1. Croissance, développement, investissement : retrouver des finalités humaines
Impossible d'empêcher la confusion des
mots, leur détournement, leur perte de sens et devant les conséquences
de l'aide au "développement", les dévoiements d'un prétendu
"développement durable" de pure façade, la mode est de tout
confondre, développement et croissance avec le capitalisme lui-même.
On ne manque pas d'arguments pour cela, cette dénonciation
politique du développement s'imposait donc mais cela n'est pas une raison pour ignorer ce qui différencie
les concepts au-delà des réalités qu'ils servent à
couvrir.
Dans l'étude des écosystèmes, on distingue clairement
ce qui relève d'une croissance purement quantitative (la multiplication
de bactéries par exemple) et ce qui relève du développement
par complexification, différenciations internes (division du travail),
constituant une optimisation énergétique par l'occupation de
toutes les niches écologiques. D'un point de vue écologique,
s'il est évident qu'on ne peut généraliser notre mode
de vie et supporter une croissance quantitative sans limites, le développement
local est d'autant plus nécessaire et souhaitable. Reste à
savoir de quel développement on parle. Il ne suffit pas de dire qu'il
est durable sous prétexte qu'on a créée une taxe supplémentaire
sur le pétrole sans arrêter le pillage de nos ressources ni les
pollutions.
On ramène toujours le développement à des
histoires d'argent, de marchés, aux instruments de mesure biaisés
comme le PIB. Oui, le terme est dangereux, galvaudé, trop ambigu.
Il n'empêche qu'un développement humain et local est possible,
un "développement rural" qui soit une alternative au capitalisme,
à sa logique folle de croissance qui nous précipite vers notre
perte. La croissance reste la religion générale, hélas,
et il n'est vraiment pas facile d'avoir une critique audible d'une croissance
attendue par tous comme un cadeau des dieux, ne serait-ce que fiscalement
! Il n'est pas sûr qu'à être plus radical verbalement
on soit mieux entendu. On ne rayera pas d'un trait l'économie existante.
Il ne suffira pas non plus d'y résister, de la réduire un peu
aux marges, nous devons affirmer plutôt qu'un autre développement
est possible, au niveau local et régional.
Après avoir défendu la notion, la possibilité, la nécessité
d'un développement alternatif, il faut bien avouer que c'est malgré tout un terme
non seulement vague mais vide de sens, purement descriptif. Un simple développement
signifie une évolution qui se fait sans nous, dont nous sommes les
spectateurs passifs, alors que nous devons prendre notre destin en main.
En effet, la question n'est pas tant celle d'un développement plus
ou moins durable, ni même d'une "décroissance soutenable", mais
bien de savoir ce qu'on veut et ce qu'on fait. Ce qu'il faut, c'est substituer
à une direction aveugle par l'économie et les "lois du
marché", des objectifs humains, politiques ou écologiques, retrouver des finalités humaines qui donnent sens à
notre vie sociale, substituer le point de vue à long terme de l'investissement
humain à une mesure de la productivité à court terme,
substituer nos finalités aux causalités subies, à la
modernisation ou la croissance comme unique horizon.
Il ne s'agit donc pas d'un problème technique ou simplement économique d'optimisation des flux
et des ressources, ni même de communication mais bien de notre implication
dans une finalité collective. C'est la condition des indispensables
mécanismes de rétroaction impliquant les acteurs et usagers.
Le système ou l'économie ou les marchés, c'est
ce qui reste quand la société a perdu sa raison d'être,
ses prétentions politiques, quand elle n'est plus humaine et n'a
plus de sens. Les systèmes politiques sont sans doute des modèles
de système, d'architecture des pouvoirs, et pourtant la politique est d'abord sens (unificateur),
théorie de la société, représentation, idéologie, mobilisation
collective plus que système fonctionnel ("l'intendance suivra" disait Napoléon).
