des futurs". L'évolution, désormais, c'est nous, et il dépend de nous que ce monde devienne plus durable et plus humain, l'humanité sera ce que nous en ferons. C'est le sens de notre existence, notre responsabilité historique, la mémoire de l'avenir que nous devons nous approprier en l'intégrant dans notre organisation, que ce soit au niveau des objectifs, des moyens, des échanges ou des normes.
22/02/03
Jean Zin - http://jeanzin.fr/ecorevo/sciences/evolutio.htm

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