C'est bien un système, mais qui a de la réserve, de l'énergie
qui peut être mobilisée par des mots. Cela fait de la politique
le domaine clé de l'économie. Amartya Sen a bien montré que l'approvisionnement
des populations dépend de caractères politiques et que les
famines ne se produisent jamais lorsque les dirigeants partagent le sort
des dirigés. Ne partageons-nous pas tous le même sort humain,
le même destin planétaire et plus ou moins dramatiquement les
dérèglements du climat ? Nous devrons apprendre à maîtriser notre destin, sauver l'avenir et mieux
vivre ensemble. Si la question est d'abord politique, il faudra bien aussi changer de logique économique.
2. Le développement local et humain
Ce n'est pas en changeant nos consommations que nous
pouvons construire une alternative, ni en faisant de la morale, mais en changeant notre mode de production
qui détermine nos modes de consommation. L'alternative à
la globalisation financière n'est pas une globalisation politique
immédiate mais une reterritorialisation du tissus économique
et de la démocratie. S'il faut améliorer les régulations
internationales, l'alternative à la globalisation est ici et maintenant
la relocalisation de l'économie, ce que j'appelle le développement
local et humain mais qu'on peut appeler aussi le développement rural,
ce qui n'est pas exclure les villes mais vouloir les déconcentrer,
les décongestionner en s'écartant du modèle industriel.
Il faut bien comprendre qu'on ne peut attendre une alternative globale, un
changement par le haut, non seulement parce que les conditions politiques
en sont introuvables mais surtout parce qu'il faut changer de mode de production
et pas seulement l'améliorer à la marge. La construction d'un
nouveau mode de production ne peut être immédiat, réalisé
sur ordre politique, mais doit être inévitablement lente et progressive,
croissant et se développant au sein de l'ancien mode de production
à partir d'initiatives locales. Ce n'est pas la seule raison.
Si notre but est bien de réinsérer l'économie dans le
social, ne pas dépendre de marchés financiers lointains mais
pouvoir organiser sa vie, c'est une économie territorialisée
qu'il faut reconstituer, municipalisée ou régionalisée
comme autrefois on nationalisait. L'économie plurielle doit refaire
coexister économie publique et privée. La nation n'est plus
le niveau pertinent d'organisation économique, un même pays
abrite des régions défavorisées et des "régions
qui gagnent". Pour éviter une "délocalisation" d'une région
à l'autre il faut s'ancrer dans un territoire régional. Loin
d'être une utopie le développement local est déjà
la source principale de richesses. Il faut en faire une véritable
alternative à la globalisation marchande et au capitalisme qui commence
pour Braudel avec l'éloignement des financiers, leur déterritorialisation.
Ce que nous devons construire, c'est une économie insérée
dans son environnement, à taille humaine et constituée de rapports
de face à face, une économie du territoire et donc une économie
rurale. Ces alternatives locales ne viendront pas d'ailleurs, c'est à
nous de les inventer maintenant. Les difficultés à vaincre
sont locales.
Développer une alternative au capitalisme, c'est surtout développer
une alternative au salariat, au travail dépendant du capital et mesuré
à sa productivité immédiate ou sacrifié au profit
des actionnaires. On ne peut faire comme si la transformation du travail
n'avait pas déjà eu lieu, exacerbant la contradiction des nouvelles
forces productives, intellectuelles et coopératives, antinomiques
avec les rapports de productions capitalistes, salariaux et concurrentiels.
Le salariat est déjà attaqué de toutes parts, alors
même qu'il se généralise, avec pour résultat d'étendre
la précarité partout. Il s'agit donc d'abord de donner un nouveau
statut au travailleur,
qui ne soit plus soumis au capital, et bénéficie d'un revenu
garanti ainsi que de toutes les protections sociales sans dépendre
d'entrepreneurs privés aléatoires et changeants.
Pour
cela on peut créer dès maintenant des structures locales d'échanges, de formation et de
valorisation des talents de chacun, capables d'assurer un revenu garanti
ou bien un emploi protégé à tous. La diversité des situations doit susciter une diversité des
réponses ainsi que des initiatives, mais il est possible dès maintenant
de créer des coopératives municipales de valorisation
des talents et des échanges locaux, utilisant une monnaie locale
genre SEL et permettant, au moins dans les grandes agglomérations,
de garantir un revenu à tous ceux qui s'y inscrivent, sans exiger
aucune contrepartie mais en offrant l'accès à différents
services pour développer une activité (formation, conseil,
gestion, secrétariat, financement, commercialisation). Bookchin a légitimement insisté sur le fait que des
coopératives indépendantes sans soutien municipal étaient
soumises aux contraintes du marché et de la rentabilité immédiate,
ne pouvant dès lors que se normaliser ou disparaître, alors que le caractère
public de la structure permet de créer un marché unifié
au niveau local et d'y introduire une "démocratie de face à
face". L'essentiel est de laisser toute liberté aux membres de la coopérative,
ne pas tomber dans une organisation bureaucratique du travail ou l'exigence
de rentabilité à court terme. Il s'agit surtout d'abriter des
activités autonomes, un nouvel artisanat qui ne serait pas viable
économiquement en indépendant, mêlant programmeurs,
intellos précaires, intermittents du spectacle, formation, nouveaux services,
avec les exclus du salariat.
Il ne s'agit pas de prétendre que ces coopératives municipales
seraient une solution définitive et sans problème. La priorité
est de donner un abri contre l'insécurité, ne plus laisser
les gens tout seuls et sans moyens. C'est un soutien individuel qu'il faut
apporter à chacun, une médiation nécessaire pour que
l'information atteigne sa destination, tout le contraire d'un travail forcé,
des "ateliers nationaux", mais l'organisation et les compromis doivent faire
l'objet d'une discussion démocratique et d'un consensus local, c'est
le plus difficile bien sûr. C'est là qu'il faudra combattre
pied à pied la tentation du contrôle, du clientélisme
et de la contrainte, non seulement abjecte mais contre-productive quand il
s'agit d'une production de soi qu'on ne peut évaluer à court
terme. Le monde hélas est loin d'être parfait, il ne faut pas
sous-estimer les obstacles, les conflits, les ambitions si on veut avoir
une chance de les dépasser.
On peut envisager aussi des sociétés anonymes territorialisées
bénéficiant d'avantages fiscaux en contre-partie de l'intervention
publique dans la gestion et de la garantie d'emploi des salariés.
Une partie au moins du financement devrait être assuré par un
actionnariat local et protégé (rendement garanti). C'est l'équivalent
des nationalisations minoritaires, au niveau local, le but étant d'avoir un actionnaire
qui ne soit plus anonyme mais un actionnariat de face à face qui n'est
déjà plus le capitalisme soumis au marché financier.
Tout ceci n'est qu'une phase transitoire, préparatoire, expérimentale.
C'est le monde qu'il faut sauver du productivisme capitaliste et pas seulement notre
petit coin, mais il faut bien commencer quelque part et sans plus attendre.
Pour que cela ait un sens et soit "durable", il faut arriver à créer
des circuits alternatifs d'entreprises alternatives (commerce, finance,
production), utiliser la mise en réseau, montrer que le secteur non
concurrentiel est plus adapté que le secteur marchand au développement
de la coopération intellectuelle et créative, investir les champs culturel et informatique, mais rien ne se fera
tout seul, c'est une bataille à gagner, un projet à réaliser qui dépend de chacun.
3. L'investissement dans la personne : l'avenir retrouvé
Outre le fait que la garantie du revenu ne peut rester
au niveau municipal et devrait être prise en charge au niveau national
et même européen, il ne faut pas se camoufler la difficulté
de mise en oeuvre d'une telle politique de développement humain
qui ne juge pas les personnes au profit immédiat qu'on peut en tirer
mais investit dans le développement des capacités et la liberté
de chacun (pour le plus grand bénéfice de tous). Comme tout
changement de logique, celui-ci rencontre des blocages idéologiques violents.
Alors qu'on avait fini par se persuader qu'on vivait dans une concurrence
généralisée de tous contre tous, voilà qu'il
faudrait admettre une coopération généralisée
où chacun s'enrichit de la différence des autres ! et surtout
où certains semblent payés à ne rien faire pendant que
d'autres se tuent au travail. Tout cela paraîtra donc bien utopique
alors que c'est plutôt le libéralisme productiviste qui est invivable et complètement irréaliste.
On ne réclame d'ailleurs ici que l'extension des droits de la personne aux droits
sociaux, aux moyens de vivre. C'est le passage des droits abstraits à la réalisation
d'un droit effectif à l'existence. Le premier des droits concrets
à l'existence est bien un revenu garanti, la première liberté
est l'autonomie financière (de la femme notamment). Il faut que les
"libéraux" abandonnent la conviction qu'il faudrait être affamé
pour travailler alors qu'il vaut mieux bien sûr être en possession
de tous ses moyens et même pouvoir les développer ! C'est un
changement complet de logique par rapport au salariat classique, la productivité
à court terme, l'exploitation, puisqu'il s'agit désormais
d'investir dans la personne sur le long terme, de développer ses
capacités sur toute la vie. Ce n'est plus une logique de redistribution
mais bien d'investissement.
Afin de concilier la nécessité d'un revenu garanti avec
le besoin d'une activité sociale, ce revenu doit pouvoir être
cumulable avec un travail jusqu'à un certain seuil au moins, mais intégré
dans le revenu imposable. Il faut joindre encore à ces droits élémentaires,
un droit à l'initiative économique (pas à la façon
faussement naïve des libéraux), un droit à la valorisation de nos talents,
élargissant au plus grand nombre ce qui est réservé
pour l'instant aux héritiers des bonnes familles. Plus généralement,
il faut défendre un droit à l'assistance mutuelle, au soutien,
au conseil, à la formation. Contrairement à l'idéologie
individualiste voulant qu'on sache tout faire, non seulement avoir un véritable
savoir faire mais encore savoir le faire savoir, il faut défendre une bonne
division du travail entre technique et communication, création et
marché, favoriser la complémentarité des compétences (l'artiste ne peut être son propre imprésario).
On était habitué à la prédominance du passé,
de l'héritage et d'un revenu qui dépendait d'abord du capital
accumulé par une lignée familiale, époque du sacré
et de l'or, puis c'est la productivité immédiate (marginale)
de notre travail individuel qui semblait justifier les écarts de salaire,
époque du Droit et de la monnaie de consommation, du fordisme, d'un
modernisme absorbé par le présent et le nouveau. Désormais
il nous faut regarder l'avenir, investir dans la formation et un destin
commun, temps des projets et des cartes de crédit dans un monde globalisé
et une économie cognitive. Il nous faut comprendre pour cela que la
vie n'a de sens qu'à s'inscrire dans une histoire collective, une
continuité des générations. Quel avenir voulons-nous
pour nous tous et nos enfants?
Un changement si considérable de logique n'est pas sans précédents
mais ne peut être décrété, même démocratiquement.
Il n'est possible qu'à être imposé concrètement
par les besoins en formation de l'économie informatisée
et la demande de créativité du marché de la communication
et de l'immatériel, émergence d'une intelligence globale, d'un stade cognitif supérieur qui
a bien pour conséquence l'investissement dans la personne mais qui doit
saisir politiquement l'ensemble de la société, décidée
à défendre l'objectif d'un monde plus humain où nous
pourrions mieux vivre ensemble.
Il ne s'agit donc pas de construire un tiers-secteur complétant l'offre
marchande ou servant de voiture-balai au marché du travail, ni de
se replier dans des associations marginales ou charitables mais bien de politiser
l'économie locale, réinsérer l'économie dans
le social et la politique, abolir l'autonomie du marché et la séparation
du travail et de la vie, sans vouloir pour cela décider de tout mais
en développant au contraire l'autonomie de chacun (ce que Amartya
Sen, prix Nobel d'économie 1998, appelle le développement humain).